Hyouka t5 - chapitre 3

Une enseigne vraiment merveilleuse

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Traduction : Raitei
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 1. Présent : 8,0 km ; reste 12,0 km

Ce que l’on tient pour juste ou injuste, on l’apprend au fil des ans, au gré de son éducation et de ses expériences. On vous félicite pour vos bonnes actions et on vous gronde pour les mauvaises. C’est ainsi que se dessinent peu à peu les frontières entre le bien et le mal. En revanche, ce que l’on finit par aimer ou détester n’est pas quelque chose qu’on vous enseigne.

Dire que c’est inné reviendrait à prétendre que, dès sa naissance, un enfant serait destiné à ne pas aimer le fromage plus tard, comme une sorte de petit traité sur le destin.

Peut-être faudrait-il plutôt considérer les goûts comme des pulsions qui bouillonnent intérieurement à mesure que l’on grandit. Au fond, ces préférences sont intimement liées à la question essentielle de ce qu’un individu place au-dessus de tout.

Ce jour de pluie, sur le chemin du retour, Satoshi m’avait dit ceci. Puis, avec un sourire vaguement condescendant, il avait poursuivi.

— Au fond de toi, Houtarou, toi qui n’as presque rien que tu aimes ou que tu détestes franchement, il y a une pulsion dont tu refuses de parler. C’est ce que Mayaka dirait. Moi, je n’irais pas jusque-là.

— Si c’était Ibara, elle dirait plutôt : « C’est ce que dirait Fuku-chan, moi je n’irais pas jusque-là. »

— Non. Mayaka ne parle pas comme ça. Elle dit toujours les choses crûment. Et ses mots seraient bien plus méchants.

C’était tout à fait vrai. Je m’étais trompé.

Quand Satoshi et moi rentrions ensemble, nous finissions presque toujours par échanger ce genre de bêtises en marchant.

Parfois, nous nous lancions dans des discussions encore plus absurdes, comme « la destinée du monde », et dans de rares instants, il nous arrivait même d’aborder des sujets vaguement pratiques, du style « est-ce que c’est plus simple de prendre des notes sur du format B5 ou A4 ».

Ce qui rendait ce jour-là inhabituel, c’était la présence d’une spectatrice, Ôhinata.

La pluie, ni violente ni légère, tombait sans discontinuer. Comme nous avancions sous la galerie commerçante, nous avions fermé nos parapluies. Les deux mains jointes derrière le dos, Ôhinata promenait sur moi un regard curieux, avec un geste délicat qui ne convenait pas du tout à son allure de garçon manqué. Elle souriait.

— Ibara-senpai est vraiment aussi acerbe que ça ?

Nous ne l’avions pas spécialement attendue, mais lorsque Satoshi et moi étions sortis par la grille principale, elle quittait justement l’école aussi. Avec un sourire amer, elle avait soufflé : « Je n’ai pas encore vraiment d’amis », si bien que nous avions fini à trois. Et comme nous venions tous du même collège, naturellement, nos chemins se confondaient.

À sa question, je répondis :

— Oui.

Mais Satoshi inclina la tête.

— Elle n’agresse pas n’importe qui. En fait, je ne l’ai jamais vue se montrer dure avec Chitanda-san.

En y réfléchissant, c’était vrai. Mais la comparaison n’était pas très équitable. Ôhinata prit alors une voix douce, comme si elle venait de découvrir un secret terrible.

— Peut-être que ça a un rapport avec le fait que Chitanda-senpai connaît énormément de monde.

— Donc tu veux dire que Chitanda-san connaîtrait toutes les faiblesses de Mayaka et pourrait la tenir en laisse ?

Satoshi esquissa un sourire incrédule. L’idée était si grotesque que je n’eus même pas l’énergie de répliquer.

Comme souvent, Ôhinata changea rapidement de sujet. Elle sourit et lança :

— Bon, je suppose que je comprends maintenant qu’Oreki-senpai est quelqu’un qui ne chérit rien.

— Attends une seconde…

— Et toi, Fukube-senpai ? Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ?

J’avais protesté avec un profond mécontentement, mais elle ne m’écouta absolument pas. Satoshi haussa les épaules et répondit sans hésiter.

  • Ma singularité, je suppose.

Ôhinata souffla un « Je vois… » déçu, et cette fois, Satoshi posa la question en retour.

— Et toi, puisque tu fais la curieuse ? Tu chéris quoi ?

— Moi ?

Elle afficha une petite moue espiègle, puis répondit d’un ton plus relâché.

— Eh bien, en tant que fille, je dirais que ce que je chéris le plus, c’est l’amour.

L’entendre parler d’amour comme ça, devant moi, me donna l’impression étrange d’observer un koala : une créature très célèbre, reconnaissable entre mille, mais que je n’avais jamais vue en vrai.

— Je vois…

Satoshi répondit exactement comme elle l’avait fait plus tôt. Puis, comme mû par la simple politesse, il demanda :

— Et tu as quelqu’un dans ta vie, alors ?

À ces mots, Ôhinata eut un sourire éclatant.

— Non, pas pour l’instant. Du coup, ce qui compte vraiment pour moi, c’est plutôt…

Elle baissa soudain les yeux vers ses pieds, seule sa voix conservant l’entrain d’un instant plus tôt.

— …les amis.

Je compris parfaitement pourquoi Satoshi avait poussé tout à l’heure un « Je vois… » déçu. Le sujet n’était pas très réjouissant, mais je m’attendais à quelque chose de plus élaboré. « L’amour » n’était pas une réponse terrible, juste un peu banale.

Et je comprenais aussi pourquoi, en retour, Ôhinata n’avait pas été convaincue par la « singularité » de Satoshi. Même en tant que lycéenne fraîchement arrivée, entendre ça n’avait rien de marquant.

Je saisis pourtant très bien le sens diffus de ses mots. Derrière son visage insouciant, Satoshi luttait contre ses propres travers pour devenir meilleur. Souvent, je ne pouvais que constater à quel point j’étais plus nonchalant que lui. Sous son apparence anodine, sa réponse portait une vraie résolution, très personnelle.

Je me mis alors à réfléchir.

D’abord l’amour, puis, faute de perspective, les amis. Voilà ce qu’Ôhinata avait dit. Pris isolément, ce n’était pas un raisonnement captivant, mais tout comme Satoshi possédait une détermination qui n’appartenait qu’à lui, Ôhinata devait avoir la sienne. L’avait-elle dit par désir ? Probablement pas.

Car lorsqu’elle avait annoncé « l’amour », elle souriait. Mais quand elle avait dit « les amis », elle baissait les yeux. Je sentais que la réponse était là, mais j’étais incapable d’en saisir la signification.

Si j’entrevoyais une part du fonctionnement intérieur de Satoshi, c’était grâce à un certain événement. L’hiver dernier, après une série de complications, Satoshi avait entrouvert, un tout petit peu, ce qui se cachait derrière son masque, et me l’avait partagé.

En comparaison, je n’avais rien vécu de semblable avec cette seconde qu’était Ôhinata. Cela ne faisait même pas deux mois que je la connaissais. Pouvais-je prétendre la comprendre dans ces conditions ?

Peut-être que oui. Mais le fait était là : je n’avais même pas essayé.

En courant, je tentais de trouver un moyen de rattraper ce que j’avais perdu en ne regardant pas les gens en face. C’était stupide. Par exemple, si je n’écoutais pas un cours, je devais acheter un manuel supplémentaire avant les examens. C’était ce qu’on appelle fabriquer la corde après avoir vu le voleur[1]. Quoi qu’il en soit, même pour moi partisan du moindre effort, une seule voie restait possible. Si une personne ressemble extérieurement à un bodhisattva, alors intérieurement elle ressemble à un yakṣa. Un yakṣa, autrement dit un démon.

Il y avait trois façons d’interpréter la phrase.

La première consistait à supposer qu’Ibara s’était trompée et qu’Ôhinata avait dit tout autre chose. Mais ce n’était que chimère. Quel genre de méprise aurait pu transformer « Elle ressemble vraiment à un bodhisattva, non ? » en autre chose ?

La deuxième admettait qu’Ôhinata avait bien prononcé cette phrase, mais sans aucune intention cachée. Là encore, difficile à avaler. Je n’avais jamais entendu quelqu’un dire de quelqu’un : « Cette personne ressemble à un bodhisattva » comme un compliment banal. Bien sûr, cela ne veut pas dire que personne au monde n’utiliserait ce genre de métaphore incongrue. Mais j’avais assez parlé avec Ôhinata pour savoir que ça ne lui ressemblait pas.

