Hyouka t4 - chapitre 1
Si je dois le faire, je le ferai vite
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Traduction : Raitei
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1
Je comprends que certains aient leurs préférences. Pour ma part, je ne dirais pas que j’espère en avoir une un jour.
En y repensant, mon enfance n’avait rien eu de bien original. Mon père était rarement à la maison, mais il remplissait malgré tout son rôle. Ma sœur, elle, était étrange, arrogante, rebelle. À peine entrée à l’université, elle avait économisé assez pour s’enfuir dans un long périple mais Ce n’est pas comme si elle était un monstre à six bras et trois visages. Quant à moi, Oreki Houtarou, je n’avais vécu aucune expérience intense, encore moins de celles qui changent une vie. Rien d’étonnant à cela.
Il m’était arrivé, une fois, d’être mêlé à une affaire que personne n’aurait dû rencontrer. Je ne comprenais pas ce qui se passait, à l’époque. C’est là que j’avais rencontré Fukube Satoshi, qui demeure, encore aujourd’hui, un ami proche. Ma sœur avait alors déclaré que c’était une histoire banale, le genre de chose qui arrivait tout le temps. Pourtant, j’étais sincèrement indigné que cela me concerne.
À ce moment-là, je passais mes journées à froncer les sourcils, à grommeler que tout était trop fatigant ou trop compliqué, sans même m’apercevoir que j’avais fini le collège. Avec du recul, je dois admettre que tout cela n’avait rien de si grave.
Mes résultats scolaires étaient corrects. Je n’étais pas un génie, mais pas assez mauvais non plus pour que cela devienne inquiétant. Comme la plupart des élèves moyens de la région de Kamiyama, J’avais eu le lycée du même nom en ligne de mire. Préparer l’examen d’entrée fut difficile, mais c’était prévisible.
Le lycée Kamiyama représentait la transition idéale entre le collège et le lycée, en plus d’être un des meilleurs établissements de la région pour envisager des études universitaires. Et pourtant, son taux d’admission dépassait les 90 %. Même en tenant compte des écoles privées, la plupart de ceux qui voulaient y entrer parvenaient à réussir. J’avais moi aussi réussi tant bien que mal l’examen d’entrée.
Lors de la cérémonie de rentrée, je m’étais dit qu’il se passerait sans doute toutes sortes de choses ici, au lycée Kamiyama. J’étais persuadé qu’en trois ans, je finirais par connaître quelques événements sortant de l’ordinaire.
Mais au fond, chacun de mes camarades vivait ses propres expériences alors je n’avais jamais pu arborer fièrement que telle ou telle chose sortait de l’ordinaire. En quittant le collège Kaburaya, j’avais contemplé le bâtiment et murmuré : « Finalement, il ne s’est rien passé de spécial ici. » Et il est probable que je dirai la même chose le jour où je quitterai le lycée Kamiyama.
En effet, j’ai un principe gravé en moi, sorte de crédo.
J’ai beau chercher, je ne sais pas quand j’ai commencé à la suivre. Personne ne me l’a enseigné, je ne l’ai lu nulle part.
Pourtant, je n’y déroge jamais.
Voilà ma devise :
« Si je n’ai pas à le faire, je ne le fais pas. Si je dois le faire, je le fais vite ».
2
J’aime sincèrement ma devise. Et c’est précisément pour cela que je me retrouvai en mauvaise posture après les cours. Deux feuilles étaient posées sur ma table. Sur la première figurait le sujet suivant : « Impressions après le premier mois de cours et aspirations pour l’avenir », tandis que la seconde était restée vierge. Le service d’orientation devait avoir une haute opinion des élèves de seconde, puisqu’il semblait croire que nous pouvions remplir sans peine deux pages sur nos ambitions. Quelle chance nous avions.
Comme c’était un devoir, je l’avais rédigé la veille, chez moi. Impossible de me souvenir avec précision ce que j’y avais écrit, mais je l’avais bel et bien terminé. Alors pourquoi devais-je rester après les cours à me repencher sur des questions dont je ne me rappelais même plus les réponses ? On aurait pu appeler cela un mystère surgissant de nulle part mais si je devais résumer la cause en une phrase, ce serait : « Sensei, j’ai oublié mon devoir à la maison ».
Satoshi se moqua de ma rédaction qui n’occupait que trois lignes sur les deux pages demandées.
— C’est bien notre Houtarou qui ne fait rien de plus que le strict nécessaire. Il faut dire qu’exprimer des ambitions ne doit pas être évident pour toi. Cela dit, tu aurais pu faire un peu plus d’efforts, non ?
Tu ne comprends décidément rien.
Je protestai tout en faisant tourner mon stylo entre mes doigts.
— Je l’ai écrit, hier soir.
— Alors pourquoi tu as autant de mal à le réécrire ?
— Parce que c’est la deuxième fois justement.
Satoshi me lança un regard suspicieux.
Je fis tourner mon stylo à nouveau. Ou plutôt, j’essayai. Mais il tourna trop vite, effleura le visage de Satoshi et alla s’échouer dans un coin de la salle. Je me levai calmement pour aller le récupérer avant de regagner ma place comme si de rien n’était. Satoshi, lui, adopta une expression impassible, du genre « est-ce que quelque chose vient de se passer ? ».
— Qu’est-ce qui te dérange tant dans le fait de le réécrire ?
— Le premier texte était correct. J’essaie de faire en sorte que le second soit dans la continuité du premier, mais au final je n’y arrive pas.
J’avais déployé pas mal d’efforts la veille pour inventer quelques ambitions. Jeter ça à la poubelle pour repartir de zéro n’avait rien de facile.
Satoshi eut un petit sourire, comme s’il venait de comprendre quelque chose.
— Haha… Je crois que je vois ce que tu veux dire. Alors pourquoi ne pas simplement te souvenir de ce que tu as écrit hier soir ?
— C’est justement parce que je l’ai bien écrit que je ne m’en souviens plus.
Le bout de mon stylo heurta la table dans un léger bruit étouffé. Satoshi haussa les épaules comme si la chute du gag venait d’être prononcée.
Fin avril approchait. Nous étions après les cours, mais il n’était pas encore très tard. Il y avait encore pas mal de monde dans la salle, chacun vaquant à ses occupations. Dehors, une fine pluie tombait sans discontinuer depuis deux ou trois jours. La météo annonçait de violents orages dans la soirée, mais ce n’était pas la seule raison pour laquelle je voulais rentrer rapidement.
Assis à l’angle de ma table, Satoshi jeta un œil dans ma trousse en faisant tourner le petit sac à cordon qu’il portait toujours à l’épaule.
— Tu comptes y passer la nuit, ou bien ? Tu vas au club, non ?
À l’évocation du mot « club », je grimaçai.
Guidé par ma devise, je n’avais évidemment aucun intérêt à m’engager dans un club. Mon objectif étant de mener une vie de lycéen tranquille, pourquoi m’infliger volontairement une activité si énergivore ? Mais une lettre vint bouleverser mes plans.
Elle venait de Bénarès, en Inde. « Rejoins le club de littérature classique », disait-elle. À cause d’un coup du sort et d’une erreur d’interprétation, je faisais maintenant partie du club, comme on me l’avait ordonné.
La personne assise en face de moi n’était autre que Fukube Satoshi, membre du club de littérature classique. En plus de cela, il appartenait aussi au club d’artisanat ainsi qu’au Comité d’organisation. Il aimait faire du vélo. Un vrai touche-à-tout.
— Quelque chose a titillé la curiosité de Chitanda-san. Elle a dit que ce serait bien si tu pouvais venir.
Je restai muet, le regard rivé sur la pointe immobile de mon stylo. Chitanda était elle aussi membre du club de littérature classique. Son nom complet était Chitanda Eru.
D’après Satoshi, cette base de données humaine de savoir inutile, Chitanda appartenait à une vieille famille possédant de vastes terres agricoles dans le nord-est de la ville de Kamiyama. Ses origines distinguées ne transparaissaient guère dans son apparence. Elle avait simplement l’allure soignée d’une élève sérieuse, avec ses longs cheveux et son visage délicat. Chitanda… en entendant ce nom, je m’étais figé sans m’en rendre compte. Est-ce que Satoshi l’avait remarqué ? À vrai dire, j’avais du mal avec elle.
