Hyouka t3 - cHAPITRE 5 : PARTIE 4
La Séquence de Kudryavka
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Traduction : Raitei
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060 – ♠ 17
Midi. Troisième jour du Festival Culturel du lycée Kamiyama.
Le parking à vélos.
Il ne restait plus que quatre heures avant la cérémonie de clôture… Le temps nous était compté.
J’avais faim, mais je devais prendre sur moi. Même si j’avais mon bento avec moi, l’envie n’y était pas.
L’émission du club de radio allait commencer d’un instant à l’autre dans les haut-parleurs du lycée. Est-ce que Chitanda allait réussir à assurer ? Si elle était dans le même état que les deux jours précédents, ce serait fichu dès les premières secondes de l’émission. Elle aurait sûrement déclaré d’emblée : « Veuillez acheter notre anthologie du club de littérature classique ! »
Il n’y avait personne d’autre dans les parages. Aucun mur, seulement cette longue toiture solitaire abritant les vélos stationnés. Un contraste saisissant avec l’animation du Festival. Je déposai le sac en bandoulière que je portais, il pesait lourd, et sentis aussitôt mes épaules soulagées.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il posa la question. Je répondis d’un ton détaché :
— Pour faire court, je ne suis pas venu jusqu’ici pour rien.
— Ce n’est pas un pot-de-vin, j’espère ?
— Pas tout à fait… mais on n’en est pas loin.
Je souris amèrement.
— J’irai droit au but. Tu es bien « Juumonji », n’est-ce pas ?
— Hmm ?
Contre toute attente, « Juumonji » accueillit mon accusation avec un sourire.
— Tu lances ça au hasard ?
— Ce genre de devinette a moins d’une chance sur mille d’être juste. Ce n’est pas si simple.
— Je n’ai pas tellement de temps devant moi, mais je vais au moins écouter ce que tu as à dire.
Sur ce, il s’adossa à un poteau voisin. Je sortis une carte de visite de ma poche.
— Pressé, hein ? Moi aussi. Je vais faire court. D’abord, voici la carte retrouvée sur les lieux de chaque vol. Pourquoi le coupable utilise-t-il le mot « perdu » plutôt que « volé » ? Plus précisément, quelle est la différence entre les deux ?
Il sembla intéressé, bien que son visage ne trahît rien.
— Que l’objet ait été volé ou perdu ne changeait pas grand-chose, au fond. Pourtant, à un moment donné, un objet n’a pas été simplement volé : il a été détruit. Et ça, c’était un indice majeur. Tout a été pris, pourquoi ?
L’affaire « Juumonji » était annoncée dans Cendres au crépuscule, mais le lien restait faible. Il devait y avoir une autre signification.
— L’intrus, c’est [KU]. Tu as sauté [KU], tu n’as rien volé à ce club. Bien sûr, si l’on suit la logique des cartes, tu n’aurais pas dû « voler » à [KU], mais faire en sorte qu’il « perde » quelque chose. La question est donc : pourquoi ne pas avoir fait perdre quoi que ce soit à [KU] ? En sautant une lettre, tu brisais le concept même de « Juumonji » — les dix caractères. Satoshi disait que c’est parce que le club d’action globale était trop bien protégé que tu as décidé de l’éviter. Mais je n’y crois pas. Si l’on suit le modus operandi de « Juumonji », ce serait incohérent de sauter un caractère et créer un décalage dans le gojûon. Il finirait sur [SA] comme ultime cible au lieu de [KO].
Je fis une courte pause. L’air sec me desséchait la gorge.
— Abandonner l’esthétique des « dix caractères » serait trop absurde. Non, vraiment, ça ne tient pas. Mais que se passerait-il si tu n’avais pas abandonné cette esthétique ? Si, au contraire, tu avais suivi l’ordre logique ? …Et si [KU] avait bel et bien perdu quelque chose ? À partir du message des cartes, on pourrait déduire ceci : « [KU] avait déjà perdu quelque chose dès le départ, donc il n’y avait rien à prendre. » Et si c’était vrai ?
Je jetai un coup d’œil à son visage, toujours impassible. S’attendait-il à ce que je le dénonce ? M’étais-je trompé ? Non, aucun signe de panique. Alors je devais continuer.