Je devais donc accepter la troisième hypothèse. Ôhinata avait parlé de Chitanda de façon détournée, la décrivant comme un démon. L’expression était inhabituelle, mais je comprenais son utilité. Elle voulait critiquer Chitanda, mais ne pouvait évidemment pas le faire devant Ibara, très amie avec elle. Elle n’avait sûrement pas imaginé qu’Ibara comprendrait la référence seule.

Si cela posait problème, Ôhinata n’aurait qu’à prétendre ignorer un dicton aussi obscur que « Celui qui ressemble à un bodhisattva à l’extérieur est un yakṣa à l’intérieur ». Sauf que Satoshi en connaissait parfaitement la signification, et moi aussi, je me souvenais de choses compromettantes. Le jour du festival des nouveaux élèves, elle avait déclaré « ça a l’air compliqué. J’imagine que vous êtes du genre à aller même lire des classiques de la littérature chinoise, non ? Moi j’aime bien la littérature japonaise ».

Et pour mon anniversaire, elle avait reconnu instantanément que ma plaisanterie venait d’un poème de Sakutarô Hagiwara. À mes yeux, Ôhinata était très à l’aise dans ce domaine.

Et pourtant, malgré tout cela, je n’étais pas convaincu.

Je ne voyais pas ce qui avait pu mal tourner entre Chitanda et elle.

Je ne doutais pas que ce qui s’était passé hier après les cours avait été déterminant, mais je n’arrivais pas à croire qu’il n’y avait eu absolument aucun signe avant-coureur. Il y avait bien quelque chose qui m’avait paru étrange. C’était un samedi, si je me souviens bien.

J’accélérai un peu trop. Je gardais la tête baissée. Jusque-là, je n’avais pas beaucoup transpiré.

Une côte se dressait devant moi. Les rangs d’élèves ralentissaient, et soudain, l’envie me prit de courir seul.

2. Passé : il y a 13 jours

La demande d’Ôhinata était tombée de façon abrupte, mais elle y pensait sans doute depuis un moment déjà, attendant patiemment la bonne occasion pour la formuler.

Ce vendredi-là, je n’avais pas prévu de passer au club. Comme mon portefeuille était désespérément vide, je m’étais contenté d’un petit pain au beurre et d’un lait en briquette pour déjeuner, si bien qu’au moment des activités de fin de journée, j’avais faim au point d’en avoir mal. Je ne grignotais jamais entre les repas, mais là, tout ce que je voulais, c’était rentrer aussi vite que possible pour manger quelque chose.

En me dirigeant vers la sortie cependant, une large troupe de filles s’agglutina brusquement dans le couloir, occupant toute la largeur et condamnant toute tentative de fuite autrement qu’au pas d’escargot. Les bousculer aurait été une perte de temps, alors je fis demi-tour. Sans trop y réfléchir, je m’étais retrouvé dans le couloir menant à la salle du club de littérature classique.

Autant aller jeter un œil.

Pour mon estomac martyrisé, ce fut la décision la plus avisée. Quand j’entrai, trois filles étaient penchées autour d’une table, examinant quelque chose. Chitanda, Ibara et Ôhinata se tournèrent vers moi et Ibara prit la parole.

— On dirait presque que tu es venu exprès pour ça.

— Pour quoi ?

À cela, Ôhinata répondit avec légèreté :

— On s’apprête à ouvrir une boîte pleine de snacks.

L’émotion qui me traversa à cet instant défia toute description. Je parlai, guidé uniquement par une faim animale.

— Je vais m’évanouir à ce rythme. Pitié, partagez.

J’ignorai Ibara qui marmonnait « On dirait vraiment qu’il prépare un coup, c’était trop direct », et me joignis au cercle autour de la table.

La boîte contenait des chips de patate douce.

Sur le côté, on lisait « Chips Satsuma », ce qui m’indiqua qu’elles étaient faites de patates douces plutôt que de pommes de terre ordinaires.[2] Ce n’était pas la première fois que des snacks se retrouvaient sur une table dans cette salle de géologie. Chitanda ramenait souvent des friandises offertes à sa famille. Mais celles-ci étaient clairement d’une autre provenance.

— Qui les a apportées ?

— Moi, dit timidement Ôhinata en levant la main. — Quoi ? Tu ne peux pas en manger si c’est moi qui les ai achetées ?

Pourquoi diable disait-elle ça ?

— Peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il apporte des snacks, c’est un bon chat.[3]

Ôhinata me fixa, déconcertée.

— Heu… c’était Zhou Enlai ?

— C’était Lee Teng-hui, je crois ? dis-je

Ibara lança sa propre hypothèse également.

— C’était pas Chiang Kaï-chek ?

À nous entendre, Chitanda esquissa un sourire incertain.

— Hm, peut-être Hô Chi Minh ?[4]

On voyait bien qu’elle improvisait juste pour ne pas rester en dehors de la discussion. J’avais lancé une catastrophe. Et en plus, j’avais vraiment oublié l’auteur de la citation… Je m’en souvins plus tard, au détour d’une conversation : c’était Deng Xiaoping.

— Bon, asseyons-nous.

Excellente idée. Je pris une chaise. Ôhinata sortit son téléphone de sa poche et le posa devant elle. Sans doute pour éviter qu’il la gêne assise.

On ôta le couvercle. Le festin pouvait commencer.

Les chips étaient épaisses et avaient une texture vaguement comparable à de la mousse de polyéthylène. À croquer, on aurait dit un fruit encapsulé[5]. Une douce saveur sucrée s’en dégageait.

— Ah… ça pénètre bien tout le corps, hein ?

À ces mots, Ôhinata répliqua aussitôt :

— Tu ressembles à un vieux monsieur qui boit une bière en sortant du bain quand tu dis ça.

J’aurais bien aimé lui demander si elle avait déjà vu un quadragénaire sortir exactement cette phrase après un bain.

— Wow, c’est trop bon.

Ibara avait murmuré cela sans réfléchir. En l’entendant, Ôhinata afficha un immense sourire.

— Tant mieux. Toute ma famille adore ça. On en a pris un paquet.

— Vraiment ? Où ça ?

Chitanda examina le couvercle.

— Il y a écrit « Confiseries artisanales de Kagoshima ». JA Kagoshima… Même hors saison, c’est délicieux. Je suppose qu’on peut en vendre comme ça aussi.

Chitanda contemplait l’emballage d’un œil professionnel. Je ne savais pas si sa famille cultivait aussi des patates douces, mais elle jaugeait clairement JA Kagoshima comme un potentiel concurrent.

— Tu as dit que ça venait de Kagoshima ? Tu as de la famille là-bas ?

Moi aussi, j’avais trouvé étrange qu’Ôhinata connaisse une spécialité régionale de Kagoshima, mais si elle avait un parent là-bas, cela expliquait tout. Pourtant, elle secoua vivement la tête.

— Non, non. J’étais allée à un concert là-bas.

— Un concert ? À Kagoshima ?

Gênée, elle répondit :

— C’était à Fukuoka. Les snacks étaient vendus dans une boutique là-bas.

Pour qu’une spécialité de Kagoshima soit vendue jusqu’à Fukuoka, il fallait une sacrée distribution. Pour Chitanda, un marché pareil devait faire rêver. Tandis qu’Ibara empilait plusieurs chips comme si elle construisait une tour et les croquait, elle demanda :

— C’était quoi, ton concert ?

Ôhinata posa un doigt sur ses lèvres.

— Secret.

— Ah oui ?

Peu importe pour qui elle avait fait le voyage, même si c’était pour entendre crier un chanteur sataniste, personne ne la jugerait. Mais si elle voulait garder le secret, inutile d’insister.

— Mais Fukuoka, c’est loin. Il n’y avait pas plus près ?

— Si, c’était une tournée nationale. Je suivais le groupe, même si évidemment, faire toutes les dates, c’est impossible.

— Une tournée nationale ?

C’était Chitanda qui avait posé la question.

— De Hokkaidô à Okinawa ?

— Heu… de Sendai à Fukuoka. La seule date que j’ai ratée, c’est celle de Tokyo. Les billets étaient tous partis.

Je n’étais pas spécialement mélomane, mais suivre un groupe à travers le pays, ça m’était totalement étranger. J’étais sincèrement impressionné.

— Tu as vraiment assuré, dis donc.