J’avais rejoint le club en pensant qu’il serait vide, mais l’arrivée de Chitanda en avait fait un véritable club. Et ce n’était pas tout.
Ce n’était pas quelqu’un que je détestais. Un adepte de l’économie d’énergie comme moi ne cultive ni attachement ni antipathie particuliers. Mais le jour de notre rencontre, Chitanda m’avait posé cette question : « Pourquoi est-ce que j’étais enfermée dans cette pièce ? Je suis vraiment curieuse »
Ce jour-là, elle s’était retrouvée enfermée dans une salle de classe, sans même le réaliser. C’est moi qui avais ouvert la porte, mais je n’étais évidemment pas celui qui l’avait verrouillée. Qu’elle trouvât cela étrange était compréhensible, mais elle insista pour que je résolve le mystère. Face à la force de sa demande, je n’avais eu d’autre choix que de lui exposer mes hypothèses.
Par chance, j’étais parvenu à faire bonne impression ce jour-là. Mais en rentrant chez moi, j’avais été assailli par une étrange prémonition.
Ma devise « économie d’énergie » est inébranlable. Personne ne chercherait à déstabiliser délibérément les convictions insignifiantes d’un parfait inconnu. C’est la norme. Et Chitanda n’avait rien fait d’anormal ce jour-là. Mais… ses grands yeux débordants de curiosité, bien trop proches de mon visage, et ce « Je suis vraiment curieuse », se sont gravés dans ma mémoire comme un avertissement sur ce qui m’attendait.
— J’ai fait remplir la demande d’autorisation par Chitanda-san. Toute cette paperasse pénible, c’est le travail d’un membre diligent du Comité d’orga comme moi.
— Force à toi. D’ailleurs, ça s’écrit comment « diligent » ?
— Tu risques de perdre des points si tu l’écris mal. Choisis plutôt un mot plus simple, comme « assidu ».
Satoshi avait l’art de dire tout ce qui lui passait par la tête, mais ce n’était pas un imbécile pour autant. Il poussa un léger soupir et déclara :
— Bon, si tu ne veux pas venir, personne ne t’oblige à participer aux activités du club de toute manière.
Je ne dirais pas que je ne veux pas y aller. C’est juste que, pour aujourd’hui du moins, terminer cette rédaction pour mon orientation était plus urgent que le club de littérature classique. Il s’agissait simplement de faire honneur à mon statut d’élève de Kamiyama en m’impliquant sérieusement.
Hmm, je pense que je n’arriverai pas à faire passer cette idée sans utiliser le mot « assidu ».
Satoshi étouffa un bâillement, sans prêter attention à ma copie toujours aussi vide. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, je m’attendais à voir tomber la pluie de printemps ininterrompue mais je vis Satoshi qui s’était soudainement tourné vers moi avec un sourire en coin.
— Oh, au fait, je suis tombé sur un truc intéressant. Apparemment, une rumeur clichée circule en ce moment. Tu en as entendu parler ?
— Clichée ?
Je relevai la tête. Que je me sois laissé distraire aussi facilement prouvait à quel point cette rédaction m’ennuyait. Satoshi acquiesça d’un air satisfait et leva l’index d’un geste vif.
— Totalement clichée. Je me suis toujours demandé si le lycée Kamiyama, le plus grand lycée de la ville, repaire de nombreux clubs louches, abritait de sombres secrets ou des phénomènes surnaturels. Mais ce qui m’intéresse, c’est si ce genre de rumeurs existent bel et bien.
— Qu’est-ce que c’est que ce doigt levé ?
— Ah, pardon. Juste comme ça, sans raison.
Il baissa rapidement la main, tout en gardant son sourire.
— Tu n’as pas envie d’écouter les histoires étranges et les rumeurs douteuses du lycée ?
Je restai silencieux, cherchant quoi répondre, mais Satoshi poursuivit :
— Après les cours, à une heure tardive au clair de lune… un piano se met à jouer tout seul dans la salle de musique…
— Ça suffit.
Je n’y trouvais strictement aucun intérêt.
J’avais levé la main pour l’interrompre.
C’est vrai que c’est cliché. On entendait déjà ce genre de choses à l’école primaire et au collège. Ces rumeurs scolaires ont beau paraître originales, elles obéissaient toutes à la même mécanique. Je ne dirais pas que j’en ai assez, mais je n’y trouve tout simplement aucun intérêt. J’étais déçu que Satoshi, lui qui a tant de passions se contente de me rapporter une histoire aussi fade.
— Tu ne comprends rien, Houtarou. Tu penses vraiment que je trouve les « histoires étranges du lycée » intéressantes juste comme ça ?
Je me le demande. Tu t’es bien intéressé, il n’y a pas si longtemps, à la structure des assurances vie postales.
— Tu fais erreur. Ce qui m’intéresse, c’est pas l’histoire elle-même, mais le fait qu’elle ait commencé à circuler.
— Oh ?
— Nous sommes trois cent vingt élèves de seconde, comme des agneaux égarés dans un environnement totalement nouveau. Et voilà que, deux semaines seulement après la rentrée, on est capables de faire circuler ce genre de rumeurs. Tu ne trouves pas ça impressionnant ?
Satoshi ouvrit grand les mains, comme pour montrer sa joie.
Je vois. Je comprends maintenant ce qu’il essaie de dire.
Je posai le coude droit sur la table et appuyai mon menton contre mon poing.
— C’est vrai. Le temps que chacun prenne ses marques dans un nouveau cadre, il ne devrait pas y avoir la place pour ce genre de rumeur. Tu veux dire que les élèves, maintenant un peu plus à l’aise, ont enfin eu du temps à perdre, et que c’est ce qui a permis à cette histoire étrange d’émerger, c’est bien ça ?
— Exactement. Tu as compris plus vite que prévu.
— Ça me fait penser aux signes astro façon groupes sanguins[1].
Ces mots m’échappèrent malgré moi, et Satoshi, qui jusque-là opinait gaiement du chef, cessa soudain de hocher la tête.
— …Pourquoi tu dis ça ?
— C’est le genre de sujet qu’on aborde à la toute première rencontre. Les deux personnes ne connaissent rien au sujet, mais comme ça permet de lancer la discussion tant bien que mal, la conversation suit son cours tranquillement. Pourtant, dans les faits, la plupart des gens n’en croient pas un traître mot.
Satoshi écarquilla les yeux, bouche bée. Je fis la grimace devant une réaction si excessive.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Eh bien, je suis choqué ! s’écria-t-il.
Je me redressai instinctivement.
— Houtarou vient de critiquer une technique de socialisation ! Et dire que je pensais que tu avais renoncé à devenir un animal social !
Quel relou !
— Je n’ai rien contre les gens. Je peux te le dire droit dans les yeux.
Tout en prononçant ces mots, je fixai Satoshi dans les yeux. Naturellement, cela ne lui plut pas, et il détourna aussitôt le regard.
— Bon, très bien, j’ai compris. C’est juste que Houtarou est en mode économie d’énergie.
Est-ce si étrange que ça ?
— Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Veux-tu entendre le symbole même de la perte de temps des seconde : le mystère de la salle de musique ?
Quoi que Satoshi m’apporte comme histoire, je n’avais pas spécialement envie de l’écouter. Seulement, si je refusais d’emblée, il allait sûrement me sortir quelque chose comme : « Comme je m’y attendais, tu refuses encore toute envie de socialiser, Houtarou. Écouter un sujet même ennuyeux avec un semblant d’intérêt, c’est la première étape vers la communication interpersonnelle et l’harmonie dans les relations humaines. »
Bah, puisque j’étais en train d’écrire un papier sur mes aspirations futures, ça ne devrait pas me gêner. Je repris mon stylo, reportai mon attention sur la feuille et dis :
— Si tu tiens tant que ça à raconter ton histoire, je t’écoute.
— Parfait.
Satoshi s’éclaircit la gorge avec ostentation.
— C’était hier. Une fille de seconde est montée au quatrième étage du bâtiment spécial.
— C’est pas Chitanda, j’espère ?
Je n’avais pas prévu d’écouter cette histoire, et voilà que je réagissais dès la première phrase.
Outre la salle de musique, le bâtiment spécial abritait aussi la salle de géographie, qui sert de local au club de littérature classique.
