Hyouka t4 - chapitre 6

L’affaire du chocolat fait maison

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Traduction : Raitei
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1

De nos jours, tout le monde sait qu’il existe toujours plusieurs points de vue sur un même sujet. À notre époque, il est impossible de survivre au collège sans être capable d’envisager l’opinion inverse. Mais si l’on pousse ce raisonnement un peu plus loin, cela revient à dire que, même si nous avons l’impression de connaître ce qui nous entoure comme notre propre chair, rien n’est jamais certain, et cette idée est détestable pour notre équilibre mental. Alors, plutôt que de chercher la vérité, nous adoptons le plan B : ne pas questionner l’authenticité des choses au-delà d’une certaine profondeur. Autrement dit, nous croyons. C’est ainsi que nous parvenons à nous débarrasser des tourments de la dualité et à mener une vie parfaitement normale.

Mais reconnaître tout ce qui nous entoure tout en refusant d’examiner quoi que ce soit poserait un tout autre problème. Croire en quelque chose est inévitable, certes, mais il ne faut pas tout accepter aveuglément. Cela aussi, tout le monde le sait. Refuser ce principe serait impardonnable. Même si mes propres convictions ne tracent pas de ligne très claire à ce sujet, je ne méprise pas ceux qui le font.

C’était ma manière de rattraper les pitoyables excuses de Satoshi, qui s’était emmêlé les pinceaux dans un moment crucial. Nous nous trouvions à l’entrée d’un escalier du collège Kaburaya, après la fin des cours. Il était déjà tard ; seuls quelques élèves çà et là traînaient encore. De l’autre côté des portes vitrées, la nuit était tombée, et le vent froid de février s’engouffrait par rafales.

Satoshi se tourna vers moi comme si je venais de lui sauver la vie et leva le pouce.

— Ah, Houtarou, toi tu comprends, hein ? La phrase « Refuser de l’admettre serait impardonnable », c’était vraiment intéressant. Parce que, regarde, si c’étaient des cookies maison ? On ne peut pas juste acheter des cookies tout prêts, les décorer de crème fraîche et dire : « Voilà, des biscuits maison ! », pas vrai ? C’est pour ça que, enfin, je n’avais pas de mauvaises intentions, mais…

Ce n’était pas tous les jours qu’on voyait Satoshi aussi confus. Fukube Satoshi. Je le connais depuis notre entrée au collège, et nous sommes assez proches. Il est petit, a l’air fragile, un visage sans la moindre prestance, mais en réalité, c’est un garçon plutôt courageux… sauf cette fois. Son adversaire était bien trop forte.

Celle qui venait de le prendre au piège n’était autre qu’une élève menue, qui aurait facilement pu passer pour une écolière. Elle s’appelait Ibara Mayaka. Elle est dans la même classe que moi depuis la primaire. À mon avis, son apparence n’a pas changé d’un pouce en neuf ans, si l’on met de côté la taille. En revanche, bien que nous ayons une certaine affinité, nous avons échangé à peine quelques mots durant tout ce temps. Même maintenant, Ibara n’écoutait pas ce que je disais. La tête baissée, la main gauche sur la hanche, l’autre serrant un cadeau enveloppé de papier rouge, elle poussa un soupir avant de parler d’une voix basse.

— En gros, pour ton chocolat maison », tu es en train de me dire que tu as fait fondre les fèves de cacao au bain-marie ? Si ce n’est pas le cas, ce chocolat de la Saint-Valentin n’est pas vraiment maison. Tu m’as offert du fait maison oui ou non, du coup ?

Nous étions le 14 février de l’an 2000. Le jour de la Saint-Valentin. C’est la journée où les ventes de chocolat explosent, et il est tout à fait normal que les publicités manipulent l’opinion dès qu’il y a de l’argent à gagner. D’ailleurs, faire ça en février est une idée astucieuse : beaucoup veulent croire que la dernière occasion d’avouer ses sentiments arrive juste avant la saison des séparations[1]. Peu soupçonnent que tout cela est calculé.

Ce n’était pas la première fois qu’Ibara avouait ses sentiments à Satoshi. Chaque fois, il avait simplement éludé la question. Mais aujourd’hui, jour de Saint-Valentin, c’était impossible. Ibara était sérieuse. Blessée par une parole maladroite de Satoshi, elle bouillonnait de colère.

Son ton restait mesuré, mais je me demandais quelle lueur se cachait derrière ses yeux baissés. Des yeux capables d’effrayer même une divinité farouche, pensai-je, mais je ne fais que ces réflexions détachées parce que je ne suis pas concerné. Satoshi, lui, subissait directement le poids de son regard, mais parvint tout de même à répondre :

— Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est totalement maison, mais…

— Mais c’est bien ce que tu voulais dire, pourtant, non ? dit-il

— Eh bien… pour faire simple, oui.

Ibara releva la tête. Sa colère éclata.

— Je vois ! C’est la petite bête que tu cherches ! Moi, je me suis donnée tout ce mal… juste pour la Saint-Valentin ! Très bien ! J’ai compris ! Si c’est comme ça…

Sans la moindre hésitation, elle déchira le papier rouge d’un seul geste, révélant un chocolat en forme de cœur, emballé dans du film plastique. Elle arracha le film, ouvrit sa petite bouche aussi grand qu’elle le put et mordit dedans à pleines dents. À cause du vent froid de février, le chocolat avait durci, et dans un craquement sec, la pointe du cœur se détacha net, qu’elle mâcha bruyamment.

— Je le ferai, sois en sûr !

Satoshi et moi restâmes figés, sidérés par son geste. Quelques garçons qui passaient par là jetèrent un œil, intrigués, puis repartirent aussitôt, conscients qu’il valait mieux ne pas se mêler de ça. Le chocolat qu’elle avait mis tant d’efforts à préparer désormais détruit, Ibara fixa Satoshi. Son expression n’était ni de la colère ni de la tristesse : une pure ardeur combative. Elle brandit le cœur brisé sous son nez.

— Souviens-toi de ça, Fuku-chan… enfin, Fukube Satoshi !

— Quoi ?

Satoshi, pris de court, laissa échapper sa question sans réfléchir. Ibara répondit d’une voix claire et assurée :

— L’année prochaine ! Le 14 février 2001 ! Je ferai un chef-d’œuvre que même toi tu reconnaîtras, et je te le collerai en pleine face ! Alors garde ça en tête !

Les larmes aux yeux, Ibara s’enfuit en courant dans le couloir. Sa silhouette disparut au détour de l’escalier. Quand je me retournai, je vis que Satoshi arborait une expression de gêne, mais il haussa les épaules comme si c’était habituel.

— Ça va aller ? demandai-je.

— J’ai peut-être été un peu dur…

— Elle pleurait, non ?

— Mayaka ? Non, elle s’en remettra, répondit Satoshi en retirant ses chaussures de son casier.

Je fis de même et haussai les épaules, décidé à oublier toute cette histoire.  Ses paroles acides n’étaient sans doute qu’un moyen d’évacuer sa peine, pensai-je.

Mais, encore une fois, je ne suis pas concerné.

Plus important : Ibara avait l’intention d’offrir à Satoshi un chocolat fait maison l’année suivante, mais je me demandais si cela se réaliserait vraiment.

Après tout, les examens d’entrée au lycée approchaient.

Tous deux visaient le lycée Kamiyama, mais si l’un d’eux échouait, ils seraient séparés, et, comme on dit, loin des yeux, loin du cœur.

Quant à moi, je devais aussi me préparer aux examens. Je n’avais pas le loisir de m’inquiéter pour eux.

Une nouvelle rafale du vent glacial de février s’engouffra, me faisant frissonner de tout mon corps.

 

2

… Voilà ce que je me rappelais de l’an dernier.

À bien y penser, j’avais été un peu plus indifférent à l’époque qu’aujourd’hui. Sans doute parce qu’Ibara et moi étions vraiment en froid, on ne pouvait pas y faire grand-chose.

Tous les trois, nous avons quitté sans encombre le collège Kaburaya et intégré ensemble le lycée Kamiyama. Puis, pour une raison ou une autre, nous avons choisi la même activité de club. Je considère Satoshi comme un ami, et Ibara, elle, aimait évidemment Satoshi, mais nous ne formions pas fondamentalement un trio de proches qui passaient leur temps à traîner ensemble. Le fait que nous ayons tous rejoint, l’un après l’autre, le mystérieux et inutile club de littérature classique tient, si l’on veut être poétique, à une facétie du destin, si l’on veut être prosaïque, au simple enchaînement des événements.

S’agissant dudit club, nous trois ne suffirions absolument pas à le faire tourner. Dans la salle de géologie que le club emprunte, nous sommes quatre. La dernière est de loin la plus difficile à ménager.

Cette personne exigeante éleva la voix, brisant ma paisible réminiscence.

— Hein ? Qu’est-ce que tu entends par là ? Je suis curieuse !

Je me retournai, et ce qui me sauta d’abord aux yeux fut une longue chevelure noire. Je ne voyais pas son visage, de dos comme elle était, mais je pouvais quand même deviner l’expression qu’elle arborait. Quand elle lance son habituel « je suis curieuse ! », ses grands yeux, seuls indices contredisant son allure de Yamato Nadeshiko[2], s’arrondissent encore, et ses joues prennent une teinte rose légère. Grâce à cette curiosité insatiable, le club de littérature classique a pu fonctionner toute l’année sans l’ombre de l’ennui. Comme, pour ma part, je préfère l’ennui au travail, cela me contrarie au plus haut point.

Chitanda était en grande conversation avec Ibara au milieu de la salle. Je feuilletais un livre à proximité, et, ne faisant sans doute aucun cas de ma présence, elles discutaient à leur volume habituel. Si je ne m’étais pas replongé dans mes souvenirs, je recevrais en direct le contenu de leur échange. Sans vouloir écouter d’une oreille indiscrète, j’entendis tout de même la réplique d’Ibara.

— Je veux dire, si le chocolat est resté une boisson pendant quatre mille ans, ce n’est pas que les peuples d’Amérique du Sud manquaient d’idées, mais de moyens techniques.

On dirait qu’elles parlent de chocolat depuis tout à l’heure. À vrai dire, c’est surtout Ibara qui fait un exposé à Chitanda. C’est sans doute ce qui m’a rappelé la Saint-Valentin de l’an dernier. L’an dernier… oui, cela fait à peu près un an. Nous sommes en février de l’an 2001. Pour économiser l’électricité, le chauffage de l’établissement ne peut pas être réglé au-delà de seize degrés, ce qui laisse à désirer. Je salue l’effort de sobriété, mais je déteste avoir froid.

Comme pour balayer la froidure, Ibara parlait avec un enthousiasme croissant.

— Après que les conquistadors espagnols ont importé le chocolat en Europe, il a fallu un certain temps pour qu’il se répande comme denrée de luxe. C’est seulement après avoir pulvérisé les fèves de cacao, qu’on n’obtenait qu’un liquide pâteux, avec plus de 50 % de matière grasse. À une époque où le café était largement disponible, on n’avait pas envie de boire un truc pareil.

— Je ne supporte pas la caféine, donc je ne peux pas boire de café, mais…

Après une brève pause, Chitanda reprit :

— Une boisson à 50 % de gras, ce n’est pas très bon.

Elle a donc déjà essayé de boire de la mayonnaise, apparemment.

— C’était effectivement assez mauvais pour la digestion.

— Mais ça s’est quand même répandu, non ?

— Ça a vraiment pris quand on a commencé à y ajouter du sucre. C’est même devenu une boisson supérieure au café pour les Anglais. Et, avec sa forte valeur calorique, on l’utilisait souvent à des fins médicales. C’était une boisson de grand luxe, à l’époque.

— On l’utilisait comme médicament ?

— Oui, comme aphrodisiaque.

Je perçus Chitanda incliner la tête.

— Hein ? Ça s’écrit comment ?

Ibara s’apprêtait à répondre, puis se figea, et la discussion s’interrompit un instant. Je sortis la tête de mon livre pour guetter son expression : ses joues avaient nettement pris de la couleur. Elle avait lancé ce mot sans réfléchir et se retrouvait bien en peine de l’épeler.

— Pour… tenir une réunion[3], alors…

— Pour tenir une réunion, alors ?

— Bref !

Ibara changea de sujet de force. J’étais à deux doigts d’éclater de rire devant son trouble, mais je me retins. Je sais comment ça s’écrit, moi, je crois.

— Pour que la boisson au chocolat soit consommable, il ne suffisait pas d’extraire l’huile. Il a fallu mettre au point un procédé consistant à ajouter un alcalin pour neutraliser l’acidité et provoquer la décomposition des graisses.

Cette incursion technique sembla aiguillonner la curiosité de Chitanda, si bien que la diversion d’Ibara fut un succès.

— Un alcalin ? Je n’ai jamais entendu qu’on en ajoutait dans la nourriture… à part pour les nouilles chinoises.

Ibara poursuivit, un peu soulagée :

— Mais même après ça, les fèves restaient granuleuses, ce qui donnait une mauvaise texture, alors il a fallu les broyer encore plus finement. Dis, Chii-chan, à ton avis, quel diamètre font les grains ?

Le diamètre des grains de chocolat ? Je n’y avais jamais réfléchi. Mon livre devint soudain moins intéressant, et je me pris à chercher la réponse à la question d’Ibara, sans parvenir à me figurer la petitesse en jeu.

À l’inverse, Chitanda émit un petit « hmm » et répondit :

— Je ne le sais que par des gens qui vendent des produits chez nous, mais la farine de blé fait entre quarante et cinquante micromètres. Les grains de chocolat sont aussi petits ?

Ibara secoua la tête, fière de son savoir :

— On m’a dit que c’était plutôt vingt micromètres de diamètre !

— … C’est incroyable !