— Et si c’était ça le message ? « Le responsable de [KU] a déjà perdu quelque chose qui commence par [KU]. — Juumonji. » Ce serait une façon de dire que ce n’est pas Juumonji qui a fait perdre quoi que ce soit.
Silence. Comme je ne m’attendais pas à une réponse, je poursuivis :
— En réalité, c’est une accusation. Une manière de dire à la victime qu’elle s’est elle-même infligé cette perte. Autrement dit, l’affaire « Juumonji » contient un message caché. Un message destiné au responsable de [KU].
Pour la première fois, « Juumonji » prit la parole.
— Ce serait un message bien trop complexe. Impossible à faire passer.
— Tu as raison. En temps normal, ce serait impossible.
— Dans ce cas, inutile d’aller plus loin si c’était impossible dès le départ.
Mais ce n’est pas vrai.
— Ce serait une tout autre affaire si le propriétaire de [KU] avait un moyen d’interpréter le message. Tu l’enverrais, et [KU] le décrypterait. Ce ne serait alors plus impossible.
— Si.
— Mais ce n’est pas qu’un simple « si ». Tu as déjà mis en place un tel procédé. Je pense qu’on peut le trouver dans le scénario de Cendres au crépuscule.
Il avait réussi à garder son calme jusqu’à présent, mais ses yeux s’écarquillèrent à la mention du titre, comme pour dire : « Comment tu connais ça ? » Il aurait perdu s’il l’avait prononcé à voix haute. Me ressaisissant, même s’il ne réagissait pas comme prévu, je poursuivis sur un ton égal :
— La Séquence de Kudryavka est inspirée de la plus célèbre œuvre d’Agatha Christie, d’où découle l’incident « Juumonji ». En prenant La Séquence de Kudryavka comme clé de lecture, on peut déchiffrer le message caché, et le propriétaire de [KU] serait…
Je levai les yeux vers lui.
— Kugayama Muneyoshi — [KU]gayama 陸山 — président du Conseil des élèves, et illustrateur de Cendres au crépuscule. Ai-je vu juste ?
Dissimulant son trouble, il porta une main à son menton, pensif. Comme s’il pesait ses prochains mots, il répondit lentement :
— « Juumonji » ne cible que des clubs, et tu affirmes que [KU] est un nom de personne ? Ça n’a pas de sens.
Réplique immédiate.
— Le nom « Juumonji » ne fait que suggérer qu’il y aura dix cibles. Nulle part il n’est dit qu’il ne s’en prendra qu’à des clubs.
— Là, tu vas un peu loin.
— Pas vraiment. En tant que coupable, tu as déjà fourni une liste de cibles.
— Pourquoi le coupable aurait-il laissé non seulement une carte, mais aussi un exemplaire du Guide du Festival Kanya ? L’indice se trouve dans A.B.C. contre Poirot de Christie : le guide est en réalité une liste des cibles. En laissant chaque exemplaire ouvert à une page précise, tu voulais donner à chacun une chance équitable de deviner. Je parie que La Séquence de Kudryavka fonctionnerait sur le même principe, si elle avait été publiée. La page ouverte contient non seulement la liste des clubs participants, mais aussi leurs commentaires.
Autrement dit, cette page-ci :
Club de light music : On est plutôt un groupe de rock, mais cette fois, on s’est inscrits comme club de light music. Toute la journée au dojo d’arts martiaux.
Club de go : Atelier d’initiation en salle de préparation n°2. Des parties tutorées aussi, bien sûr.
Club d’a cappella : En classe 3-C. Performance dans la cour le Jour 1 à 11h. Venez nous écouter !
Club du journal mural : Édition spéciale publiée toutes les deux heures pendant le Festival. Sujets brûlants garantis.
LE club de cuisine : Bataille culinaire « WILDFIRE » dans la cour, Jour 2 à 11h. Participants recherchés !
Club de jardinage : Préparation de patates douces récoltées… Mais là, c’est plus du jardinage, c’est de l’agriculture, non ? Tu es sûr de toi, président ?