Pour une raison obscure, Ôhinata devint un peu plus douce.

— C’est juste un truc qu’une amie m’a dit, mais… quand on aime, on ne compte pas.

— C’est infini ? demanda Chitanda.

Elle pencha la tête, puis sourit tristement.

— Après avoir écouté leur dernier album, j’ai l’impression que j’ai atteint ma limite.

Tout en parlant, nous continuions à piocher. Leur douceur légère et leur texture parfaite rendaient les chips impossibles à lâcher. J’en oubliai complètement ma faim.

Quand je revins à moi, il ne restait plus qu’une seule chip. Ibara et moi avançâmes exactement au même moment. Nos doigts s’arrêtèrent au-dessus du dernier spécimen. Certains auraient trouvé la scène romantique, mais nos regards ne contenaient aucune chaleur. Rien qu’une froide hostilité.

— Ça fait plaisir de vous voir aimer ça autant.

Ignorant totalement Ôhinata, Ibara et moi retirâmes nos mains… puis, croyant chacun que l’autre abandonnait, fonçâmes de nouveau en même temps. Je ne tenais pas tant que ça à la dernière chip, mais…

Un silence pesant s’installa. Je restai immobile, bras tendu, incapable de regarder l’expression d’Ibara. Chitanda, qui observait la scène, s’apprêtait à lâcher un « heu… » timide lorsque quelqu’un la sauva. La porte s’ouvrit.

Nous nous tournâmes tous les quatre. Satoshi se tenait là, tout sourire.

— On dirait presque que tu es venu exprès pour ça, dit Ibara.

Bien sûr, il n’en savait rien. Déconcerté, il demanda :

— Pour quoi ?

Ôhinata répondit joyeusement :

— On allait finir une boîte de chips

Et voilà, le club de littérature classique était au complet. Satoshi avala la dernière chips, puis Ôhinata regarda chacun de nous, avant d’arriver enfin au vrai sujet.

— Bon, puisque vous avez mangé mes snacks… j’aimerais que mes chers senpai fassent quelque chose pour moi.

Au moment où je compris que tout cela était un plan destiné à nous acheter, il était trop tard. Nous venions d’échanger nos samedis contre un paquet de chips de patate douce.

Les prévisions météorologiques n’étaient pas très encourageantes, si bien que je n’avais cessé de m’inquiéter d’une éventuelle averse. Par chance, en quittant la maison, les nuages étaient encore d’un blanc uniforme, et ils avaient l’air de vouloir le rester un moment. Je ne savais toutefois pas à quelle heure je rentrerais, alors je glissai un parapluie compact dans mon tote bag, au cas où. Normalement, je n’avais même pas de sac sur moi, seulement un portefeuille dans la poche.

On nous avait demandé d’attendre devant le portail du collège Kaburaya. C’était, bien sûr, un endroit que nous connaissions tous. Sur le terrain, les clubs de football et d’athlétisme s’entraînaient, et probablement aussi le club de tennis. Je balayai les environs du regard, mais ne reconnus personne.

J’avais parié que s’il y en avait un pour arriver en retard à notre rendez-vous de 15 heures, ce serait Satoshi, mais je m’étais trompé. Cinq minutes avant l’heure, tout le monde était déjà là : Satoshi et moi, Ibara et Ôhinata. Même si c’était un simple denim, le simple fait qu’Ibara porte une jupe était totalement inattendu. Quant à Ôhinata, l’été approchant, elle portait une chemise à manches courtes.

— Désolée de vous avoir demandé un truc aussi bizarre.

Pour quelqu’un qui s’excusait, elle avait l’air étonnamment heureuse. Ibara et Satoshi aussi semblaient de bonne humeur.

— Ce genre de truc, c’est vraiment rare. J’ai hâte d’y être.

— Je suis un peu excité. Mais n’en attendez pas trop, hein ?

Ils se renvoyaient des sourires. Je ne dis rien, mais même moi, j’étais quelque peu intrigué.

— C’est juste à côté. Suivez-moi.

Ôhinata passa devant.

Notre destination était un café… qui n’avait pas encore ouvert. Pas « pas encore pour la journée », mais « pas encore ouvert du tout », même pas inauguré.

— Donc ton oncle travaille là-bas ?

À cette question de Satoshi, Ôhinata secoua la tête, un sourire crispé aux lèvres.

— Je vous l’ai expliqué, non ? C’est mon cousin. Même si on n’a pas du tout le même âge.

Moi aussi, je croyais que c’était son oncle. Un cousin plus âgé, donc. À retenir.

D’après ce qu’elle avait raconté hier, l’un de ses proches ouvrait un nouveau café, et on nous avait invités à servir de clients-test avant l’ouverture officielle. Comme l’avait dit Satoshi, avoir l’occasion d’entrer dans un commerce avant son ouverture, c’était rare. En tant que tout premiers clients, on se sentait presque honorés.

Si Chitanda avait été là, sa curiosité aurait probablement explosé, mais elle n’y était pas. Elle avait une affaire urgente, sans savoir combien de temps cela lui prendrait. Hier, elle avait dit : « J’aimerais vraiment y aller, mais… si on fait ça le soir, ce sera sûrement trop tard », avec un regret très visible.

Pour ma part, j’attendais vraiment ce nouveau café. Celui où j’allais parfois, le Pineapple Sand, avait déménagé, et depuis, il n’y avait plus aucun endroit où un lycéen de seconde pouvait entrer naturellement. Ce café-là semblait accueillant, facile d’accès, et j’en étais sincèrement reconnaissant.

— C’est quoi, comme genre d’endroit ?

Je posai la question en marchant, mais Ôhinata semblait plongée dans sa conversation avec Ibara, n’entendant probablement pas. Tant pis : je verrai par moi-même.

Je me retrouvai à marcher aux côtés de Satoshi.

Il évoqua soudainement ce que je pensais moi-même.

— C’est assez nostalgique, n’est-ce pas ?

— Ouais.e

C’était le chemin que nous avions pris tous les jours pour aller et revenir du collège. Comme j’avais été plus ou moins forcé d’entrer au Comité d’hygiène, je sortais souvent tard, et à ces moments-là, nous rentrions ensemble. C’était étrange de parcourir cette route en tant que lycéen, en tenue décontractée, un week-end.

— On dirait presque que je fais quelque chose de mal.

Satoshi hocha doucement la tête.

— C’est vrai. On se sentirait presque coupable.

Nous avions marché ici pendant trois ans, et en réalité, c’était toute l’étendue de notre monde de l’époque. Les bonnes choses comme les mauvaises, nos relations, presque tout s’arrêtait ici. Kaburaya aurait dû être un lieu rempli d’une chaleur familière, et pourtant, il me semblait froid, distant. À mesure que je m’approchais du collège dont j’étais sorti, je me sentais étranger, comme si j’empiétais sur un territoire interdit.

— Quand j’y repense, je me souviens qu’après être entré au collège, je n’arrivais plus à m’approcher de mon école primaire.

— C’était pas à cause de l’uniforme ?

Ce n’était pas sérieux, bien sûr. Satoshi sourit quelque peur, non sans amertume.

— On devrait peut-être ressortir nos uniformes de collège.

Je n’arrivais pas à imaginer faire ça pour renouer avec les lieux. Au fond, nous n’avions tout simplement plus notre place à Kaburaya. Si je voulais vraiment pouvoir revenir ici, il n’y avait sans doute qu’un moyen : y travailler un jour.

Alors que la voix du terrain d’entraînement ne nous parvenait plus, Ôhinata s’arrêta.

— On y est.

Le café se trouvait entre une boutique de soba et une maison privée, donnant sur une rue très passante. Le bâtiment n’était pas neuf. En levant les yeux vers la tôle du toit, rouillée et décolorée, on voyait qu’il était assez ancien. Pourtant, la porte vitrée était impeccable, et la poignée brillait.

— Oh, c’est joli, dit Ibara en observant les murs crème.

Pour ma part, je regardais surtout les fenêtres. Pour savoir si un café est facile d’accès pour un client de passage, les fenêtres sont cruciales. Trop petites ou absentes, et l’endroit ressemble à une base secrète, agréable certes, mais intimidante. Trop grandes, et on se sent exposé, observé. Ici, on évitait parfaitement ces deux écueils. Les fenêtres étaient de taille idéale, décorées de petits pots fleuris. Les fleurs, rouges, étaient communes mais leur nom m’échappait. Satoshi les regardait aussi, alors je lui demandai :

— Satoshi, tu sais ce que c’est ?

