Hyouka t4 - chapitre 5

Conne année

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Traduction : Raitei
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1

Il existe un vieux dicton qui dit : « Ce que tu fais au Nouvel An, tu le feras toute l’année. » Quand j’étais enfant, à l’époque où je me préparais fébrilement pour les examens d’entrée au lycée, cette croyance me faisait si peur que je m’étais accordé un jour de repos le premier janvier, rien que pour éviter de passer l’année entière à réviser. C’était il y a longtemps…

Non, ce n’est pas vrai. C’était seulement l’an dernier.

À présent, dans cette obscurité, je me demandais si la variante « Ce que tu fais le jour de l’An, tu le feras toute l’année » avait la moindre part de vérité. Comme on dit aussi : « L’année se décide dès le premier jour ». Subir un désastre dès le premier jour du mois de janvier… Ce genre de chose devrait n’arriver qu’une fois dans une vie, et surtout pas chaque année, n’est-ce pas ? Je ne suis pas du genre superstitieux, mais si quelqu’un venait me dire : « Le malheur s’abattra de nouveau sur les impurs », j’irais sans doute me faire purifier bien docilement.

— Ce que tu fais au Nouvel An, tu le feras toute l’année. Tu penses que ce dicton est vrai ?

Je sentis que Chitanda réfléchissait à la question.

— Eh bien… je ne pense pas que cette superstition soit vraie. Si c’était le cas, alors quelqu’un qui ne ferait rien le jour du Nouvel An ne ferait rien de toute l’année. Ce serait trop absurde.

Rassuré par cette explication, je poussai un soupir de soulagement. Mes inquiétudes s’étaient envolées, je me sentais libéré.

Pourtant, même si je ne distinguais pas ses émotions dans ce noir profond, je pouvais deviner, à sa voix, que Chitanda était parfaitement sérieuse quand elle ajouta :

— Mais Oreki-san… ce qui m’intrigue le plus, c’est notre situation actuelle, pas les trois cent soixante-quatre jours à venir.

Je sais.

Je suis bien conscient du sérieux de notre situation. Mais, Chitanda, tu ne pourrais pas me laisser fuir la réalité encore un peu ? Le vent s’engouffrait par les fentes, si froid qu’il semblait nous entailler les joues. Dans le même temps, ces interstices laissaient filtrer un peu de lumière dans les ténèbres. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité.

Je distinguai désormais un balai de bambou, une pelle métallique, une longue perche sans doute utilisée pour le ménage, et un carton dont j’ignorais le contenu. Et Chitanda, vêtue d’un kimono, le visage marqué d’une expression inquiète.

Ainsi que les quatre murs qui nous entouraient.

Nous étions dans l’enceinte du sanctuaire Arekusu, l’un des plus grands de la ville de Kamiyama. Plus précisément, dans un recoin du domaine, presque invisible depuis les lanternes du parvis et à l’écart des visiteurs. Là se trouvait une vieille remise délabrée. C’est là que nous étions enfermés.

Le problème n’était pas que l’endroit soit une remise, ni qu’il soit en ruine. La seule ouverture, porte unique de ce local, servait à la fois d’entrée et de sortie. Or, en cet instant, elle était close et bloquée… de l’extérieur. En cette nuit du premier janvier, Chitanda et moi étions prisonniers d’une remise isolée, au fond du sanctuaire Arekusu.

Les murs et le toit avaient depuis longtemps dépassé leur durée de vie, mais un détail sortait du lot dans le décor : la porte, neuve et solide, faite d’un aluminium brillant. Un vrai atout, si l’on pense en termes de sécurité. Peu importait combien nous poussions ou tirions : elle se contentait de vibrer et de cliqueter faiblement.

Un grognement m’échappa.

— Comment on a bien pu se retrouver dans ce pétrin.

— Je me le demande… Peut-être…

Même dans le noir, je perçus que Chitanda souriait.

— … Parce que tu as tiré un mauvais présage ?

Je soupirai longuement.

Se pouvait-il vraiment que ce soit à cause de ça ?

2

L’affaire avait commencé quand Chitanda m’avait appelé, peu avant le réveillon.

— Oreki-san, tu as des projets pour le jour de l’An.

Je réfléchis un instant.

Quand j’étais à l’école primaire, j’allais chaque année au sanctuaire, parce que ma sœur aimait ce genre de rendez-vous annuels. Elle aurait pu y aller seule, mais elle m’entraînait toujours. J’acceptais de l’accompagner au sanctuaire Hachiman d’à côté, mais l’année où elle passait les concours d’entrée à l’université, ce fut l’enfer. On m’ordonna de prier pour sa réussite et elle m’emmena jusqu’au sanctuaire Tenmangû, un périple de plusieurs heures. Si je me souviens bien, tout en me demandant de prier pour elle, elle n’acheta pas le moindre talisman et préféra s’amuser à tirer des omikujis[1] jusqu’à obtenir une « grande bénédiction ».

Quand elle entra à l’université, elle se mit à s’envoler on ne sait où, bien plus loin, et cessa de m’embarquer, ce qui mit fin pour moi aux rituels annuels. Si je n’ai pas à le faire, je ne le fais pas, si je dois le faire, je le fais vite. En bref, je n’avais aucun plan pour le jour de l’An.

— Non, pas vraiment.

La voix de Chitanda s’illumina.

— Je vois. Alors, ça te dirait d’aller au sanctuaire avec moi.

— …Pas le Tenmangû, j’espère.

— Hein, tu veux aller au Tenmangû. C’est plutôt loin.

Oui, très.

M’avait-elle pris pour un fan de Kanke[2] ? D’un ton plus bas, comme pour tâter le terrain, elle ajouta :

— Si ça te va, on pourrait aller au sanctuaire Arekusu.

Le sanctuaire Arekusu n’est pas loin du tout. S’il ne neige pas, on y va en quelques minutes à vélo. Mais je n’étais pas très enthousiaste. C’est le plus grand sanctuaire de la ville, l’affluence de nouvel an y est monstrueuse. Me faufiler dans la foule par ce froid trahirait mon principe d’économie d’énergie. Je passai le combiné dans l’autre main.

— Il y a quelque chose de spécial là-bas.

— Pas exactement, mais…

La voix de Chitanda se fit plus enjouée.

— Mayaka-san y fait un petit boulot.

Ibara. Je tentai de l’imaginer au milieu de la cohue d’Arekusu le jour de l’An.

— …

— Ah, tu as ri.

Oui. Travailler dans un sanctuaire pour le Nouvel An signifie porter l’habit blanc et le maquillage, et Ibara ferait vraiment trop juvénile là-dedans. Je répondis :

— Je parie qu’elle est affreuse.

— C’est méchant, Oreki-san.

Elle me gronda, mais on entendait le sourire dans sa voix. Si Chitanda riait de mon impolitesse, c’est qu’Ibara avait dû plaisanter la première sur son propre accoutrement.

— Fukube-san viendra, alors je me suis dit que tu voudrais peut-être venir aussi.

Satoshi ne raterait pas l’occasion de voir Ibara en costume.

Je vois. Se moquer d’Ibara serait déjà un plaisir. Mais aller au sanctuaire uniquement pour ça serait de mauvais goût. Disons que prier pour la paix et la santé pour l’année à venir ferait passer la pilule.

— Et…

— Encore autre chose.

— Pas vraiment autre chose, mais…

Cette fois, sa voix baissa, timide.

— … J’avais un peu envie de me montrer en kimono aussi.

Si je refusais, la seule raison aurait été le froid. En hiver, il fait froid, je peux l’endurer, mais je n’ai pas envie de le payer plus tard.

Et puis, le jour de l’An est propice aux résolutions. Un puissant front froid emprisonnait l’archipel et, après le coucher du soleil, Kamiyama deviendrait glacial.

 

J’enfilai mon trench-coat blanc habituel, optai pour une écharpe beige et des gants, puis glissai une chaufferette dans ma poche. Malgré ça, je claquais des dents. Pensant que c’était à cause des pieds, je choisis des bottines sans lacets, imitation cuir. En sortant, je jetai un œil à la télé, on annonçait la température la plus basse de l’hiver. Le ciel était net, pas un nuage, les étoiles piquetaient l’air d’une netteté agaçante. Cette sérénité ne faisait que renforcer, dans ma tête, la morsure du froid.

J’attendais près du torii de pierre. Même à cette heure, le sanctuaire Arekusu grouillait de monde, mais on circulait sans se cogner et se mêler à la foule aidait à tenir le froid. À côté du ciel glacé mordant, l’allée bordée de lanternes flamboyantes paraissait presque tiède.

La foule, serrée dans pulls et manteaux, rentrait le cou pour offrir le moins de prise possible. Malgré le froid, aucun visage vraiment fermé. Par petits groupes, des connaissances s’échangeaient leurs vœux. Mais Chitanda restait introuvable.

Étais-je trop en avance.

Ce n’est pas l’idée du siècle, d’attendre par cette température. Je consultai ma montre. À cet instant, un taxi noir s’arrêta devant le torii. La porte arrière s’ouvrit, et, avec un « merci beaucoup », une jeune fille en descendit. Son kimono, d’un rouge discret, scintillait comme un ciel d’étoiles et rayonnait comme un brasier. Par-dessus, elle portait une sorte de manteau noir et tenait une aumônière mauve clair. Un cordon doré y dessinait des boules brodées. Ses cheveux relevés en chignon portaient une épingle qui vibrait à chaque pas. Enfin, elle tenait une bouteille de shô[3] enveloppée de papier blanc, sans doute une offrande.

Jour de l’An oblige, on sort les atours fleuris.

Ce fut ma première pensée, puis je reconnus Chitanda.

Je ne l’imaginais pas arriver en taxi. Les taxis tournent donc le jour de l’An. Tout en ruminant ce détail inutile, je la vis se tourner vers moi avec un sourire.

— Je t’ai fait attendre.

— Non…

— Bonne année.

— B… bonne année.

— J’espère qu’on s’entendra aussi bien cette année.

— Moi de même, fais indulgence de mes défauts.

Catastrophe. Sous l’impact psychologique, je ne pus que balbutier une réponse stupide. Chitanda n’y prit pas garde et, bras à demi levés, fit légèrement voleter ses manches.

— Je suis venue me montrer.