Est-ce un chiffre dont je suis censé m’étonner ? Sans point de comparaison, je ne comprends rien. Vingt micromètres, c’est si différent de cinquante micromètres ? … Ah, c’est deux fois et demie plus grand, c’est ça ?

Chitanda hocha la tête à plusieurs reprises, admirative.

— Avec un mortier et un pilon, ce doit être difficile d’atteindre ça.

— Comme on ne peut pas faire de glace sans sorbetière, il est impossible de fabriquer du chocolat à partir de fèves de cacao avec du matériel domestique.

— Dommage. Fukube-san veut un chocolat fait à partir de fèves, non ?

À ces mots, Ibara laissa échapper un léger soupir.

— L’an dernier, je ne savais pas que le chocolat était si difficile à faire, mais Fuku-chan non plus, donc ça va.

— « Ça va », dis-tu ?

À la réplique de Chitanda, un sourire vint aux lèvres d’Ibara. Non, pas un sourire rafraîchissant. Si je devais forcer le trait, ce serait plutôt : « Sa gorge vibra, je frissonnai, et je sentis perler dans mon dos une sueur froide. Une ardeur sombre étira sa bouche dans un plaisir tordu. » Les poings serrés, elle leva le visage de biais et proclama :

— Je vais faire le meilleur chocolat fait maison qui soit ! Si Fuku-chan trouve encore à redire, je l’enferme et lui explique tout ça en détail, données à l’appui. Et si ça suffit pas, je le lui enfonce dans la bouche !

Mieux vaut ne pas s’attirer l’inimitié d’une femme. Si l’on veut éviter la généralisation, disons que je n’ai aucune envie de provoquer le ressentiment d’Ibara. Ses paroles ont beau être outrées, on ne peut pas les prendre pour une plaisanterie. Malchance pour Satoshi : sa petite boutade, l’an dernier, pour refuser le chocolat, lui pend encore au nez, et voilà où nous en sommes. On récolte ce qu’on sème, comme on dit.

Sans surprise, Chitanda s’était laissée happer par la fougue d’Ibara et tentait de l’apaiser en gestes doux. Puis, pour ramener la conversation sur ses rails, elle demanda :

— Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ? Je connais pas mal de friandises au chocolat, mais…

Décidée de longue date, Ibara répondit aussitôt :

— Je pensais utiliser un moule en forme de cœur.

— Hein ? Mais ça…

— Je sais que c’est assez banal, mais l’an dernier, c’était un ratage. Cette fois, je ferai en sorte qu’il accepte.

Au moment où elles touchaient enfin au sujet principal, Ibara se pencha d’un coup. Chitanda répondit en s’approchant, si près que leurs fronts semblaient prêts à se heurter.

— Donc, je veux faire le meilleur chocolat. Il me faudra du matériel de pâtisserie occidentale. Chitanda, tu connais des boutiques qui vendent ça ?

Pour une raison ou une autre, Chitanda baissa la voix pour répondre :

— Voyons… Près du marché de gros, il doit y avoir une boutique qui fournit les professionnels. On pourrait tenter là-bas.

Ibara répliqua, tout aussi bas :

— Tu pourrais m’y emmener ?

— Bien sûr. Dimanche, ça t’irait ?

— C’est décidé, alors… et tu ne dis rien à Fuku-chan.

— Motus et bouche cousue.

Ainsi scellèrent-elles une promesse infrangible.

Ça ne me dérange pas, mais je suis un garçon, et l’ami de Satoshi, en plus… Si elles me jugent assez digne de confiance pour ne rien lui répéter, je n’en serai certes pas fâché, mais, quoi qu’il en soit, il semble que je ne compte pas parmi les occupants de cette pièce.

J’en étais là de mes pensées quand Ibara m’appela, comme si elle venait seulement de remarquer ma présence.

— Ah, Oreki.

— … Ouais ?

Je répondis comme si, moi aussi, je venais juste de la remarquer. Sans se soucier de mon ton, Ibara esquissa un rare sourire doux.

— Toi non plus, tu ne dis rien.

— Promis.

— Si tu parles…

J’ai déjà promis ! Alors, s’il te plaît, arrête de me regarder avec ces yeux-là !

Le lendemain, après les cours. Ibara et Chitanda tenaient une nouvelle discussion sur le chocolat dans la salle de géologie Pour ne pas écouter, je décidai de rentrer.

J’offris la face de mon imperméable au vent de février et me mêlai au flot des élèves qui rentraient chez eux. À bien y penser, l’an dernier, quand j’étais encore au collège, je rentrais aussitôt après la fin des cours, quelle que soit l’heure. Mon quotidien était dépourvu de but. Je rentrais tôt, sans rien à faire. J’ai bien essayé d’imaginer des façons de passer l’après-midi, sans résultat. À vrai dire, sur ce point précis d’une vie sans objectif, cette année ne diffère en rien de la précédente.

Au fil de la foule, je gagnai l’avenue principale, quittai le trottoir étroit du pont et entrai dans le quartier commerçant. Le soleil d’hiver, déjà maigre en pleine journée, devenait franchement incertain à l’approche du soir. Je m’aperçus seulement alors que les silhouettes des camarades s’étaient raréfiées. Ce n’était sans doute pas à cause du froid, il n’y avait tout simplement plus grand-monde. En revanche, les voitures défilaient sans discontinuer.

D’un œil, je longeai une droguerie, une boutique de prêt-à-porter, un salon de coiffure, et progressai sur le bitume. Au souffle du vent se mêlait un bourdonnement électronique. J’étais arrivé devant la salle d’arcade, à côté du coiffeur. Je passais devant lorsque je remarquai tout à coup quelque chose. Parmi toutes les bicyclettes rangées devant l’entrée, j’en reconnus une. Pas de doute : ce VTT avec un morceau de tissu usé enroulé sur la poignée gauche appartenait à Satoshi.

Je consultai ma montre. Je n’avais aucune envie d’entrer jouer, mais rien ne me pressait. Selon ma devise, « Si je n’ai pas à le faire, je ne le fais pas. Si je dois le faire, je le fais vite. », une seule conduite s’imposait… poursuivre mon chemin.

Mais la porte vitrée automatique s’ouvrit soudain, et Satoshi sortit. Il m’avait sans doute aperçu à l’intérieur et vint me couper la route. Arborant son éternel sourire inextinguible, il leva la main.

— Yo !

— Salut.

Après un coup d’œil à mon expression, Satoshi déclara :

— Hmm, on dirait que tu n’es pas pressé.

Comme c’était évident, je ne répondis pas. Satoshi désigna la salle d’arcade.

— Tu tombes bien. Ça te dit ? Une partie comme au bon vieux temps ? J’ai peaufiné mon « Satoshikill » infaillible, mais affronter l’ordinateur, ce n’est pas pareil.

Il me lançait un défi, mais ça ne m’empêcha pas de bailler.

— Ça fait une éternité que je n’ai pas joué.

— Moi aussi. Mais, Houtarou, d’après un rapport de la Commission centrale d’enquête sur l’éducation, les gosses d’aujourd’hui passent leur temps à jouer. Du coup, ne pas s’intéresser aux jeux quand on est enfant, ce serait un problème éducatif, tu vois ?

Je haussai les épaules à cette saillie et me dirigeai vers l’entrée. Je n’avais aucune raison de refuser.

La salle d’arcade, que je n’avais pas foulée depuis longtemps, était éclairée de façon outrancière, comme si cela participait de leur stratégie d’image. Dans mon souvenir, l’endroit empestait la cigarette, mais il ne flottait plus la moindre fumée. En échange, il y avait aussi moins de monde. Les petites bornes avaient été reléguées au fond, et de grands monstres que je n’avais jamais vus trônaient au centre.

Ça faisait vraiment longtemps. Quand étais-je venu pour la dernière fois ? Je n’entre presque jamais seul dans une salle d’arcade. Cela signifie que la dernière fois, j’étais probablement avec Satoshi. On venait souvent jouer ici l’an passé…, non, c’était il y a deux ans.

Je ne reconnaissais pas la moitié des jeux qui tournaient sur les écrans. Rien d’étonnant pour quelqu’un qui n’a pas mis les pieds ici depuis deux ans. Comme en terre étrangère, mon regard papillonnait. Jetant un œil en arrière pour s’assurer que je suivais, Satoshi s’enfonça d’un pas souple vers le fond et s’arrêta devant une machine.

— Et ça ? Tu t’en souviens, hein ?

Satoshi avait choisi un jeu que même moi, j’avais vu. Pour être exact, nous y jouions souvent ensemble. Deux bornes en forme de cockpit étaient installées côte à côte. Un simulateur de combat de robots. Deux ans plus tard, voire davantage, la machine était toujours là. Satoshi ouvrit grand les bras et lança d’une voix forte :

— Ça mitraille et ça balance des rayons ! C’est une romance 100 % masculine, impossible d’inviter Mayaka.

— Elle ne viendrait pas, même à un autre jeu. D’accord, je relève le défi. Je ne te promets pas de piloter correctement, ceci dit.

— Bah, ça te reviendra vite. Vas-y mollo avec moi.

Là-dessus, Satoshi se glissa souplement dans le cockpit. Presque aussitôt, une musique techno remuante monta de l’intérieur.

Je posai mon sac à bandoulière au pied de la borne, ôtai mon imperméable pour m’alléger, et pris place dans l’autre cockpit. J’insérai une pièce de cent yens et défiai Satoshi. Son robot était le même qu’il utilisait deux ans auparavant, un modèle axé sur la mobilité, redoutable en combat aérien. Silhouette fuselée, un canon intégré au bras droit et un canon à faisceau saillant du torse. Je choisis, moi aussi, mon ancien modèle, basé sur le « principe du cuirassé à gros canons[4] ». Une machine massive, centre de gravité bas, un canon à âme lisse dans la main droite, et deux lasers montés sur les épaules[5].

Une fois les deux appareils affichés à l’écran, l’ordinateur sélectionna automatiquement le terrain. Le pont d’un porte-aéronefs volant. Si ma mémoire était bonne, ce décor offrait peu d’obstacles, désavantageant Satoshi, dont la stratégie reposait sur l’esquive.

Bon, ça ne compenserait pas deux ans d’oubli.

« Get Ready », annonça une voix synthétique.

L’interface se composait de deux manches et cinq boutons.

« Go ».

Le match se jouait en trois manches. À la première, Satoshi m’accorda sans doute un brin d’indulgence, et je pus consacrer la moitié du temps à reprendre mes marques. À dix secondes de la fin, j’appuyai au hasard sur un bouton, et, contre toute attente, un laser toucha de plein fouet le robot de Satoshi, pile dans mon axe.

Du cockpit voisin jaillirent des sons étranges du genre « pikyaa » ou « higyaa[6] ». Il n’y avait sans doute pas d’autres clients autour, n’empêche que c’était gênant. Sa machine, légère, cala net sous l’impact, et la manche prit fin.

Avant la deuxième, Satoshi se redressa d’un bond et passa la tête dans mon cockpit.

— Alors ? Ça revient ?

— Ouais, j’ai retrouvé l’essentiel. On y retourne.

— OK, je ne te ferai plus de cadeaux !

J’entendis Satoshi se rasseoir, et la deuxième manche démarra. Sa machine disparaît aussitôt de ma ligne de tir : il est sérieux, cette fois. À l’instant même, je fis avancer la mienne, une flamme bleue jaillit à l’endroit où je me trouvais une seconde plus tôt. Je pivotai pour chercher la cible. Dès qu’une silhouette apparut dans mon dos, je pressai la détente et déclenchai le canon du bras droit. Mais avant l’impact, la cible s’évanouit déjà de mon champ. Sa vitesse n’avait rien de comparable à la mienne.

Oui, c’était toujours comme ça, me rappelai-je tout en esquivant tant bien que mal. Pour être précis, je faisais filer ma machine dans une seule direction. Le robot de Satoshi volait maintenant dans le ciel. Des rafales de mitrailleuse tombaient comme lors d’un raid. Je peux encaisser, de toute façon, ma machine est cuirassée.

Au collège, nos combats finissaient de deux façons seulement : soit ma machine pulvérisait celle de Satoshi dès l’entame, soit son robot mobile me tournait autour jusqu’au temps écoulé. Satoshi gagnait le plus souvent et riait volontiers : « Tu veux trop finir trop vite, Houtarou. »

Un instant, l’ennemi passa plein écran, en vol. La situation tournant au vinaigre, je tirai naïvement au laser, mais la cible partit en piqué et évita le tir. Cloué en position de feu, je ne pouvais plus bouger : Satoshi orienta son robot vers moi et me décocha son plus puissant canon à faisceau. Touché, bien sûr.

Il enchaîna en prenant l’initiative et me mitrailla jusqu’au K.O.

Troisième manche.

Au « Go » synthétique, je fonçai droit devant pour réduire la distance. Pris de court, Satoshi recula sans plan. Si j’en profitais pour l’arroser avec mon canon à âme lisse, j’avais de quoi placer au moins un tir. De quoi entamer sérieusement sa coque légère.

Mais Satoshi n’est pas un joueur moyen. Je le croyais occupé à fuir, il choisit en réalité de tenir la position et tira au canon à faisceau. Trop près : je n’eus pas le temps de réagir. Mon robot encaissa et s’affala.

Pendant que je me relevais, Satoshi exploita l’ouverture pour me pilonner avec tout son arsenal. Un jeu bien agressif.

Ou bien je forçais un dash hors du barrage, ou bien je comptais sur mon blindage.

— Hmm… ?

En maniant les manches à la hâte, je sentis un truc clocher. Était-ce comme ça, la dernière fois que j’avais joué contre Satoshi ?

Non, c’était clairement différent.

Ce n’est pas son style. À présent, on s’érodait mutuellement l’armure à coups de puissance de feu, le temps filant. Il me lut et esquiva magistralement mon tir de canon. Son robot réduisait la distance. Une silhouette fine filait sur mon écran.