Les salles de classe de seconde sont au quatrième étage du bâtiment général. Pour atteindre le quatrième étage du bâtiment spécial, il faut descendre trois étages, traverser la passerelle extérieure puis remonter jusqu’au quatrième étage. Et comme aujourd’hui, s’il pleut, la passerelle est inutilisable. Il faut alors emprunter le couloir couvert au rez-de-chaussée. Autant dire que c’est le bout du monde.
Le quatrième étage du bâtiment spécial est en fait une contrée lointaine de Kamiyama. Franchement, je ne vois pas quelle autre fille que Chitanda irait là-bas de son propre chef.
Interrompu dès le début, Satoshi prit un air confus pendant un instant.
— Non, ce n’est pas elle.
— Alors, qui ?
— Laisse-moi finir.
Visiblement, je l’avais vexé. Mieux valait me taire.
— Après les cours, la fille est donc montée au quatrième étage du bâtiment spécial. Il était presque six heures. À cette heure-là, les grilles du lycée ferment, donc il ne restait quasiment plus personne.
— En montant du troisième étage, elle entendit une mélodie de piano. Par chance ou malchance, cette fille avait l’oreille musicale. La pièce était magnifique, et elle fut submergée par l’intensité de l’interprétation. Une mélodie qu’on aurait vite fait de reconnaître. C’était la Sonate au clair de lune[2]. Elle était venue récupérer un objet oublié, mais, absorbée par la musique, elle resta figée sur place. Le couloir, l’escalier, et la fille étaient baignés de pourpre par les rayons du soleil couchant. C’était comme si le monde allait s’embraser. La musique, somptueuse, ressemblait à un requiem dédié à ses derniers instants. Une sensation étrange lui monta des pieds, et elle…
Je levai une objection.
— Il a plu hier aussi. Il n’y avait pas de coucher de soleil.
— Oui, l’air était chargé d’humidité, le crépuscule tombait sous une pluie continue. Cette moiteur désagréable se mêlait à la musique et s’insinuait sous la peau. La sonorité de la pièce gravait en elle une angoisse inexplicable.
Mais qu’est-ce que…
On dirait bien que Satoshi n’avait rien perdu de son talent d’orateur.
— Kamiyama est réputé pour ses clubs artistiques. Il n’est pas impossible qu’un génie du piano y soit inscrit. La fille voulut féliciter l’interprète, et posa la main sur la poignée de la salle de musique. C’est bien de là que provenait la musique. Et puis, à part cette salle, où aurait-on un piano ?
Je crois qu’il y en a un au gymnase, pour les cérémonies. Mais je me retins de faire une remarque, de peur de lui gâcher l’effet une seconde fois.
— Mais juste au moment où elle allait ouvrir la porte, la musique s’interrompit net. Étonnée, elle ouvrit doucement.
Satoshi accompagna le geste, et sa voix devint sourde. À ce ton étouffé, je compris que la partie effrayante approchait.
— Elle entra alors dans la salle de musique, envahie par une atmosphère étrange. Tous les rideaux étaient tirés, il faisait noir comme dans un four. Son regard se posa aussitôt sur le piano, mais personne n’était là. Le couvercle était ouvert, et pourtant, aucun pianiste. « Pourquoi ? » pensa-t-elle, déstabilisée. Elle tourna la tête à gauche, à droite… et là… Une lycéenne aux longs cheveux en bataille, le visage caché, les yeux injectés de sang, vêtue de l’uniforme de style marin, tapie dans un coin.
Satoshi, les mains jointes, tremblait de frisson.
Quel cinéma.
— Épouvantée, la fille s’enfuit sans même se retourner. Plus tard, elle apprit qu’à cette date, la salle de musique était réservée au club de piano. Or le seul membre du club, une terminale, s’était blessée au doigt et ne pouvait plus jouer ! Mais Houtarou ! Un piano ne peut pas jouer tout seul. Sauf si… tu prends en compte cette membre du club de piano, qui se serait donné la mort avec regret avant le concours national…
— Quelqu’un s’est suicidé ?
Satoshi prit soudain un air grave, comme pour conclure son récit. Ce numéro en solo commençait à s’éterniser.
— Peut-être. Il paraît… mais je n’en suis pas sûr.
Allez savoir pourquoi, j’écrivais plus vite en l’écoutant débiter ses inepties. Peut-être que mon esprit de synthèse est stimulé quand je l’ignore. Je répondis sans lever les yeux :
— C’est toi qui savais que le club de piano avait la salle, et qu’il n’avait qu’un membre, pas vrai ?
Satoshi eut un petit rire amer.
— Déduction brillante, Houtarou. En effet. La présidente du club, Tamaru Junko, suit actuellement un traitement pour son index.
Je ne connais ni cette élève, ni l’état du club de piano. Mais Satoshi, lui, sait ce genre de choses. En tant que membre du Comité d’organisation, il est bien informé sur les clubs de Kamiyama.
Son ton grandiloquent se fit plus léger.
— Il semblerait qu’il y ait réellement eu une fille aux cheveux en bataille et à l’uniforme marin. La fille en seconde qui l’a vue a dû être choquée, mais à la pause de midi aujourd’hui, l’histoire circulait déjà en classe de seconde A.
— Évidemment qu’elle portait un uniforme de type marin.
À Kamiyama, les garçons étaient en gakuran, les filles en uniforme de style marin. Si une fille portait un blazer ou une blouse, là, oui, j’aurais été surpris.
— La vraie question, c’est de savoir si cette histoire va se répandre. Et si oui, comment, et à quelle vitesse ? En suivre la diffusion pourrait constituer un excellent cas d’étude en folklore. On l’appellerait « Le deuxième des sept mystères de Kamiyama ». Reste à savoir quand elle atteindra ma classe, la seconde D.
Il disait cela sur le ton de la plaisanterie, mais il semblait sincèrement séduit par l’idée. Oui, Satoshi était bien du genre à s’intéresser à la manière dont les rumeurs se propagaient.
Mais ce n’était pas cela qui retenait mon attention. Quelque chose dans ses paroles ne passait pas.
— Attends une seconde. Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Hmm ? Folklore. Ou si tu préfères, légende urbaine. En parlant de folklore, je voulais y mettre une sorte de nuance…
— Non, pas ça.
Voyant mon visage se tendre, Satoshi prit un air intrigué.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu t’es vraiment pris d’intérêt pour le mystère du piano à la Sonate au clair de lune ? Je ne pensais pas que ce serait ton genre…
Je me moquais bien de l’histoire en elle-même. Mais si ce que Satoshi disait était vrai…
Ce n’était pas anodin. Il fallait prendre des mesures.
Tout dépendait de ces feuilles posées en face de moi : « Impressions après le premier mois de cours et aspirations futures. »
Si je pouvais finir rapidement alors tout irait bien.
Mais plus je pensais à me dépêcher, plus mon stylo restait figé.
Il y a des moments où l’on peut agir vite. Et d’autres où c’est tout simplement impossible.
3
La pluie ne cessait pas.
Tout en écoutant le récit détaillé de Satoshi, je m’étais appliqué à détailler comme il faut les feuilles. Je venais tout juste d’achever, pour la seconde fois, la rédaction de mes projets pour l’avenir, et je pensais enfin pouvoir rentrer chez moi, quand une personne à la longue chevelure noire flottante fit irruption dans la salle de classe.
— Ah, tu es encore là, Oreki-san.
Un sourire presque imperceptible effleura mes yeux et mes lèvres. C’était Chitanda Eru, présidente du club de littérature classique. Une élève dépourvue d’élégance mais indéniablement ravissante. Elle marchait droit vers moi, ce qui suffit à attirer sur moi les regards lourds de sous-entendus de mes camarades encore présents.
Je suppose que c’est compréhensible.
Je pointai du doigt la direction du tableau noir.
— Ta salle de classe est de l’autre côté.
J’étais en seconde B. Chitanda, elle, en seconde A. Mais elle se contenta de sourire et répondit :
— Oui, je sais bien.
Elle était déjà assez proche, mais elle s’approcha encore d’un demi-mètre avant de s’arrêter. Puis elle sortit une feuille d’un dossier transparent qu’elle tenait à la main.
— J’ai rempli le formulaire, Fukube-san.
— Ah, merci beaucoup. Ce formulaire est franchement inutile, quoi qu’on en dise.