Le kimono, dominé par un rouge profond, avait une élégance certaine, sans pour autant en faire trop. Une tenue vive, idéale pour le Nouvel An, mais qui restait douce au regard. Le motif fleuri apportait une touche de gaieté, sans jamais paraître criard.

Et pourtant, chaque fois que je voyais ma sœur vêtue d’un kimono, je ne pouvais m’empêcher de penser : quel genre de garçon manqué faut-il être pour porter ça comme si de rien n’était ?

La petite veste noire de Chitanda me cachait l’arrière, je ne voyais que le devant, des papillons sur fond rouge, et, près de l’ourlet, la broderie d’un cours d’eau. Ou bien était-ce censé représenter le vent ?

Je ne trouvai rien à dire, mais elle semblait comblée de s’être simplement montrée. Elle n’attendait pas de réaction. La main gauche au sac, la droite à la bouteille, elle tourna les yeux vers l’allée.

— On y va.

Ses geta[4] claquaient en avançant. En la suivant, je me dis que j’aurais dû au moins lancer un « ça te va bien ».

Nous marchâmes, le clac-clac se mêlant au léger brouhaha.

Comme prévu, entouré de monde, le vent avait moins d’impact. Le dallage s’étirait, les lanternes projetaient des silhouettes sous le ciel nocturne. Je remarquai soudain que la bouteille qu’elle tenait semblait lourde. Avoir les deux mains prises, en pleine foule, c’est risqué. Je proposai de la porter, ce qu’elle accepta aussitôt.

— Merci beaucoup.

— C’est quoi, en fait ?

— Du saké.

Je m’en doutais. Ce n’était sûrement pas de la sauce soja.

— Nos familles sont proches du personnel du sanctuaire. Je viens présenter les vœux de Nouvel An.

— Porter une offrande dès le premier jour, c’est du lourd.

— J’ai encore plus donné de ma personne, dans la journée. J’ai passé mon temps à bien me tenir pendant la tournée des parents.

Une image de Chitanda « bien sage » me traversa l’esprit. Parée, poudrée, rouge aux lèvres, assise bien droite près de la place d’honneur, sans bouger.

Je ne sais pas si c’est ça, « bien se tenir », mais je savais la famille Chitanda ancienne et importante, et pas seulement par la maison. L’unique enfant de cette famille marchait à mes côtés et devait parfois naviguer dans des mondanités qui me dépassaient.

Une pensée bizarre me vint. Pourquoi les visites au sanctuaire se font-elles le soir, par un froid pareil. J’avais mis ça sur le dos du service de nuit d’Ibara, mais ce qu’on avait confié à la fille unique des Chitanda devait aussi peser.

— Je n’ai mangé qu’un petit mochi, j’ai un peu faim.

Elle posa la main sur son ventre, barré d’un obi mauve clair assorti à son sac.

— Et toi.

— J’ai vécu en bernard-l’ermite.

— Hein.

Il faisait vraiment froid.

Tellement froid le matin que j’avais décidé d’étudier la vie du bernard-l’ermite.

Autrement dit, je ne sortais que la tête du kotatsu[5] et passais le temps avec un saladier de mandarines comme meilleur ami. À vrai dire, plutôt un escargot. Mon père était parti en visite pour le travail, ma sœur s’était volatilisée, j’avais tout loisir de mener mes observations biologiques.

Je lisais un roman, grignotais des douceurs de Nouvel An en cas de faim, triais les cartes de vœux quand l’envie m’en prenait. Sans m’en rendre compte, midi avait sonné et le premier janvier s’était mué en après-midi. J’allumai la télé et regardai d’un air distrait le drama spécial du Nouvel An, « Les vents du changement : le château d’Odani » jusqu’à la fin de la journée.

Avec le recul, honte à moi d’étaler ma paresse dès le premier jour. Pour ne pas m’y attarder, je changeai de sujet un peu brutalement.

— Et Satoshi ?

— Mayaka-san est probablement en train de l’appeler.

En dehors du club de littérature classique, Ibara appelle Satoshi pour mille raisons. On peut dire qu’elle aime lui parler, mais il y a plus simple. Eux ont un téléphone, pas nous[6]. Il faut que j’en presse un bientôt, me dis-je, mais faute de sous, ce n’est pas pour maintenant.

La voie débouchait sur un grand escalier de pierre. Heureusement, de larges rampes métalliques se trouvaient sur les côtés et au centre. Aucune personne âgée ne les utilisait pourtant.

Les lanternes qui vacillaient le long de l’allée manquaient aux marches. À la place, des banderoles blanches « Sanctuaire Arekusu » jalonnaient la montée. Au-delà, sur la pente, des plaques de neige parsemaient le sol.

— Attention, Oreki-san, ça glisse.

Elle prit les devants.

Juste après les marches, nous franchîmes un autre torii. Le sanctuaire, immense, bourdonnait plus encore que l’allée. Pour une ambiance paisible, on repasserait, le Nouvel An se fête bien.

Un grand feu brûlait au centre. Autour, des silhouettes en cercle. Par ce ciel froid, chercher la chaleur est naturel, mais la flambée devait être trop forte, car la plupart tournaient le dos aux flammes. Seuls des enfants piailleurs tendaient les deux mains. J’aperçus ici et là des gobelets en papier. On distribuait des boissons chaudes quelque part.

Sur la droite, cette partie du hall du sanctuaire avait été transformé en boutique de talismans et amulettes. Le pic d’affluence était passé, beaucoup de monde, sans cohue. Ibara devait être là. En détournant les yeux, je remarquai un petit torii rouge, discret. Un sanctuaire Inari[7] donc. À l’inverse des banderoles blanches partout, un seul drapeau rouge avec un « Numéro un »[8] se dressait devant. Un petit local se tenait derrière. Pour un sanctuaire secondaire si discret, la file était fournie, sans doute des commerçants venus saluer Inari.

La bouteille de shô commençait à peser.

— Je pose ça où.

Je la soulevai un peu. Chitanda secoua la tête, réfléchit, puis dit :

— Et si on priait d’abord.

Pour atteindre le pavillon principal, un autre escalier de pierre, heureusement court et peu raide. Dix marches à peine, mais la moitié supérieure engorgée de fidèles. Nous nous mîmes dans la file.

On avançait d’une marche toutes les une ou deux minutes. Devant, une ligne horizontale, chacun jetait son offrande, joignait les mains et s’écartait. Quand la ligne se vidait, la suivante montait. Vu d’ici, on prie. Vu des dieux, on défile comme à la chaîne. Les vœux simples comme la santé ou la paix dans le monde, passent encore, mais pour les vœux spéciaux du type « je veux que grand-père guérisse, pas forcément tout de suite », et « que mes enfants réussissent leurs examens, de préférence dans le public plutôt qu’en privé », bon courage pour les comprendre.

Perdu dans mes pensées, notre tour vint. Je jetai cinq yens dans un offertoire drapé d’un tissu blanc démesuré.

Bon, ce vœu-là ira.

Que l’année ménage mes réserves d’énergie.

L’essentiel de la visite était fait. Restait à déposer la bouteille, taquiner Ibara et rentrer. Il faisait froid. Comme je songeais à me jeter dans le flot des acheteurs de talismans, Chitanda retroussa ses manches.

— Où vas-tu.

— Voir Ibara, non ?

— Oui. Je dois d’abord passer par le hall principal pour saluer le prêtre. On pourra voir Mayaka-san de l’intérieur.

Une fois devant le hall principal, quelques hommes au visage cuivré, quadragénaires jusqu’aux septuagénaires, sans doute des gens du sanctuaire venus aider, se trouvaient là.

Chitanda fendit le groupe sans la moindre gêne et ouvrit la porte coulissante à claire-voie, je me tassai derrière elle. Pathétique, oui, mais je n’avais pas l’habitude de fréquenter des adultes.

— Pardonnez notre intrusion.

Elle appela vers le fond, sans réponse. Sûrement occupés. Elle appela encore deux ou trois fois, un vieil homme aux cheveux blancs finit par arriver. Lui aussi avait les joues rouges et l’air contrarié. La voix rauque, il demanda :

— C’est pour quoi.

Chitanda s’inclina doucement.

— Bonne année. Je suis Eru, venue au nom de Chitanda Tetsugo, qui vous adresse ses vœux.

Contrairement à sa mine bourrue, l’homme sourit.

— Ah, la fille de Chitanda-san, entrez donc. Je vais appeler les autres.

— Merci de votre accueil.

Moi, c’est Oreki, l’accompagnateur. Désolé d’importuner.

L’homme nous conduisit dans une grande salle avec plusieurs dizaines de tatamis. Portes coulissantes tout autour, plafond assez bas malgré la surface. Des poêles daruma[9] alignés, dont on voyait les flammes rouges par les petites fenêtres. Et des dizaines de tables basses où hommes et femmes s’y posaient au gré pour picorer et boire du saké. Des éclats de rire réguliers donnaient une chaleur à la pièce.

— On attend là-bas, dans le coin.

— Ça ira.

Sans doute trop tôt pour le banquet car beaucoup de places libres, nous gagnâmes une table au fond. Avant de s’asseoir, Chitanda ôta la veste noire posée sur son kimono.

Je pensais à une veste banale, mais, sous la lumière, l’étoffe présentait un grain torsadé, et un motif en dégradé. Voyant mon regard, elle demanda :

— Quelque chose ne va pas.

— Non, je me disais que ta veste a une texture particulière.

— Merci. C’est du crêpe[10].

L’histoire de Mito Kômon[11] me traversa l’esprit.

J’ôtai aussi mon trench. Le mien ne craignait rien, mais elle décrocha un cintre à la poutre et y suspendit le sien.

La porte coulissante s’ouvrit bientôt et une jeune fille entra, vêtue d’un vêtement blanc et d’un hakama écarlate. Ses longs cheveux étaient noués derrière, elle avait l’air d’une prêtresse miko, mais de petites lunettes cassaient un peu l’effet. Mis à part ce détail, elle semblait habituée à cette tenue. C’est donc la première fois que je vois une authentique miko et pas une à temps partiel pour dépanner.

Elle paraissait jeune, mais quel âge ? Pas vingt ans, je dirais. En voyant Chitanda, elle vint droit sur nous. Bientôt, la miko en hakama écarlate et Chitanda en kimono rouge se faisaient face, assises bien comme il faut. Je ne remarquai qu’alors de jolis papillons sur les manches de Chitanda.