— Des fleurs.

Réponse condescendante au possible. Je le fusillai du regard. Il haussa les épaules.

— J’y connais rien en plantes. Mais Chitanda-san saurait sûrement.

— Ah oui !

C’est Ibara qui s’exclama. Elle sortit immédiatement son téléphone.

— J’y repense maintenant que tu mentionnes Chi-chan. Elle a peut-être terminé ce qu’elle avait à faire.

— Vraiment ? J’aimerais tellement qu’elle vienne, murmura Ôhinata en tournant la poignée. — Allez, entrons déjà.

La porte vitrée s’ouvrit sans un bruit. Ils n’avaient pas encore installé de clochette. Je fis un pas dedans, et soudainement, les mots me manquèrent. Ce n’était pas la décoration mais l’odeur : du bois neuf, du désinfectant, et par-dessus tout ça, la plus brutale, celle des grains de café fraîchement moulus. Tout m’assaillit d’un coup, au point de me couper presque le souffle.

Objectivement, ce mélange était écœurant.

Était-ce vraiment acceptable pour un café ?

Mais puisque l’endroit venait d’être rénové, cela n’avait rien d’étonnant. Je rationalisai la chose comme je pus et repris une respiration plus superficielle.

— Vous êtes là. Bienvenue.

Je remarquai enfin l’homme debout derrière le comptoir.

Même s’il était censé être un parent, il ne ressemblait en rien à Ôhinata. Mais ce genre de choses arrivait. Ma sœur me ressemblait sur certains points, pas du tout sur d’autres. Il avait un air étonnamment doux en tout cas.

D’une voix discrète, il nous accueillait, mais détournait les yeux dès qu’on croisait son regard, maladroitement. Était-ce vraiment une façon de tenir un commerce ? Cela dit, le propriétaire du Pineapple Sand était lui aussi peu expressif. Peut-être que c’était simplement parce que nous étions des lycéens, donc pas vraiment sa clientèle cible.

— L’ambiance est lumineuse. J’aime beaucoup.

Ibara contemplait l’intérieur, lui aussi crème. Satoshi repéra une affiche au mur et murmura :

— Oh, un Lautrec.

Je me tournai à mon tour.

Le comptoir comptait sept tabourets. Quatre tables complétaient l’espace. Elles étaient spacieuses, mais le fait qu’elles soient rondes me déçut un peu. Avec une table ronde, j’ai toujours l’impression que tout va glisser dès le départ.

Sur le mur derrière le propriétaire, un bas-relief. On aurait dit un cœur couché sur le côté, mais les motifs de vignes autour me faisaient penser à un navet. À l’intérieur, deux lapins se faisaient face. Le propriétaire avait peu d’expressions, mais ce décor était incroyablement doux, presque trop.

— Désolé pour l’absence de musique, ça doit faire un peu vide. En tout cas, mettez-vous à l’aise.

Sa voix était un peu étouffée. Je me demandai si c’était vraiment nécessaire de s’en excuser.

Il mettrait sans doute une radio ou quelque chose quand le café ouvrirait.

Moi, je préférais le silence, mais j’étais probablement minoritaire. Au fond, j’aurais dû simplement me réjouir qu’un café ouvre près de chez moi.

— C’est presque prêt, hein ? Allez, vite vite !

Ôhinata parlait à son cousin avec une familiarité que je ne lui avais jamais entendue à l’école. Les liens familiaux ne recouvrent pas la proximité réelle. Certains frères et sœurs grandissent comme des étrangers, d’autres cousins comme des amis d’enfance. Ces derniers avaient visiblement un lien fort malgré leur différence d’âge. Ôhinata se hissa sur la pointe des pieds pour regarder en cuisine.

— Ayumi-san n’est pas là aujourd’hui ? C’était l’occasion pour toi de t’entraîner.

Quand le propriétaire lui répondit, il resta impassible. Ce devait simplement être sa façon d’être.

— On avait des papiers à faire à la mairie. Ayumi s’en charge pour le moment. Tu pourras lui en parler la prochaine fois.

— Il faut t’entraîner ! Ce serait terrible que tu l’appelles encore Po-chan devant les clients.

Vu ce qu’elle disait sur « s’entraîner », Ayumi-san devait être destinée à tenir la salle. Sa femme, peut-être ? Ou sa petite amie. S’il ne s’agissait que d’une employée, je doutais qu’il l’envoie faire les démarches administratives.

Ôhinata se retourna vers nous, comme si elle jouait la serveuse.

— Vous préférez une table, ou bien…

Satoshi observa l’intérieur et répondit :

— Les tables sont toutes pour quatre. Ça tombe bien pour l’instant, mais on ne sait pas si Chitanda va venir.

— Ah oui.

Ôhinata hocha la tête et sortit un tabouret au comptoir.

Nous fîmes la queue derrière elle : Ôhinata, Ibara, Satoshi, puis moi. Les tabourets étaient hauts, non fixés, mais étonnamment stables, et confortables.

Ibara caressa le comptoir neuf d’un air attendri, avant de faire une remarque assez rare venant d’elle.

— C’est la première fois que je m’assois à un comptoir comme ça. On dirait que j’ai franchi une étape vers l’âge adulte.

Cet adulte-là avait visiblement la barre très basse.

Le propriétaire déposa des verres d’eau et s’adressa à Ôhinata.

— L’odeur de diluant n’est pas encore partie. Ça disparaîtra avec le temps.

— Heureusement ! Je l’ai senti dès que je suis entrée, ça va pas du tout.

J’avais eu la même réaction, même si je m’y étais déjà habitué. Je ne sentais presque plus rien.

— Apparemment c’est à cause de la colle du papier peint… On ne peut rien y faire. Ah, j’ai aussi oublié d’imprimer les menus.

— C’est horrible !

Ôhinata riait. Le propriétaire esquissa enfin un sourire.

— Ça ira, je vous expliquerai tout ce qu’il y a. J’aimerais que vous goûtiez le mélange maison. Vous êtes d’accord ?

Nous acquiesçâmes tous, alors elle poursuivit :

— Alors ce sera ça, et…

Elle se pencha par-dessus le comptoir.

Il y a quelque chose à manger ?

— Quatre mélanges maison. Et si vous voulez un truc léger, je peux faire quelques sandwiches.

— Je veux les goûter.

Impossible, Ôhinata. Sans réfléchir, je soufflai :

— Je doute qu’il ait les ingrédients.

— Oh ? C’est vrai ?

Le propriétaire répondit par un petit « En gros », puis me fit un léger signe de tête, comme un remerciement.

— J’ai des scones, cependant. Si ça vous va…

Comme il faisait l’effort, nous acceptâmes.

Il avait soit déjà de l’expérience, soit une nature extrêmement méthodique : il ne montrait pas la moindre nervosité. Aucun geste inutile, aucun emballement.

Ôhinata semblait toutefois s’inquiéter autrement :

— Dis, quand Ayumi-san aura le ventre qui s’arrondit, tu pourras vraiment gérer tout ça tout seul ?

Ainsi donc, Ayumi-san était bien une femme. Le nom aurait pu laisser planer le doute.

Il aligna des soucoupes et répondit :

— Tant qu’il n’y a pas trop de clients, ça ira. Enfin, je ne souhaite pas en manquer…

— Évidemment ! Il faut continuer jusqu’à ce que des hordes de clients se battent pour entrer.

— Je n’ai jamais vu un café comme ça.

On s’en serait douté.

— J’imagine. Ce serait bien que tu travailles ici à temps partiel, Tomoko-chan.

— Un job ?

Ôhinata soupira.

— Je ne suis pas sûre de pouvoir. Je n’ai jamais travaillé.

— Il faut bien commencer.

— C’est pas ça. Tu connais mon père. Il me l’interdit. Il a même réduit mon argent de poche.

— Les emprunts, c’est rude. Essaie d’être compréhensive.

— Il a acheté une voiture hors de prix et ça se répercute sur moi. Mais il refuse que je gagne le moindre yen moi-même. C’est illogique !

Après s’être plainte, elle réalisa soudainement que son cousin et ses senpai l’avaient entendue. Elle sourit, un peu gênée.

— Vous savez ce que c’est. Ça bouge beaucoup, chez moi.

Un silence tomba. Dehors, une voiture passa. Ibara observa un coin du café.

— L’étagère en bois est jolie. Elle ne fait pas cheap du tout.