Maintenant que j’y pense, Satoshi avait effectivement mentionné que Chitanda remplissait des papiers dans sa classe. Comme il s’agissait d’un formulaire de demande d’autorisation, j’avais cru à une plaisanterie, mais il semblerait que c’était réel. Je jetai un coup d’œil au document, mais ne vis que le titre : « Formulaire de confirmation d’inscription à un club ».
Satoshi sortit un carnet relié en cuir de son sac à cordon, plia le formulaire en deux et le glissa à l’intérieur. Une fois cela fait, Chitanda tourna les yeux vers moi. Ses immenses prunelles trahissaient une apparente sobriété. Son regard, soudainement dilaté, provoqua en moi une montée de chaleur.
Je connaissais bien ces yeux. Il n’y avait que ce regard intense, émis par Chitanda, capable de faire lever Oreki Houtarou, l’économe en énergie que j’étais, pour résoudre une affaire. Depuis le jour où je l’avais rencontrée dans la salle du club de littérature classique, je n’avais pas revu cette expression. Après tout, nous n’avions pas eu tant d’occasions de parler directement. Pourtant, j’avais un pressentiment. Ça allait arriver.
Avant qu’elle n’ouvre la bouche, je pris les devants.
— Tu arrives à point nommé.
— Hein ?
Décontenancée, Chitanda cligna des yeux. Profitant de la légère euphorie procurée par l’achèvement de ce pénible devoir, je me mis à rire avec une insouciance feinte.
— Satoshi vient de me raconter une histoire étrange. Une rumeur des plus curieuses.
— Tu parles de cette affaire du piano ?
…Comme je m’y attendais.
— Mais as-tu entendu parler du « mémo d’invitation au Club Secret » ? C’est ce qu’on appelle « le premier des sept mystères de Kamiyama ».
De nouveau, Chitanda cligna plusieurs fois des yeux. Ses lèvres se pincèrent un instant, comme si elle hésitait. Puis, les mains jointes devant la poitrine, elle retrouva son sourire habituel.
— Hmm ? Une histoire de club secret ? Tu es sérieux ?
— Je n’y croyais pas au début, mais au lieu de l’entendre de ma part…
Je me tournai vers Satoshi.
— Satoshi, raconte-lui l’histoire.
— Ah, d’accord.
Un instant décontenancé par la tournure que prenaient les choses, Satoshi hésita. Il me jeta un bref coup d’œil, et je lui répondis d’un signe de tête accompagné d’un sourire engageant.
À la hauteur de sa réputation, Fukube Satoshi ne refusa pas ma demande.
Il se redressa, assis sur sa table, et prit un ton plus enjoué.
— Très bien. Merci d’écouter l’histoire du « club secret ». Le Comité d’organisation est aussi chargé des campagnes de recrutement pour les seconde. Voilà ce que j’ai entendu quand j’y étais.
Il pourvuisit ensuite.
En tout cas, il y a beaucoup trop de clubs et de cercles à Kamiyama. Forcément, ça fait un nombre impressionnant d’affiches de recrutement. Durant le premier trimestre, les panneaux d’affichage étaient littéralement saturés. Bien sûr, ces panneaux sont soumis à autorisation. Sans un tampon officiel, impossible d’y mettre quoi que ce soit. Mais bon, un simple bout de papier et une punaise suffisent. Si on ne fait pas des rondes régulières, des affiches sauvages apparaissent. Et c’est à nous, membres du Comité d’organisation, de les retirer. Les clubs qui s’y adonnent encourent des sanctions. Dans le pire des cas, leurs subventions peuvent être coupées.
— …C’est sévère, dis donc.
— N’est-ce pas ? C’est pris très au sérieux.
Chitanda, séduite par la narration fluide de Satoshi, acquiesçait sans cesse, captivée.
— Mais malgré cela, chaque année, une seule affiche d’un club inconnu fait son apparition. Enfin, plutôt qu’une affiche, c’est un simple mémo. L’an dernier, par exemple, c’était un bout de feuille de papier provenant d’un cahier, avec une heure et un lieu de rendez-vous griffonnés. Ce mémo, non officiel, provenait d’un club lui aussi non reconnu. Le président Tanabe du Comité d’organisation en a conclu qu’un club échappant à tout contrôle existait bel et bien, et qu’il organisait des réunions secrètes. On ignore tout de ses objectifs ou de ses membres, mais on connait au moins son nom.
— Et c’est ?
Satoshi afficha un grand sourire, amusé par sa propre mise en scène.
— La Société de l’Araignée de Soie[3]
— L’Araignée de Soie…
Chitanda répéta plusieurs fois le nom, comme pour s’en imprégner. Puis elle déclara simplement :
— J’en vois souvent des toiles dans le jardin de ma maison.
Et c’est censé prouver quoi ?
— Grâce au mémo confisqué, Tanabe-senpai tenta d’entrer en contact avec la Société de l’Araignée de Soie, mais ce fut un échec. Le lieu du rendez-vous était une salle de classe vide, inaccessible sans clef. Comme tu le sais, Chitanda-san, il est impossible d’emprunter une clef sans raison valable. Finalement, Tanabe-senpai conclut que cette société n’existait pas vraiment, et que le mémo n’était qu’une mauvaise plaisanterie. Mais ce n’est pas tout…
Arrivé au point culminant de son récit, Satoshi prit une voix plus grave.
— Le jour de la remise des diplômes, un ancien élève s’est approché de Tanabe-senpai et lui a dit : « J’étais le président de la Société de l’Araignée de Soie. Je compte sur toi pour t’occuper du prochain président. Si tu parviens à le trouver, bien sûr. »
— Le nouveau président du Comité d’organisation, Tanabe-senpai, n’avait aucunement l’intention de tolérer un affichage illégal quel qu’il soit mais cette année encore, la Société s’est réunie. Les membres du Comité d’organisation sont sur le qui-vive, mais à ce jour, aucun indice.
Satoshi haussa les épaules pour conclure son récit.
À l’instar de l’histoire du piano dans la salle de musique, Satoshi avait su moduler sa voix avec naturel. Je le connaissais depuis longtemps, mais je ne soupçonnais pas qu’il ait autant de talent pour raconter. Il ferait un excellent benshi[4] s’il était né à l’époque du cinéma muet.
Chitanda poussa un léger soupir.
— C’est vrai qu’il y a énormément de clubs étranges dans cette école. Ce ne serait pas étonnant qu’un club mystérieux s’y cache.
En effet, comparé aux lycées ordinaires ayant des horaires de cours plus longues, Kamiyama possédait une surabondance de clubs culturels. On en comptait plus de cinquante, du club d’a cappella au club de magie. L’automne venu signifiait l’approche du Festival Culturel de trois jours. Dans ce contexte, l’existence d’un ou deux clubs mystérieux ne ferait pas tache. Je répondis :
— La Société de l’Araignée de Soie ? Si on considère qu’on ignore son but, elle ressemble assez au club de littérature classique.
— Le club de littérature classique n’est pas comme ça ! s’écria Chitanda, avant de réfléchir un instant en silence.
Elle finit par nuancer son propos :
— Enfin… je ne peux pas non plus dire qu’il soit si différent…
Cela me revint : Chitanda avait dit avoir rejoint le club pour une raison bien précise. Elle avait parlé d’une affaire personnelle, et je ne l’avais pas questionnée davantage.
— Un seul mémo au milieu de centaines d’affiches…
Chitanda posa les mains sur sa tête, pensive. Son regard fixe et lointain lui donnait un air de jeune fille distinguée.
Mais très vite, elle releva la tête avec détermination. Son expression s’éclaira, et elle joignit les mains devant sa poitrine.
— C’est décidé… Je suis vraiment curieuse !
Évidemment.
Tenant toujours mes feuilles dans les mains, je me levai.
— Je savais que tu dirais ça. Voilà pourquoi je t’ai dit que tu arrivais au bon moment.
— Comment ça ?
Chitanda haussa les épaules, intriguée.
— On va chercher le mémo, bien sûr.
Je demandai d’abord à Satoshi combien de panneaux d’affichage étaient placés sous la responsabilité du Comité d’organisation. Comme prévu, Fukube Satoshi n’en avait pas fait le décompte.
— Attends une seconde, murmura-t-il, avant de se mettre à énumérer.