Chitanda inclina la tête la première.

— Bonne année, que celle-ci soit meilleure encore que la précédente.

— Bonne année.

— Mon père vous adresse cette bouteille de saké. Veuillez l’accepter.

Ah, c’était ça. Je tendis la bouteille de shô. La miko posa trois doigts de chaque main au sol et s’inclina.

— Merci beaucoup, nous l’acceptons.

— De rien. Ce n’est qu’une broutille.

Les mots m’avaient échappé, Chitanda pouffa.

— Oreki-san, c’est plutôt à moi de dire ça.

Oui, je venais de comprendre que celui qui se contentait de porter parce que c’était lourd n’avait aucune raison de faire preuve d’humilité pour un présent de la famille Chitanda. Super, influencé par l’atmosphère, je venais de dire une bêtise.

Me voyant décontenancé, la miko dit :

— Nous n’acceptons pas les broutilles.

Chitanda répondit d’une voix enjouée :

— Allons, aussi modeste soit-il, un présent est un présent.

Je remarquai alors le léger sourire aux lèvres de la miko. Manifestement, elles se connaissaient assez pour plaisanter. À bien y penser, ces politesses à rallonge faisaient partie du jeu. Je m’étais inquiété pour rien.

La miko demanda :

— Tu es en classe B, n’est-ce pas.

J’étais bien en seconde B à Kamiyama.

— Oui.

Comment connaissait-elle ma classe. Je commençais à me poser des questions quand vint la seconde :

— Fukube-kun n’est pas avec toi.

Elle connaissait même Satoshi. Pouvoirs du shinto. Les miko d’Arekusu lisaient le passé des gens. Elle devait même savoir que j’avais passé la journée à flemmarder.

Mon trouble devait se lire sur ma tête. Chitanda me souffla à l’oreille :

— C’est Juumonji Kaho-san.

— Qui ?

— Elle est en seconde D.

Je la regardai de nouveau.

Démarche posée, plus grande que la moyenne, ce n’était pas impossible. Je la pensais certes en dessous de vingt ans, mais…

— On est dans la même année.

Je sursautai malgré moi, d’une voix trop aiguë.

Chitanda et Juumonji Kaho éclatèrent de rire.

Si elle est en B, alors elle est dans la classe de Satoshi. Logique.

Les deux silhouettes en tenue traditionnelle échangèrent encore quelques mots, mais Juumonji était en service. Comme si elle s’en souvenait, elle se releva.

— À la prochaine.

Elle sortit, mais Chitanda l’interpela dans son dos :

— On voudrait voir Ibara Mayaka-san, c’est possible ?

— Ibara… ah, elle. Hum, ça devrait le faire. Passez tous les deux par ce couloir, puis derrière la boutique.

Entendre quelqu’un du sanctuaire dire « boutique » m’étonna un peu. Peut-on appeler ça comme ça ? Je n’avais pas d’illusions romantiques, mais tout de même. Nous nous levâmes et ouvrîmes les portes, comme indiqué.

Dans le couloir, un léger brouhaha nous guida, impossible de manquer la boutique. En tabi[12], Chitanda glissait sans bruit. Quant à moi, le plancher glacé me gelait les pieds.

Nous poussâmes doucement la porte coulissante au bout.

Flèches chasse-malheur, râteaux de bambou, daruma et amulettes. Voilà ce qui s’étalait. Trois personnes habillées en miko tenaient le comptoir. À cette heure, en fallait-il vraiment trois ? Deux suffiraient, pensais-je. Chitanda s’accroupit, se pencha pour passer la tête et chercher Ibara, mais pas besoin.

À peine la porte ouverte, il était clair que la plus proche et la plus disponible, c’était Ibara. Comme Juumonji, vêtement blanc, hakama écarlate, cheveux noués derrière.

Attendez, c’est étrange. Ibara n’a pas les cheveux longs. Donc perruque. Et si elle avait vraiment laissé pousser ses cheveux… est-ce que j’aurais quand même pensé qu’elle porte une perruque ?

— Mayaka-san.

Chitanda sourit. Ibara se retourna brusquement, sourit en la voyant, mais fronça les sourcils en accrochant mon regard. Devant les clients, elle ne hausserait pas la voix. Elle pinça les lèvres rouges et prévint à mi-voix :

— Ne regarde pas.

Charmant pour débuter l’année. Pourquoi prendre ce job à temps partiel si tu ne veux pas qu’on te voie en tenue.

— Bonne année.

Ibara répondit d’un signe à la chuchote de Chitanda. Elle balaya la salle du regard, constata l’absence de clients et pencha seulement le buste vers l’entrée.

— Bonne année. Ton kimono est superbe, tu es magnifique.

— Merci beaucoup.

— C’est un kimono traditionnel ?

— Non, common. Je garde le traditionnel pour l’université.

« Common » en anglais, qui vient de « common sense », c’est-à-dire, pour un usage courant. L’anglais a donc conquis aussi le monde des kimonos.

— Mon service se termine dans une heure. Vous faites quoi ?

— Je pense rester dans le hall principal. Et Fukube-san ?

— Il est venu dans la journée. Mais il est rentré voir le drama spécial du Nouvel An, « Les vents du changement : le château d’Odani », je crois. Il ne devrait pas tarder.

Pendant qu’elles parlaient, aucun client ne s’approcha d’Ibara. D’ailleurs, rien n’était exposé devant sa place. Je demandai :

— Tu vends quoi ?

— Des omikujis. Je gère aussi les enfants perdus, les objets trouvés et la monnaie.

Les omikujis, on les tirait soi-même. On posait cent yens sur un plateau recouvert de papier, et le reste se faisait en libre-service.

Ibara lut sans doute ma pensée, car elle précisa vivement :

— J’ai été débordée durant la journée.

Elle admettait donc être au calme maintenant.

Elle ne mentait pas, vu le plateau posé à côté, débordant de téléphones, portefeuilles, clés, parapluies pliants.

— Le personnel du sanctuaire patrouille et si ses membres observent quelque chose de valeur par terre, ils l’apportent ici. Il y a eu aussi beaucoup d’enfants perdus. Voilà pourquoi j’étais occupée.

Même sans le préciser, je ne t’aurais pas crue en train de bâcler ton travail. Pas une seconde.

Chitanda changea de sujet :

— Tirer un omikuji… ça a l’air amusant, je peux ?

Penchée, elle se redressa. En se tournant, Ibara l’arrêta :

— Hé, où tu vas ?

— Devant, au comptoir…

— Pas besoin, tu peux le tirer ici.

L’aval obtenu, Chitanda sortit son portefeuille de son sac et prit une pièce de cent yens. Le portefeuille semblait en cuir, sans doute cher. Ibara, elle, avait déjà repéré l’aumônière.

— Ah, cette bourse est magnifique aussi. C’est si élégant.

— Ufufu.

Complimentée pour ses effets, Chitanda sourit de bon cœur. Cela me surprit.

Elle n’avait pas tout à fait l’échelle de valeurs des filles de son âge, me semblait-il, et je ne l’imaginais pas réagir avec cette féminité franche du « mon sac plaît, je suis contente ». Évidemment, ce n’étaient que mes idées préconçues. Penser pouvoir cerner quelqu’un avec si peu d’éléments, c’est de l’orgueil.

Voilà une bonne résolution à prendre tiens.

Ignorant ma décision bancale, Ibara cogitait. Elle marmonna :

— Oui, normalement, une aumônière, c’est plutôt comme ça…

Le pochon en lin de Satoshi ne serait jamais « élégant », c’est sûr.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas tiré d’omikujis. Un seul, ça ne mange pas de pain. Je pris une pièce, la laissai tomber dans la main d’Ibara après Chitanda. Ibara posa les deux pièces sur le plateau, puis nous tendit le cylindre hexagonal.

— Tenez… que la protection des dieux vous accompagne.

C’est moi où il y a un décalage entre son ton cérémonieux et la personne qu’elle est vraiment ?

Chitanda tira la première. Elle déplia le papier amidonné avec solennité. Avant même que j’ouvre le mien, elle s’écria, ravie :

— Oh, une « grande bénédiction ».

C’est de bon augure, mais elle pourrait au moins attendre que je vérifie que le mien n’est pas une tuile. J’ouvris le papier.

— …

— Qu’est-ce qu’il y a, Oreki-san.

— Rien. On dirait que l’année s’annonce formidable.

La manche blanche d’Ibara s’agita tandis qu’elle me pointait du doigt.

— Tu as tiré une « bénédiction à venir »[13] pas vrai ?

Ça se lit donc sur mon visage ?

Je soupirai et leur montrai le papier :

L’épi de blé qui s’élève jusqu’aux cieux

Est picoré par les oiseaux,

Et ploie sous les souffles du vent.

La bonne fortune n’atteint point le corps.

Et, en gros caractères :

« MALCHANCE ».

 

3

 

Il est rare de tirer une « malchance ». Ce qui est rare porte bonheur. Donc, tirer une « malchance » est en réalité un bon présage.

La conclusion que l’on peut tirer de ce Modus Ponens[14] parfaitement solide, c’est que l’année s’annonce bien. Nous regagnâmes la salle des invités, laissant derrière nous Ibara qui me regardait comme un chiot abandonné.

Chitanda, elle, exultait.

— À quoi peut bien ressembler une « malchance », je suis curieuse.

Elle s’écria cela en me chipant mon omikuji pour le scruter avec une attention passionnée. Son premier objet de curiosité de l’année portait donc sur le texte d’un mauvais présage que j’avais tiré. Je ne pus m’empêcher de répliquer à cette candeur un peu excessive.

— Tu es si contente que ça de mon malheur ?

Elle inclina la tête, perplexe, comme si elle ne comprenait pas de quoi je parlais.

— Tu n’as pas dit tout à l’heure que tu ne croyais pas à ces choses-là ?

Si, je crois bien.

S’il me fallait choisir entre croire ou non, je dirais que je n’y crois pas. Après, ce serait mentir de dire que je ne me suis jamais fait avoir par une ou deux situations un peu spéciales. Tandis que je me perdais dans ces réflexions, le visage de Chitanda se rapprocha soudain, m’empêchant de répondre.

— Q-Quoi ?

— Pardon.

Elle s’inclina d’un coup.

— C’était pour faire bonne figure, n’est-ce pas ? En réalité, ça t’inquiète.