Je ne l’avais même pas remarquée avant qu’elle ne le dise.

Le meuble était bas, élégant, mais pas conçu pour porter beaucoup. Les livres étaient petits, mélangés : japonais, étrangers.[6]

— Il lit beaucoup ? demanda Satoshi à Ôhinata.

Elle hésitait, mais le propriétaire leva la main.

— Pas tellement. Je les ai juste choisis parce que je trouvais qu’ils rendaient bien.

— Vous ne vouliez pas que les clients les lisent ?

— Je n’y ai pas pensé.

Il disait que c’était décoratif, mais j’avais l’impression qu’il était juste modeste. Un rack à magazines se trouvait au bout du comptoir : un tas de journaux et revues ordinaires. Satoshi le fixa.

— Oh, ils ont Shinsou.[7]

Il pointa la revue en tête de pile. Même moi, j’en avais entendu parler. Rien d’exceptionnel, ni journalisme d’élite, ni tabloïd. Une espèce de compromis. Je ne voyais pas bien pourquoi Satoshi s’y intéressait.

— Ôhinata-san, tu peux me l’attraper ?

— Oui !

Elle tira, mais tout était si serré qu’elle dut tenir le rack d’une main, avant d’extirper Shinsou. Elle le remit à Satoshi. Ibara demanda :

— Tu y as vu un article intéressant ?

— Un truc comme ça. C’est rare qu’un magazine comme celui-ci parle de notre ville.

— Ah oui ? De quoi ?

— De l’affaire Suitô, bien sûr.

Ibara hocha la tête. Ôhinata ne réagit pas. Ils semblaient tous comprendre.

Moi seul étais largué.

— C’est quoi ?

Satoshi me regarda comme si je plaisantais.

— Sérieusement, Houtarou ? Tu blagues ?

— Ça me dit un truc. C’est pas un truc lié aux pique-niques ?

Sans m’écouter, Satoshi ouvrit le magazine à une page et me la montra.

— Là.

Un petit article, une demi-page. Un encadré de brèves nationales. Mais le titre ressortait : « L’argent facile d’un escroc d’entreprise en vogue finit par lui porter malheur »

J’aurais pu le lire, mais nous attendions le café, alors Satoshi résuma.

— Suitô Co. est une entreprise de la ville. Ils ont recruté plein de nouveaux employés, envoyé les lettres d’embauche, assuré la formation, puis dit : « Revenez dans quatre mois pour votre prise de poste. » Les quatre mois passent, les recrues viennent… et personne à l’entreprise ne sait qui ils sont. Personne ne les a engagés.

Assez simple.

— Attends… les recrues avaient dû payer un « pack d’entrée » ? Uniforme, matériel, ce genre de trucs ?

— Exactement. Impossible d’imaginer autre chose.

Ibara me regarda, sidérée.

— C’était partout dans les infos, et toi tu ne sais rien ? Tu suis un minimum l’actualité ?

Ce n’était pas une raison pour exagérer. Je voulus répondre, mais je jugeai inutile d’envenimer la discussion.

— C’est une arnaque classique. Ils ont arrêté le coupable ?

— C’était impossible sans la liste des candidats. Ils l’ont trouvé facilement. Et le père du type était lui-même un escroc connu… Peut-être que ça a permis de l’arrêter. C’est peut-être dans l’article.

Probablement faux.

— Un parent arrêté à cause de son enfant ?

Satoshi haussa les épaules.

— D’où la petite brève dans Shinsou.

Je compris.

Satoshi retira le magazine et le consulta.

— Quand je pense « arnaque », j’imagine un truc qui vise seulement des vieux cadres. Essayons un équivalent. Si, l’an dernier, on recevait une lettre disant : « Vous avez réussi l’examen du lycée Kamiyama, veuillez payer les frais d’entrée », on ne soupçonnerait rien.

— Je comprends, dit Ibara. — C’est comme si tu recevais un message « Votre enchère au vide-grenier a gagné », tu douterais pas.

— Vide-grenier ? Tu veux dire une brocante ?

À ces mots, Ibara se tut brusquement.

Le propriétaire apporta les cafés pile au bon moment. Satoshi rendit Shinsou à Ôhinata et nous nous tournâmes vers nos tasses.

Je compris soudain les lapins du bas-relief. Sur l’anse des tasses comme sur la cuillère, de petits lapins aux oreilles rabattues étaient gravés.

Sans doute que le propriétaire ou Ayumi-san les aimait beaucoup. Ou bien qu’ils étaient nés l’année du lapin.

Hélas, même si j’aimais le café, je n’avais pas le palais assez subtil pour décrire la complexité du mélange maison. Tout ce que je pouvais dire, c’était « c’est très bon ». Impossible de trouver autre chose. Le propriétaire changea de sujet comme s’il n’attendait rien de plus.

— Pour les scones, vous pouvez mettre de la confiture et de la crème. J’ai fraise et marmelade. Pour la crème, nature ou mascarpone. Que préférez-vous ?

Nous donnâmes chacun nos choix… et ce fut problématique.

Moi : fraise + crème nature.

Satoshi : marmelade + mascarpone.

Ibara : marmelade +crème nature.

Ôhinata : fraise + mascarpone.

Parfaitement divisés. Le propriétaire eut l’air légèrement embêté.

Il amena la confiture, la crème, et deux scones chacun. Satoshi prit un air grave.

— Houtarou, j’ai une grande fierté dans ma connaissance des détails triviaux.

— Inutile de le dire. Je peux le faire pour toi : tu as une connaissance intime d’une infinité de détails triviaux.

— Ça fait bizarre quand c’est quelqu’un d’autre qui le dit. Mais c’est pas ça le point. Le point, c’est que je connais la façon correcte de manger les scones en Angleterre. D’abord la confiture…

— Donc on tartine d’abord la confiture ?

— Non, attends… d’abord la crème…

— Alors ? On fait comment ?

Satoshi fixait son assiette, incapable de répondre. Il savait que l’un des deux passait avant l’autre, mais avait oublié lequel.

Le propriétaire nous coupa honnêtement :

— On met la confiture en premier. Si vous mettez la crème sur un scone chaud, elle fond. Après… faites comme vous aimez.

Bien sûr. Cela avait du sens. Et même s’il nous laissait libres, aucun d’entre nous ne commença par la crème.

Alors que nous mangions, un bourdonnement retentit. Un téléphone vibrait.

— C’est Chi-chan.

Ibara se leva aussitôt et sortit pour décrocher. Je ne le savais pas n’ayant pas de portable, mais prendre un appel devant d’autres gens était considéré comme très impoli. Quelle gêne.

Elle revint vite.

— Elle arrive.

— Elle sait où c’est ?

— Je lui ai dit de suivre la route depuis Kaburaya jusqu’au soba à côté. Je lui ai pas dit le nom du café, mais ça ira.

La bannière extérieure était bien visible. Elle ne pouvait pas se tromper.

Après cela, nous parlâmes un peu de la météo pour passer le temps.

— Ils disaient qu’il allait commencer à pleuvoir dans la soirée.

Je dis cela sans trop y réfléchir, mais Satoshi et Ibara me contredirent aussitôt.

— Ça, c’est pour demain, non ?

— Ils ont dit que la date avait changé.

Depuis le côté, sans prendre parti, Ôhinata arborait un large sourire.

— Je me demande quel bulletin est le plus récent.

Je n’étais pas très sûr que le mien le soit, mais je m’y tenais, parce que c’était celui que j’avais vu.

— C’était indiqué aux infos du matin…

— J’ai aussi regardé les infos du matin.

— Moi aussi.

Deux contre un. L’arbitre, Ôhinata, rendit alors son verdict.

—— À la majorité, la mémoire d’Oreki-senpai est déclarée incorrecte.

Être forcé d’accepter l’opposition, quelle humiliation. Je me surpris à les imaginer trempés sous la pluie, les larmes mêlées à l’eau, se disant dans un élan de contrition : « Ah… Houtarou Oreki avait vraiment raison ce jour-là. »

Sans l’avoir prévu, nous allâmes chacun notre tour aux toilettes, et en revenant le dernier, je vis Chitanda debout près du comptoir. À peine dix minutes s’étaient écoulées depuis son appel avec Ibara. Elle était arrivée très vite. En m’essuyant les mains avec mon mouchoir, je l’appelai.

— Tu es déjà là ?

Elle répondit avec un sourire lumineux.

— J’étais tout près.