Avec une approche aussi rectiligne, je pouvais l’accrocher facilement au laser. Mon doigt se posa sur la gâchette. Et là, je me souvins.

Oui, le style de Satoshi, c’est « la victoire avant tout ». Il est prêt à tout pour gagner, et, en position défavorable, il fuit, temporise. S’il lui suffit de jouer la montre, il ne fait que courir et quand vient son tour d’attaquer, il attaque à fond. Ce n’est pas tout. Il lui arrivait aussi d’exploiter des failles du système et des bugs. Bref, Satoshi ne veut que gagner. Battu, il s’en prend à sa malchance, boude sans cacher sa rage, et s’en trouve fort peiné. Si j’ai fini par délaisser la salle d’arcade, c’est en grande partie à cause de cette implacabilité.

Inutile, toutefois, de le lui dire en face.

Alors, que signifie cette charge frontale ? … Un piège ?

Trop tard pour réviser mon choix. J’avais déjà pressé la détente, mon robot se figeait en position de tir laser. Satoshi n’avait qu’à stopper, prendre de la hauteur et me faucher au canon à faisceau et c’en était fini pour moi.

Mais il ne prit pas cette option. Sur mon écran, je ne vis qu’une lame de lumière jaillir du bras droit de sa machine. Une attaque au corps à corps ? Traverser toute cette distance pour tenter une taillade, c’était insensé.

Avant que la lame ne s’abatte, mon laser accrocha sa cible à bout portant. Le robot de Satoshi vrilla et fut projeté au loin.

Deux manches à une. J’avais gagné.

Avant que les mots « You Win » ne s’effacent, Satoshi passa inopinément la tête dans mon cockpit. Je me demandais quelle tête il ferait, et ce fut… son sourire habituel, sans panache. Il enchaîna, volubile :

— Quelle bonne partie ! Ça faisait vraiment deux ans que tu n’avais pas joué, Houtarou ? T’as drôlement bien manœuvré les manches. On dit qu’on n’oublie jamais le vélo, la natation, l’équitation ; va falloir ajouter « piloter un robot » à la liste, non ?

Satoshi, égal à lui-même, débitant ses fadaises sans pause. Pas mécontent de ma victoire, je souris.

— Ça faisait si longtemps que j’étais redevenu débutant. C’est juste la chance, répondis-je.

En tant que vainqueur, j’avais droit d’affronter l’ordinateur. Satoshi, d’un geste, m’invita à poursuivre. Je jouai sans conviction et perdis comme il faut.

Alors que je jetais un dernier regard à l’écran « Game Over » en sortant du cockpit, une canette de café apparut devant mes yeux. Je relevai la tête à mi-hauteur : la main qui me tendait la canette était celle de Satoshi.

— Ton prix. Savoure !

C’était un café noir, chaud. Sans hésiter, je l’acceptai et l’ouvrit.

— C’est quoi, cette générosité, tout à coup ?

— C’est aussi pour compenser le fait de t’avoir embarqué de force.

— Tu t’en souciais vraiment ?

— Tu parles !

Une canette de café, c’est forcément brûlant, et je ne suis pas très doué avec le chaud. Je m’appuyai contre une borne et mouillai à peine la langue.

Satoshi n’avait rien d’étrange. Au contraire, il était de bonne humeur. Pourtant, ce comportement-là heurtait mes souvenirs. Il est comme ça alors qu’il vient de perdre. Pourquoi ? Je n’en avais pas la moindre idée.

— Dis, Satoshi. À la fin de la dernière année de collège…

— Hmm ? Oui, tu m’as complètement eu.

— Pourquoi tu n’as pas pris de la hauteur ? En m’attaquant d’en haut, tu me battais… enfin, pourquoi le corps à corps ?

Satoshi haussa les épaules d’un air léger.

— Avec des robots géants, l’ultime romance, c’est le corps à corps. Les voir se rentrer dedans et croiser le fer, c’est excitant, tu trouves pas ? Bon, se faire contrer par un gros laser, ça fait une belle image aussi, donc je suis content du résultat.

Il disait ça sans forcer. Si c’est vrai, Satoshi a choisi la romance plutôt que la victoire… dit autrement, il a perdu au nom du fun.

C’est une défaite à la Satoshi. Parfaitement cohérente avec ce mondain de pacotille qui poursuit l’amusement par instinct.

Rien d’étonnant pour le Satoshi que je connais.

Mais alors, à quoi rimait le souvenir que j’ai eu tout à l’heure ?

— Allez, on enchaîne sur le « Satoshikill 2 » ! Je vais te montrer le yakuman[7] légendaire, l’« Iipinraoyue [8]» !

Je continuai de siroter mon café lentement, tandis que Satoshi glissait une pièce dans la borne de mah-jong à côté.

En le regardant forcer une main en une seule couleur[9], deux images se succédèrent au fond de ma tête :

Satoshi frappant la borne après une défaite.

Satoshi offrant une canette de café au vainqueur.

3

Le jour du jugement était arrivé, quand bien même beaucoup d’êtres humains auraient ardemment souhaité qu’il se fasse attendre. Le temps ne s’arrête pas, le calendrier non plus. Si on refusait de l’accepter, on n’avait qu’à voyager à la vitesse de la lumière. Et personne ne nous en empêche.

Nous étions le 14 février. Sur le calendrier que j’avais reçu d’un sanctuaire du quartier au Nouvel An, le jour de la Saint Valentin figurait clairement comme événement du jour. Le matin, en me levant, je remarquai, posé devant ma porte, un coffret décoré. Devinant une mauvaise blague de ma sœur, j’ouvris le couvercle : à l’intérieur, une tablette de chocolat et un billet gribouillé à la va-vite. Je lus le mot… « Je t’offre une tablette de chocolat. De la part d’Oreki Tomoe, avec une tendre et chaleureuse pitié[10]. »

Coup de pied frontal. Je renvoyai la boîte d’un bon jusqu’à ma chambre et pris la route du lycée.

Au lycée Kamiyama, rien ne différait de l’ordinaire. L’uniforme chaud d’hiver étant autorisé, le chemin de l’école paraissait plus animé qu’à d’autres saisons : manteaux, pulls partout. J’entrai dans l’établissement, qui ne flottait pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, dans une odeur de friandises. Un début tranquille pour ce jour fatidique.

À midi, j’avais l’intention d’acheter un pain aux noix ; je me dirigeai donc vers la cafétéria et plongeai dans la cohue. Après avoir sécurisé le dernier exemplaire, je m’extirpai de la foule, et c’est là que je remarquai Chitanda, elle aussi en train d’acheter quelque chose au milieu de tous ces uniformes qui se bousculaient. Quel que soit son caractère, son apparence cochait toutes les cases de la fille de bonne famille et la voir mêlée à la populace me divertissait. M’ayant sans doute aperçu, Chitanda se fraya un passage dans la masse des lycéens. Finalement, elle émergea et m’appela :

— Bonjour, Oreki-san.

— Salut.

Pendant qu’elle replaçait son écharpe, je remarquai qu’elle ne tenait qu’une boisson en briquette. Je ferais mieux de me mêler de mes affaires, mais la curiosité l’emporta :

— Chitanda, tu te contentes de ça pour déjeuner ?

Chitanda baissa les yeux, un peu gênée.

— Non, j’ai préparé un bento. C’est juste que… ces temps-ci, je suis assez accro à ça.

Elle me tendit la briquette : un lait au thé vert. En mettant de côté la combinaison douteuse, je me demandai s’il y avait de la caféine, que Chitanda ne supporte pas, dans le thé vert…

Il y a donc peut-être un effet placebo. Autant me taire.

Inutile de traîner devant la cafétéria en plein tumulte, nous nous éloignâmes. Nos salles de classe étaient contiguës. Sur le chemin, un peu fastidieux, je demandai des nouvelles du chocolat d’Ibara.

— Alors, au final, qu’est devenu le chocolat d’Ibara ?

Un léger sourire vint aux lèvres de Chitanda, qui répondit avec fierté :

— Nous avons décidé d’utiliser Côte d’Or. Je pensais que Nestlé suffirait, pourtant.

Nous fîmes quelques pas en silence. Ne voyant pas venir d’explication, je demandai :

— De quoi tu parles ?

— … Ah, pardon. Nous avons opté pour une marque belge. Nous hésitions avec une marque suisse.

Elle poursuivit :

— Le choix a été vraiment difficile. Nous avons acheté toute sorte de chocolats au magasin et nous les avons goûtés. C’était une expérience rare, mais il y en avait tellement ! Pour être franche, j’aimerais éviter le chocolat pendant quelque temps.

Elle gloussa. Je l’imaginai, face à Ibara, dans la salle de géologie, mordant dans les chocolats empilés sur la table, et je souris. Je parierais que la montagne de chocolat, presque au plafond, s’effondrerait en un clin d’œil.

— À force d’en manger, vous n’allez pas avoir des boutons, toutes les deux ?

— Moi, ça allait. Ibara en avait un sur la joue, mais elle l’a caché avec un pansement.

Puis Chitanda reprit, comme en plein songe :

— Mayaka-san a fabriqué le moule en forme de cœur toute seule. Je ne savais pas qu’elle était si douée ! Elle y a même gravé un motif détaillé. Cupidon est du mauvais côté, mais c’est vraiment mignon ! Malheureusement, le cadre en bois s’accorde mal avec le chocolat, la texture ne sera peut-être pas idéale.

— On dirait que son expérience au club de manga lui a donné un sacré coup de main : elle découpe net. Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait utiliser un ciseau à bois pour ça.

— Mayaka-san a une capacité de concentration incroyable. C’est donc ça, « mettre tout son cœur dans quelque chose »… N’est-ce pas adorable ?

Pour autant que je sache, le point fort d’Ibara était précisément cette faculté à se donner tout entière, autrement dit sa concentration. Si Chitanda a le profil de celle qui est captivée tandis qu’Ibara est celle qui se spécialise. Au passage, Satoshi est du genre à se satisfaire de poursuivre dix centres d’intérêt à la fois, et, inutile de le dire, moi, je ne m’intéresse à pas grand-chose. En outre, pour Ibara, ce chocolat était un match revanche, elle y mettrait le paquet.

— Elle l’a donné du coup, son chocolat ?

Chitanda secoua la tête et fronça légèrement les sourcils.

— Ce serait mieux qu’elle le lui remette en main propre, mais… Mayaka-san comptait donner le chocolat à Satoshi après les cours, en salle du club, sauf qu’elle n’a pas pu se dégager du club de manga. Quel dommage.

— Et donc ?

— Elle va déposer le chocolat dans la salle du club et appeler Satoshi, je suppose. Même si ce n’est pas après les cours, tant que c’est le 14 février, le rituel de la Saint-Valentin est respecté, alors je me disais qu’il y aurait bien une alternative, mais…

Hmm. Chitanda semblait s’en attrister sans discontinuer, mais balancer le chocolat comme si de rien n’était me paraissait plutôt une méthode de bon goût. Satoshi préférerait sans doute.

Soudainement, comme prise d’une idée, Chitanda se retourna. Je lui fis face : elle avait l’air très sérieuse.

— Ah, au fait, Oreki-san. Aujourd’hui, c’est la Saint-Valentin.

— …

Elle inclina doucement la tête. Quand elle la releva, la clarté était revenue sur son visage.

— Dans ma famille, nous n’offrons pas de cadeaux de fin d’année ni de cadeaux pour le O Bon aux personnes qui nous sont vraiment proches. Je te présente donc mes excuses de ne pas te rendre les honneurs avec un chocolat de la Saint-Valentin.

… Je vois.

Je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un range la Saint-Valentin dans la même catégorie que les cadeaux de fin d’année.

Un élève de seconde qui passait par là, ayant sans doute tout entendu, nous doubla à vive allure, le visage fendu d’un sourire qu’il ne parvenait pas à cacher. En le regardant s’éloigner, j’eus réellement l’envie de lui botter les fesses de toutes mes forces.

Après les cours, alors que je fourrais manuels et bricoles dans mon sac à bandoulière, Satoshi passa me voir. Son éternel sac à cordon avait été rempli au point d’être devenu un parallélépipède rectangle.

Qu’est-ce qu’il a bien pu mettre là-dedans ?

Il le fit tournoyer et demanda :

— Tu fais quoi maintenant, Houtarou ?

Je décidai de ne pas passer par la salle de géologie : ce serait d’une stupidité absolue. Je voulais rentrer au plus vite et m’apprêtais à répondre en ce sens, quand je jetai un œil par la fenêtre : le grésil, tombé plus tôt, redoublait. Mes bottes et mon manteau sont imperméables, j’ai bien un parapluie, mais…

— Je vais attendre que ça cesse ou que ça tourne à la neige.

— Ici ?

Je réfléchis un instant. Le chauffage était coupé, il faisait froid. En plus, attendre une accalmie en tuant le temps tout seul dans une salle, un 14 février après les cours, gênerait peut-être d’autres usages du lieu. Même moi, je peux faire preuve d’un minimum d’égards. Cela dit, comme je viens de le dire, aller au local du club serait vraiment idiot.

— Nan, je vais plutôt à la bibliothèque.

Comme s’il n’attendait que ça, Satoshi hocha la tête, sortit un livre de son sac et me le tendit. Un relié format in-12[11], un titre qui avait eu son heure il y a des lustres. Si ma mémoire est bonne, l’histoire ressemblait à ça : un homme et une femme mènent une vie ordinaire, un léger malaise s’amplifie jusqu’à la catastrophe sans retour, et l’ombre de la mort balaie la ville ! Je ne raffole pas de l’horreur.

— Tu lis des trucs bizarres, toi… Même recommandé, j’ai pas envie.

— Je ne t’ai pas demandé de le lire. Juste de me le rendre. Il arrive à échéance.

Au lieu de répondre, je le glissai dans mon sac avec une feuille volante. Sans cesser de me préparer à partir, je demandai :

— Tu vas au club alors ?