Je ne trouvai rien à répondre.

— Rends-le-moi.

Au moment où je tendais la main pour récupérer mon présage, une silhouette passa vivement dans mon champ de vision. Juumonji descendait le couloir à grandes enjambées, le visage tendu. Chitanda me rendit le papier.

— Ah, bien sûr. Merci de me l’avoir montré… Mais, qu’est-ce qu’on fait ?

— Rien du tout.

Il n’y a rien à faire. On peut bien l’accrocher quelque part dans l’enceinte, mais j’aurais l’air malin. À défaut, le nouer à un sakaki[15].

Juumonji repassa. Elle saurait sans doute nous indiquer la bonne façon.

— …

Je la croyais partie, elle revint encore. Sans pouvoir feindre de ne pas la voir, Chitanda l’interpela.

— Kaho-san.

Juumonji avait certes des choses à faire, mais rien d’assez urgent pour justifier qu’elle coure après chaque seconde. Elle s’arrêta, et son visage, jusqu’alors fermé, prit une expression de regret.

— Désolée, Eru. Je ne vous ai même pas apporté de thé…

— Ce n’est rien. Il s’est passé quelque chose.

Les lèvres de Juumonji s’étirèrent à peine, j’avais appris que c’était sa manière de sourire. En l’occurrence, un sourire un peu crispé.

— On peut dire ça. L’un de nos employés à temps partiel a renversé une marmite. On refait toute la soupe de boulettes et tout l’amasaké pour les invités.

— Je vois.

Les yeux de Chitanda s’arrondirent.

— Il s’est brûlé.

— Non, ça va, il s’en est sorti avec un pas en arrière spectaculaire.

Avec de tels réflexes, comment a-t-il pu renverser la marmite ?

Même si la fréquentation de nuit était moindre qu’en journée, il y avait encore beaucoup de monde. L’amasaké restait indispensable. Et la marmite avait basculé juste avant le début du service, d’où la course de Juumonji dans la salle.

Chitanda n’hésita pas.

— Je vais aider.

Elle allait se lever, mais Juumonji l’arrêta. Impossible pour Chitanda de prêter main-forte.

— Non, ce n’est pas nécessaire.

— Pourquoi. Je cuisine correctement…

— Je sais que tu sais faire, mais tu comptes vraiment entrer en cuisine habillée comme ça ?

Chitanda abaissa un long regard sur sa tenue. Un kimono rouge de la tête aux pieds, élégant, papillons dansants et insigne du vent. Impossible de cuisiner ainsi, évidemment. Elle le comprit aussi.

— Il y a autre chose que je peux faire alors ?

Juumonji réfléchit un instant et trancha vite.

— Tu peux aller chercher de la lie de saké dans la réserve ? En entrant, ce sera sur ta gauche.

— À gauche, d’accord.

Elle se leva aussitôt et écarta ses manches. Puis, se tournant vers moi :

— Je suis désolée, mais tu pourrais garder mon sac ?

— J’y vais aussi.

Quel que soit mon principe d’économie d’énergie, rester assis pendant qu’elle aide en kimono, ce n’est pas possible.

— Désolée de te déranger, et merci.

Sur ces mots, Juumonji quitta la salle d’un pas vif. Chitanda garda son sac.

Après réflexion, je me dis que ce n’était rien. Pas besoin du trench pour si peu. À l’entrée, tandis que j’enfilais mes bottines, elle demanda :

— Elle a bien dit que c’était la réserve ?

— Oui.

Ces bottes étaient pénibles à enfiler, la rançon du pas cher. Il y avait une boucle, mais l’ouverture étroite m’obligeait à forcer. J’enfilai la gauche, puis, tout en poussant le pied droit, répondis :

— C’est derrière le sanctuaire Inari, je crois… Voilà, c’est fait.

J’ouvris la porte. Le vent glacé me gifla, et je regrettai aussitôt d’avoir accepté.

Une seconde ne s’était pas écoulée que je rêvais déjà d’un poêle daruma.

Le nombre de fidèles n’avait guère changé. Les silhouettes autour du grand brasier au centre ne s’étaient pas clairsemées. On servait encore de l’amasaké, à en juger par les gobelets.

— Ça doit être là.

Je désignai le local. En geta, Chitanda ne pouvait pas presser l’allure, elle venait derrière moi.

À mesure qu’on approchait, l’état du local sautait aux yeux, même à moitié dans l’obscurité. Des murs et un plafond en bois branlants, une cabane toute droit sortie d’une bande dessinée, prête à s’effondrer au moindre coup de pied. Le sanctuaire Arekusu était-il à ce point regardant sur ses budgets, ou bien avait-on jugé inutile de reconstruire un abri au fond du terrain ? Le petit torii rouge d’Inari se trouvait tout près, mais devant le local, un seul étendard blanc marqué « Sanctuaire Arekusu » renforçait encore l’impression de dénuement.

Le piquet, trop court, ne tenait pas droit : on avait bricolé une fixation de fortune avec une ficelle en plastique, accrochée à l’avant-toit. Franchement, un état pour le moins misérable.

Les murs et le toit avaient depuis longtemps dépassé leur durée de vie, mais un détail sortait du lot dans le décor : la porte, neuve et solide, faite d’un aluminium brillant. On venait sans doute de la poser, les débris de l’ancienne traînaient encore. Elle était verrouillée d’une barre en bois, rien que ça. La barre passait dans les poignées, puis on la bloquait avec un cadenas. Ce soir de Nouvel An, avec un flot de gens partout, le cadenas était ouvert. Négligence, ou grandeur d’âme, de toute façon, on ne volerait rien d’intéressant ici.

Nous retirâmes la barre pour ouvrir la porte et entrâmes.

— J’espère qu’il y a de la lumière…

Pas d’interrupteur à portée. À bien y penser, l’endroit ne semblait pas alimenté, pas d’éclairage, donc.

— Elle a dit que ce serait sur la gauche en entrant, non ?

Cette indication nous désarçonna, car, à gauche de l’entrée, il n’y avait qu’un mur.

— Elle s’est peut-être trompée, c’est à droite.

— Non, Kaho-san ne ferait pas une telle erreur.

— Mais à gauche, il n’y a rien.

Je me tournai vers la droite. Un local sans lumière, de nuit, c’était noir absolu. On ne voyait rien. Pourtant, je dis :

— Je ne crois pas que ce soit là.

— Alors…

— Plus loin, peut-être.

Je tendis les mains dans le noir et avançai à tâtons. Ce n’était peut-être pas très sage de bouger si vite, mais rester planté là en attendant que mes yeux s’habituent n’aurait pas été plus brillant.

Je progressai peu à peu vers le fond, fouillant l’espace à la recherche de la lie de saké, sans rien toucher de concluant.

— Je pensais que ce serait simple, ça devient pénible…

— Euh, Oreki-san…

La voix de Chitanda, se fit entendre tout près derrière moi. Une bourrasque fit claquer la porte en aluminium, et la lueur du dehors s’éteignit.

— Oui ?

— Je ne sais pas trop comment dire, mais…

Elle serrait son sac à deux mains et gigotait, ce qui ne lui ressemblait pas. Je continuai de fouiller, étonné de sa pudeur inhabituelle.

— C’est une remise, ici, n’est-ce pas ?

— Oui. Une réserve quoi.

— Tu cherches la lie de saké, comme Kaho-san l’a demandé ?

— Bah oui, quelle question.

— Pardon si je me trompe, mais, euh, nous sommes dans une remise

Je soupirai.

— Ok, si tu veux. Et ça change quoi ?

Dans le noir, elle secoua la tête, puis, d’une petite voix, dit :

— La réserve…

— Hein ?

— C’est dans la réserve. C’est là que Kaho-san nous a dit d’aller. Ici, nous sommes dans une remise, mais la lie se trouve dans la réserve.

En inversant l’ordre de ses mots dans sa seconde explication, elle me donna enfin la vue d’ensemble.

Je restai silencieux. J’eus un instant l’envie de me frapper le front en soupirant un « ah là là, je me suis planté, j’ai pas de réserve chez moi », mais je me retins. Je me contentai de répondre posément :

— Tu l’avais compris dès le début, pas vrai ?

— Eh bien, oui, mais je n’étais pas sûre. Je sais qu’il y a une réserve derrière l’autel du sanctuaire.

— Tu aurais pu me le dire plus tôt…

On cache souvent sa honte en faisant des reproches aux autres. Je m’excuserai après, mais il fallait se presser. L’amasaké manque, et surtout, il fait trop froid.

Ce fut au moment où nous changions de direction, dans le noir.

Dehors, une voix avinée retentit :

— Hé, la barre est enlevée.

Puis, un bruit sinistre.

— Hein, c’était…

Chitanda n’avait pas encore compris. Je me précipitai vers la porte, ou plutôt vers l’endroit où elle devait se trouver d’après ma mémoire, l’obscurité interdisant d’en être sûr.

Ma main rencontra la froideur de la poignée d’aluminium.

Mais…

La porte ne faisait que trembler et claquer. Je me retournai vers Chitanda. Je ne distinguais pas ses traits, mais je l’imaginai la tête penchée, inquiète.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Je haussai les épaules, même si elle ne pouvait pas le voir.

— On nous a enfermés.

 

4

 

— Ce que tu fais au Nouvel An, tu le feras toute l’année. Tu penses que ce dicton est vrai ?

Je sentis que Chitanda réfléchissait à la question.

— Eh bien… je ne pense pas que cette superstition soit vraie. Si c’était le cas, alors quelqu’un qui ne ferait rien le jour du Nouvel An ne ferait rien de toute l’année. Ce serait trop absurde. Mais Oreki-san… ce qui m’intrigue le plus, c’est notre situation actuelle, pas les trois cent soixante-quatre jours à venir.

Dans le même temps, ces interstices laissaient filtrer un peu de lumière dans les ténèbres. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité.

Je distinguai désormais un balai de bambou, une pelle métallique, une longue perche sans doute utilisée pour le ménage, et un carton dont j’ignorais le contenu. Et Chitanda, vêtue d’un kimono, le visage marqué d’une expression inquiète.

Ainsi que les quatre murs qui nous entouraient.

Un grognement m’échappa.

— Comment on a bien pu se retrouver dans ce pétrin.

— Je me le demande… Peut-être…

Même dans le noir, je perçus que Chitanda souriait.