Comme Ôhinata occupait le tabouret tout au bout du comptoir, la seule place disponible pour Chitanda était celle à côté de moi. Nous avions choisi le comptoir parce que les tables n’avaient que quatre sièges, mais à cinq alignés ainsi, c’était un peu long… et un peu malaisant. Je réalisai seulement maintenant que, puisqu’il n’y avait pas d’autres clients, nous aurions très bien pu prendre une chaise d’une table voisine et nous installer tous autour.

— Alors, qu’est-ce que tu faisais aujourd’hui ? demanda Ibara.

— C’était le kiju d’un de mes parents éloignés.[8] Enfin, parent… je ne le connais pas vraiment. J’avais juste à lui présenter mes félicitations. Après nos salutations, ils ont sorti l’alcool et je me suis réfugiée dans la cuisine pour ne pas causer de problème, mais ça n’a rien changé.

— Quelque chose est arrivé ?

— Un peu, oui. Rien de grave, mais oui, quelque chose.

Chitanda esquissa un sourire légèrement gêné.

— Quand je suis allée emprunter leur téléphone, il s’est mis à sonner. Comme il n’y avait personne, j’ai voulu prendre le message… mais c’était un désastre. Une vieille dame, avec un accent très fort et une voix minuscule. Je ne comprenais rien. Je ne savais pas si je devais essayer de lui faire laisser un message, ou de transférer l’appel… Rien que lui faire dire son nom a été une épreuve. Sans ça, je serais venue bien plus vite.

— Hein ?

Cette fois, ce fut Ôhinata qui s’exclama. Même avec trois personnes entre elle et Chitanda, elle se pencha au-dessus du comptoir pour poser sa question de plus près.

— Tu as dit que tu empruntais leur téléphone ? Celui de la maison où avait lieu l’anniversaire ? Il y a vraiment un endroit par ici qui ne capte rien ?

— Ne capte… ?

Chitanda avait l’air perdue. Elle n’avait probablement aucune idée de ce que voulait dire Ôhinata. Je décidai d’intervenir avant que la confusion n’empire.

— Chitanda n’a pas de portable.

— …Quoi ?

La voyant désemparée, j’eus soudain l’impression d’avoir réveillé une bête tapie. Ôhinata se pencha encore plus.

— Mais alors… comment tu fais ? Pour contacter tes amis ? C’est pas gênant de ne pas pouvoir les joindre ?

— Je suppose…

Chitanda garda son doux sourire.

— Je me débrouille.

Moi non plus, je n’avais pas de portable, mais cette fois, la pression sociale semblait réellement peser sur nous deux. Entre elle et moi, qui craquerait le premier ?

— En tout cas, un kiju, hein ? Ça doit être lourd à porter, pour Chitanda-san.

Comme pour se moquer un peu d’elle, Satoshi avait  enchaîné.

— Vraiment ? Ça m’arrive une fois par an, ce genre de choses.

— Je n’ai jamais mis les pieds chez un parent éloigné pour fêter un anniversaire… de toute ma vie, marmonna Ôhinata au bout du comptoir.

Au fait, quel âge avait-on pour un kiju déjà ? Il y avait cette histoire de sept, mais je n’étais plus sûr. Avant que je puisse y repenser, Chitanda s’adressa au propriétaire.

— Tu veux aussi un mélange maison ? Je peux te réchauffer un scone si tu le souhaites.

— J’ai du mal avec la caféine, je suis désolée que vous m’ayez rappelée pour rien. Mais votre café est vraiment magnifique.

Je m’en souvenais, oui. Quand Chitanda buvait quelque chose d’un peu trop caféiné, elle devenait… autre chose. Pour l’instant, elle parlait probablement juste de sommeil perturbé. Enfin, espérons.

— Je vois, merci beaucoup.

Après quelques secondes de réflexion, il ajouta :

— Peut-être que je devrais prévoir un menu sans caféine aussi.

Vu la rareté de cas comme celui de Chitanda, ce n’était pas la peine d’approfondir.

— Dans ce cas, je crains de n’avoir rien qui te convienne.

— Ne vous en faites pas. Je suis déjà désolée d’être arrivée en retard.

Elle se contenta donc d’un verre d’eau. En le portant à ses lèvres, elle leva soudain la tête.

— Ceci… Ce n’est pas de l’eau du robinet.

Elle reprit une gorgée.

— Ce n’est pas de l’eau de puits non plus, ni rien de ce genre. C’est une eau venant de plus en amont… une eau moyennement dure, tirée d’une source plus haut dans la montagne. J’ai raison ?

Le propriétaire sourit et fit un minuscule signe affirmatif.

— C’est dommage que tu ne puisses pas goûter le mélange maison.

Je bus à mon tour.

— Je vois, c’est vraiment doux.

— Ah, j’ai mis du citron dans ton verre. C’est juste de l’eau du robinet.

Dans quel monde vivions-nous…

Chitanda tenait son verre des deux mains et observait le café.

— J’aimerais bien goûter le café aussi. Je suis contente que tout se passe bien, en tout cas.

— Merci beaucoup.

— Au fait… comment s’appelle ce café ?

La question était évidente.

Et pourtant, elle ouvrit les vannes. Maintenant que j’y pensais, personne n’en avait parlé une seule fois. Je regardai Satoshi, qui regarda Ôhinata, qui finit par poser la question au propriétaire :

— Quel est le nom ?

Mais même lui se renfrogna.

— Eh bien… disons que…

Ôhinata insista.

— Ne me dis pas que tu n’as pas encore décidé.

— Ce n’est pas ça. C’est juste que…

Il la fixa avec une expression douloureuse.

— Si je te le dis, Tomoko-chan, tu vas te moquer. Donc je le garde encore secret.

— Un nom… qui me ferait rire ?

Il réfléchit, puis dit :

— Moi, je le trouve bien. Dès qu’on le voit, on sait que c’est un café.

On pourrait croire qu’avant l’ouverture, il voudrait déjà afficher le nom pour, faire connaître la boutique. Le cacher me semblait curieux.

Évidemment, Chitanda ne laissa pas passer ce « curieux ».

— Euh… Alors est-ce pour ça qu’il n’y a pas d’enseigne dehors ? Pour que Ôhinata-san ne la voie pas ?

Maintenant qu’elle le disait, c’était vrai : il n’y avait pas de panneau. Sinon, nous l’aurions remarqué. Cela dit, il paraissait improbable qu’il repousse l’installation juste pour éviter le regard de sa cousine. Comme prévu, il secoua la tête.

— La police du caractère est très travaillée, alors ça prend du temps.

— De la police d’écriture ? Tu veux dire que tu utilises l’alphabet ?

— Non, seulement des kanji.[9]

À ces mots, Ôhinata explosa de rire.

— Des kanjis ! Je comprends mieux, oui, je risque de rire. T’as un sens du kanji complètement ridicule !

Elle se tourna vers nous, radieuse.

— Il est du genre à prendre le ai d’aizen-myouou (Râgarâja) et le ra d’akki-rasetsu (Rakshasa), et en a fait ai ra-bu yuu (I love you).[10]

Râgarâja, hein… C’était bien malaisant. Ibara hésitait entre rire et rester digne.

— C’est quoi ces exemples ? T’es née dans un temple bouddhiste ou quoi, Hina-chan ?

Existait-il vraiment une lycéenne de seconde qui connaissait Râgarâja et Rakshasa ? Ses joues hâlées rougirent.

— Non ! Je suis juste la fille d’un simple salarié ! Je ne savais pas quoi citer, ça n’a aucune importance ! Et toi, senpai, t’aurais dit quoi ?

Ibara répondit du tac au tac :

— Le ai d’aichi-ken (préfecture d’Aichi) et le ra de koura (coquille).

Wow. Un choix admirable. Nous fûmes unanimes à la féliciter.

De son côté, j’aurais juré entendre le propriétaire murmurer très bas : « Pas loin… »

— Donc le nom est toujours secret ? Héhéhé, je suis trop curieuse !

Au moins, elle s’amusait.

— Des kanjis, hein ?

Satoshi croisa les bras.

— Dans les cafés, on voit souvent le « tai » de « attendre » et le « mu » de « rêve » pour faire « Coffee Time » (tai+mu).

— Je vois très bien.

Ôhinata acquiesça, et le propriétaire ajouta :

— C’est de cet ordre-là.

En disant cela, voulait-il dire qu’il avait utilisé les mêmes caractères ? C’est ce que j’imaginais, mais Ibara avait une autre piste.