— Ouais, j’imagine, répondit-il distraitement.

Trouvant cela étrange, j’ajoutai :

— Il paraît qu’Ibara n’y va pas.

Ne s’attendant pas à me voir au courant, Satoshi eut l’air surpris.

— Eh ben, t’es vite informé… C’est Chitanda-san qui te l’a dit ?

Je marmonnai :

— Apparemment, elle doit aller au club de manga.

— C’est ce que j’ai entendu.

— Chitanda en était vraiment déçue, que…

Satoshi me coupa pour lancer un monologue :

— En ce moment, au club de manga, il y a de petites dissensions internes. L’antagonisme latent s’est cristallisé après la fête de la culture, et maintenant le club de recherche sur le manga est scindé en deux factions qui se disputent la direction : les impressionnistes et les naturalistes. Si ça s’envenime, difficile pour ce club, qui a une longue tradition, d’éviter la scission. Les naturalistes sont en infériorité numérique, un rapport de force de trois contre un face aux impressionnistes, et je trouve ça un peu triste. Mayaka est la cheffe de file des réalistes naturalistes, donc la réunion d’aujourd’hui concerne probablement ce conflit.

Le changement forcé de sujet me sembla impoli, mais je passai outre et demandai des précisions sur ces termes inconnus.

— Impressionnistes et… comment déjà ?

— Naturalistes. On appelle aussi ça le camp « centré personnages » contre le camp « centré histoire ». Apparemment, ça s’écharpe sabre au clair. J’adorerais y assister, si je pouvais.

Il parlait comme s’il s’en amusait vraiment. On pouvait dire qu’il s’intéressait bien plus à ce scandale qu’à la date du 14 février. Bref :

— Tu viens d’inventer les noms des factions, non ?

Satoshi haussa les épaules avec malice.

— Certains diraient que l’admiration pour les grands noms n’a jamais disparu.

Sur cette ligne, il fit tournoyer son sac à cordon, désormais tout ratatiné. Je quittai Satoshi et sortis de la salle, mon sac et mon imperméable en main. Il me suivit. Le passage vers le bâtiment spécial et le chemin de la bibliothèque étant opposés, nous nous séparerions devant la salle.

— À la prochaine, Oreki-kun, fit Satoshi d’un ton théâtral.

Je répondis avec une petite pique :

— Bonne chance.

— Pour quoi faire ? Sérieusement.

C’était évident pourtant. Pour l’adversaire du match retour.

La bibliothèque était étonnamment vide. Je m’attendais à la voir pleine, avec ce mauvais temps, juste après les cours.

Je déposai le livre de Satoshi dans la boîte de retour et posai mon sac sur une chaise proche. Je gagnai les rayonnages pour trouver un ouvrage à feuilleter en attendant l’accalmie et revins avec un recueil de photographies de sites pittoresques et historiques d’Amérique du Sud. Il y avait aussi des recueils sur l’Europe ou l’Asie centrale, mais je choisis l’Amérique du Sud par respect pour la terre d’origine du chocolat.

D’abord, l’inévitable pyramide maya. Sur les hauts-plateaux de Guyane, tapissés de verdure, ces myriades de cavités forées dans les pyramides offraient un spectacle étrange. Je tournai la page : une plante bizarre, des fruits comme des visages humains greffés au tronc. La légende indiquait : « Theobroma cacao. Theobroma signifie “nourriture des dieux”. » Le livre ne précisait pas la langue.

En examinant la photo, je me surpris à prendre conscience de la portée de cette journée. Mais si je me soucie de la Saint-Valentin, ce serait un mensonge de dire que Noël me laisse indifférent. Et pourtant, je n’ai pas souvenir d’avoir pensé quoi que ce soit de particulier le 24 du mois dernier.

S’il y a quelque chose qui marque la Saint-Valentin, c’est mon intérêt placide pour le match revanche d’Ibara, et le chocolat reçu dès le matin. C’est peut-être grâce à ça que j’ai pris conscience de la date et me suis demandé si nous étions bien le 14.

Mais je peux affirmer clairement que cela ne signifie pas que j’attends davantage de chocolat que l’an dernier.

Par exemple, imaginons que, là, pendant que je regarde une photo des vestiges du système d’évacuation des eaux de Machu Picchu, quelqu’un s’approche, le visage empourpré. Une fille, évidemment. « S’il te plaît, accepte-le ! », dit-elle en me tendant un chocolat en forme de cœur. Qu’est-ce que je ressentirais à cet instant ?

Naturellement, je serais comblé.

Mais je pense que cette joie relèverait du bonheur qu’on éprouve à se voir, contre toute attente, reconnu comme individu singulier. Ce sentiment ne diffère pas, dans sa matière, de celui qu’on a lorsque son dessin maladroit remporte par hasard un prix à un concours municipal. Pour le dire avec plus d’élégance : « Je ne comprends pas bien ce qu’il a de si bon, mais je remercie pour cette reconnaissance publique et l’accepte. »

Je doute franchement d’éprouver la joie qu’on associe au développement de ce qu’on appelle l’« amour ».

Mon principe fondamental est l’économie d’énergie, ma devise : « Si je n’ai pas à le faire, je ne le fais pas. Si je dois le faire, je le fais vite. » Ce principe fonde ma paresse. Mais, au-delà, il m’a donné un regard un peu désabusé sur les relations humaines.

Si je me sens à l’aise au club de littérature classique, c’est parce que Satoshi, Chitanda et Ibara ne s’agrippent pas les uns aux autres. Même si la curiosité de Chitanda détruit parfois ma tranquillité, elle n’irait pas jusqu’à me tirer de force si je refuse sérieusement de m’impliquer.

En réalité, lors de l’affaire « Hyouka » et de l’affaire de « l’Impératrice » l’an dernier, Chitanda n’a jamais exigé ma coopération coûte que coûte. Elle sait parfaitement mettre la pression, certes, mais ne cherche pas à imposer sa volonté.

Si elle avait déclaré des choses du genre « C’est ton devoir » ou « Il est normal que tu le fasses », ou si elle avait supplié en pleurant jusqu’à m’assaillir, j’aurais sans doute quitté le club.

Mais avec une telle attitude, comment gère-t-on une histoire d’amour ? Peut-on en attendre la même retenue de la personne aimée ?

…On dit souvent que les êtres vivants existent pour transmettre leurs gènes, autrement dit pour se reproduire. L’amour ne serait alors qu’un désir de propagation sublimé. De ce point de vue, on pourrait dire que je suis un organisme incomplet. Mais puisque je suis aussi un être humain, je n’ai aucune obligation de sortir avec quelqu’un pour des besoins biologiques. C’est pourquoi mon incomplétude supposée ne m’inquiète pas.

S’agissant du désir, qu’il me suffise de dire que je désire le chocolat. J’aime le pimenté, mais je supporte assez bien le sucré.

Je réfléchissais à tout cela en contemplant une grenouille venimeuse d’un orange éclatant, habitante des forêts denses.

— Je t’ai enfin trouvé, Oreki-san.

On m’appelait soudain par mon nom. En me retournant, je découvris le visage de Chitanda, étonnamment proche. Nos regards se heurtèrent, ses grands yeux d’un côté, et je détournai instinctivement les miens.

Ma gorge me brûlait dans l’air sec de l’hiver. Je toussai une fois.

— Maintenant que tu m’as trouvé, tu avais besoin de moi ?

— Non.

— ….

Chitanda balaya du regard la bibliothèque déserte et dit :

— Je me disais que si tu étais ici, Fukube-san y serait aussi.

Donc, elle cherchait Satoshi, hein ?

— On n’est pas collés ensemble en permanence, tu sais.

— C’est ce que je me disais, mais… Tu sais où est Fukube-san maintenant ?

Au moment de répondre, quelque chose me parut étrange. Satoshi se dirigeait vers la salle de géologie. Mais si c’était le cas, Chitanda ne serait pas ici à sa recherche.

— Il n’est pas arrivé en salle du club ?

Chitanda inclina légèrement la tête.

— Il semblait avoir un peu de retard, alors je suis venue vérifier ici. Comme cela concerne Mayaka-san, je doute qu’il oublie, mais il a pu arriver quelque chose…

Hmm. Je consultai ma montre. Je n’ai plus l’heure exacte en tête, mais il ne s’est sans doute pas écoulé trente minutes depuis que Satoshi a annoncé qu’il se rendait en salle du club et s’est séparé de moi. Il est un peu avant dix-sept heures. Le soleil décline, je comprends l’inquiétude de Chitanda.

Mais c’est bien Fukube Satoshi. Faire attendre, c’est inexcusable, mais flâner une demi-heure, c’est tout lui.

Je tournai une page du recueil, une vue lointaine de Mexico me faisant face, et répondis :

— Il n’est pas très regardant sur l’heure, mais il a dit qu’il se rendait au club. Attends-le encore un peu.

— L’heure n’était pas fixée, on ne peut pas dire qu’il soit en retard. D’accord, je vais essayer d’attendre.

La douceur de sa chute de phrase trahissait son inquiétude, mais, là-dessus, elle fit virevolter ses cheveux noirs et s’éloigna.

Quel boulet, ce Satoshi, incapable de laisser les choses suivre leur cours.

Je me disais qu’il serait temps de rentrer. Je jetai un œil par la fenêtre, mais le grésil ne faiblissait pas. N’ayant pas le choix, je poussai un peu plus ma chaise et passai à la page suivante.

4

Le grésil ne cessa qu’une fois achevée ma traversée simulée de l’Amérique du Sud, de Mexico à Rio de Janeiro. Je remis le recueil de photos en rayon et m’apprêtais à enfiler mon imperméable blanc quand une visiteuse se présenta.

La porte coulissante s’ouvrit à la volée.

— Oreki-san !!

Avec une énergie peu convenable pour une bibliothèque où le silence est de mise, Chitanda fondit sur moi. J’allais lui dire de ne pas faire tant de bruit, mais, en balayant la salle du regard, je constatai qu’il ne restait que moi, les élèves documentalistes et la prof responsable, Itoigawa-sensei.

Le visage de Chitanda n’avait plus rien de celui qu’elle arborait plus tôt. Ses lèvres étaient fermement pincées, et ses yeux, déjà immenses en temps normal, étaient grand ouverts. Il semblait s’être passé quelque chose de grave. Satoshi apparut derrière elle, balançant son sac à cordon. Il avait le teint tiré, et je sentais que sa « haute tension » habituelle était retombée d’un cran.

— Houtarou, t’es encore là ?

— J’ai pas dit que je resterais jusqu’à la fin du grésil ?

Je les regardai tour à tour, puis dis à Chitanda :

— On dirait que tu as quelque chose pour moi, cette fois. Sauf que je m’apprêtais à rentrer.

Chitanda hocha une fois la tête, puis une deuxième, plus profondément.

— Ah, oui, je sais qu’il est tard. Mais j’aurais vraiment besoin de ton aide.

— Désolé, mais ça ne peut pas attendre demain ? Que je t’aide ou non, tu peux m’expliquer ça demain, dis-je en me dirigeant vers la sortie.

Mais avant que je ne sorte, Chitanda me barra le passage. Je fronçai les sourcils sans m’en rendre compte, et elle parla, les yeux baissés.

— Je suis désolée, mais au moins écoute-moi… C’est de ma faute. J’ai laissé la porte de la salle du club ouverte sans y penser. J’ai fait quelque chose d’horrible à Mayaka-san…

…Il ne s’agissait visiblement pas d’une simple manifestation de la curiosité coutumière de Chitanda. Ses poings étaient serrés à s’en blanchir les jointures, et sa peau, déjà claire, avait pâli davantage. Peut-être sous l’effet du trouble, ou pour une autre raison, ses jambes tremblaient légèrement.

Je posai à Satoshi une question brève.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Eh bien, rien de vraiment grave, mais…

La voix de Chitanda, qui devait couvrir celle de Satoshi, sortit menue, affaiblie.

— Le chocolat…

— Le chocolat ?

— Le chocolat fait maison de Mayaka-san a été volé ! Alors qu’elle y a mis tout son cœur !

Je regardai Satoshi. Il haussa les épaules, l’air de dire « c’est embêtant », et acquiesça.

Le chocolat d’Ibara ? Volé, vraiment ?

Ah, je vois.

Encore ça…

…Voilà dix mois que je suis entré au lycée Kamiyama et que j’ai rejoint le club de littérature classique. En ce laps de temps, j’ai servi d’intermédiaire, sous contrainte, aux problèmes de Chitanda à un rythme qui doit équivaloir à trois années de collège.

Mon expérience de ces affaires n’a pas écrasé ma devise d’économie d’énergie. Mais j’ai bel et bien gagné un certain sens de l’adaptation quand il faut bouger.

Je devais faire la grimace de quelqu’un qui vient d’avaler un insecte amer.

Avec cette tête, je passai les bras dans les manches de mon imperméable et dis :

— Allons-y. On va le chercher.

Ah, et le grésil s’est arrêté. Mais bon, cela relève sans doute des obligations sociales de l’existence. Dans mon cas, Ibara et moi ne sommes pas proches, en dépit d’une longue connaissance.

Quelle tête ferait-elle en apprenant que son chocolat a disparu ? Je n’ai vraiment pas envie de voir ça.

Après tout, je ne raffole pas de l’horreur.

Nous traversâmes la passerelle pour gagner le bâtiment spécial.

La salle de géologie est au quatrième. Alors que nous allions monter :

— Stop !

Une voix me cloua sur place. Satoshi me tendit la paume.

Je n’eus même pas le temps de me demander ce qui clochait : la volée d’escalier que j’allais gravir était barrée par une bande en vinyle jaune et noire. Depuis quelques jours, divers espaces de l’établissement étaient cirés à tour de rôle. Sous la bande, une pancarte indiquait : « Sol ciré. Escalier interdit. »

Il y avait deux cages. Nous prîmes l’autre et montâmes. En passant du troisième au quatrième, un élève de seconde, permanenté, nous interpela.