— … Parce que tu as tiré un mauvais présage ?

Je soupirai longuement.

Se pouvait-il vraiment que ce soit à cause de ça ?

… Non, impossible. Il y avait deux raisons. D’abord, le vieil homme était ivre, il a remis la barre sans vérifier si quelqu’un se trouvait à l’intérieur. Je dis l’autre raison, ou plutôt la cause première, à voix haute.

— Désolé. Tout est parti de ma bêtise.

— Ce n’est rien. Aucune de nous deux n’imaginait qu’on se ferait enfermer.

Sans doute, mais je ne m’étais pas encore excusé de mon erreur.

Nous étions enfermés, mais au moins pas dans une usine déserte ou dans le lycée en plein été. Cette cabane se trouvait au bord du terrain, dans un coin peu visible, mais ceux qui venaient prier Inari ne pouvaient pas la manquer. Si nous appelions à l’aide, quelqu’un dehors viendrait bien ôter la barre.

— Je vais tenter d’appeler. Je vais crier aussi fort que possible, tu ferais mieux de te boucher les oreilles.

Hors de question de faire crier Chitanda. Je m’éclaircis la voix deux ou trois fois.

— Ah, attends.

J’hésitai sur la formule. Un lycéen digne de ce nom ne hurle pas « à l’aide » en plein sanctuaire. « Hé » suffirait, le tout est de faire venir quelqu’un pour nous libérer. Je pris une grande inspiration, prêt à lancer mon cri, quand…

— J’ai dit, attends s’il te plaît.

Une chose blanche surgit dans l’ombre, puis quelque chose de doux me couvrit la bouche. Surpris, j’avalai mes mots, fronçai les yeux et vis la paume de Chitanda plaquée sur mes lèvres.

Stupéfait, je clignai des yeux, tandis qu’elle se penchait, tirait sa manche droite de la main gauche, sans retirer la droite de ma bouche.

— Pardon, mais je te prie d’attendre.

Sa gravité inhabituelle me fit hocher la tête malgré moi. Mais sur quoi se fondait cette demande. Retirant sa main, Chitanda demanda :

— Si tu cries maintenant, que va-t-il se passer, à ton avis.

— Quelqu’un viendra ici.

— Et on lui demandera d’enlever la barre.

— Oui, et il nous aidera.

— Et il ouvrira la porte.

— Oui.

— Et comment interprétera-t-il la scène ?

Je ne répondis pas tout de suite.

Je compris enfin ce que redoutait Chitanda. Si j’avais été coincé avec Satoshi, ou Chitanda avec Ibara, pas de problème. Mais ce n’était pas le cas.

La personne charitable qui ôterait la barre comprendrait-elle notre situation, nous deux, dans une cabane discrète au fond du terrain, en pleine nuit ?

Après un bref silence, Chitanda dit d’une voix si douce qu’on l’entendait à peine :

— Si ceux qui nous sortent d’ici ne me connaissent pas du tout, aucun souci. Mais les habitués du sanctuaire me connaissent bien.

Je me rappelai la réaction d’un vieil homme à l’évocation du nom de Chitanda, au hall principal du sanctuaire.

— Si c’est l’un d’eux qui nous trouve… il se fera forcément des idées. Et comme la lie de saké est à la remise, pas ici, nous n’aurons rien pour nous justifier. Oreki-san, je représente mon père, aujourd’hui. En d’autres circonstances, ailleurs, ce serait différent, mais si la rumeur court qu’on m’a vue avec toi dans une remise d’Arekusu le jour de l’An…

Je grognai.

À l’entendre, on la dirait obsédée par son image. Ou désireuse qu’on la pense ainsi. Mais c’est ma vision d’Oreki Houtarou, lycéen quelconque.

Chitanda, elle, évolue dans un autre monde. Elle connaît le fils des Tôgaito, influents dans l’administration scolaire, et la fille des Irisu, qui dirigent le plus grand hôpital de Kamiyama. Ils ne sont pas seulement senpai et kôhai au lycée, ils sont de vrais amis. Et ce soir, Chitanda représente son père pour offrir une bouteille de saké à la famille Juumonji, gardienne d’Arekusu.

Un monde qui m’échappera toujours. Je ne savais pas si sa crainte, qu’un appel à l’aide fasse naître des rumeurs, était fondée ou vaine.

Pendant un instant, je m’étais dit que ce monde devait être bien solitaire.

Je poussai un bref soupir.

— D’accord, mais on fait quoi ?

Il y avait des fentes partout sur les murs, mais aucune à la porte, impossible de faire tomber la barre depuis l’intérieur.

— Quoi qu’il en soit, il nous faut de l’aide dehors, et vite. Si quelqu’un a besoin d’entrer et ouvre, il se forcément une fausse idée. Qui pourrait bien interpréter la situation, au fait ?

— Seulement Kaho-san…

— … et Ibara, je suppose.

— À bien y penser, on aurait dû crier tout de suite quand ils ont remis la barre, mais c’était si soudain que je n’ai pas réagi…

Sa voix morose se ranima soudain.

— Mais ce n’est pas grave.

— Oh, tu as une idée.

— Oui.

Elle était étrangement sûre d’elle. Avait-elle vraiment une solution renversante. Je la devinai souriante dans le noir.

— Simple, on n’a qu’à les appeler.

Ce n’était pas précisément une révélation…

— C’est simple, oui, mais il n’y a pas de téléphone ici.

— De quoi parles-tu, tu plaisantes ? On utilise un portable !

J’en avais mal au crâne. Le vent qui filtrait par les fentes me glaçait les os.

— Je vois. Bonne idée. Vas-y.

— Ah, mais je ne me promène pas avec un portable.

Sérieux là ? Tu es juste stressée et tu as oublié que tu en as un, hein. Hein.

Je répondis, la voix posée :

— Moi non plus.

Et le silence retomba.

— Oh non, qu’est-ce qu’on fait.

C’était un peu tard pour paniquer.

À part appeler à l’aide, y avait-il un autre moyen de sortir ? Je me mis à réfléchir.

Enlever la barre depuis l’intérieur. Il fallait y penser sérieusement, sans rejeter d’emblée.

D’abord, la structure. Pas de serrure à la porte, à la poussée elle cède un peu. Mais jusqu’à la barre, seulement.

Au bref instant où nous étions entrés, j’avais vu des ferrures en forme de コ fixées sur la porte et le dormant. Je ne savais pas si elles étaient clouées ou vissées, mais on pouvait supposer qu’elles tenaient bien, qu’on ne les ferait pas sauter en tapant. Un bâton de bois passait dedans. Et la barre…

La barre coulisse donc horizontalement dans les ferrures. Si elle était engagée verticalement, ou de travers, on pourrait forcer un moment et la soulever. Mais à l’horizontale, impossible.

Conclusion, ôter la barre de l’intérieur est impossible.

Cependant…

— Il n’y a pas qu’une manière d’ouvrir une porte.

À mon murmure, Chitanda laissa échapper un « Hein ». Je fis un geste vers la porte.

— Par exemple, on démonte la porte de ses gonds. Tout dépend de la façon dont elle est posée.

Dans le noir, je cherchai la jonction du battant et du montant. Deux paumelles, en haut et en bas, comme d’ordinaire.

Problème, pour les enlever, il faut un tournevis pour dévisser, et surtout, que la porte soit ouverte, sinon le chant masque les têtes de vis.

Plan de démontage abandonné.

— Et sinon…

— Euh, Oreki-san…

Chitanda chuchota, non sans amertume.

— Oui ?

— J’avais oublié que tu n’avais pas de portable, c’est pour ça que je t’ai empêché de crier… Mais là, c’est différent. On devrait appeler quelqu’un. À ce rythme, tu vas…

— Je vais quoi ?

Elle manquait de clarté.

— Attraper froid.

En effet, je tremblais de partout. Je pensais cueillir la lie de saké en une minute, je n’avais pas mis le trench. En simple pull par ce temps, c’était rude, sans être mortel.

— Mais tu crains toujours un malentendu si on nous voit tous les deux, n’est-ce pas ? Si on est au bout du bout, j’appelle, d’accord. D’ici là, je cherche autre chose.

— Oreki-san…

Elle baissa la tête. Je ne savais pas si elle me voyait dans cette obscurité, mais je lui adressai mon plus grand sourire.

— Ce n’est pas si terrible. On ne peut ni lever la barre ni démonter la porte, mais il nous reste quatre voies de sortie à explorer.

— Quatre, vraiment ?

— Oui.

Je comptai sur mes doigts.

— Un, enfoncer la porte. Deux, percer le mur. Trois, creuser un tunnel sous le mur. Quatre, faire un trou dans le plafond.

Quatre doigts levés, il ne me restait que l’auriculaire tendu. Chitanda se tut, un silence qui disait qu’elle était lasse de mes plaisanteries.

Sauf que je ne plaisantais pas. Il y a cette phrase dans un livre de Sherlock Holmes que j’ai emprunté à Satoshi : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité ».

Je frappai le mur du poing.

— À force d’essayer, tout est faisable. La porte est solide, d’accord, mais le mur où elle est fixée est pourri. Quelques bons coups de pied, et ça cédera autour des paumelles. Les planches sont tellement rongées, qu’avec les outils ici, on pourrait percer sans trop d’efforts.

— Q..Quoi ?

Comme prévu, une voix de protestation retentit.

— Ce n’est pas possible, non. Même vieille, cette remise fait partie du sanctuaire.

— Pas possible, oui, je m’en doutais.

Le personnel du sanctuaire nous tomberait dessus. Et, même si ça ne tournait pas mal, le bruit les ferait accourir. On nous verrait sortir, tout ça pour rien. Percer le plafond était du même acabit. Restait…

— L’opération tunnel, alors.

Par chance, l’abri contenait des pelles aux bords bien aiguisés, fiables. Et il n’y avait pas de plancher. Voilà sans doute la cause de ce froid absurde, la terre nous gelait par en dessous.

— … On commence.

— Combien de temps ça prendrait ?

On devrait être dehors au matin. À condition que je ne m’effondre pas en creusant.

Changer de plan ne servirait à rien. Une cabane a bien quelques outils, mais pas celui qui nous sortira d’affaire à ce stade. Outre le balai et la pelle, il y avait une longue barre métallique pour l’entretien ou pour fixer des drapeaux, ainsi qu’un support de taiko. Le carton, lui, contenait une grande quantité de tasses… Qu’est-ce qu’on en ferait ?