Il poursuivit :
— Il y a deux panneaux à chaque étage, du deuxième au quatrième étage du bâtiment principal. Au premier, on en a aussi un à l’infirmerie et un autre en salle des profs, soit quatre au total. Il y en a également dans les couloirs. Au deuxième étage, un côté bâtiment principal, l’autre côté bâtiment spécial. Il y a aussi un panneau par étage dans le bâtiment spécial. Ce qui nous fait seize au total. Et puis, il y en a un à chaque palier entre les étages. Un bâtiment à quatre étages, deux escaliers par niveau… Ça fait seize de plus.
Je me moquais un peu du calcul, mais Chitanda, elle, ne laissa rien passer. À Satoshi, qui avait trop plié ses doigts, perdu le fil et fixait désormais son poing, elle dit avec douceur :
—Tu te trompes, Fukube-san. Si le bâtiment a quatre étages, il n’y a que trois paliers, donc douze en tout.
— Heu… ah… Tu as raison.
Il replia ses doigts à nouveau. Sa main formait maintenant un geste digne d’un rappeur louche.
— Ce qui nous donne au final…
— Vingt-huit panneaux.
Satoshi écarquilla les yeux, impressionné.
— Chaque panneau peut contenir une dizaine d’affiches, peu importe leur taille. Ce lycée, minuscule en comparaison, se retrouve donc avec au moins trois cents affiches.
— Il n’y en a pas aussi un dans le gymnase ?
— C’est vrai, maintenant que j’y pense. Et aussi un autre dans le dojo… Ce qui nous fait trente emplacements au total. Le Comité d’organisation fait vraiment un boulot énorme. Quel groupe formidable !
Satoshi leva les yeux au plafond, plein d’admiration.
Contre toute attente, Chitanda ignora totalement Satoshi, malgré son envolée lyrique. Sans même lui adresser une remarque ou un regard désapprobateur, elle détourna simplement le regard. Elle avait visiblement compris comment gérer Satoshi, malgré le peu de fois qu’ils s’étaient parlé.
Bien sûr, ça ne faisait aucun doute. Chitanda s’était tourné vers moi.
— Il semble donc qu’il y ait trente emplacements… Tu veux qu’on les inspecte tous ?
Hors de question. Faire ça reviendrait à trahir mes convictions, et à mourir en châtié.
— Mieux vaut réfléchir d’abord à l’endroit le plus probable. Le lieu le plus suspect. On n’utilise nos jambes qu’après avoir utilisé notre tête.
— Mayaka en parlait l’autre jour, dit Satoshi avec un sourire moqueur.
— « Ce Houtarou, il cogite toujours avant d’agir. »
— C’est une qualité, non ?
— Résultat, tu finis par ne jamais bouger du tout.
Je ne pouvais pas vraiment le contredire.
Mayaka, c’est Ibara Mayaka. Pour une raison obscure, nous avons été dans la même classe depuis l’école primaire. Au lycée, nous avions enfin été séparés. Elle n’était pas spécialement proche de moi, mais elle l’était beaucoup de Satoshi. Les goûts et les couleurs, comme on dit… En tout cas, Ibara est amoureuse de Satoshi.
— Qui est Mayaka-san ?
— Hmm. Tu auras l’occasion de la rencontrer bientôt.
Satoshi avait reçu pas mal de déclarations amoureuses, mais il n’avait jamais accepté non plus les sentiments de Mayaka. Je ne savais pas pourquoi, et à vrai dire, cela ne m’intéressait pas.. Quoi qu’il en soit, comme elle l’avait si bien dit, j’étais en train d’utiliser ma tête.
— Un endroit suspect… Autrement dit, si un club secret devait afficher un mémo, où le ferait-il ?
— Quelles conditions, selon toi, devrait remplir un tel endroit ? lui demandai-je.
Chitanda réfléchit un instant, puis répondit en me regardant par en dessous.
— S’il est repéré par un membre du Comité, il sera aussitôt enlevé. Si c’était moi… je le placerais dans un coin de l’école, là où il ne se ferait pas remarquer. Par exemple, près de la salle de géographie, où personne ne passe jamais.
— Oui, c’est plausible. Le panneau du dojo aussi serait difficile à surveiller sans membre du club ou du Comité.
Satoshi approuva.
Mais un problème se poserait si le mémo se trouvait dans un endroit aussi reculé. Je déclarai avec assurance :
— C’est faux.
On ne doit jamais faire ce dont on n’a pas l’habitude.
Du coin de l’œil, je vis Satoshi froncer les sourcils et me demandai si j’avais été trop brutal. Mais Satoshi n’était pas le problème. Chitanda, concernée, ne sembla nullement troublée.
— C’est faux ?
— Ton raisonnement n’était pas mauvais au départ.
Je pris une respiration et poursuivis :
— Si le mémo de la Société de l’Araignée de Soie a réellement été affiché… il est sans doute à l’entrée de l’escalier du rez-de-chaussée, ou sur un palier entre le premier et le quatrième étage.
Chitanda pencha la tête.
— Autrement dit, tu penses qu’il est quelque part sur le trajet des élèves de seconde, c’est bien ça ? Mais…
Elle se tut, pensive. Si je maîtrisais mieux l’art oratoire, je pourrais expliquer ça plus clairement. Malheureusement, je n’avais pas le talent de Satoshi. Tandis que je cherchais mes mots, ce dernier intervint.
— Eh bien, eh bien. On dirait que Houtarou a une théorie. Chitanda-san pense que c’est dans un recoin de l’école, et Houtarou pense que c’est sur le passage des seconde. Maintenant que les deux hypothèses sont posées, le plus simple ne serait-il pas d’aller vérifier sur place ?
À cette suggestion, Chitanda se mit immédiatement en mouvement. Se retournant vivement, elle lança :
— Alors, allons-y !
J’acquiesçai, mon sac en bandoulière sur l’épaule. Je croisai un instant le regard de Satoshi, qui détourna les yeux en sifflotant.
4
— Tu venais de quel collège ?
Depuis la rentrée au lycée, on m’avait posé cette question un nombre incalculable de fois. C’était pourtant la première fois que je la posais moi-même. Chitanda avait sans doute déjà été interrogée plusieurs fois à ce sujet, mais elle répondit sans la moindre hésitation.
— Du collège Inji. Fukube-san,Oreki-san, vous venez du même collège, n’est-ce pas ?
— Ouais.
La voix de Satoshi résonna derrière nous.
— Le duo de la Terre Fukube Satoshi et Oreki Houtarou. Le Feu et le Vent du collège Kaburaya.
Qui ? Où ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Inutile de préciser que je n’étais absolument pas connu au collège. Satoshi, lui, l’était. Il avait été trésorier du Conseil des élèves.
Chitanda et moi descendions les escaliers en file, suivis par Satoshi. Après les cours, alors que le ciel s’assombrissait peu à peu, l’escalier était bondé. Nous ne nous étalions pas côte à côte pour ne pas gêner le passage.
Sur le palier entre le troisième et le quatrième étage se trouvait un panneau d’affichage où des affiches multicolores se disputaient l’attention. Chaque club semblait avoir choisi une direction artistique différente, ce qui créait une atmosphère particulièrement chaotique. Chitanda pointa une affiche du doigt.
— J’aime bien celle-là.
L’affiche en question était circulaire, occupant fièrement une large portion du panneau. Sous une simple invitation — « Rejoignez le club d’artisanat ? » — trônait un panda tricoté. Pas dessiné, mais brodé.
Le panda brodé avait été collé sur le papier circulaire comme élément de l’affiche. Rien qu’à imaginer le temps et l’énergie nécessaires, j’en restai bouche bée. Pourquoi se donner autant de mal…
Voyant que je restais muet, Satoshi posa la main sur mon épaule.
— Qu’en dis-tu, Houtarou ? Ce travail minutieux, à l’opposé de ta philosophie d’économie d’énergie… On sent bien la volonté et la rigueur de ces artistes. Tu ne trouves rien à dire, hein ?
— Je pense que s’ouvrir à d’autres cultures est toujours enrichissant.
— Je suis touché par tant de sincérité.
Satoshi hocha gravement la tête, se tourna vers Chitanda et bomba le torse.
— C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à rejoindre le club d’artisanat.
— Hein ?
Chitanda en resta bouche bée. Apparemment, elle n’était pas au courant.