Fanfare du lycée : Une chanson différente chaque jour à 13h dans le gymnase.
Club de magie : Stand en classe 2-D. Spectacle sur scène, Jour 1 à 11h30. À ne pas manquer !
Association de divination : À côté de l’escalier, au troisième étage.
Club de littérature classique : Pourquoi le Festival Culturel du lycée Kamiyama s’appelle-t-il « Festival Kanya » ? La réponse dans notre anthologie Hyouka. 200 yens l’exemplaire, salle de géologie.
Comité d’organisation
Kugayama Muneyoshi (Président du Conseil des élèves, président du Comité d’organisation du Festival Kanya) — Vous en faites trop. C’est tout ce que j’ai à dire.
Yazaki Keita (Vice-président du Conseil des élèves) — Le Comité d’organisation est en salle du Conseil. Passez nous voir si besoin.
— La liste des cibles se trouve intégralement à la page. Cela explique des choix en apparence aléatoires, comme le fait que le club de cuisine ([O]RYOURI KENKYUUKAI), fait été visé plutôt que le club d’études occultes ([O]KARUTO KENKYUUKAI), ou encore le club de jardinage ([E]NGEI BU) plutôt que le club de cinéma ([E]IGA KENKYUUKAI). Ce Guide du Festival Kanya n’était pas une revendication : c’était une annonce.
— …
— De plus, à la page 33, il n’y a aucun club commençant par [KU], mais on y trouve un nom propre : celui du président Kugayama.
Je pris une grande inspiration avant de poursuivre.
— Détournons-nous un instant. À ce stade, nous pouvons déjà deviner quel genre de personne est « Juumonji » et à quel club il appartient. Ce serait trop fortuit que tous les clubs visés figurent précisément sur cette même page. Les seules personnes capables de manipuler l’ordre d’apparition des clubs dans ce livret, ce sont les membres du Comité d’organisation. Les cartes de visite ont également été rédigées par ces mêmes personnes. Au fait, à propos du club de cuisine : j’ai confirmé auprès de leur président qu’ils avaient bien préparé une louche pour leur concours. Or, un objet préparé à l’avance qui disparaît, cela suppose une implication directe dans la préparation du tournoi. Satoshi a sans doute passé trop de temps à s’amuser pour contribuer efficacement, mais j’imagine que le Comité d’organisation a mis la main à la pâte, non ?
Il ne put que sourire amèrement. Ce qui, pour moi, simplifiait la démonstration.
— Bon, le comité d’organisation compte bien une vingtaine de membres ou plus. Ce n’est donc pas suffisant pour désigner le coupable. Mais, d’un autre côté, je sais aussi qu’Anjou Haruna, la scénariste de Cendres au crépuscule, et Kugayama, avec qui elle a collaboré, connaissaient tous deux La Séquence de Kudryavka. Autrement dit, Kugayama était en mesure de comprendre le message dissimulé derrière l’affaire « Juumonji ». Alors, qu’en est-il de ce dernier, le coupable ? Qui est cette personne qui a reproduit le schéma de La Séquence de Kudryavka pour adresser un message à Kugayama ?
Nous avons une séquence de dix caractères commençant par [A], ainsi qu’une accusation affirmant que « quelque chose avait déjà été perdu dès le départ ». C’est une hypothèse audacieuse, je le reconnais mais… et si le message était le suivant : Kugayama a perdu le manuscrit de La Séquence de Kudryavka ? Un manuscrit qu’Anjou Haruna, depuis partie du lycée, avait laissé derrière elle. Le coupable n’aurait pas supporté que Kugayama ait gaspillé le projet qu’Ajimu Takuha avait entamé, et aurait ainsi lancé toute cette affaire « Juumonji ». Autrement dit, le message caché serait : « Kugayama ([KU]gayama) a perdu La Séquence de Kudryavka ([KU]doryafuka no junban) ». Et enfin, la postface de Cendres au crépuscule n’a été écrite ni par Anjou ni par Kugayama, mais par un troisième membre, chargé des décors. Le coupable « Juumonji » n’est autre que ce troisième membre du groupe Ajimu Takuha.