— Excusez-moi, c’est bien droit, là ?

Il venait visiblement de coller une affiche sur le panneau. On pouvait lire : « Exposition de fin d’études du club d’artisanat. Lieu : bâtiment, salle 1-C. » Je répondis à moitié que ça me paraissait bon et m’apprêtais à filer, mais Satoshi, derrière moi, prit la parole.

— C’est trop bas là.

En y repensant, le côté droit semblait effectivement descendre. Derrière Satoshi, Chitanda ajouta :

— Cette affiche est trapézoïdale, mais c’est voulu, n’est-ce pas ?

L’artisan… enfin, le membre du club d’artisanat[12] fit un pas en arrière, fixa l’affiche, puis souffla à mi-voix :

— Ah, la vache…

Il sortit ensuite un cutter et une règle, arracha l’affiche et s’assit par terre. Son travail de fourmi commença.

En priant pour son succès, je me dirigeai vers la salle de géologie.

La porte n’était pas verrouillée. En entrant, je m’arrêtai net, puis tentai de m’habituer au froid. Sans doute avais-je trop longtemps profité de la chaleur de la bibliothèque, mais, même ainsi, ici, on gelait.

Chitanda s’approcha d’une chaise, au milieu de la pièce, et posa la main sur la table devant.

— C’était posé là.

Je vois. Il n’y avait effectivement plus de chocolat sur la table. Avant que je dise quoi que ce soit, Chitanda résuma la situation, nette et précise.

— Le chocolat était dans un papier rouge. Il n’y avait pas de ruban ni rien de ce genre. Pour la taille… il était en forme de cœur, donc il prenait pas mal de place.

Elle écarta les mains pour en montrer la largeur, augmentant l’écart petit à petit jusqu’à la largeur de sa taille. Puis elle inclina la tête et réduisit un peu la taille du chocolat imaginaire.

— Plutôt comme ça.

Il semblait que Chitanda, en plus d’avoir des sens aiguisés, une mémoire sans faille et un solide sens de l’observation, possédait une excellente perception de l’espace. N’empêche, c’était un chocolat énorme.

— Et Ibara ?

— Je ne lui ai pas encore dit. Ça paraîtra peut-être lâche, mais je pensais chercher d’abord, et seulement après l’en informer.

Chitanda caressait la table sans cesse, comme si le chocolat devait revenir ainsi.

— Le chocolat était là quand je suis partie chercher Fukube-san. Autrement dit, il était là jusqu’à 16h45 à ma montre. Je suis revenue en salle du club un peu après 17h. Si seulement je n’avais pas laissé la porte ouverte pendant ce quart d’heure…

Sa dernière phrase était si peu audible que je la perdis presque. C’était typique de la bienveillance de Chitanda, mais visiblement, le choc était rude.

— Cela dit, Chitanda-san, tu n’es pas la gardienne du chocolat de Mayaka, tu n’as pas à t’en tourmenter autant.

— Mais je trouve ça inexcusable vis-à-vis de Fukube-san…

— Je te dis que ce n’est pas ta responsabilité. S’il faut blâmer quelqu’un, alors je suis pire encore, vu mon retard.

Je ne m’y attendais pas. Je pensais Satoshi du genre à sang froid, incapable de cette forme d’égard. Quant à moi, qui ne suis pas un cœur de glace, mais un tempérament chaud, je décidai de me garder d’en rajouter par des mots mal venus.

J’inspectai la salle. La salle de géologie n’avait aucun équipement particulier. Pour le mobilier courant : une estrade, un tableau, des tables, des chaises et du matériel de nettoyage. Avec si peu d’objets, la fouille serait simple.

Sauf qu’il y avait plus de quarante tables. Je frappai du poing la plus proche.

— Vous êtes sûrs qu’il n’est pas dans la pièce ? Et les tiroirs sous les tables ?

— Non, j’ai vérifié ici avec Chitanda-san tout à l’heure. Il n’y est pas, c’est sûr.

Oui, je m’en doutais. Mais attends une seconde.

— Ce n’est pas Chitanda qui a constaté seule la disparition ?

À ma question, Chitanda répondit :

— J’ai croisé Fukube-san en revenant, et nous sommes entrés ensemble.

— C’était dans cet escalier-là. Je l’ai rencontrée sur le palier entre le troisième et le quatrième.

Je vois. Cet escalier, donc.

… Une idée me traversa. Je rabattis mon imper.

Je n’aime pas tourner en rond, mais la destination était proche. Chitanda m’interpela alors que je quittais la salle.

— Où vas-tu ?

— Depuis quand « l’artisan » est-il là ? lançai-je en sortant.

Tous deux me suivirent.

— De qui tu parles ?

— Le gars permanenté. Celui qui collait l’affiche.

— …Tu veux dire le membre du club d’artisanat ?

Chitanda marqua un léger temps.

— Quand j’ai croisé Fukube-san, il déroulait seulement l’affiche.

— Parfait.

Satoshi dut saisir ma visée à ma réplique, mais je n’en étais pas sûr pour Chitanda, capable de lenteurs inimaginables. Par sécurité, j’ajoutai :

— S’il est resté là tout du long, il se souviendra des gens passés par l’escalier. Avec le cirage, c’est le seul accès pour monter ici.

— Ah… c’est vrai !

La voix de Chitanda, tout à l’heure si abattue, jaillit comme un rayon de lumière. En contraste, Satoshi resta grave.

— Il n’y a pas une chance que « l’artisan » soit le voleur ?

— Aucune.

— Hein ?

— Qui traînerait dans le coin à se soucier de l’alignement de son affiche après avoir commis un vol ?

Nous contournâmes les toilettes des filles et redescendîmes d’un étage. L’artisan était toujours devant le panneau, cutter en main. En nous voyant, il déroula son affiche.

— Et là ?

Chitanda jeta un coup d’œil et l’acheva sans pitié :

— On dirait maintenant un parallélogramme sans angles réguliers.

— …

— Plus important, nous avons une question. Tu te souviens de qui est passé depuis que tu as commencé ?

Il parut intimidé par l’air résolu de Chitanda. Il se tourna vers nous deux, en retrait.

— Il s’est passé quoi ?

Je cherchais comment répondre, mais Satoshi donna une explication rapide et simple.

— Un petit souci. On pense que ceux qui sont passés ici pourraient être impliqués.

— Hmm…

Il n’avait pas l’air de tout saisir, mais répondit tout de même :

— Oui, je m’en souviens.

— C…combien de personnes ?

Il adressa un sourire à Chitanda, tout feu tout flamme.

— Trois.

Trois ? Donc…

— Qui ?

Euh, là, Chitanda, tu es lente. Je lui tapotai l’épaule. Lorsqu’elle se retourna, je nous désignai, Satoshi et moi, l’un après l’autre.

— Nous deux plus Satoshi, ça fait trois.

Je regardai l’artisan pour confirmer ; il acquiesça.

— Tu en es certain ?

Il rassura Chitanda :

— J’ai plutôt la mémoire des visages. Et je n’étais pas au point d’être tellement absorbé papr l’affiche que j’en aurais raté quelqu’un.

Je me retournai ; Chitanda inclina la tête.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je jetai un coup d’œil à Satoshi et répondis :

— Ça veut dire ce que ça veut dire. La personne qui a pris le chocolat était au quatrième, et elle est toujours au quatrième… Satoshi.

— Mm ? Quoi ?

— Quels clubs utilisent les salles du quatrième du bâtiment spécial ?

Satoshi se rengorgea.

— Alors, tu te décides à m’utiliser en base de données. C’est gentil. Hmm, il y a le club de littérature classique, le club de light music, le club d’a capella, le club d’astronomie, et… oui, le club de philosophie doit aussi être au quatrième, même s’il n’a aucun membre.

Il ajouta :

— On dirait que tu prends l’affaire au sérieux. C’est rare.

J’eus envie de hurler « je fais ça pour toi, ingrat ! », mais j’étais fatigué, je m’abstins. Et puis, Chitanda était là, alors hors de question de lâcher ça.

— Dans ce cas, on doit pouvoir le récupérer… Mais pourquoi avoir fait ça ? demanda Chitanda, la curiosité reprenant un peu de champ à la faveur de l’espoir.

Voilà le plus gros du problème. Pour l’instant…

— Pour l’instant, soyons utilitaristes : les questions plus tard. On va voir les clubs restants, avec un peu de chance, ça ira tout seul.

— Ce serait idéal.

Chitanda acquiesça et remercia poliment « l’artisan » avant de remonter.

Nous vérifiâmes quels clubs étaient présents, et, en effet, les choses s’annonçaient bien.

Le club de light music répétait sans scrupule dans une salle qu’il avait empruntée quelque part pour son concert. Le club d’a capella, lui, a pour habitude de s’exercer dans la cour. Et avec ce froid, difficile d’articuler, ils avaient dû tous rentrer. Quant au club de philosophie, inutile d’insister. Restait donc, au quatrième, le club de littérature classique et le club d’astronomie. Chitanda se renfrogna.

— Ce serait donc le club d’astronomie…

— On va bien voir, dis-je en prenant la direction de la salle d’option 5, leur salle de club.

En chemin, Satoshi marmonna :

— Le club d’astronomie, hein. Il y a peut-être cette personne.

— Tu connais quelqu’un, là-bas ?

Satoshi hocha la tête à la question de Chitanda.

— Quelqu’un que vous connaissez tous les deux. Sawakiguchi-senpai est au club d’astronomie.

— Ah, elle. Ça rassure… non ?

À mon sens, cela compliquait plutôt la donne. Sawakiguchi Misaki. Ce nom, je m’en souvenais. Elle avait été mêlée à l’affaire de « l’Impératrice » à la fin de l’été dernier. E

nsuite, elle était dans l’équipe du club d’astronomie qui nous avait affrontés au Festival Culturel, mais ils s’étaient sabordés. Je suis presque sûr qu’elle a essayé de faire cuire des bananes dans du dashi[13].

Entre la salle de géologie et la salle d’option 5, il n’y a qu’une salle. Si des membres du club d’astronomie avaient vraiment pris le chocolat, il ne leur aurait pas fallu vingt secondes.

Nous nous arrêtâmes devant la porte, d’où nous parvenaient des éclats de rire. Nous nous regardâmes tous les trois. Chitanda acquiesça et frappa.

— Hmm ? Entrez !

Je reconnus la voix qui répondit.

Chitanda ouvrit la porte coulissante.

Une bouffée d’air chaud nous caressa le visage. Changer les réglages du chauffage est interdit aux élèves, mais, à sentir cette chaleur, on devinait que le club d’astronomie ignorait la règle. Un binoclard verrait son monde devenir tout blanc en entrant.

Quelques élèves étaient assis en cercle. Un, deux… cinq en tout. Des tables rapprochées, des papiers éparpillés dessus. Et, pour une raison quelconque, dix dés traînaient à côté. Trois garçons, deux filles. Dans cette chaleur d’été, tous les garçons portaient l’uniforme, et l’une des filles avec son uniforme de marinière.

L’autre fille, qui n’avait pas cet uniforme, et propriétaire apparente de la voix, était, comme l’avait dit Satoshi, Sawakiguchi. Elle devait vraiment aimer cette coiffure : comme les fois précédentes, ses cheveux étaient montés en deux dango sur les côtés. Des dango brun caramel, entourés de lacets noirs très à la mode. Mais elle portait la tenue de sport réglementaire ce qui n’était pas très gracieux.

Quand les yeux de Chitanda croisèrent ceux de Sawakiguchi, la tête de cette dernière s’inclina d’une quinzaine de degrés, et elle sourit.

— Bonjour, Sawakiguchi-san. Rends-nous le chocolat.

J’hésitai entre couvrir la bouche de Chitanda ou lui donner une tape derrière la tête, mais, par chance, Sawakiguchi ne sembla pas relever cette entrée en matière hasardeuse.

— Quel chocolat ? Hmm, si je me souviens bien, tu es Chitanda, non ?

— Oui, je suis Chitanda Eru.

— Vous venez pour ?

Au moment où Chitanda allait encore lâcher une étrangeté, Satoshi coupa net, avec à-propos.

— C’est une urgence. Nous venons solliciter ton aide, senpai.

C’était formulé de façon absurde, mais un sourire enfantin fleurit sur le visage de Sawakiguchi. Entre personnes spéciales, on se comprend, j’imagine.

— Hmm. Ça va prendre longtemps ?

— Trois minutes, pas plus.

Pendant cet échange, je baladai de nouveau les yeux dans la salle. Les sacs et les vêtements d’hiver des membres du club d’astronomie étaient jetés autour des tables. Formes et tailles variées, mais cinq sacs, cinq tenues. Il y avait aussi une besace, qui devait sûrement appartenir à Sawakiguchi au vu du style. Les membres me fixaient, dubitatifs, sans trop savoir ce qui se passait. On avait dû les interrompre en plein moment intéressant, à en juger par la mine franchement contrariée de l’un d’eux.

Sawakiguchi hocha légèrement la tête deux ou trois fois, puis lança à l’assemblée :

— Je m’absente un moment. Avant d’entrer, si la difficulté de pioche est de trois ou moins, vous pouvez l’acheter avec 50 % de surcoût.

Sawakiguchi se leva et récolta un concert de huées.

— 50% !

— Trois ou moins, mais il n’y a déjà plus rien à acheter…

Elle répondit :

— Soyez reconnaissants que j’autorise le réassort à un moment pareil. Si quelqu’un triche, c’est pénalité et il paye double.

Elle fit un signe de la main et sortit dans le couloir. Chitanda s’inclina poliment encore une fois.

— Désolée de vous déranger tous en plein… mais qu’est-ce que vous faisiez en fait ?

Sawakiguchi lâcha une courte réplique.

— De la SF.

— Science-fiction ?