Le vent continuait d’entrer par les fentes.

Au fond, c’était sans doute impossible. Sans ouvrir la porte, pas de sortie, il n’y avait pas une fenêtre. Et plus on attendait, plus il deviendrait difficile de trouver une excuse si quelqu’un venait nous tirer de là. Si c’était pour appeler, il aurait fallu le faire tout de suite. Je me surpris à chercher compulsivement une issue. De la volonté. Non, je n’ai pas ce genre d’âme. C’est juste que la crainte de Chitanda me paraissait réelle, et que je voulais m’en montrer digne, je suppose.

Ahh, et dire qu’il y a tant d’espace dehors.

Avide de liberté, je collai l’œil à une fente pour jeter un coup d’œil au monde extérieur.

Petite ouverture, mais champ étonnamment large. Mon regard fut happé par le grand brasier. Qu’il ferait bon de s’y réchauffer. Restait-il de l’amasaké ? Notre échec ne devait pas arranger Juumonji.

Les fidèles n’étaient clairement pas d’humeur à partager la nôtre. Je vis un vieux monsieur, visiblement éméché, s’approcher. Sans doute un membre du personnel du sanctuaire

— Ah, il vient par ici.

Je réalisai seulement alors que Chitanda regardait aussi dehors par une autre fente. La mienne était à hauteur de taille, la sienne au niveau des yeux. Penché comme j’étais, ma main se retrouvait juste à côté de son sac.

Le vieil homme ne vint pas jusqu’à la cabane. Je pensais qu’il se rendait au sanctuaire d’Inari, mais il se pencha pour ramasser quelque chose, puis repartit d’où il était venu.

— Qu’est-ce que c’était ? marmonnai-je.

 Chitanda répondit d’une voix hésitante :

— Il a ramassé quelque chose qui ressemblait à un strap de portable.

— Tu as réussi à voir ça ?

— Je crois.

— À cette distance, et de nuit ?

— Je vois assez bien dans le noir.

En plus de sa vue parfaite, Chitanda avait donc la vision nocturne.

Elle entendait bien, sentait bien, et cuisinait bien, alors le goût, probablement aussi.

Je perdis l’homme des yeux, mais elle suivait encore sa trace.

Elle parla après un court instant.

— Ah, il est allé le déposer.

— Le déposer, où ça ?

— Aux objets trouvés. Ah, il y a trop de monde, je l’ai perdu.

À cet instant, une idée jaillit, nette, au fond du crâne.

— Dis, Chitanda… je peux casser un tout petit morceau de mur ?

 

5B

 

Le drama spécial du Nouvel An : Les vents du changement : le château d’Odani » était vraiment réjouissant, avec une mise en scène originale. Ce qui m’a bluffé, c’est l’ouverture sur la bataille d’Okehazama. Là où d’autres dramas font d’Imagawa Yoshimoto un maître bretteur, on en faisait ici un héros sans égal dans l’histoire, tranchant les rangs d’Oda même sous la pluie et les écrasant sans appel.

Ce qui ferait de Môri Shinsuke, le guerrier qui a pris la tête de Yoshimoto, un héros, lui aussi, sans égal. Quand j’ai vu Yoshimoto et Shinsuke croiser le fer au milieu de montagnes de cadavres et de rivières de sang dès la première scène, je riais à m’en faire mal au ventre, et c’est là que j’ai compris que ce drama était en réalité une comédie[16].

J’aurais dû éviter de conclure si vite, car le drama comptait aussi des passages étonnamment réussis. En fredonnant le thème, je regagnai sans y penser le sanctuaire Arekusu. J’ouvris mon téléphone par réflexe et relus le message de Mayaka.

« Chii-chan et Oreki sont arrivés. Ils t’attendent au hall principal du sanctuaire. »

Elle ne devrait sans doute pas envoyer de messages pendant son petit boulot.

Je balançai mon sac en descendant l’allée. Je gravis les marches de pierre d’un pas léger et, jetant un regard de côté à la foule qui achetait des amulettes, j’entrai à la boutique du sanctuaire.

Je tombai sur Juumonji-san en ouvrant la porte coulissante à claire-voie. Évidemment, elle portait sa tenue de miko. À côté d’elle, Mayaka ne parvenait pas à dissimuler que son costume fît un peu emprunté.

J’avais eu la chance de tomber tout de suite sur une connaissance, mais je ne suis pas très à l’aise avec Juumonji-san.

Je lançai alors mon habituel salut enjoué.

— Ah, Juumonji-san. Bonne année.

Contre toute attente, elle enchaîna par une question.

— Fukube-san, tu n’as pas vu Chitanda ?

Chitanda-san ? Elle n’est pas ici ?

— Je viens d’arriver, alors non.

— Je vois…

Ses sourcils se froncèrent légèrement. Il se passait quelque chose.

— Je ne peux pas t’accompagner maintenant, mais entre. Il y a un poêle dans le hall principal.

Sur ces mots, Juumonji-san s’éclipsa dans un couloir. J’étais au moins reconnaissant qu’on me laisse entrer.

J’eus soudain envie d’aller jeter un œil à Mayaka par l’arrière-boutique. C’était la première fois que je mettais les pieds ici, mais je devinais la direction à prendre. Je n’avais pas l’air de ceux qui servent le saké, mais j’affichai la tête de quelqu’un pour qui « c’est tout naturel d’être là », et personne ne releva mon intrusion.

Ça doit être par là, pensai-je en faisant coulisser une porte.

Touché.

Mayaka, en hakama écarlate, était assise bien droit, à portée de main, l’air un peu fatigué. Tenir dans le froid si longtemps devait être rude, mais dans une demi-heure ce serait fini.

Dans la journée, la boutique était prise d’assaut et on ne pouvait pas vraiment parler, mais là, ça semblait possible. Je murmurai, complice :

— Mayaka.

— Fuku-chan…

Illusion ou pas, Mayaka paraissait rougir. Et si ce n’en était pas une, je comprenais la raison. Elle avait encore honte de sa tenue. On imagine qu’à force de le porter des heures elle s’y ferait, mais non, Mayaka reste Mayaka cette année encore.

Je lui avais déjà souhaité la bonne année dans la journée, je me contentai donc d’un « bon courage ». Elle était sans doute trop lasse pour forcer un sourire, et hocha seulement la tête d’un air enfantin.

Puis, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit, Mayaka retrouva soudain un élan et prit un mouchoir dans le plateau des objets trouvés.

— Dis, Fuku-chan, ça te dit quelque chose ?

C’était un mouchoir en dentelle d’un blanc presque immaculé. On dirait plutôt une teinte perle. Il semblait coûteux. On n’en verrait pas partout, mais même après sa question, rien ne me frappait comme singulier.

— Pas vraiment.

Je secouai la tête. Mayaka marmonna, la voix incertaine.

— Il me semble que Chii-chan en a un comme ça…

En y pensant, il n’aurait rien d’étonnant que Chitanda-san possède ce genre de mouchoir. Bien sûr, pas pour le lycée.

Je fis un sourire.

— Tant mieux si tu as une idée de la propriétaire. Tu n’as qu’à demander à Chitanda-san quand elle reviendra.

Mayaka esquissa un faible sourire et répondit :

— Oui, tu as raison.

 

5A

 

— On dirait que personne ne vient nous aider…

Chitanda, l’œil collé à une fente, murmura. Je grognai.

— Pourtant, avec le mouchoir, on tenait un bon filon, non ?

Le vent qui s’engouffrait dans la remise se faisait plus violent. Comme on dit, on récolte ce qu’on sème : j’avais brisé un morceau du mur avec la pelle. Résultat, les courants d’air s’y engouffraient de plus belle. Il faisait froid. Atrocement froid.

En vérité, je n’avais qu’ébréché la paroi, élargissant une fissure déjà existante. L’ouverture n’était guère plus grande que pour laisser passer la petite main de Chitanda. Nous ne pouvions pas sortir d’ici par nos propres moyens.

Je l’avais déjà conclu. Même si la cabane se trouvait dans un recoin à peine visible, il y avait toujours du passage. Impossible de s’échapper sans être vus par des moyens normaux, acceptables. S’il y avait au moins une fenêtre, on pourrait sans doute atteindre la barre et ouvrir la porte d’une manière ou d’une autre.

Faute de pouvoir fuir seuls, il ne restait qu’à appeler à l’aide, mais les seules personnes que nous pouvions contacter étaient Ibara ou Juumonji. Ni Chitanda ni moi n’avions de téléphone portable et, hélas, même dans cette société moderne centrée sur l’information, il semble que l’humanité n’ait toujours pas trouvé le moyen d’abandonner la communication à l’état primitif.

Heureusement, le travail de miko de Mayaka comprenait la gestion des objets trouvés. Comme elle l’avait dit, le personnel du sanctuaire patrouillait les lieux, ramassant tout ce qui paraissait de valeur pour les rapporter aux objets trouvés.

Autrement dit, si nous faisions tomber quelque chose d’assez précieux, il y avait de grandes chances que l’objet finisse entre les mains d’Ibara.

Jusque-là, tout allait bien. L’objet avait bien été ramassé et remis à la boutique du sanctuaire : tout se déroulait comme prévu.

Mais le problème n’était pas réglé. Nous avions trouvé un moyen de faire parvenir un objet à Ibara, sans aucun moyen d’y joindre un message.

Je marmonnai :

— Comme prévu, un seul mouchoir ne suffit pas.

Nous avions choisi de laisser tomber celui de Chitanda. C’était le meilleur candidat, assez raffiné pour attirer l’attention et être rapporté, et Mayaka en reconnaîtrait sans doute la propriétaire.

Chitanda se recula du mur.

— Oui, Mayaka a vu ce mouchoir des dizaines de fois, mais il ne marque pas assez les esprits…

Même en supposant qu’Ibara sache qu’il appartenait à Chitanda, il lui serait difficile d’en déduire que nous étions enfermés dans une remise. Il faudrait qu’elle raisonne ainsi : « Cet objet a été ramassé près de la cabane. Pourquoi Chitanda Eru serait-elle allée dans ce coin ? N’était-elle pas dans le hall principal ? Ah, ça doit être grave ! ».

Impossible, donc, avec un simple mouchoir en dentelle.