Je sortis un exemplaire de Cendres au crépuscule de mon sac en bandoulière posé au sol. Je lui en montrai la couverture, sur laquelle figurait clairement le pseudonyme : Ajimu Takuha.
— Ajimu Takuha est un pseudonyme rare. J’ai entendu dire qu’il venait d’une ville du Kyûhû. C’est peut-être un peu tiré par les cheveux, mais imagine que ce soit un nom composé à partir des noms des trois créateurs de Cendres au crépuscule. Juste pour illustrer, si Tarou ([TA]rou) et Jirou ([JI]rou) forment un duo, on pourrait les appeler « Taji » ([TA][JI]).
Dans notre cas, nous avons : Anjou Haruna ([A]njou [HA]runa) ainsi que Kugayama Muneyoshi ([KU]gayama [MU]neyoshi). À partir de Ajimu Takuha ([A][JI][MU] [TA][KU][HA]), si l’on retire les initiales des deux premiers noms, il reste [JI] et [TA]. Le coupable serait donc un élève ayant participé au Festival Culturel de l’an dernier en année de première, membre du Comité d’organisation, proche de Kugayama, familier du dessin de manga, et dont le nom contient les caractères [TA] et [JI]. Il n’y a qu’une seule personne qui corresponde à cette description.
Je prononçai d’une voix étonnamment calme, même à mes propres oreilles :
— C’est toi, Tanabe Jirou-senpai. ([TA]nabe [JI]rou).
— C’est impressionnant. Je n’aurais jamais cru que quelqu’un d’autre que Mune et Anjou-san puisse déchiffrer un tel message.
Tanabe applaudit. J’acceptai ses applaudissements sans broncher même si je ne m’attendais pas vraiment à être félicité pour ça. Laissant cela de côté, je poursuivis d’un ton plus direct :
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu es allé aussi loin juste pour faire passer un message. Tu aurais très bien pu lui dire directement, non ?
En disant cela, j’avais déjà une idée de ce qu’il allait répondre. Et comme prévu, Tanabe esquissa un sourire amer.
— Si j’avais pu lui dire, je l’aurais déjà fait. Et puis… tu dois t’en douter un peu, non ? Pourquoi j’ai utilisé un tel procédé ?
Il me prêtait trop d’intelligence, mais oui, j’avais une vague idée de la raison.
— Le Festival Culturel a lieu exactement un an après la publication de Cendres au crépuscule. Est-ce que tout ça serait une manière pour toi d’exprimer ce que tu ressens vis-à-vis du départ d’Anjou Haruna ?
— Ce que je ressens, hein ? Peut-être bien. Et puis, comme c’est le Festival Culturel, on peut y voir une envie de plaisanter aussi. Tu sais, on s’ennuie ferme dans la salle du Comité. Alors je me suis dit que j’allais m’amuser un peu.
Sentiment et amusement. Il a donc monté toute l’affaire « Juumonji » pour ces deux raisons. Les valeurs de Tanabe contrastaient sacrément avec les miennes, fondées sur la conservation d’énergie.
Puis, d’une voix si faible qu’elle en était à peine audible, il ajouta :
— … Mais la raison principale, c’est que je n’ai pas réussi à le lui dire.
Je ne savais rien de Tanabe ni de Kugayama. Je n’avais aucune raison de savoir ce qui s’était passé entre eux et pour être honnête, cela ne m’intéressait pas. Je me raclai la gorge.
C’est ici que les choses sérieuses commencent.
Je baissai légèrement la voix :
— Très bien. Passons à la négociation. À part accepter tes félicitations, j’aimerais que tu m’accordes une petite faveur.
— Hm, laquelle ?
Même face à une proposition qui pourrait décider de s’il allait être dénoncé ou non, Tanabe ne montra pas la moindre anxiété. La seule fois où il avait réellement réagi, c’était lorsque j’avais cité le titre La Séquence de Kudryavka. Il avait décidément du cran.
— Oh, c’est très simple.
Je sortis quelques objets de mon sac en bandoulière.
— … J’aimerais vendre tout ça.
Il s’agissait bien sûr des anthologies Hyouka.