En poursuivant ses échanges avec Satoshi, elle finirait sans doute par découvrir sa nature volubile. Tôt ou tard, elle se demanderait : « Est-ce que Fukube Satoshi a la moindre stabilité ? »
Chitanda toucha le panneau d’affichage, et une affiche s’affaissa brusquement.
— Ah, la punaise est tombée ?
Elle se pencha pour la chercher, mais ne trouva rien.
— …Bon, tant pis. Allons-y.
Nous examinâmes ensuite les paliers entre le troisième et le deuxième étage, puis entre le deuxième et le rez-de-chaussée. Mots décoratifs, slogans élégants, objets artisanaux raffinés, illustrations réalistes ou de style manga… Toutes sortes de créations destinées à attirer les élèves de seconde. La diversité des clubs était sans limite. Le club de peinture à l’encre avait représenté un paysage, le club de manga proposait un yonkoma[5], les clubs de shôgi et de go avaient affiché leur plateaux de jeu respectifs.
Le club de fanfare exhibait des photos de son dernier gala. Même les clubs sportifs, un peu embarrassants dans leur zèle, ne relâchaient pas la pression : clubs de basket, volley, athlétisme et base-ball recrutaient avec l’illusion d’être le lieu où tout lycéen devait investir son énergie.
— Ah, vu comme ça, le lycée Kamiyama est vraiment impressionnant !
— C’est vrai. On ne distingue même plus le panneau sous toutes ces affiches.
En les entendant plaisanter ainsi, je me dis que j’avais eu tort de les accompagner.
Ces affiches, je les voyais tous les jours. Je les avais lues des dizaines de fois. Mais, en les regardant cette fois en face, je fus frappé de plein fouet par cette énergie que j’avais toujours cherché à fuir, et je me sentis étourdi.
Malgré tout, nous atteignîmes tant bien que mal le rez-de-chaussée. Nous nous trouvions devant l’entrée de l’escalier utilisé par tous les élèves de seconde. Le panneau d’affichage y était encore plus désordonné qu’ailleurs.
Satoshi lâcha un rire.
— C’est le premier panneau que les élèves de seconde voient. C’est un emplacement stratégique, donc c’est une vraie zone de guerre.
On se demande si ce panneau est vraiment géré par le comité d’organisation. Pas une seule affiche de taille normale. Le panneau était recouvert de tracts format carte postale. Vu que l’emplacement est prisé, de nombreux clubs s’y partagent l’espace. Je passais devant chaque jour, mais son chaos me déconcertait encore. Face à ce capharnaüm, Chitanda sembla parvenir à une conclusion.
— Ah, je comprends. C’est donc ça.
Je me retournai avec un sourire.
— Je ne vois toujours pas pourquoi Oreki-san trouvait ce panneau suspect… mais avec autant d’affiches, un avis non autorisé passerait inaperçu. Autrement dit : pour cacher un corps, il faut le mettre sur un champ de bataille.
L’espace d’un instant, j’eus envie d’arborer un air triomphant et de dire « Bien sûr que c’était l’idée », mais ce serait fanfaronner. Je décidai de rester honnête.
— …Désolé. J’avais oublié à quel point ce panneau était dans un tel état.
— Hein ? Alors pourquoi avoir pensé à ce panneau ?
— Je ne le dirai que si le mémo est effectivement là. S’il n’y est pas, j’aurais trop honte de répondre.
Chitanda posa un doigt sur ses lèvres et sourit. Face au panneau, elle dit :
— Ce serait embêtant si on ne le trouvait pas. Oreki-san avait pourtant l’air si sûr de lui… J’aimerais vraiment savoir pourquoi !
C’était un peu exagéré… Mais maintenant que j’y pense, Chitanda semblait déjà avoir compris que l’assurance ne faisait pas partie de mes traits habituels, alors que nous n’avions pas tant parlé que ça.
Les yeux grands ouverts, elle scrutait le panneau. Je ne pus m’empêcher d’être mal à l’aise face à cette acuité visuelle qui semblait capable de voir à travers les feuilles. Elle n’était sans doute ni très intuitive, ni très perspicace, mais en matière de mémoire et d’observation, elle était imbattable. Lors de notre première rencontre, j’ignorais même son existence, mais elle connaissait déjà mon nom complet. C’était le fruit d’une grande capacité de mémorisation et d’attention. À l’inverse, Impossible de me souvenir de ce que ce panneau affichait.
— Club d’Action globale, club de débat, club de Hyakunin Isshû… Ah, l’association de divination ! Une de mes amies y est.
Chitanda inspectait le panneau en suivant un schéma rigoureux : du coin supérieur droit vers la gauche, puis vers le bas, de nouveau vers la droite, comme si elle feuilletait un catalogue.
— Alors, tu le vois ? demanda Satoshi.
Mais Chitanda, absorbée, ne sembla pas percevoir l’ironie dans sa voix.
— Club de koto, tennis de table, club d’arts pl…non, rien.
Elle redressa le buste et laissa échapper un léger gémissement.
— On dirait que le mémo de la Société de l’Araignée de soie n’y est pas.
Elle esquissa un sourire désolé. Je n’avais encore jamais vu cette expression sur son visage. Je sentis poindre une vague de culpabilité.
— En y réfléchissant, on ignore si ce club secret a vraiment affiché son mémo… Donc Oreki-san n’a peut-être pas eu tort.
Je recevais même des paroles de consolation… Étrangement, j’eus envie de m’excuser auprès de Chitanda. Ce n’était pas de la faiblesse. C’était juste que Satoshi et moi avons toujours ce petit filtre nous rendant sceptique à tout, qu’on le veuille ou non. Mais Chitanda, elle, semblait ignorer complètement la chose. Douter de temps en temps ne lui ferait pas de mal.
Pense-t-elle seulement aux manipulations possibles, au fait qu’on puisse lui mentir ? Impossible de croire qu’elle soit si naïve. Alors pourquoi ne m’a-t-elle pas soupçonné ? J’ai sans doute poussé la plaisanterie un peu loin. Mais maintenant que les choses étaient lancées, autant aller jusqu’au bout.
Heureusement, la voix de Satoshi me sauva, parvenant de derrière Chitanda.
— Je n’en suis pas si sûr. Je pense qu’il est là. On ne peut pas dire juste en regardant.
— Comment ça ? demanda Chitanda en se retournant.
— Pour afficher un truc dans le dos du comité, il faut un peu d’ingéniosité. Bref… s’il y est, on finira bien par le trouver.
Il haussa une épaule.
— Mais surtout, moi aussi j’aimerais savoir pourquoi Houtarou pensait qu’il serait affiché sur le passage des seconde.
— …Ah, toi aussi ? Très bien, répondis-je d’une voix morne.
Je devais sembler inhabituellement abattu.
Je bougeai les mains machinalement en posant ma question :
— Hé, Satoshi. Si tu devais cacher un objet au lycée, tu choisirais où ?
La question tomba sans prévenir. Satoshi mit un moment à répondre.
— Cacher un truc ? Ça dépend de la taille… En supposant certains critères… Je prendrais la salle vide devant les toilettes du personnel, au rez-de-chaussée du bâtiment général. Personne n’y va.
— Et à part ça ?
— Une salle de style japonais, peut-être. Seul le club de cérémonie du thé l’utilise.
— Je vois. Et au collège Kaburaya, t’aurais caché ça où ?
Il prit encore plus de temps, puis sourit.
— Évidemment… la cantine.
— …C’est ça.
— Exact.
Nos échanges ressemblaient à ceux d’un duo complice.
— Je crois comprendre ce que tu veux dire, Houtarou. Oui, ça se tient.
— Hein, de quoi vous parlez ? Il y avait vraiment un coin idéal pour cacher des choses au collège Kaburaya ?
Chitanda, mise à l’écart, s’immisça dans la conversation avec une curiosité non feinte mêlée d’un brin d’agacement.
— Je ne dirais pas que c’était un coin « idéal ». Mais la cantine, par exemple. Tout le monde y passe, mais personne n’y prête attention.
Elle ne voyait toujours pas la différence entre une salle de style japonais et une cantine. J’expliquai plus clairement :
— Satoshi a voulu planquer l’objet dans un endroit isolé au lycée Kamiyama. Mais pour Kaburaya, il a choisi un endroit bondé. Et toi ? Si tu devais cacher quelque chose au collège Inji, tu ne préférerais pas un lieu qu’on voit sans y prêter attention ?