Il fallait passer à l’étape suivante. Quel objet pourrait, à lui seul, indiquer clairement à Ibara dans quelle situation nous nous trouvions ?

 

6B

 

Le banquet avait commencé dans le hall principal.

Il restait bien des places vides, et je n’étais pas du genre à me sentir gêné d’être seul, mais l’ennui m’acheva. Je sortis aussitôt de la pièce.

La seule destination possible, c’était l’arrière-boutique pour y trouver Mayaka. Je ne voulais pas déranger les employés à temps partiel. J’avais pensé aux deux filles qui travaillaient avec elle, mais après avoir échangé quelques mots, je fus rassuré. Apparemment, Mayaka leur avait fait une déclaration :« J’ai l’intention de sortir avec ce type », avait-elle dit.

Les trois prêtresses à temps partiel devaient avoir développé un fort sentiment de camaraderie à force de travailler ensemble, car les deux autres soutenaient Mayaka avec enthousiasme. D’où pouvaient bien venir ces filles ? Pas du lycée Kamiyama, en tout cas.

Dès que je fis coulisser la porte, je vis Ibara me faire signe d’approcher. Mais si je passais le seuil, j’apparaîtrais en pleine vue des clients. Même s’ils étaient peu nombreux, impossible. Je me contentai d’allonger le cou autant que possible.

— Fuku-chan, regarde ça.

Elle exhiba un portefeuille pliant, en jean.

Ah, ça, je l’avais déjà vu.

— Ce n’est pas celui de Houtarou ?

— Si. Cet idiot a dû le faire tomber.

— Bah, Houtarou n’est pas aussi hermétique qu’il en a l’air.

Houtarou croit peut-être qu’il épaule Chitanda dans bien des choses, mais à mes yeux, c’est une exception isolée. En réalité, il a déjà causé bien des inquiétudes à Mayaka et Ibara, même pendant nos activités ordinaires du club.

Je me souviens du voyage aux sources chaudes, cette année, enfin, l’année dernière, grâce aux relations d’Ibara : Houtarou s’était évanoui après quelques minutes dans l’eau.

Bref, ça lui ressemble, de perdre son portefeuille. Mais dans ce cas, j’ai du mal à croire que le mouchoir appartienne à Chitanda.

— C’est bizarre. Regarde un peu.

Mayaka ouvrit le portefeuille. On ne regarde pas dans le portefeuille des autres ! Mais je me penchai tout de même. C’était…

Mayaka résuma parfaitement :

— Un portefeuille vide.

Ni billets, ni pièces. Pas un yen.

— Ce n’est pas étrange ? Oreki est venu pour la visite du sanctuaire. Il aurait au moins gardé de quoi faire une offrande.

— Pas forcément. Il aurait pu tout dépenser pour les présages.

— Lui ? Sérieusement ?

Non, peu probable. À moins d’un vœu particulièrement intense. Je désignai le portefeuille.

— Ce qui cloche, c’est les emplacements pour les cartes. D’habitude, Houtarou a toujours au moins une carte de fidélité ou d’adhérent. Là, rien.

— Ah oui, c’est vrai.

— Donc ce ne serait pas le sien.

Mais Mayaka rejeta aussitôt ma théorie.

— Si, c’est bien le sien.

— Pourquoi ?

— Parce que y’avait ça attaché à la boucle métallique où l’on fixe normalement un accessoire.

Elle sortit de son sac un petit morceau de papier froissé.

Je compris tout de suite ce que c’était. Un omikuji.

— Regarde.

Je le dépliai… et éclatai de rire.

— Malchance ! Malchance ! Eh bien, ils exagèrent vraiment à Arekusu ! Il y a donc vraiment des mauvais présages ?!

Mais Mayaka ne riait pas. Un sourire crispé flottait sur ses lèvres, sa voix, elle, était sérieuse.

— C’est celui qu’Oreki a tiré. Il y avait aussi quelque chose du genre « picoré par les oiseaux ». Il a fait tomber son portefeuille avec son mauvais présage attaché dessus.

Je vois.

Je fronçai les sourcils. Mon silence soudain inquiéta Mayaka.

— Fuku-chan ?

— … Ça veut dire…

Je déglutis, frappé d’admiration.

— Comme Houtarou a attaché ce funeste présage à son portefeuille, non content de le perdre, il s’est aussi fait vider son contenu !

Vraiment pas de chance pour lui. Subir une telle poisse dès le début de l’année.

C’est ça, la puissance d’un omikuji : il a prédit sa malchance avec une précision diabolique. Je devrais moi aussi profiter de ce pouvoir.

Je sortis une pièce de cent yens de mon propre portefeuille.

— Mayaka, laisse-moi tirer un omikuji, moi aussi.

 

6A

 

— Personne ne vient nous aider, hein… Atchoum !

Chitanda éternua.

Et dire que je pensais qu’on ne sentirait pas le froid. Quelle erreur. Je n’ai jamais porté de kimono, mais, à vue d’œil, ça ne doit pas être ce qu’il y a de plus isolant.

— Ça va ?

À ma question banale, Chitanda répondit par un sourire gêné.

— Oui… j’aurais dû mettre mon michiyuki.

— Mon quoi ?

— Ce manteau noir en crêpe.

Ah, ce manteau. Donc ça s’appelle un michiyuki, hein. Ça sonnait bien japonais.

— Moi aussi, je regrette de ne pas avoir pris mon trench.

— Il fait drôlement froid…

« Drôlement » n’était pas le bon terme. Pour être exact, on frôlait la limite. Sans la chaufferette dans ma poche, j’aurais capitulé et crié à l’aide depuis longtemps. Dans cette poche, en plus de la chaufferette, j’avais un billet de mille yens, quelques pièces et une carte de fidélité du magasin de CD.

J’avais pris une décision mémorable en jetant mon portefeuille. J’avais d’abord songé à lancer celui de Chitanda, mais si j’y attachais mon mauvais présage, Ibara comprendrait la situation et jugerait sans doute qu’il s’agissait d’une urgence.

Mais je m’étais ravisé. Le portefeuille de Chitanda ne servait pas pour acheter du pain à la cantine, c’était un accessoire assorti à sa tenue du Nouvel An.

J’y avais jeté un coup d’œil quand elle avait payé son omikuji : du vrai cuir, probablement coûteux.

Je m’étais dit qu’en retirant son contenu, ce serait moins grave s’il disparaissait, mais j’avais été naïf : il était plein à craquer. Si quelqu’un d’autre que le personnel en patrouille le trouvait, il fouillerait forcément dedans. Ce serait un problème.

Faute de mieux, j’avais vidé mon propre portefeuille, et, pour qu’on sache qu’il appartenait à Oreki Houtarou, j’y avais attaché mon mauvais présage. J’aurais voulu y écrire « À l’aide », mais, même en me creusant la tête, je n’avais trouvé ni de quoi écrire ni le moindre substitut. Graver les lettres à l’ongle aurait été inutile : les plis du papier noué l’auraient rendu illisible. Je pouvais glisser le message à l’intérieur, mais alors Ibara ne verrait pas d’emblée que c’était mon portefeuille. Un vrai dilemme.

En fin de compte, j’avais dû me tromper. Le portefeuille était bien arrivé jusqu’à Ibara, mais aucune aide n’était venue. Elle aurait dû s’interroger en recevant d’abord le mouchoir de Chitanda, puis mon portefeuille, et pourtant… Cela ne l’avait pas poussée à quitter son poste pour vérifier notre situation.

— Désolé, Chitanda. Je crois qu’on n’a plus d’autres options.

J’étais d’humeur sacrificielle, prêt à lui prêter mes vêtements pour la réchauffer, mais j’étais gelé moi aussi. Si j’enlevais mon pull, je finirais en hypothermie.

Chitanda me répondit avec un sourire.

— Non, c’est de ma faute, j’ai été égoïste en t’entraînant.

— Tu n’as rien fait d’égoïste. C’est ton devoir, non ?

— … Peut-être, mais ce n’est pas une excuse pour t’avoir embarqué là-dedans. Autant appeler à l’aide. On supportera bien les rumeurs qui suivront.

C’était rageant de devoir abandonner après avoir tenu si longtemps dans le froid. Mais nous avions épuisé toutes les possibilités. Puisqu’aucune autre idée ne venait, inutile de repousser davantage. J’acquiesçai.

Mais au tout dernier moment…

— Ah, je crois que Fukube-san doit être arrivé, lui aussi.

La réflexion de Chitanda me rappela ce que j’avais oublié. Bien sûr ! Satoshi devait déjà être là. Il avait dit qu’il repasserait au sanctuaire à cette heure.

Au départ, j’avais songé à forcer la sortie. Trop difficile. Ensuite, à contacter Ibara. Mais elle n’était pas la seule : il y avait aussi Satoshi. Lui, il comprendrait.

Ah, mais nous n’avions pas d’outil.

— Chitanda, tu aurais un bout de ficelle ?

Surprise par mon éclat soudain, elle bafouilla.

— Une f…ficelle ?

— Oui, à peu près comme ça, cinquante centimètres, disons. Ça suffira largement pour lui faire comprendre notre situation.

Chitanda se mit à palper sa tenue pour chercher quelque chose.

— Et la lanière de mes sandales ?

— Trop courte.

— Ah ! Il y a le cordon de mon sac !

— Pas bon non plus, on va s’en servir de ton sac.

Incompréhensive, elle pencha la tête. J’expliquerais plus tard.

— Et tes lacets, alors ?

— Ah, exact !

Plein d’entrain, je baissai les yeux sur mes pieds, pour aussitôt déchanter. Avec des baskets normales, ça aurait marché. Mais j’avais mis des bottes sans lacets aujourd’hui. Non par coquetterie : je craignais que le sol soit glissant avec la neige fondue. Quelle malchance que ce choix me rattrape maintenant.

— Si on n’a vraiment pas le choix…

Chitanda effleura son obi.

— On peut utiliser le cordon de mon obi.

— Il est assez long ?

— Oui.

Elle acquiesça, puis détourna le regard pour une raison obscure.

Peu importe.

— Difficile à enlever ?

— Eh bien… oui. Ça prendrait un peu de temps.

Un doute me traversa.

— Euh, Chitanda, je ne connais pas bien les kimonos, mais…

— …

— Le kimono tiendra toujours si tu enlèves le cordon ?