C’était mon plan pour augmenter les ventes : révéler l’identité de « Juumonji » puis le convaincre d’écouler les Hyouka restants. Bien plus efficace que de se promouvoir à travers des concours.
— L’anthologie Hyouka. Trente exemplaires en tout.
— Tu… tu es quoi, au juste ? Un yakusa ?
— De quoi tu parles ?
— Tu découvres que je suis « Juumonji », et maintenant tu veux me vendre ces anthologies ?
Je n’appréciais guère d’être comparé à un type louche. J’affichai donc un sourire gêné :
— Oh non, bien sûr que non. Je ne compte pas t’extorquer personnellement. Ce n’est pas mon intention.
— … Je ne comprends pas. Si tu ne veux pas me les vendre à moi, que comptes-tu faire avec ces anthologies ?
— J’ai dit que je voulais les vendre. Mais pas à toi.
Je pris une profonde inspiration.
— Ce sera au Comité d’organisation.
— C’est ridi…
Tanabe pâlit. Il valait mieux qu’il ne se mette pas à crier, alors je continuai calmement :
— Ce n’est pas ridicule du tout. Je l’ai vu. Sur le site du lycée Kamiyama. Vous mettez en vente des produits dérivés du Festival Culturel, n’est-ce pas ? Ces anthologies en font partie, après tout. Tu pourrais les acheter au nom du Comité d’organisation, puis les proposer en ligne, non ?
Tanabe resta sans voix. Il réfléchit un moment, puis murmura :
— … Ces anthologies, elles ne sont pas très populaires, si ?
— Alors, tu accepterais de les vendre si elles l’étaient ?
Il semblait hésiter à donner une réponse aussi simple. Il choisit soigneusement ses mots :
— Si elles sont populaires. Mais à la base, on a déjà du mal à écouler ce qu’on met sur le site. Si on avait voulu vendre ces anthologies, on t’aurait déjà contacté. C’est comme ça que ça fonctionne, ces plateformes. Donc, il te faut une excellente raison.
Entendu. Mais…
— Hyouka va devenir populaire.
— Et comment donc ?
— Grâce à l’affaire « Juumonji », bien sûr. Il te faut aller jusqu’à [KO] pour faire passer ton message, n’est-ce pas ? Dans ce cas, autant en profiter pour s’amuser tous ensemble jusqu’au bout. Fukube Satoshi et moi, nous pouvons t’apporter notre aide pour la dernière cible ce que peu de « cibles » seraient prêtes à faire. Et la dernière cible, le club de littérature classique, va attirer les foules. Que l’anthologie soit populaire ou non, elle se vendra comme des petits pains. Tu auras donc une raison valable de la mettre en vente, tout en concluant ce que tu as commencé. Alors, qu’en dis-tu ?
Comment cela allait-il se passer ?
Si Tanabe refusait sèchement, mon plan échouait. Non seulement les Hyouka ne se vendraient pas, mais je m’en ferais un ennemi. C’était un pari risqué, mais pour réussir l’impossible, écouler deux cents exemplaires, cela valait le coup. On n’avait plus le luxe d’être raisonnables…
Je retins mon souffle, attendant le verdict de Tanabe. Ah, je commençais à stresser.
Pourquoi tu ne dis rien, Tanabe ? Tu n’as rien à perdre dans cette histoire.
… À moins que tu te sentes piégé ? Ce ne serait pas possible, si ?
Et finalement, Tanabe… afficha un air détendu et dit :
— Je vois. C’est une proposition honnête. Comme tu le dis, on ne peut pas laisser l’affaire « Juumonji » inachevée. Et le site manque un peu de nouveautés, alors on y trouvera un intérêt commun.
Si j’avais pu, j’aurais soupiré plusieurs fois de soulagement. Ce que je fis d’ailleurs, un long soupir, sans m’être rendu compte que je retenais ma respiration depuis tout ce temps. Il semblerait que mon plan ait fonctionné. Tanabe avait retrouvé son calme. Il souriait doucement, puis demanda :
— … Et donc, comment comptes-tu aider « Juumonji » pour sa dernière cible ?