— Quand tu dis « souvent utilisé », tu veux dire… comme le radical du joyau dans « café » ?

— Radical du joyau ? C’est pas le radical du roi ?

— Ça ressemble au roi, mais ça s’appelle radical du joyau, répondit Ôhinata.[11]

Où avait-elle appris ça ? Je regardai instinctivement Satoshi, mais il secoua la tête, aussi perdu que moi.

La connaissance d’Ibara était juste… mais seulement pour cette partie.

— Non, ce n’est pas ça.

Et le propriétaire ajouta, amusé :

— Vous avez raison sur un point : c’est bien trois kanjis.

— Alors…

Mais Satoshi n’eut pas le temps d’aller plus loin : Ôhinata l’arrêta net, main tendue.

— Non, senpai. Je veux deviner.

— Alors on en fait un concours.

Cependant, Ôhinata devint étonnamment sérieuse.

— Comme dit mon amie, on n’a droit qu’à trois essais pour deviner un nom. Ça a toujours été comme ça depuis l’Antiquité.

Si c’était antique, difficile de discuter. Satoshi inclina la tête.

— Je comprendrais pour trois jours, mais…

Puis il renonça, voyant la détermination de la seconde.

— Donne-nous un indice ! Un indice !

L’espace d’un instant, je vis le propriétaire regarder cette Ôhinata bruyante avec une douceur immense. Peut-être qu’il jouait avec elle ainsi depuis qu’elle était petite. Presque d’un air de dire qu’il n’avait jamais eu l’intention de garder le nom secret, il donna un indice :

— Le nom du café est exactement à l’image de l’enseigne.

— À l’image de l’enseigne… vraiment ? Alors ça devrait être facile.

— Trois essais seulement. Réfléchissez bien. Si vous trouvez, je vous donnerai quelque chose.

Le visage d’Ôhinata s’illumina.

— Je vais trouver. Vous allez voir.

Puis elle nous désigna un par un du doigt, furieusement.

— Je vais trouver. Alors ne dites rien, aucun de vous !

Pour la première fois depuis que je la connaissais, cette élève de seconde me parut vraiment enfantine. Pas au sens agaçant. Plutôt… attendrissante. J’en avais presque souri.

L’horloge accrochée au mur, décorée elle aussi d’un lapin, indiquait cinq heures. Nous étions là depuis incroyablement longtemps.

Peut-être réfléchissait-elle, car Ôhinata parlait à peine. J’avais fini mon café depuis longtemps. Je voulais éviter la pluie annoncée et partir avant le soir. Comme tout le monde commençait à manquer de sujets, je saisis l’occasion.

— Bon, je pense qu’il est temps d’y aller.

À ces mots, Ôhinata parut soudainement agitée. Elle leva les yeux vers l’horloge, comme surprise par l’heure, puis retrouva son sourire habituel.

— Ah, au fait ! Vous avez une minute ? Je voulais vous demander quelque chose.

Sans doute un prétexte pour gagner du temps avant de deviner le nom. J’étais apparemment le seul à avoir remarqué sa frayeur passagère. Les trois autres ne voyaient là qu’une continuation naturelle.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Mais Ôhinata ne regarda pas Ibara, qui avait posé la question. Elle fixait Chitanda.

— Chitanda-senpai, tu as un grand visage, n’est-ce pas ?[12]

— Mon visage est…

Avant que Chitanda ne s’inquiète, Ibara précisa :

— Non, c’est pas ce que tu crois. Tu as un visage fin, Chi-chan.

— Non, j’avais bien compris. J’étais juste très surprise.

Elle posa une main sur sa poitrine.

— Je ne connais pas tant de monde que ça, mais je rencontre beaucoup de gens à cause des affaires officielles de ma famille.

— Alors… fit Ôhinata, déglutissant avant de continuer, nerveuse, très différente de d’habitude, — tu connaîtrais quelqu’un, disons… Agawa ?

— Agawa-san ?

Chitanda inclina légèrement la tête.

— Tu veux dire Sachi Agawa-san en seconde ?

— Ah, oui.

Le corps d’Ôhinata se tassa comme si toute force l’avait quittée. Satoshi et Ibara se trouvaient entre nous, je ne pouvais pas voir son expression.

— Il est arrivé quelque chose, à Agawa-san ?

— Non… je voulais juste savoir si tu la connaissais.

Chitanda, de l’autre côté de moi, avait un air tout aussi perplexe. Mais quelque chose me parut étrange : elle n’avait pas dit « Je suis curieuse ». L’absence de curiosité de sa part me troubla. Mais Ôhinata resta silencieuse, et l’atmosphère se figea.

— Hum, eh bien… repris-je, voyant la tension qui gagnait tout le comptoir, on y va ?

Tout était offert par la maison, apparemment. Je me sentais un peu coupable de laisser les choses ainsi, alors que son commerce démarrait à peine, mais le propriétaire m’assura que la caisse n’était de toute façon pas encore opérationnelle. Les premiers clients pourraient donc profiter d’une nourriture hors taxe, parce que calculer tout à la main serait trop laborieux. Je restais persuadé qu’il disait cela uniquement pour la forme.

Satoshi, Ibara et Ôhinata se tenaient près de la porte. Quant à moi, j’étais resté à côté de la caisse, avec le propriétaire, et Chitanda se trouvait juste à côté de moi.

— Je suis désolée de ne pas avoir pu boire votre café, alors que vous avez fait tout ça pour nous accueillir avant l’ouverture.

Le propriétaire se contenta de sourire pendant que Chitanda inclinait la tête. Je l’avais cru incapable d’exprimer la moindre émotion, mais je m’étais visiblement trompé. Peut-être était-il simplement nerveux, puisqu’il recevait ses tout premiers clients.

— Ne t’en fais pas. Le café n’est pas une obligation.

— Ce…

Elle voulut dire quelque chose mais trébucha sur ses mots. Elle s’apprêtait sans doute à prononcer le nom du café. Mais comme il était encore inconnu de tous, elle se ravisa et conclut maladroitement :

— Ce… ce café… j’espère qu’il marchera bien.

…et d’autres banalités du même genre.

Puis, soudain, elle se tourna vers moi.

— Euh, Oreki-san. Je sais qu’on pourra voir l’enseigne une fois que le café ouvrira officiellement mais… eh bien… je… je suis un peu… enfin… juste un peu… curieuse.

Ôhinata ne voulait pas que nous devinions le nom à sa place, mais cela ne signifiait pas que moi je devais attendre. Je ne comprenais rien aux bizarreries de ses paroles et de son comportement précédents, mais au moins, j’avais ici une énigme que je pouvais résoudre.

Par chance, un bloc-notes et un stylo se trouvaient près de la caisse.

— Je peux emprunter ça ?

— Bien sûr.

— Merci. Si je fais ça tout seul, ça ne comptera pas comme l’un de ses trois essais, j’imagine.

Je commençai donc à griffonner sur le bloc-notes. Chitanda observa par-dessus ma main.

— …Quoi ?

Trois kanjis étaient alignés. Le premier signifiait « marcher ». Le second, « aux côtés de ». Le dernier, « lapin ».

Ce nom de café obéissait à plusieurs conditions. Si Ôhinata l’entendait, elle éclaterait de rire. On comprendrait immédiatement que c’est un café en voyant le nom. C’était dans la même veine que « Coffee Time. Ce n’était pas « Coffee Shop ». Le nom se composait exactement de trois kanjis. Et enfin, l’indice du propriétaire : « Le nom du café est exactement à l’image de l’enseigne »

Qu’était donc cette « enseigne » ? Il n’y en avait aucune, physiquement parlant. Alors que désignait-il ? Deux possibilités.

La première était la « muse du café » : autrement dit « Ayumi-san ». On pouvait certes écrire son nom avec trois kanjis, mais dans tous les cas, rien n’aurait évoqué un café.

La seconde option était une « l’enseigne intérieure ». Et dans ce cas, l’élément mis en avant ne faisait aucun doute : le café. Il ne semblait pas accorder beaucoup d’importance aux petits plats, et ce n’est pas comme si un café se faisait un nom grâce à ses scones ou ses sandwichs. En outre, il n’utilisait pas les kanjis traditionnels pour « café ». Dans ces conditions…

— Vous avez dit que le nom du café était à l’image de l’enseigne. Et que l’article phare ici, c’est le mélange maison, n’est-ce pas ?

— Oh, je vois.

Chitanda prit la parole.