À ma question en l’air, Satoshi en ajouta une autre :

— Space fantasy ?

— Ça s’appelle Star Fighter[14], je crois. Bref…

Sawakiguchi me jeta un coup d’œil, se hissa sur la pointe des pieds pour voir le dessus de ma tête et croisa les bras.

— Ton imper est chouette.

Satoshi embraya aussitôt :

— Exactement, senpai. Comme on pouvait s’y attendre, tu as l’œil ! C’est le seul bon manteau d’hiver de Houtarou. On dirait qu’il pourrait cacher une mitrailleuse Thompson ! Terrifiant, non !

J’en cacherais bien une, si je pouvais. Ça me servirait quand je dois jouer les rabat-joie à tes idioties.

Chitanda appela poliment Sawakiguchi, qui fixait toujours mon manteau :

— Euh, senpai.

— Ah, oui. Alors ? Il s’est passé quoi ?

— Oui.

Chitanda hocha la tête et me jeta un regard en arrière.

En mettant un coup de frein ici, Chitanda prouvait qu’elle avait un peu changé en dix mois. Elle n’est pas douée pour les détours. Cette franchise a souvent porté ses fruits, mais là, nous soupçonnions des membres du club d’astronomie d’un vol. Les accuser de front aurait pu tout envenimer. Pour éviter ça, je pris les devants.

— Excuse-moi, Sawakiguchi-senpai.

— Toi, tu es… oui, le détective Oreki-kun.

Le surnom, sans fondement, m’agaça un peu, mais je passai outre et pointai la salle de géologie.

— On nous a volé un chocolat de la Saint-Valentin dans notre salle.

Le regard de Sawakiguchi se durcit. C’est là que commençait l’esquive.

— Nous cherchons donc des témoins. Quelqu’un a-t-il utilisé le couloir entre 16h45 et 17 h ?

Difficile de savoir si la petite ruse, contourner la recherche du suspect pour ne viser que des témoins, prit. Avec un sourire intéressé, Sawakiguchi dit :

— Un chocolat de la Saint-Valentin volé, hein ? Pas un voleur de cœurs, mais il y en a qu’une telle élégance inspire encore apparemment.

Qu’y a-t-il d’élégant, là-dedans ? J’aimerais lui montrer Chitanda se mordant les lèvres de regret après le vol.

Sawakiguchi tourna la tête.

— 16h45 à 17 h ? Désolée, mais on était à fond, je n’ai pas l’heure en tête. En revanche, certains se sont levés… Nakayama, Yoshihara et Oda, je crois. C’est moi qui leur ai dit d’y aller.

Trois sur cinq, hein. Je sentis le visage de Chitanda s’assombrir.

Mais il restait une chose pour resserrer.

— Quelqu’un a-t-il rangé ses affaires et quitté la salle pour rentrer chez lui ?

— Pourquoi ? Personne n’a fait ça.

— Ah, Oda-san, c’est la fille, là-bas ?

— Cette fille, c’est Nakayama.

Même Sawakiguchi commençait à se lasser après cet enchaînement de questions. Tout en conservant une légèreté de ton, elle posa les poings sur les hanches et me fusilla du regard.

— Pour votre gouverne, personne n’est entré ici avec un chocolat. Tu peux penser que je mens, petit détective, mais ce serait un peu désagréable, non ?

Sur ces mots, elle rouvrit brusquement la porte et s’adressa, plus fort, aux occupants :

— Quelqu’un a-t-il aperçu quoi que ce soit qui ressemble à du chocolat dans cette salle ?

Les garçons éclatèrent de rire.

— Senpai, ne pose pas des questions aussi déprimantes !

— J’aimerais bien pouvoir dire oui !

Elle les désigna, comme une preuve.

— C’est tout ? On a fini ?

Comme prévu, elle n’était plus aimable. Même avec cette petite manœuvre, nous avions fini par éveiller sa méfiance. Je n’y pouvais rien. Par principe, je n’aime pas les heurts, mais… quelle corvée que cette conversation.

Je sauvegardai au moins la politesse et m’inclinai devant Sawakiguchi-senpai.

— Merci pour ton aide, senpai. Excuse nos paroles déplacées.

— Bah, peu importe.

Elle rentra dans la salle d’option 5 sans se retourner. Peut-être était-ce mon imagination, mais le claquement de la porte me parut plus sec que d’habitude. Peu après, une voix remarquablement enjouée lança de l’intérieur : « Allez, on reprend ! »

Chitanda fixa la porte close, puis moi, l’air mortifié.

— Oreki-san… Sawakiguchi-san est fâchée contre nous, non ?

— Bien sûr qu’elle est fâchée.

— …Mais ! Il faut absolument récupérer le chocolat de Mayaka-san !

Je me retournai. Même le visage de Satoshi s’était assombri. Son éternel sourire avait presque disparu, pour prendre une teinte vaguement ironique.

— Houtarou…

Il semblait vouloir me dire quelque chose.

Sans en tenir compte, je proposai de revenir pour l’instant à la salle de géologie.

Dehors, la nuit tombait bien. Il était temps d’en finir.

5

La salle de géologie était une pièce d’angle, ouverte sur trois pans de fenêtres, l’air froid s’y faufilait donc sans peine. Je baissai la tête tandis que l’oppression du froid me paraissait exercer une pression venue d’en haut.

— Il fait froid, murmurai-je machinalement, et obtins en retour des réponses chaleureuses.

— Ah bon ? Moi, ça va.

— T’es le seul ici à garder ton manteau, et tu te plains du froid ?

Non, c’était vraiment glacial.

Je regardai par la fenêtre : tout était blanc dehors. Je croyais que le grésil avait cessé, mais il s’était mis à neiger. J’avais entendu parler de « Noël blanc », et un « Valentin blanc » sonnait curieusement comme le nom d’un vin.

Je pris place à une table proche. Debout devant moi, Chitanda parla d’une voix qui trahissait sa fatigue.

— On fait quoi, Oreki-san ? Je n’arrive pas à croire que le club d’astronomie ait fait ça, mais…

Au lieu de répondre, je répliquai par une question.

— Y a-t-il un moyen d’accéder au quatrième autre que par cet escalier ?

Satoshi, assis aussi sur une table, posa le sac sur ses genoux et secoua la tête.

— Ce n’est pas impossible. On pourrait emprunter l’escalier de secours ou la trappe d’évacuation. Mais ce serait une affaire sérieuse. On peut aussi refaire le tour et utiliser l’autre escalier ciré. On peut y passer, si on veut.

— Mais il n’y avait aucune trace d’utilisation. Si quelqu’un passe là, il aurait laissé des empreintes. Il y a aussi un escalier qui mène au toit, mais il est habituellement verrouillé. Les élèves ne peuvent pas y aller sans surveillance d’un professeur.

Donc, l’escalier où se trouvait « l’artisan » resterait le seul accès. Certes, en se posant en hélicoptère et en descendant en rappel on pourrait y parvenir, mais je ne pensais pas que le chocolat d’Ibara recelât un secret d’une telle importance qu’il faudrait déployer des méthodes d’espion pour le subtiliser.

…Mais attends. Ibara utilisait une marque belge. Il est de notoriété que la Belgique est membre de l’UE. Et si le chocolat d’Ibara contenait une puce susceptible de déstabiliser l’Europe ? Alors là, le rappel et l’hélicoptère expliqueraient tout.

— Oreki-san ?

— Non, ce n’est rien.

Je n’avais entendu aucun bruit d’hélicoptère, de toute façon.

Où se trouvait donc le chocolat ? Je fixai la neige et eus une autre idée.

— Quand vous avez cherché le chocolat, vous avez regardé en bas ?

— En bas ?

Je fis décrire à mon doigt une demi-parabole dans l’air.

— Si on avait jeté le chocolat par la fenêtre, il serait tombé au sol, non ?

Chitanda secoua la tête.

— Si c’était le cas, je l’aurais vu.

Donc elle ne l’avait pas négligé. Mais qu’en est-il de ceci :

— Avez-vous vérifié les toilettes des filles ?

L’incrédulité se peignit sur leurs visages.

— Quoi ?

— Qu’as-tu dit ?

— Les toilettes des filles. Au quatrième, pendant ces quinze minutes, il n’y avait que cette salle, la salle d’option 5 et les toilettes des filles. Et comme le chocolat n’est ni ici ni dehors, ne pourrait-il pas avoir été caché dans les toilettes des filles ?

Sans attendre la fin de ma phrase, Chitanda agita sa jupe et fit un pas en avant. Voyant que je ne bougeais pas, elle me réprimanda :

— Je n’y avais pas pensé. Allons-y !

— Vas-y toute seule, alors.

— Oreki-san, on est plus efficaces à plusieurs…

— Si c’étaient les toilettes des garçons, pourrais-tu y foncer ?

Il semblerait que Chitanda ne se rendait pas tout à fait compte de l’environnement. Un petit « ah » s’échappa d’elle, elle rougit, s’inclina deux fois et fila. Au passage, les toilettes des garçons étaient au premier et au troisième, tandis que celles des filles étaient au second et au quatrième.

Satoshi regarda Chitanda partir, un demi-sourire aux lèvres.

— Tu penses vraiment qu’il est dans les toilettes ?

Je répondis sans dissimuler mon ennui.

— Non. Une chance sur dix mille.

— Une chance sur dix mille, ça fait 0,01 %. C’est si improbable que ça ?

— Satoshi.

Je soufflai.

— Je lançais juste une piste. Ferme-la un peu.

— …D’accord.

Satoshi se tut. Il faudrait environ trois minutes à Chitanda pour revenir. La salle de géologie retrouva son silence.

Chitanda revint, les épaules affaissées.

— Ce n’était pas là…

Je hochai la tête et dis :

— Il ne reste qu’une possibilité.

— Hein ?

Chitanda leva la tête, honteuse. L’instant que nous avions différé depuis tout à l’heure arriva.

La porte de la salle de géologie s’ouvrit et la personne entra. Ibara Mayaka portait un pull beige par-dessus so uniforme de marinière et un bonnet en laine. Le pansement sur sa joue gauche masquait le bouton apparu à force d’avoir goûté trop de chocolat. Ibara nous regarda et exprima sa surprise.

— Hein, pourquoi vous êtes tous là ?

— Mayaka-san…

Je perçus le tremblement dans le murmure de Chitanda. Mais Ibara, sans remarquer l’expression de Chitanda, ôta son bonnet et parla d’un ton enjoué.

— Alors, mon chocolat, il était comment ?

Elle posait la question d’emblée. C’était logique : c’était son affaire principale.

Je jetai un coup d’œil à Satoshi. Il fixait Ibara d’un air vague et impassible. Il ne semblait pas disposé à prendre la parole.

C’était donc à moi de parler, mais Chitanda leva la main, m’obligeant au silence. Elle voulait sans doute s’expliquer elle-même, et je m’effaçai.

Chitanda fixa Ibara avec sérieux.

— Mayaka-san, je suis vraiment désolée.

Cette fois, je n’entendis aucune tremblote dans sa voix. Elle avait pris la résolution de dire la vérité. Ibara, elle, garda une expression interrogative.

— Pourquoi ? Il n’y a rien pour quoi tu doives t’excuser, non ?

— Euh… en fait…

Elle hésitait encore.

— Quand je suis sortie sans verrouiller la porte, ton chocolat a été volé… Je suis désolée.

Chitanda prononça ces mots d’une voix ferme, sans fuir, mais ses yeux s’embuèrent. La réaction d’Ibara fut tout à fait inattendue : elle murmura simplement.

— Hmm. Je vois.

Après un court silence, un sourire amer, un peu gêné, apparut sur son visage.

— Alors il a été volé, hein.

Avec ce visage et ces mots. Je n’en crus pas mes oreilles. Je m’étais attendu à ce qu’Ibara explose de colère ce qui aurait été logique. En toute impartialité, je n’aurais pas laissé passer ça à sa place.

Mais elle resta calme. À l’inverse, Chitanda laissait libre cours à son émotion.

— Mayaka-san, je… !

Ibara secoua la tête vers Chitanda.

— Ne fais pas cette tête, Chii-chan. Tu t’inquiètes de ne pas avoir verrouillé la porte ? On ne pouvait pas prévoir qu’on déroberait un chocolat de Saint-Valentin.

— Mais !

— Même si quelqu’un d’autre est en faute, je ne te blâme pas. Pas du tout. En fait, je ne me rappelle même pas t’avoir demandé de surveiller le chocolat. J’ai l’impression d’avoir gâché ton aide.

Elle remit son bonnet, détourna le regard de Chitanda, poussa un soupir et murmura :

— Ça fait quand même un peu mal. Bon, je rentre pour aujourd’hui. Chii-chan, ne t’en fais pas, d’accord ?

Sur ces mots, elle fit demi-tour et quitta la salle de géologie d’un pas mesuré. Personne ne l’appela.

Nous, Chitanda, Satoshi et moi, nous regardâmes tandis que sa silhouette disparaissait.

Après son départ, Chitanda attendit qu’Ibara fût descendue dans l’escalier avant d’avancer avec détermination. Je me levai du bureau et me mis devant elle. Sans hésiter, elle s’avança jusqu’à ce que le bout de son nez fût à quelques centimètres du mien, puis s’arrêta enfin.

— …Laisse-moi passer, s’il te plaît.

— Tu comptes faire quoi ?

Elle était beaucoup trop proche. Je fis un pas en arrière en parlant. Chitanda répondit en s’avançant à nouveau.

— Même si je dois employer des moyens coercitifs, je retrouverai le chocolat de Mayaka-san. Si je n’agis pas, je ne pourrai pas lui faire face demain.

— Comme tout le monde l’a dit, ce n’est pas ta faute. Même un avocat le dirait. C’était imprévisible.

— Je n’y connais rien en loi. Je ne peux simplement pas me pardonner. Aujourd’hui devait la rendre heureuse, et voilà le résultat. Je ne peux pas rester là sans rien faire !