Ah. En fait, j’avais eu cette idée après avoir entendu une nouvelle concernant une panne de courant dans la préfecture de Fukui :
— Le club de littérature classique va préparer un « manuscrit original, Kouryô genkô 校了原稿 ». Je vais convaincre Chitanda… notre présidente… et nous le placerons sous haute surveillance.
— Je vois.
Tanabe ne semblait pas attaché à suivre à la lettre le scénario de La Séquence de Kudryavka. Il avait vraiment l’air de s’amuser.
— Et après ?
— Il te faudra obtenir deux objets : l’un auprès du club de chimie, l’autre du club de confiserie. J’ai vu dans le Guide du Festival que le club de chimie faisait une démonstration sur la puissance du sodium. Il te faudrait en récupérer un peu. Quant au club de confiserie, il est composé de deux élèves qui vendent des biscuits dans toute l’école. Ils ont un Glock 17 à eau. Essaie de leur emprunter.
Tanabe ouvrit grand les yeux.
— … Tu prévois un coup assez dangereux, là.
Je souris vaguement.
— C’est un festival. Et c’est aussi le final. Autant y mettre le feu.
— Je placerai le sodium entre les pages du manuscrit original. Puis, je choisirai le moment opportun, car ce ne serait pas drôle que l’affaire « Juumonji » se conclue avant que les Hyouka ne s’écoulent comme il se doit. Alors attends mon signal pour tirer. Si tu caches ta main avec un exemplaire de Hyouka et que tu te tiens derrière Satoshi, il y a peu de risques que l’on t’identifie.
— Et si les pages prennent feu ?
— Je n’utiliserai qu’une toute petite quantité de sodium. Ce qui compte, c’est de produire une étincelle, juste assez pour faire un petit trou dans le manuscrit, visible de tous.
La main au menton, Tanabe sourit.
— Hmm… Ça demandera un peu d’organisation. Je connais des gens au club de chimie, donc pas de souci. Quant au club de confiserie, si je ne les trouve pas, j’utiliserai celui que j’ai emprunté au club de jardinage… Et pour la carte de visite ?
Je fis un hochement de tête.
— Glisse-la dans un des exemplaires de Hyouka, puis laisse-le tomber à la première occasion. Ou dépose-la dans un tiroir si c’est plus simple. Il y aura beaucoup de monde, donc ça ne devrait pas poser problème.
— Non, autant la préparer à l’avance. Il faut que le geste soit aussi simple que possible au moment du passage à l’acte.
Effectivement. Tu marques un point.
Je m’inclinai.
— Alors je suppose que tu auras besoin de cet exemplaire de Hyouka pour glisser ta carte.
— Tu es un malin, toi.
— On est les plus en difficulté dans l’histoire, après tout.
Tanabe eut un sourire amer et me tendit deux cents yens.
— Je te ferai signe par un simple échange de regards.
— Entendu… Au fait, comment tu t’appelles ?
Ah, quel manque de politesse de ma part.
Je me raclai la gorge à dessein, et annonçai fièrement :
— Oreki Houtarou, en seconde B.
Alors que nous prenions nos distances, Tanabe prit la parole comme si de rien n’était :
— Tu disais que l’affaire « Juumonji » était un message caché destiné à Kugayama, pas vrai ?
Portant le sac sur l’épaule, je me retournai.
— Oui.
— Et tu disais que le message, c’était que Kugayama avait perdu La Séquence de Kudryavka.
— Je me suis trompé ?
Sa voix se fit plus douce. Je ne pouvais qu’imaginer ce que Tanabe avait réellement voulu transmettre à Kugayama. Elle s’adoucit encore. À ce moment-là, je ne parvenais plus à deviner ce qu’il pensait.
— Tu as mal deviné, mais je ne t’en veux pas. La seule autre personne qui aurait pu comprendre ce message, c’est Anjou-san.
Hm ?
— Pas Kugayama mais Anjou ?
— Mune… Kugayama n’aurait jamais compris le message.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? J’étais perdu.
— Mais Anjou Haruna…
— Elle a changé d’établissement. Elle n’est sans doute pas venue aujourd’hui.
— Alors, ta cible était… ?
Tanabe sourit, comme s’il savourait l’inversion des rôles.