— Ah…
Chitanda porta les paumes à sa bouche.
— Tu as raison. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne l’aurais pas mis dans un coin.
— Tout dépend de notre degré de familiarité avec l’endroit, déclarai-je. — On connaît encore mal le lycée Kamiyama. C’est un environnement nouveau. Comme on n’est pas encore à l’aise, on privilégie les coins reculés. Mais au collège, qu’on a fréquenté trois ans, on connaît chaque recoin. Alors on choisit instinctivement de profiter des angles morts, plutôt que de mal camoufler les choses. Même si tu caches un truc dans une salle de style japonais ou une salle vide, il y a toujours un risque que quelqu’un tombe dessus par hasard. Comme ces lieux ne sont pas complètement désertés, ils ne sont pas sûrs. Résultat : la Société de l’Araignée de Soie éviterait de les utiliser.
— Je vois ! s’exclama Satoshi. — Donc ce serait à l’entrée de l’escalier. Il n’y a pas un endroit du lycée que personne ne traverse. Comme tu disais, Chitanda, « pour cacher un cadavre, rien de tel qu’un champ de bataille ».
Image sinistre, mais juste.
— Plus on est inexpérimenté, plus on fait dans l’original. L’Araignée de Soie ne compte aucun élève de seconde. Un vrai club de mystères ne s’y serait pas trompé.
Chitanda semblait profondément émue. Le visage très sérieux, elle prit une grande inspiration, réfléchit longuement, puis acquiesça lentement.
— Effectivement, c’est logique. J’étais naïve de penser qu’ils auraient choisi un coin reculé. Mais je trouve tout de même étrange que le mémo ne soit pas sur le panneau.
— Ben, quand c’est pas là, c’est pas là. On ne peut pas toujours compter sur l’intuition de Houtarou, plaisanta Satoshi en s’approchant du panneau.
Et puis…
— …Hmm ?
Il s’immobilisa. Son visage redevint sérieux et il tendit la main vers une affichette parmi d’autres. Elle semblait vouloir s’imposer au milieu d’autres tracts un peu plus petits.
— C’est celui du club de baseball, non ?
— Ouais, c’est ça. Mais tu ne trouves pas qu’il est bizarre ?
Satoshi répondit à moitié, retournant la petite affiche.
Derrière se trouvait un petit morceau de papier arraché d’un cahier épinglé au panneau. Le texte, tracé au feutre noir, disait :
Société de l’Araignée de Soie – Deux membres recherchés – 05021722LL
— Alors il était là… C’est étrange, mais après ton explication, ça m’a paru logique qu’il soit ici. Je ne suis même pas surprise, en fait.
Chitanda, plus troublée que surprise, s’exprima ainsi. Satoshi, quant à lui, fixait le mémo, le visage impassible. Puis, lentement, il déclara :
— Tampon d’autorisation du Comité : absent. Très bien, au travail…
Et il détruisit le mémo.
Pendant notre recherche, de nombreux élèves de seconde étaient passés devant nous. Ils mettaient leurs chaussures à l’entrée de l’escalier, prêts à rentrer chez eux.
— Je suis un peu soulagé. Je vais déposer mon devoir en salle des profs, et je rentrerai ensuite, dis-je.
— Ouais, moi aussi, je rentre.
Chitanda resta un instant figée, puis sourit.
— D’accord. Alors je vous dis au revoir… « Plus on est inexpérimenté, plus on fait dans l’original ». Je m’en souviendrai !
Elle fit un petit geste de la main devant sa poitrine.
5
Contrairement aux prévisions météo, la pluie perdit peu à peu de son intensité. Satoshi et moi marchions sous nos parapluies. En passant par la galerie commerçante couverte, nous pûmes enfin les refermer. C’est à ce moment-là que Satoshi rompit le silence.
— Je trouvais ça louche dès le début.
Sa voix mêlait étonnement, ironie, et peut-être même une légère pointe de reproche.
— Après le mystère du piano à la Sonate au clair de lune, tu as directement mentionné le premier mystère du lycée Kamiyama ? » Je me suis dit : Tiens, Houtarou vient de détourner la conversation !
— Je t’en suis très reconnaissant, dis-je.
En vérité, c’était surtout parce que Satoshi avait deviné mes intentions et m’avait suivi dans mon jeu que cela avait fonctionné. Sans cela, tout ne se serait pas déroulé aussi facilement.
Il fit tourner son parapluie en cercle. C’était un parapluie à carreaux, gris et élégant, bien différent de mon modèle en vinyle. Des gouttes de pluie tombaient sur les dalles de la galerie avec un doux bruit.
— Neutraliser un mystère par un autre mystère… franchement, c’était du grand art.
En effet.
Il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle j’avais évoqué de moi-même l’affaire du club secret : empêcher Chitanda de mentionner le mystère du piano à la Sonate au clair de lune. D’après Satoshi, c’était hier qu’une élève de seconde A avait entendu le piano dans la salle de musique. À l’heure du déjeuner, l’histoire faisait déjà le tour de sa classe, mais elle n’était pas encore parvenue jusqu’à la seconde D, la classe de Satoshi.
Mais il y avait une phrase qu’il avait prononcée et que je ne pouvais pas ignorer. Il avait dit : « Je me demande quand ça atteindra la classe D. »
S’il s’interrogeait sur le moment où l’histoire atteindrait sa classe, c’est qu’il ne l’avait pas entendue de ses camarades.
Alors… quand, où et de qui avait-il entendu cette histoire ?
Pas besoin d’y réfléchir longtemps. Avant de venir dans ma classe, Satoshi se trouvait dans la salle du club de littérature classique, la salle de géographie. Chitanda s’y trouvait aussi, occupée à remplir une demande d’autorisation. Et Chitanda est seconde A.
Donc, logiquement, Satoshi avait entendu cette histoire de la bouche de Chitanda.
Autre indice : Chitanda voulait venir dans ma classe. J’eus un pressentiment. Je ne savais pas s’il était bon ou mauvais, mais une idée me traversa l’esprit : puisque j’avais résolu l’affaire de la salle verrouillée, n’allait-elle pas me demander de résoudre le mystère du piano à la Sonate au clair de lune ?
Je pensai d’abord que je me faisais des idées. On pouvait compter sur les doigts d’une main nos rencontres, et je ne me souvenais pas avoir donné l’impression d’être quelqu’un de fiable. Mon hypothèse selon laquelle elle était venue exprès dans ma classe pour me raconter cette histoire pouvait très bien être erronée.
Mais même si j’en doutais, je devais me préparer à sa venue. Le meilleur scénario aurait été que je parte avant qu’elle n’arrive. Sauf que j’avais ma rédaction à faire. Je n’étais pas libre de rentrer chez moi, il me fallait donc une contre-mesure.
Et finalement, Chitanda arriva.
Elle était là pour remettre le formulaire à Satoshi, mais elle était bel et bien venue. Je ne voulais pas être impliqué dans cette histoire de salle de musique. Alors j’ai eu une idée : opposer une curiosité à une autre. Et j’ai évoqué le premier des sept mystères du lycée Kamiyama. Le stratagème fonctionna. Elle allait clairement parler de la salle de musique, mais elle s’intéressa à la rumeur du club secret à la place.
Satoshi reprit :
— Je comprends ce que tu as fait. Mais je ne comprends pas pourquoi. Quel était le but de remplacer le mystère du piano à la Sonate au clair de lune par celui de l’Araignée de Soie ? Tu voulais fuir parce que tu pensais ne pas pouvoir résoudre l’affaire ?
Ce n’était pas ça.
Ce n’était pas ce que j’avais voulu faire. Mais je n’avais pas d’autre option.
— Concernant l’histoire du piano, j’ai trouvé la réponse tout de suite. Pour vérifier, il suffit d’aller en salle de musique.
— Alors pourquoi ?
S’il faut une raison, je n’en ai qu’une seule.
— La salle de musique est trop loin.
La pluie fine tambourinait contre la verrière de l’arcade dans un bruissement discret. Un petit camion peinait à traverser la ruelle de la galerie commerçante. Une éclaboussure m’atteignit les pieds.
Satoshi inspira profondément.