Elle essaya de se faufiler devant moi.

Mon bras droit se tendit spontanément et saisit le poignet droit de Chitanda.

Sa main était chaude.

En tenant son poignet, je sentis, par la tension de ses tendons, qu’elle concentrait sa force dans le poing. Fallait-il lâcher prise ? Ou maintenir l’emprise ? Hésitant, je dis :

— Je ne peux pas prétendre comprendre comme toi. Je ne vis pas les choses avec une telle intensité. Mais laisse-moi faire. Je rendrai le chocolat d’Ibara à Satoshi avant la fin de la journée.

Jamais je n’aurais imaginé que viendrait le jour où l’économe en énergie Oreki Houtarou dirait : « Laisse-moi faire ».

Les yeux énormes de Chitanda s’écarquillèrent davantage. Elle ne relâcha pourtant pas sa poigne.

— …Ça me réjouit que tu dises ça, mais si c’est le cas, je chercherai avec toi.

Je secouai la tête.

— Non. J’ai ma petite idée, mais je ne peux pas la mener à bien avec toi dans les pattes.

Un petit silence tomba. Chitanda demanda d’une voix basse :

— Tu sais qui c’est ?

Je la lâchai. Sans doute avais-je involontairement serré, car elle caressa légèrement le poignet que j’avais tenu.

Puis, contraint par les faits, je hochai lentement la tête.

— Qui l’a prise ?

— Il n’y a qu’une personne qui peut tenir le chocolat en ce moment. C’est elle.

Je laissai échapper un soupir.

— Nakayama, du club d’astronomie.

Une table chuta. Satoshi se leva à moitié, mais je l’ignorai.

— D’après le témoignage de « l’artisan », nous étions les seuls à monter depuis le troisième étage. D’après Sawakiguchi, il n’y a que trois membres du club d’astronomie qui s’étaient levés.

— Oda-san, Nakayama-san et Yoshihara-san, non ?

— Supposons qu’un d’eux soit entré et ait dérobé le chocolat. Mais si tu es le voleur, comment aurais-tu procédé ? Le chocolat d’Ibara est assez volumineux.

Chitanda hocha la tête et fit un geste pour indiquer une taille un peu inférieure à celle de sa taille.

— Il faisait à peu près cette taille.

— On ne peut pas dissimuler quelque chose d’une telle ampleur. Comme ce n’est ni dans les toilettes ni jeté dehors, il ne peut qu’avoir été emporté dans la salle d’option 5. Or Sawakiguchi a dit qu’aucun d’eux n’est entré avec un chocolat. Les autres ont confirmé. Si tout le club avait été complice, ça se tiendrait, mais ce n’est pas le cas.

Je me pointai du doigt, puis Satoshi.

— Impossible de cacher un tel volume dans un uniforme d’école. On peut le planquer dans un sac, et je peux l’imbriquer dans ma poche de manteau. Mais aucun membre du club d’astronomie n’est sorti avec son sac ou son manteau. Ils ne sont pas partis. Les poches sont trop petites. Même caché, un objet si volumineux rendrait leurs mouvements suspects.

Ensuite, je désignai Chitanda.

— Cela dit, on peut tricher avec uniforme de marinière : si on scotche le chocolat à la cuisse, la jupe le dissimule. Je n’ai aucune idée de ce qui a traversé l’esprit de Nakayama en volant le chocolat d’Ibara. Peut-être y a-t-il une querelle qui nous échappe. Mais, mis à part la raison, Nakayama est la seule qui puisse l’avoir caché, donc je suppose qu’elle l’a en ce moment.

Après un bref silence, je repris :

— Je transmettrai le chocolat d’Ibara à Satoshi aujourd’hui. J’en suis quasiment certain, mais ta présence me gênerait. Reste chez toi, ne t’inquiète pas pour ça.

Chitanda plongea son regard dans le mien.

…Je regardai ailleurs sur-le-champ ; j’étais lamentable.

Pourtant, un petit sourire revint sur le visage de Chitanda.

— C’est rare que tu t’avances autant.

— Ah bon ?

À vrai dire, je le pensais aussi : c’était me demander l’impossible.

— Très bien. Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais si tu dis que c’est mieux ainsi, je te crois.

La tension quitta mes épaules. Mon visage paraissait plus détendu.

— D’accord. Je t’appellerai si ça marche.

Chitanda annonça qu’elle attendrait mon appel et s’inclina.

Elle partit, ne laissant plus que Satoshi et moi.

Je fronçai les sourcils en regardant l’extérieur tout noir : il neigeait toujours. Je pris mon sac sur l’épaule.

— Bon, allons-y.

Sur ces mots, Satoshi sauta du bureau.

— Ouais, allons-y.

Je m’assurai de bien fermer la porte à clef.

6

La route du retour, la nuit. Les phares et feux arrière passaient en éclairs. La neige se posait sur le devant de mon manteau.

Le vent était froid, je rentrai le cou dans mon imperméable. Satoshi marchait à mes côtés, un sac à cordon au bras et un sac à dos sur le dos. Pour tout rempart contre le froid, il n’avait qu’un gilet.

— Le chocolat de la Saint-Valentin aurait été volé en l’attachant à la jambe, hein ?

Je répétai à mi-voix ce que j’avais dit plus tôt, puis partis d’un rire bref.

— C’est impossible, non ?

— Et moi je trouvais ça crédible, dit Satoshi en faisant tournoyer son sac à cordon.

Je ris encore.

— Non, ça ne tient pas.

— Vraiment ?

— L’élève en question n’aurait pas pu savoir qu’Ibara avait décidé de laisser le chocolat dans la salle du club. Même en l’apprenant je ne sais comment, Chitanda le surveillait, et elle ne pouvait pas prévoir que Chitanda sortirait pour aller te chercher.

— Elle aurait pu, je pense.

— D’accord, admettons qu’elle savait tout. Même alors, le chocolat aurait fondu au contact de la peau. Et, en fondant, il dégage une odeur caractéristique impossible à masquer. Et surtout…

Le feu piéton se mit à clignoter alors que nous arrivions au milieu du passage.

Nous traversâmes en trottinant, et Satoshi se retourna.

— …je n’arrive pas à imaginer une personne honnête voler un chocolat de Saint-Valentin.

Satoshi eut un rire cynique.

— Rien ne garantit que Nakayama soit honnête.

— Puisqu’une personne indélicate est en cause depuis le début, c’est normal que tu la soupçonnes.

Une pellicule de neige s’était formée sur le trottoir. À chaque pas, un crissement aigu se faisait entendre. Le vent fraîchit un moment. Je me serrai les épaules pour lui résister et attendis qu’il passe.

— Je suppose que je dois tenir ma promesse.

Satoshi se tut.

— …Passe-moi ton sac.

J’entendis un petit rire venir de sa gorge pendant qu’il obéissait. Je pris le sac à ficelles et lui imprimai un grand mouvement vertical. Crrk.

Un son se fit entendre, semblable à des morceaux brisés qui frottent entre eux.

Je rendis le sac à Satoshi avec une politesse déplaisante.

— C’était beau, Houtarou.

Satoshi esquissa peut-être un sourire, mais je ne pouvais y voir qu’une habitude ou un bluff.

La personne qui avait volé le chocolat, c’était Satoshi.

Dès que Chitanda avait dit que le chocolat avait été volé, j’avais conclu que Satoshi était le seul coupable possible. Même sans cette intuition, il ne restait, par élimination, que lui. Une fois le club d’astronomie écarté, il ne pouvait s’agir que de quelqu’un monté depuis le troisième. D’après « l’artisan », trois personnes avaient emprunté cet accès : Chitanda, Satoshi et moi. Je ne suis évidemment pas le voleur, et Chitanda est hors de cause puisqu’elle est la victime. Il ne restait donc que Satoshi.

Sans doute s’était-il dissimulé dans les toilettes des garçons du troisième après s’être séparé de moi en m’annonçant qu’il montait en salle de club. Les toilettes sont juste à côté de l’escalier, et celles du troisième sont bien pour les garçons. Il avait attendu là, sachant que Chitanda finirait tôt ou tard par sortir pour aller le chercher.

Quand il eut confirmé que Chitanda avait passé la cage d’escalier, Satoshi monta au quatrième. En chemin, « l’artisan » le vit. Il est possible qu’il lui ait aussi demandé si l’affiche était droite. Si ma mémoire est bonne, lorsqu’il nous avait demandé notre avis tout à l’heure, Satoshi avait répondu : « C’est trop bas, là ». S’il n’était pas déjà passé, il n’aurait jamais dit « là ».

Dans le local vide, Satoshi s’appropria le chocolat d’Ibara. Mais, à sa surprise, il était énorme. Il comptait le glisser dans son sac à cordon, et se retrouva coincé. Le sac de Satoshi pouvait à peine contenir un livre au format 12-in. Quelle que soit la finesse de la taille de Chitanda, elle est assurément plus large qu’un livre.

S’il se contentait de le prendre et de filer, il risquait de croiser Chitanda à l’escalier, et la partie serait finie pour le chocolat. Alors, qu’a fait Satoshi ?

Les lampadaires s’étaient allumés. Nous approchions du pont. C’était une passerelle étroite, pour piétons. La passerelle était si étroite que deux personnes côte à côte empêcheraient qu’on puisse se croiser. Il n’y avait rien pour faire barrage au vent, et son grondement s’amplifia.

— Tu as hésité, en le brisant ?

Ma voix s’éparpilla dans le vent, Satoshi ne dut pas l’entendre. Il ne répondit pas.

Satoshi avait brisé le chocolat. Sans doute en abattant le coude sur l’emballage. S’il avait voulu penser au fait que c’était le cœur d’Ibara, il l’aurait sûrement traité avec plus de soin. Mais le résultat était le même. Le cœur avait été réduit à une taille qui tenait dans le sac à ficelles.

Puis Satoshi quitta la salle. Il croisa Chitanda sur le palier, lui servit probablement une excuse du genre « Désolé du retard, je m’étais trop plongé dans un truc ». Chitanda l’emmena alors en salle pour découvrir que le chocolat avait disparu.

Qu’a-t-il pensé en voyant Chitanda s’affoler ?

Nous nous arrêtâmes au milieu de la passerelle. Satoshi s’immobilisa aussi.

Pour que le vent n’éteigne pas ma voix, je haussai le ton.

— Maintenant, on est quittes.

— Quittes ? répondit Satoshi d’un rire ténu.

— Pour quel service ? Ce n’est pas l’histoire du jour de l’An, tout de même ? Si je dois choisir, je dirais que ce genre de trucs m’importe peu.

— Je parle d’avril dernier. Tu as inventé une histoire pour m’aider à échapper à Chitanda[15].

Il lui fallut un moment pour se rappeler.

« Ah », fit-il.

— Oui, c’est vrai.

— À l’époque, tu as joué le jeu.

— Oui, je suppose. Je suis surpris que tu t’en souviennes vraiment.

— Bien sûr que je m’en souviens.

Je serrai les dents.

— C’était odieux. J’ai fait une bêtise.

— C’est ce que je me suis dit.

J’en suis certain désormais grâce à ce qui s’est passé aujourd’hui. J’ai saisi clairement ce que signifie tromper autrui avec de petites lâchetés. De façon inattendue, ou peut-être inévitable, la dupée, cette fois comme la précédente, c’était Chitanda.

— Mais c’était une histoire élégante, dit Satoshi.

— Quand l’économe d’énergie Houtarou s’est rendu compte de ses intentions, personne n’a été blessé… à part Houtarou.

Soudain, une rafale balaya la passerelle et la neige tournoya en volutes dans la nuit. Je relevai encore le col de mon imper. Les yeux baissés, je demandai :

— Tu pourrais au moins t’expliquer, non ?

— Une explication, hein…

Je n’avais aucune idée du pourquoi. Mais je supposais qu’il avait une raison. Disons que je croyais en lui. C’est pour ça que j’ai bricolé un raisonnement fictif acceptable pour Chitanda, et que j’ai agi pour boucler l’affaire. Un jour où je dirais « je l’ai fait parce que j’en avais envie », je pourrais me mettre en colère. Mais puisque personne ne m’a rien demandé, je me suis tu.

À la fin, pour convaincre Chitanda et la calmer, je n’ai eu d’autre choix que de faire d’une élève sans rapport le bouc émissaire. Il devait exister une meilleure méthode, mais je ne l’ai pas trouvée. À partir de maintenant, cette fille portera, tout au long du lycée, le malentendu de Chitanda.

J’ai fait tout cela parce que je croyais que Satoshi avait une bonne raison. Mais si…

— Si tu me dis que c’était pour rire…

— Et si c’était le cas ?

— Alors je devrais te frapper. Pour Chitanda et pour Ibara. Avec mon poing.

Satoshi haussa les épaules de façon théâtrale.

— J’aimerais autant éviter.

— Et si tu veux te taire, tu vas t’excuser auprès de Chitanda, et tant que tu y es, tu lui diras que c’est toi.

— Pire encore. Je n’avais pas l’intention d’impliquer Chitanda.

Satoshi leva les yeux vers le ciel. Un long souffle s’échappa de sa bouche.

Après un silence, il parla lentement.

— Je n’ai vraiment pas envie de le dire. Ce n’est pas un sujet dont j’aime parler. Mais je ne peux pas me taire, pas vrai ?

— J’sais pas ce que tu avais en tête. Tu n’as pas juste pensé, mais agi.

— Oui, exactement. Je ne le regrette pas, vraiment pas, mais…

Son regard quitta le ciel pour retomber au sol. Comme s’il s’était décidé, il se lança. Sa voix n’était pas très forte, mais je l’entendais malgré le vent.

— Houtarou, tu me vois comme quelqu’un d’obsessionnel ?

Je réfléchis un peu et répondis :

— Oui, je suppose. Tu es aussi un sacré amateur de tout.