La réponse mit du temps à venir. Chitanda baissa les yeux et murmura :

— Il tomberait un peu…

— Tomberait ? Alors non !

— Je m’en doutais. Ce serait dur à remettre…

Ce n’était pas le problème. Même si nous réussissions à appeler Satoshi, s’il la voyait le kimono défait… inutile de dire que ce serait fâcheux. Tout notre effort pour éviter les malentendus serait réduit à néant.

— Il n’y a pas une autre ficelle ici ?

Réfléchis.

La remise contenait un balai de bambou, une pelle métallique, une longue perche pour l’entretien, un support de taiko, une tige allongée posée à l’horizontale et un carton rempli de tasses identiques.

Rien d’autre.

Ce qu’il nous fallait, c’était juste un petit cordon. Si on avait une lame, on pourrait couper la ficelle de lin attachée au balai… mais à la pelle, impossible, et il n’était pas assez long de toute façon.

Comme si le silence devenait insupportable, Chitanda demanda timidement :

— Euh… pourquoi tu veux une ficelle pour demander de l’aide à Fukube-san ?

Bonne question. Mais surtout…

Où trouver cette fichue ficelle avant que je ne gèle sur place ?

 

7B

 

Mayaka poussa un cri presque hystérique.

— Pourquoi !

Un nouvel objet trouvé venait d’être rapporté. Cette fois, c’était une bourse. Pas du genre bon marché que j’utilise, non, une élégante aumônière, comme en portent les femmes en kimono.

Mayaka en resta sidérée : cette bourse appartenait à Chitanda. Apparemment, elle l’avait sortie avant mon arrivée, et Mayaka s’en souvenait parfaitement. Un mouchoir, un portefeuille, et maintenant une bourse, ils avaient perdu leurs affaires trois fois de suite. Était-ce donc l’effet de la « malchance » de Houtarou ? Pour ma part, j’avais tiré une « bénédiction moyenne ». Un peu décevant, mais si je regarde en dessous de l’échelle, j’en tire tout de même une certaine supériorité.

— On a trouvé ça aussi près de la remise. Qu’est-ce qu’ils fichent, tous les deux ?

D’un mauve pâle, fermée d’un cordon tressé et ornée de petites boules, elle était vraiment jolie. Mais visiblement pas un accessoire masculin, inutile de comparer avec le mien.

— Et il y a une ficelle sale attachée à ça, en plus…

Cette phrase me fit tressaillir.

— Une ficelle ?

— Oui, regarde.

Mayaka leva la bourse. En effet, une ficelle était nouée au bas du sac. Une bourse ficelée des deux côtés. Mes yeux s’écarquillèrent.

C-c’est…

Je bondis sur mes pieds, ce qui fit sursauter Mayaka.

— Q-Quoi donc, Fuku-chan ?

— Mayaka, où est la remise ?

— Là-bas, derrière l’autel du sanctuaire.

— J’y vais !

Je quittai l’arrière-boutique d’un pas vif.

Courant de toutes mes forces sous le ciel étoilé, une seule pensée occupait mon esprit.

Houtarou, Chitanda-san… j’arrive !

 

7A

 

— Satoshi comprendrait. Le sens d’une bourse nouée à ses deux extrémités.

Ayant fait ce qu’il fallait, je pouvais enfin donner une explication à Chitanda, ou plutôt balbutier une explication, à moitié inconscient, acculé par le froid.

— Parce qu’il connaît plein de choses inutiles.

Chitanda tremblait aussi, mais sa curiosité l’emportait sur l’inconfort.

Elle s’approcha, les yeux brillants, et m’incita à continuer.

— Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas.

— Une bourse, c’est un sac. Si l’ouverture et le fond sont noués, cela signifie que ce qu’il y a à l’intérieur est piégé. Autrement dit : « nous sommes pris au piège, comme des rats ».

Dans la pénombre, une tête blanche s’inclina, perplexe.

— Je… vois ?

Pas vraiment. Je souris.

— Ce n’est pas de moi. C’est un épisode historique. Tu connais la bataille d’Anegawa, n’est-ce pas ?

— Oui. Elle eut lieu en 1570, entre la coalition Oda-Tokugawa et celle d’Azai-Asakura. Oda Nobunaga l’a remportée.

— L’histoire que je veux dire se passe juste avant. Tu as déjà entendu parler du siège de Kanegazaki ?

Comme cet épisode n’apparaît pas dans les manuels, même Chitanda, avec ses excellentes notes, secoua la tête.

Je résumai :

 

— Quand Nobunaga attaquait Asakura, son beau-frère Azai l’a trahi. Sa sœur lui envoya alors une petite bourse nouée aux deux extrémités. En la voyant, Nobunaga comprit le message : « tu es fait comme un rat. » Je ne sais pas dans quelle mesure c’est véridique, mais voilà.

Cela donnait l’impression que j’étais cultivé, alors que je tenais tout ça d’un manga prêté par Satoshi. Je l’avais lu à l’auberge, pendant les vacances d’été. Et je venais encore de voir la même scène dans le drama spécial du Nouvel An : « Les vents du changement : le château d’Odani ». Je doutais qu’une simple bourse suffise à transmettre un message, une lettre aurait été plus claire… mais si ça ne marchait pas aujourd’hui, on était fichus.

Enfin, tout devrait bien se passer. Satoshi devait être libre, et comme nous, il passerait forcément voir Ibara. Il comprendrait en voyant la bourse. C’est lui qui m’avait prêté le manga, et il avait regardé le drama. Il est du genre à se laisser influencer facilement par ce qu’il voit. S’il remarque une bourse nouée aux deux extrémités, il fera aussitôt le lien avec cette anecdote historique.

— Je ne savais pas qu’il existait une telle histoire…

Enfin convaincue, Chitanda hocha la tête avec gravité, et la lumière des étoiles se refléta sur son profil.

Puisque le portefeuille avait bien été récupéré et transmis à Ibara, je pouvais compter sur le personnel en patrouille pour apporter aussi la bourse. Sans cela, je n’aurais pas pu la lancer dehors.

Mais pour que le message soit clair, il fallait une ficelle à attacher au bas de la bourse. Impossible de transmettre quoi que ce soit avec la bourse seule. Malheureusement, aucune ficelle convenable dans la remise. Sans outils, notre plan restait théorique. Et c’est là que je compris mon erreur : la ficelle dont nous avions besoin ne se trouvait pas forcément à l’intérieur.

Les murs de ce local étaient pourris. En m’excusant intérieurement, je brisai un coin du mur avec la pelle, ajoutant un deuxième trou à ceux déjà faits. Le trou était juste assez large pour qu’une main puisse passer, et Chitanda consentit sans mot dire.

Je grimpai ensuite sur l’estrade du tambour taiko. Mon objectif : atteindre la zone près du toit, sous les avant-toits.

Je passai la main par l’ouverture pour attraper une ficelle. Non loin de la remise flottait une banderole blanche « Sanctuaire d’Arekusu ». Le support était trop court, et pour le stabiliser, une corde en vinyle le reliait à l’avant-toit. C’était cette corde que je visais. Comme prévu, la solution se trouvait à l’extérieur.

Ainsi, je pus composer notre message : « faits comme des rats ». Le reste dépendait de Satoshi, mais tout devait bien se passer.

La porte s’agita. Puis une voix forte résonna.

— Houtarou ! Tu es là ?

Chitanda me regarda, les yeux écarquillés, incrédule. Je haussai les épaules et répondis :

— Merci d’être venu. J’étais à deux doigts de geler.

— Il y a du saké doux bien chaud qui t’attend au hall du sanctuaire. Bon, j’ouvre la porte.

Du saké doux, hein. C’est justement à cause de ça qu’on s’est retrouvés ici, et je n’avais aucune envie d’en revoir de sitôt.

Clac, clac, clang. La porte en aluminium s’ouvrit lentement.

Baigné par la lune et les flammes du grand feu, Satoshi souriait.

— Yo. Bonne année !

— Conne année, oui !

Fouettée par le vent glacé, Chitanda éternua.

 

[1]Des divinations écrites sur des bandes de papier que l’on tire au sort dans les sanctuaires shintô et bouddhistes. Les gens espèrent tirer la bonne fortune à chaque fois.

[2] Cela fait référence à Sugiwara no Michizane, un érudit, poète et homme politique vénéré comme la divinité de l’apprentissage.

[3] Une bouteille de 1,8 litre, généralement utilisée pour contenir du saké.

[4] Sandales en bois traditionnelles japonaises.

[5] Support de bois de faible hauteur recouvert d’un futon ou d’une couverture épaisse, sur lequel repose un dessus de table. Le dessous d’un kotatsu est chauffé. C’était le mode de chauffage le plus courant au Japon, avant le développement des climatiseurs réversibles.

[6] Pour rappel, nous sommes en 2001 à ce moment-là alors l’usage des portables n’était pas si répandu.

[7] Un type de sanctuaire shinto consacré au culte de la divinité Inari, caractérisé par des torii rouges.

[8] Titre honorifique donné au sanctuaire le plus important d’une ancienne province du Japon.

[9] Poêle traditionnelle japonais, rond et trapu, qui rappelle celle de la poupée daruma, célèbre pour se redresser toujours lorsqu’on l’incline, symbole de persévérance.

[10] Tissu de soie, de laine ou de fibres synthétiques, reconnaissable à son aspect gaufré ou ondulé.

[11] Mito Kômon est un vieux drama japonais. Le personnage principal, Tokugawa Mitsukuni, se présentait comme « un marchand de crêpes d’Etsugo ».

[12] Chaussette japonaise avec une séparation entre le gros orteil et les autres.

[13] Une bénédiction à venir indique que l’on aura de la chance plus tard, ce qui sous-entend que notre situation actuelle ne sera pas des plus favorables.

[14] Figure du raisonnement logique consistant à affirmer une implication (« si A alors B ») et à poser ensuite l’antécédent (« or A ») pour en déduire le conséquent (« donc B »).
Ex : 1) Si je me couche tard, fatigue demain. 2) Je me suis couché tard. 3) Donc, fatigue demain.

[15] Arbre sacré shinto.

[16] Satoshi trouvait sans doute cela amusant parce qu’on racontait que les hommes de Yoshimoto avaient pris la fuite en voyant l’armée d’Oda leur foncer dessus sous la pluie. Ce qui rendait les montagnes de cadavres et les rivières de sang particulièrement peu crédibles.

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