— J’ai remarqué ça. Il a dit « C’est dommage que tu ne puisses pas goûter le mélange maison », plutôt que « notre café ».

J’acquiesçai. Il insistait de façon étrange sur ce terme, « mélange maison ».

Si c’était le nom du café, comment l’écrire en kanji ? La réponse rappelait l’exemple donné plus tôt, « Coffee Time ». Ce genre de noms avait des caractères spécifiques associés. En décomposant burendo (blend) en trois parties, on ne pouvait raisonnablement le faire qu’ainsi : burendo. Pas autrement.

Je pensai d’abord au kanji du lapin, qui se lit do. Et des lapins, il y en avait partout dans ce café : sur les tasses, sur les cuillères, sur l’horloge… Et surtout, sur le grand relief derrière le comptoir, où deux lapins se faisaient face. Il y avait forcément un lien.

Ensuite, le kanji de « marcher ». Rares étaient les caractères lus bu qui auraient un sens dans un nom de café. Il n’aurait certainement pas choisi ceux signifiant « erreur » ou « mépris », et ceux pour « caresser » ou « absolu » étaient beaucoup trop compliqués. J’avais pensé à « danser », mais c’était trop grandiose pour un simple café.

En y repensant, je me souvenais d’« Ayumi-san ».

Je n’avais pas la certitude que son nom utilisait ce kanji, mais lorsque Ôhinata avait dit : « Ce serait terrible que tu l’appelles encore Po-chan devant les clients », cela m’avait frappé. Qu’une « Ayumi-san » ait pour surnom « Po-chan » suggérait que son nom contenait le kanji de « marcher ». Et ce kanji pouvait parfaitement se lire bu. Il n’y avait donc aucun problème à l’utiliser pour une enseigne.

Restait le ren. C’était le plus difficile.

Le propriétaire avait dit qu’Ôhinata éclaterait de rire en entendant ce nom. Est-ce qu’elle rirait vraiment simplement parce qu’on aurait glissé un kanji provenant du nom d’Ayumi dans celui du café ? Elle-même n’étant pas dans une relation amoureuse, ce genre d’allusion ne l’amuserait sans doute pas. Donc ce qui la ferait rire, c’est forcément le kanji du milieu, ren, celui qui a une connotation embarrassante.

Dans le relief, deux lapins se faisaient face dans un cœur.

« Ayumi-san » (bu), « aux côtés de » (ren), « le lapin » (do). Burendo, le « Blend » ou mélange. Le propriétaire réfléchit silencieusement.

Il baissa les yeux vers le bloc-notes, puis me regarda, avant de sourire.

— Pas mal.

— Alors ? Qu’est-ce que je gagne ?

Mais il se contenta de rire doucement en secouant la tête.

— Tu y étais presque.

Presque, donc.

Je ne fus pas surpris. Je n’avais jamais eu une grande confiance en ma solution. J’étais satisfait du bu et du do, mais le ren me laissait dubitatif jusqu’au bout. Comme prévu, le propriétaire prit le stylo et souligna précisément ce ren.

Puis il écrivit à côté, et je compris soudain ce qui le rendait si embarrassant. Le kanji central du nouveau café signifiait « adorer », « chérir ».

Les lapins chéris par Ayumi.

J’avais cru le propriétaire réservé, mais c’était au contraire un grand sentimental.Si Ôhinata l’avait entendu, elle aurait sûrement souri. D’un sourire tellement éclatant qu’il aurait percé n’importe quelle obscurité.

Seule Chitanda resta perplexe.

— Euh, pourquoi est-ce le kanji de « marcher » ?

Évidemment : elle n’était pas là quand nous avions parlé d’« Ayumi-san ». Et comme je ne voulais pas trop faire attendre les autres, je me limitai à une réponse brève.

— Je t’expliquerai en rentrant.

Chitanda murmura doucement :

— Je veux bien.

Je retournai vérifier que nous n’avions rien oublié sur le comptoir. Il ne restait plus que les tasses, les assiettes et les cuillères. Sur le point de quitter le café, je remarquai soudainement quelque chose. Le journal placé en tête du présentoir était une édition du soir. Je me précipitai et le pris du bout de l’index et du majeur. En consultant la rubrique météo, je vis qu’elle annonçait bel et bien de la pluie pour le soir. Je le tendis à Satoshi, l’air triomphant.

— Tu vois ? Regarde. Ils disent que la pluie commence ce soir.

— Tu t’accroches encore à ça ? Je ne savais pas que tu étais du genre rancunier, Houtarou.

Ce n’était pourtant pas mon intention. Ibara, déjà postée devant la porte, se retourna.

— Même sans ça, il suffit de regarder dehors. Tu vois ?

À travers la vitre, on distinguait désormais les premières gouttes qui tombaient.

J’avais beau avoir su à l’avance ce que disait la météo, je n’avais finalement même pas réussi à sortir avant d’y être confronté.

Au moins, mon parapluie compact n’allait pas être inutile.

 

3. Présent : 11,5 km ; 8,5 km restants

À repenser à tout cela, je consolidai ma certitude : il y avait bien eu au moins une chose étrange, ce jour-là. Une chose qui n’était pas encore arrivée lorsque j’avais mis le pied dans le café, mais qui, une fois ressorti, était bel et bien présente. Cela ne pouvait pas n’être qu’une coïncidence. Quelqu’un l’avait fait exprès. C’était lié, pour ainsi dire, à la question du chat porte-bonheur le jour de mon anniversaire.

À mesure que je remontais plus loin dans mes souvenirs, une idée commença à prendre forme. Pour l’heure, elle demeurait floue, vague, une simple ébauche. Au bout du compte, il faudrait que je lui demande de me donner sa version de l’histoire.

Le col cessa de monter. En contrebas, un petit groupe de maisons apparut, s’évasant dans mon champ de vision. C’était Jinde, l’endroit où se trouvait la maison de Chitanda.

À ce stade, mon estimation de la distance qui me séparait d’elle était irrémédiablement faussée. Comme j’alternais course et marche, mon allure n’avait cessé de fluctuer dans tous les sens.

Et pourtant, sans savoir pourquoi, j’avais le sentiment que dès que j’aurais atteint le bas de la pente et mis le pied dans le quartier de Jinde, je pourrais lui parler.

[1] Il désigne quelqu’un qui commence à se préparer à la hâte alors qu’il est déjà trop tard.

[2] En japonais, patate douce se dit « satsuma-imo ».

[3] Une référence à une célèbre phrase de Deng Xiaoping, homme d’État chinois, datant de 1961 : « Peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat. »

[4] Elle parle de l’illustre homme d’état vietnamien. Rien à voir du coup avec les chinois.

[5] Un type de fruit sec qui s’ouvre pour libérer ses graines.

[6] Plus précisément 127 mm × 188 mm.

[7] Se traduit littéralement par quelque chose comme « le cœur du sujet ».

[8] Il s’agit d’un anniversaire particulier au Japon, célébré lorsqu’on atteint l’âge de 77 ans.

[9] La suite va comporter de nombreuses discussions sur les kanjis et les jeux de mots qu’ils permettent. Voici donc un bref aperçu pour ceux qui ne les connaissent pas bien. Les kanjis sont des caractères japonais d’origine chinoise, et, de ce fait, chacun peut être lu de plusieurs manières, provenant en général d’une lecture japonaise traditionnelle ou d’une lecture chinoise. Chaque kanji possède généralement un sens propre, mais on peut combiner leurs lectures chinoises pour former un mot qui sonne comme autre chose tout en conservant le sens de chaque caractère pris individuellement. La combinaison des kanjis et de leurs multiples lectures est un aspect essentiel du jeu de mots en japonais.

[10] Râgarâja, roi des passions, est une divinité commune au bouddhisme tibétain et au bouddhisme ésotérique japonais shingon ou tendai. Les Rakshasas sont des démons de la mythologie hindoue. Ils habitent le royaume de Danda.

[11] Les radicaux désignent les éléments qui composent un kanji. Le mot « coffee shop » s’écrit ainsi : 珈琲館.

Remarquez la partie gauche des deux premiers caractères. Ibara et Hôtarô débattaient pour savoir si ce radical correspondait à « joyau » (玉) ou à « roi » (王), lorsqu’Ôhinata fit remarquer que le radical du « roi » est paradoxalement appelé « radical du joyau ». Comme quoi, même les Japonais s’y perdent parfois.

[12] Une expression qui signifie connaître beaucoup de gens issus de milieux très différents.

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