— … Je vois. Tout s’explique. Du pur Houtarou.
La salle de musique se trouvait au quatrième étage du bâtiment spécial. Par temps de pluie, il fallait descendre au rez-de-chaussée, emprunter la passerelle couverte, puis remonter au quatrième. C’était bien trop éloigné de ma salle de classe.
La météo prévoyait une pluie encore plus forte pour le soir. Je n’avais aucune envie d’aller jusqu’à la salle de musique.
C’est précisément pour cela que j’avais évoqué l’affaire du club secret. Le premier des sept mystères du lycée Kamiyama, que j’avais demandé à Satoshi de raconter, était parfait pour captiver l’attention de Chitanda. Ensuite, je lui proposai de chercher le mémo, on descendit au panneau d’affichage de l’entrée… et je rentrai chez moi. C’était le plan.
Quel que soit le mystère du piano, il ne me concernait pas.
Si je n’ai pas à le faire, je ne le fais pas. Mais quand Chitanda dit « Je suis curieuse » avec ses grands yeux alors…
— Si je dois le faire, autant que ce soit rapide.
En somme, j’avais réglé l’affaire aussi vite que possible.
Mais Satoshi, lui, ne voyait pas ça d’un bon œil.
— Houtarou, ce n’est pas glorieux.
— …
— Si tu veux revendiquer ta devise, fais-le avec panache. Là, ce n’est qu’un prétexte.
Je n’avais rien à rétorquer.
Et je ne parvenais même pas à le regarder dans les yeux. Tandis que la pluie de printemps tombait en silence, je fixais simplement mes chaussures trempées.
J’aime ma devise du fond du cœur.
Mais aujourd’hui, en me reposant sur elle pour affronter les difficultés, je n’en tirais aucune fierté. Seul un sentiment de culpabilité subsistait, comme si je m’étais trompé.
Le tour avait pourtant été bien joué. Chitanda s’était laissée convaincre de descendre jusqu’à l’entrée, et elle avait même admiré le raisonnement paradoxal. Pendant que Satoshi détournait l’attention, j’avais discrètement placé le mémo du club de l’Araignée de Soie au panneau.
Le mémo était un bout de papier de ma feuille de rédaction. On nous avait donné deux feuilles pour écrire « Impressions après le premier mois de cours et aspirations pour l’avenir ». Impossible de remplir deux pages pour un sujet pareil. J’avais donc mis la feuille restante à profit.
J’avais pris la punaise sur le palier de l’escalier. Quand Chitanda avait cru qu’elle était tombée, elle était déjà dans ma poche.
Tout s’était déroulé comme prévu. J’avais évité que l’histoire du piano soit évoquée, et j’étais rentré chez moi, comme je le souhaitais.
Mais à présent, même moi, je devais l’admettre : ma devise sonnait comme une excuse. Impossible de la défendre. Même pendant l’exécution du plan, j’avais hésité. Certes, mon but, rentrer rapidement et éviter la salle de musique, était légitime. Mais qu’en était-il des moyens ?
La galerie commerçante touchait à sa fin. Un carrefour s’ouvrait devant nous. Il fallait maintenant rouvrir nos parapluies. Satoshi s’arrêta, plongea son regard dans le mien et lâcha un rire étrange.
— Houtarou, tu sais quelle a été ton erreur fondamentale aujourd’hui ?
Je crois savoir.
Mais sans certitude. Je me tus.
Satoshi haussa les épaules avec un air faussement théâtral.
— Combattre un mystère par un autre mystère. J’aime l’idée. C’est astucieux.
Puis, comme je l’avais fait moi-même un peu plus tôt, il me fixa droit dans les yeux.
— Mais ce n’est pas ton genre.
Je détournai le regard.
— Si tu voulais vraiment rester fidèle à ta devise, il n’y avait qu’une chose à faire. Oublier ton devoir, ça, tu n’y pouvais rien. Que Chitanda vienne te voir, ce n’est pas ta faute non plus. Mais pourquoi n’as-tu pas simplement dit « Je n’en sais rien » ? C’est là ton erreur. Quel que soit le sujet que Chitanda aurait abordé, ce n’était pas à toi d’y répondre. Tu pouvais écouter d’une oreille et passer à autre chose. Tu l’as toujours fait, non ?
… Il avait raison.
Pourquoi avais-je eu l’idée de contrer un problème par un autre ? C’était sans doute mieux que de devoir aller jusqu’à la salle de musique, mais c’était une méthode longue et tortueuse.
Pourquoi avais-je fait ce choix ?
Les paroles de Satoshi me heurtaient, mais elles n’étaient pas fausses. Si j’avais vraiment voulu éviter l’assaut de Chitanda, un simple « Je ne sais pas » aurait suffi.
Le sourire énigmatique de Satoshi s’élargit.
— Je suis content de pouvoir t’apprendre autre chose que des anecdotes. Bon, Houtarou ? Je sais exactement pourquoi tu as agi ainsi.
— …
— C’est parce que… « Plus on est inexpérimenté, plus on agit de manière originale. »
Cette phrase me disait quelque chose.
Je compris pourquoi le sourire de Satoshi me semblait si étrange. Seule sa bouche souriait.
— Houtarou n’est pas encore familier avec cette réalité : il appartient au club de littérature classique, aux côtés de Chitanda-san. Voilà tout. C’est pour ça que tu as usé d’un détour aussi compliqué. Tu voulais sans doute éviter Chitanda-san, aujourd’hui. Mais pour moi, ce n’était pas un véritable refus.
— Je ne voulais pas la repousser.
C’est vrai qu’elle m’embarrassait, mais je ne voulais pas non plus couper tout lien.
— Bien sûr. Ce n’était qu’un report du statu quo.
Un report.
Ce mot sonnait juste. Pour faire face à l’arrivée de Chitanda, à sa curiosité insatiable et au temps qu’elle aurait exigé, j’avais choisi de temporiser. Report, c’était exactement ça.
Et je savais ce que cela signifiait.
Comme pour se laver les mains de toute cette histoire, Satoshi leva les yeux vers le ciel et ouvrit son parapluie dans un grand claquement sec.
Parapluie sur l’épaule, il s’engagea sous la pluie. Chez lui, c’était tout droit. Moi, je devais tourner. Le feu piéton était encore rouge.
Finalement, il se retourna.
— Au fait, c’est quoi ta réponse pour le mystère du piano ? Ne t’inquiète pas, je ne te demanderai pas d’aller jusqu’à la salle de musique.
— Hm.
Dans cette bruine humide, je ne risquais pas de mourir de soif, mais je me léchai les lèvres. Je regardai les pieds de Satoshi.
— C’était avant dix-huit heures, quand les grilles ferment. Une élève était dans la salle de musique, la main blessée, les cheveux en bataille et les yeux rouges… parce qu’elle venait de se réveiller.
— Oh ?
— Épuisée, elle s’était endormie et avait réglé son réveil pour six heures. Et dans le lecteur CD, elle avait glissé la Sonate au clair de lune.
Satoshi ricana.
— Je vois. Vu l’activité des clubs à Kamiyama, c’est évident qu’il y a un lecteur CD dans la salle de musique ! Aller en salle de musique pour avoir la réponse c’était vérifier que le disque était encore dedans. Ah, tu viens de détruire mes rêves ! J’aurais mieux fait de me taire.
— Mais Houtarou…
Le feu passa au vert. Une douce mélodie indiqua qu’on pouvait traverser. Satoshi fit un pas, puis se tourna vers moi, sa voix résonnant comme une prophétie :
— Aller dans la salle de musique t’aurait peut-être permis, à long terme, de respecter ta devise. Ce mystère non résolu va revenir avec force. Moi, je ne m’en mêlerai pas. Mais Chitanda-san, elle ? Bon, à demain.
[1] Il existe au Japon une croyance populaire selon laquelle le groupe sanguin (血液型, ketsu eki gata?) permet de prédire la personnalité, le caractère et la compatibilité d’un individu avec les autres.
[2] Sonate au clair de lune pour piano de Beethoven. Sonate n°14 en do dièse mineur
[3] Dans l’animé c’est « Toile dorée ».
[4] Ou bonimenteur de cinéma. Il était chargé de commenter les films à l’époque du cinéma muet.
[5] Ou manga en 4 cases. Souvent humoristique.