— C’était bien Kugayama, comme tu l’as deviné. Mais le message était tout autre.
— Le message d’origine devait être : « Kugayama, La Séquence de Kudryavka t’échappe. » Autrement dit : « Kugayama, n’as-tu donc pas l’intention de dessiner l’histoire d’Anjou-san ? »
Ah.
— C’était donc une demande, hein ?
— Même pas.
Le sourire de Tanabe était toujours là, mais teinté d’un désenchantement lucide.
— Kugayama n’a jamais eu envie de dessiner de manga. Tu as lu la première œuvre, pas vrai ? Je savais qu’Anjou-san était un génie, mais je n’imaginais pas que Mune puisse dessiner aussi bien. Le sens artistique est difficile à définir par des mots, mais quand on voit ses planches, on peut dire qu’il en avait, du talent. Et pourtant, ça ne l’intéressait pas. Le manuscrit de La Séquence de Kudryavka existe. J’en ai un exemplaire, et Mune aussi. C’était une superbe histoire. S’il avait voulu la dessiner, cela aurait surpassé Cendres au crépuscule. Mais pour Mune, dessiner un manga pendant un an n’a été qu’une simple parenthèse divertissante.
Ah, ça…
L’image du manga Cendres au crépuscule que ma sœur m’avait remis me revint en mémoire. Un chef-d’œuvre, des planches superbes.
Et pourtant, considérer un tel travail comme une simple « parenthèse divertissante ».
Comme s’il avait deviné mes pensées, Tanabe dit :
— C’est du gâchis, pas vrai ? Tu trouves ça triste, pas vrai ? C’est absurde. Il possède un don que je n’atteindrai jamais, même après des années d’efforts. Et lui, il ne veut même pas en faire usage. J’aurais tout fait, tout, pour qu’il dise « oui ». Alors j’ai attendu. Pour un amateur sans talent comme moi, Mune représentait un espoir. Et je n’ai pas supporté de le voir ainsi. Il est intelligent. Même sans le scénario d’Anjou-san, il aurait pu créer un nouveau chef-d’œuvre.
Il souriait encore, mais ses mots, eux, ne contenaient plus que de la tristesse. C’était perceptible, sous chaque syllabe.
— C’est dans un gouffre aussi désespérément large que naissent les attentes. Mais quand ces attentes restent sans réponse, il ne reste que la déception. Pendant un an, j’ai espéré que Mune se remette à dessiner. Encore et encore, j’ai espéré quelque chose de lui.
Je comprenais, à présent, ce que Tanabe avait tenté de transmettre à Kugayama.
Il se tut, fixant le sol. Si ces attentes naissaient d’un gouffre si profond, alors, moi qui n’en connaissais ni la profondeur ni les contours, je ne pouvais pas imaginer l’ampleur de cette attente. Je n’éprouvais ni admiration ni rêve inaccessible.
… Viendrait-il un jour où, moi aussi, je me retrouverais au cœur d’une telle « séquence » ?
Mais même si ce jour ne venait jamais, je comprenais, à cet instant, le sens des actes de Tanabe.
Alors je dis :
— Ce que tu voulais vraiment transmettre à travers toute cette affaire « Juumonji »… c’était une question que tu ne pouvais pas lui poser directement. « Kugayama, as-tu lu La Séquence de Kudryavka ? »
Tanabe releva lentement la tête.
— Tu n’es pas banal, toi.
— Et ta réponse ?
— Oui. C’est exactement ça. Mune n’a jamais pris la peine de lire le manuscrit qu’Anjou-san avait écrit en y mettant tout son cœur. Le message caché n’a jamais été décodé. Il ne l’a jamais reçu.
Alors… ton attente s’est-elle changée en déception ?
Même moi, j’eus la décence de ne pas formuler cette question à voix haute. Sans rien dire, je me retournai.
Mais en jetant un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule, je vis Tanabe toujours figé sur place.
Les haut-parleurs de l’école retentirent. L’interview par le club de radio allait commencer.
— …Eh bien, c’est le dernier jour du Festival Kanya et le sujet aujourd’hui, c’est bien sûr l’affaire Juumoji.
Exemplaires restants : 88