— C’est là que tu te trompes complètement.

Satoshi s’adossa à la rambarde de la passerelle enneigée.

— Les amateurs et les obsessionnels se dévouent à quelque chose. Ils ne veulent perdre contre personne dans leur domaine, leur quotidien, c’est l’étude, la découverte.

— Tu n’es pas comme ça ?

— Non. Tu as oublié l’affaire de « l’Impératrice » ? J’avais dit que je ne pourrais être premier en rien, non ? Mais pour être précis, j’ai renoncé à viser la première place.

— Pourtant, tu as joué contre moi tout à l’heure.

Il parlait de notre duel à la salle de jeux. J’avais gagné deux manches à une.

— Oui.

— Tu n’as pas trouvé ça bizarre ? Je ne cherchais pas à gagner.

— On jouait beaucoup à ce jeu il y a deux ans, pas vrai ? Le moi d’alors me paraît assez pitoyable aujourd’hui. Je gagnais pour gagner. Si je perdais, je pinaillais et trouvais des défauts aux règles. Et ce n’était pas limité aux jeux. Si quelqu’un était calé sur Takeda Shingen[16], je fouillais les livres pour en savoir plus que lui. À un moment, je suis même monté dans le train des maniaques du rail. Je voulais simplement gagner.

— J’étais obsédé par tout et rien. Je ne sais plus par quoi exactement, mais ça pouvait être n’importe quoi, l’agencement des couleurs sur des vêtements, l’ordre correct des traits d’un kanji. Même dans les kaiten-zushi, je me concentrais sur l’ordre correct d’assemblage des garnitures, au point de ne pas remarquer les bonnes choses sous mon nez.

Satoshi se moqua de lui-même d’un rire étrange.

— Pour dire les choses, c’était ennuyeux. À force de vouloir gagner, même quand je gagnais ce n’était pas intéressant, et je ne supportais pas ce résultat. Je ne comprenais pas pourquoi, alors j’y ai beaucoup pensé. Quel idiot j’étais. Est-ce qu’on s’amuse quand on n’a pas une manière amusante de gagner ? Alors, un jour, j’ai été fatigué de ça. J’ai renoncé à être obsédé. Non, ce n’est pas ça. Je suis devenu obsédé par le fait de ne pas être obsédé. J’en ai oublié la cause exacte. Et après ça, Houtarou, chaque jour est devenu réellement plaisant. Aujourd’hui vélo, demain artisanat, puis je lisais sur le traité de sécurité nippo-américain, l’assurance-vie postale, la musique classique. En y mettant juste ce qu’il faut d’envie sans m’y fixer, je papillonnais. Une fois, tu as parlé de « rose shocking[17] » pour décrire mon mode de vie, non ? C’était bien trouvé.

Satoshi ne s’adressait déjà plus à moi.

Je croisai son regard et le laissai poursuivre son monologue rétrospectif.

— Mais même dans ce confort, un problème restait.

— Je suis devenu obsédé par le fait de ne pas l’être, et je me suis installé dans cette vie. Je ne sais pas jusqu’où ta philosophie d’économie d’énergie porte ta vie, mais chez moi, l’absence d’obsession est un point crucial. Sans ça, je redeviendrais sans doute ce type lamentable.

— Et puis il y a Mayaka.

Je sentis ses poings se serrer.

— Mayaka est une fille extraordinaire. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais elle l’est vraiment. Il n’y a personne comme elle. Si elle me disait vouloir être avec moi, ce serait comme un rêve devenu réalité. Mais alors… ai-je le droit de me laisser obséder par Mayaka ? J’avais décidé de ne plus m’attacher à rien, de ne plus me fixer sur quoi que ce soit. Pourtant, pouvais-je faire une exception pour elle ? Au départ, ça me paraissait simple. En vivant comme je l’entendais, j’avais trouvé un certain confort. Et puisque je voulais être avec Mayaka, je me suis dit qu’il suffisait de suivre ce désir. Mais c’était impossible, Houtarou. Totalement impossible. Parce que c’est justement en voulant que j’ai cessé de me fixer sur quoi que ce soit… et c’est encore en voulant que je me suis fixé sur Mayaka. Elle était une contradiction vivante dans ma résolution. Mayaka représentait un problème, mais l’ignorer aurait été une lâcheté de ma part. Il fallait que je trouve une solution, mais comment ? Peut-être me trompais-je en pensant pouvoir la trouver seul. À force de me débattre dans ce dialogue intérieur, j’ai fini par devenir quelqu’un d’incapable de lui faire du mal. Et pendant que je cherchais encore la réponse, la Saint-Valentin de l’an dernier est arrivée. Tu ne trouves pas que le chocolat, c’est un symbole parfait ? Si j’acceptais celui de Mayaka, ce serait comme admettre que je m’attache à elle. Et je n’étais pas encore prêt à le faire.

— C’est pour ça que tu ne l’as pas accepté ?

— Oui. Et c’est pareil cette année. Tu peux me traiter d’abruti. Un an a passé, et je suis toujours incapable de répondre. Dans ces conditions, je me suis demandé s’il y avait un autre moyen de refuser un chocolat que je ne pouvais accepter, à part le faire disparaître. S’il y en avait un… oui, je suppose qu’il y aurait quelque mérite à me coller un coup de poing.

Le silence retomba. Mais cela n’aurait pas dû concerner Chitanda.

— Tu as blessé Chitanda, dis-je.

Satoshi répondit avec un sourire douloureux.

— …Mon plan n’a pas roulé aussi bien que le tien, Houtarou. Je n’avais pas prévu ça.

— Alors, tu pensais à quoi ?

— Nous étions tombés d’accord. Mayaka laisserait le chocolat dans la salle. Si j’étais prêt à l’accepter, je le prendrais. Sinon, je le laisserais. Avec ce pacte, c’est ce que j’avais prévu. Je ne dis pas que Mayaka est en faute, mais elle n’a pas pris en compte que Chitanda, qui l’avait aidée à le faire, voudrait assister à l’acceptation…

Alors c’était un plan concerté par Satoshi et Ibara ?

— Dans ce cas, tu as tout dit à Mayaka ?

— Bien sûr ! Évidemment ! Sinon, je manipulerais Mayaka à ma guise !

— …Hmm, en fait, c’est exactement ce que je fais.

— L’an dernier, après que j’ai refusé son chocolat, on a parlé. Pendant des heures, plus en détail qu’aujourd’hui. Ça me rappelle des choses. Ça fait déjà un an. Je m’en suis pris une bonne. Au final, Mayaka n’a pas dit qu’elle comprenait, mais qu’elle attendrait. La Saint-Valentin suivante ferait office de test. Mayaka est restée calme en apprenant que le chocolat avait été volé, non ? C’est qu’elle a sans doute compris que c’était le signe que le voleur n’avait pas encore trouvé sa réponse. C’est ce que je pense.

Ibara avait compris que c’était Satoshi qui avait volé le chocolat. C’est ce que j’attendais. Mais je pensais aussi qu’elle se mettrait en colère ensuite. Puisque le chocolat de cette année était refusé comme celui de l’an dernier… Je ne sais même pas si ce serait une raison d’être en colère.

Si c’est ainsi, l’histoire des factions au club de manga était sans doute, elle aussi, un mensonge.

Satoshi ouvrit largement les bras. Les manches de son uniforme claquèrent au vent.

— Voilà, Houtarou, j’ai tout dit. Ce n’était pas une farce, et je ne me suis pas tu. Qu’est-ce que tu vas faire ?

… La neige redoubla.

Je redressai mon col. Il faisait trop froid pour rester au sommet de la passerelle. Je me remis en marche, mes pas crissaient dans la neige.

Satoshi emboîta le pas.

— Je ne peux pas raconter ça à Chitanda, hein ?

— Surtout pas. Je préfère me prendre un coup.

Je m’en doutais. Même si Satoshi parlait franchement à Ibara, ça resterait une discussion de mecs. De l’autre côté, Chitanda et Ibara auront sans doute leur discussion de filles. Comme je n’en connais pas le contenu, et que Satoshi ne m’a pas tout dit, moi non plus, je ne devrais pas tout dire à Satoshi.

Non, je me le demande.

Ma devise se résume à « si je n’ai pas à le faire, je ne le fais pas, si je dois le faire, je le fais vite ». C’est tout. Je n’ai rien à confesser. Je me rappelai tout à coup ce que je pensais à la bibliothèque en feuilletant le recueil de photos. Un économe d’énergie ne peut pas s’occuper d’une histoire d’amour. Il en va de même pour le mobile de Satoshi en brisant le chocolat maison. Mais les deux choses n’étaient que faussement semblables. Je m’étais trompé. Satoshi hésitait car il tenait à Ibara.

En traversant la rivière, où soufflait un vent glacial, je me sentis mal à l’aise. C’était lui qui était en tort au départ, et je l’avais poussé à dire des choses qu’il n’aurait pas voulu dire. Devais-je rattraper le coup ? Lui dire : « Désolé, je ne te connaissais pas bien, Fukube Satoshi » ?

Le dos tourné à Satoshi, j’eus un petit sourire amer.

Bon, je ne peux pas dire ça.

La passerelle n’était pas longue. Juste avant la rive, je demandai :

— Alors, des chances d’apporter bientôt une réponse ?

Je me retournai vers un visage sérieux qu’on ne voit pas d’ordinaire. Satoshi hocha légèrement la tête.

— J’y suis presque, encore un peu… Je n’arrive juste pas à mettre des mots dessus.

Je lui tapai l’épaule.

— Désolé de t’avoir fait tout dire dans ce froid. Je te paye une canette de café.

Là-dessus, son sourire habituel revint. Il fit tourner son sac, et j’entendis les morceaux de chocolat brisé s’entrechoquer.

— Marché conclu. Puisque tu invites, je prendrai un thé rouge.

De retour chez moi, je fis infuser du thé pour réchauffer mon corps transi.

Après en avoir bu la moitié, j’appelai Chitanda.

Je lui dis que tout s’était terminé sans histoire, que j’avais remis le chocolat à Satoshi, et que tout risque de tension était écarté. Chitanda s’en satisfit-elle ? Ne sachant pas combien de temps dureraient ses remerciements, je les interrompis et raccrochai.

J’avais menti. Peut-être me suis-je permis cette audace, mais personne ne pourra me le reprocher.

Je regagnai ma chambre, m’étendis sur le lit et fixai le plafond.

D’ailleurs… rien ne dit que Chitanda ne me ment pas. Il est admis aujourd’hui qu’il y a plus d’un point de vue à toute chose. De toute façon, je ne comprends pas entièrement Satoshi, qu’on peut pourtant appeler un vieil ami. Même si personne ne ment, il se peut qu’il y ait malentendu, ou que l’autre ait mal interprété des mots.

Quoi qu’il en soit, il est impossible qu’Ibara n’ait pas deviné que Chitanda voudrait assister à l’acceptation du chocolat. Satoshi le comprend-il ? Qu’Ibara a peut-être utilisé Chitanda pour pousser Satoshi à accepter ? Ou bien je vois trop loin ?

Je n’en sais rien. Et je n’ai pas cherché. Si la membre du club d’astronomie, Nakayama, avait réellement volé le chocolat avec l’astuce physique que j’ai évoquée, je ne serais pas là à fixer mon plafond.

Une tablette de chocolat traînait au sol. C’était l’unique chocolat de la Saint-Valentin que j’avais reçu cette année.

Je ramassai ce chocolat, qui semblait venir de l’étranger, en arrachai l’emballage et dépliai le papier d’alu.

Je croquai dans le chocolat noir qui apparut.

Le goût se répandit dans ma bouche. Intensément sucré, puis amer, comme je m’y attendais.

Peu à peu, la saveur s’estompa, disparut, ne laissant que sa trace.

[1] Fait référence au printemps.

[2] Idéal féminin japonais.

[3] « Tenir une réunion » se dit 催す (moyosu), qui est le premier kanji de 催淫薬, lequel signifie « aphrodisiaque ».

[4] Concept de la Seconde Guerre mondiale selon lequel les cuirassés devaient être équipés de canons aussi gros que possible afin d’obtenir un avantage tactique.

[5] Probable que le jeu décrit ici est Virtual On.

[6] Les cris de sidération de Satoshi, probablement.

[7] Mains « limites » au mah-jong japonais, donnant 48 000 points au donneur et 32 000 points aux autres joueurs.

[8] Sorte de victoire finale au dernier coup.

[9] Toutes les tuiles d’une même couleur.

[10] Il s’agit d’un jeu de mots : « pitié » (哀, ai) se prononce comme « amour » (愛, ai) en japonais.

[11] Ou format in-duodecimo. 188 mm × 130 mm.

[12] Oreki se reprend ici parce que le mot japonais pour « artisan » peut aussi s’entendre comme « espion ». On gardera le terme d’artisan même s’il est peu naturel.

[13] Bouillon japonais à base de poisson et de varech (dashi).

[14] Ndt : Malgré des heures de recherches, le fantraducteur japonais anglais n’a pas trouvé de jeu de rôle sur table portant ce nom qui corresponde aux quelques lignes de description données ici.

[15] Fait référence au chapitre 1 du tome 4 : « Si je dois le faire, je le ferai vite ».

[16] Takeda Shingen (1521-1573), des provinces de Shinano et de Kai, est un des principaux daimyos ayant combattu pour le contrôle du Japon durant l’époque Sengoku.

[17] Ou Rose choquant est un nom de couleur forgé par la créatrice de mode Elsa Schiaparelli en 1937 pour une nuance de fuchsia. Dans le monde anglophone, shocking pink est devenu synonyme de quelque chose de voyant, extravagant, exubérant. Le mode de vie de Satoshi est donc coloré, changeant, ostentatoire, plein d’énergie, comme un rose choquant. Quelque chose de brillant, séduisant, mais superficiel, qui attire l’œil sans rien approfondir.

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