Hyouka t3 - cHAPITRE 5 : PARTIE 3
La Séquence de Kudryavka
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Traduction : Raitei
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063 – ♣ 20
L’atmosphère festive de ces trois jours touchait à sa fin. Il était temps pour moi et le comité d’organisation de préparer la cérémonie de clôture.
Le voleur fantôme Juumoji avait atteint son objectif avec brio, forçant le club de littérature classique à perdre son manuscrit original. Le club du journal mural annonça le résultat, et les détails se répandirent de bouche à oreille. La dernière cible ayant été touchée, l’affaire Juumoji était désormais close. Et comme si l’ultime événement du Festival Culturel du lycée Kamiyama s’était achevé, tout le monde prit conscience que le Festival, lui aussi, tirait sa révérence.
Alors que la cérémonie de clôture approchait, je marchai vers Mayaka, toujours en survêtement. Je ne lui avais jamais demandé pourquoi elle portait cette tenue depuis presque toute la journée. Maintenant que j’y pense, Houtarou s’était fait une bosse au-dessus de l’œil pour avoir deviné quelque chose juste. Mais je ne suis pas aussi futé que lui, et je n’avais pas trouvé comment lui poser la question. Pourtant, comme si elle avait complètement oublié le club de manga, Mayaka était furieuse pour tout autre chose.
— J’en reviens pas ! Comment il a fait pour enflammer le truc ? Il a lancé des allumettes ? Mais on n’en a pas trouvé une seule…
Elle ressassait ça depuis un moment. Elle avait sans doute pensé que faire le guet n’était qu’un prétexte pour vendre nos anthologies Hyouka, mais nous n’avions jamais imaginé que Juumoji se montrerait réellement. Elle était donc sincèrement sous le choc. Tout ce que je pus faire, ce fut hausser les épaules d’un air désinvolte, pour lui signifier que je n’en savais pas plus. Après tout, je préférais la voir s’emporter ainsi plutôt que de la voir abattue.
Nous descendîmes ensemble au rez-de-chaussée.
— Hé, Fukube.
Quelqu’un m’interpela : c’était Tani-kun. Je lui adressai un sourire résigné, celui d’un perdant. Et pour cause, j’avais bel et bien perdu, même si ce n’était pas contre lui. Ce n’était donc pas un sourire difficile à afficher.
— Salut, Tani-kun. Comme tu peux le voir, on s’est fait avoir. T’étais à la salle de géologie, pas vrai ?
— Bien sûr.
Mais cette fois, Tani-kun parlait avec moins d’assurance. Rien d’étonnant. Je poursuivis :
— Alors, Tani-kun, t’as réussi à découvrir qui était Juumoji ?
Son visage se crispa un instant. Il avait dû sentir l’humiliation. Puis, retrouvant vite son attitude détachée, il répondit d’un ton élégant :
— Non. J’ai rien trouvé.
— Je vois.
— Y avait pas assez d’indices. Avec si peu d’éléments, on peut réfléchir autant qu’on veut, on n’arrive jamais à rien.
C’est vrai qu’il n’y avait pas grand-chose.
— Et toi ? Tu as compris quelque chose ?
Il souriait, mais son regard était sérieux. Je lui rendis un sourire amer en secouant la tête. Il parut soulagé aussitôt.
— Ah, je vois. Même toi, t’as pas réussi. J’avais pourtant des attentes envers toi.
— Désolé de te décevoir.
— T’en fais pas. Enfin, c’était un bon festival. Faudra que je te rende la pareille un de ces jours, pour l’indice du club de cuisine.
Maintenant qu’il en parle, c’est vrai que je lui avais dit quelque chose à ce sujet. Mais ça remontait à un bon moment.
Nous nous fîmes un signe de la main et reprîmes chacun notre chemin. Mayaka me demanda alors :
— Un ami à toi ?
… Hmm. Est-ce que je peux vraiment dire ça ?
— Pas vraiment un ami.
— Alors c’est quoi ?
— Disons… juste un camarade de classe.
Je réfléchis un instant.
— Il est nul en langues, je crois.
— Il avait des mauvaises notes ?
— Pas vraiment. C’est plutôt… sa manière d’utiliser les mots qui est étrange.
Mayaka haussa les sourcils, ce qui voulait dire que je disais encore quelque chose de bizarre. Je souris et ajoutai :
— Il emploie le mot « attentes » un peu trop à la légère je trouve.
— … Et alors ? C’est pas un mot interdit.
— Non, non.
Je levai l’index droit et le fis osciller deux ou trois fois.
— C’est un sujet vraiment délicat. Je t’expliquerai ça une fois le Festival terminé.
— Dis, Fuku-chan…
— On n’a pas d’attentes quand on a confiance en soi.
Je la coupai avant qu’elle ne termine, ce qui était plutôt rare. Elle se tut et ravala ce qu’elle voulait dire.
Regardant le couloir encore décoré, je souris. J’étais plutôt doué pour sourire, à tel point que j’ignorais parfois comment afficher un air sérieux.
— Les dictionnaires donnent toujours une définition standard d’un mot. Moi, je ne suis pas du genre à les citer. Donc Mayaka, je ne sais pas ce qu’un dictionnaire dit de ce mot, mais pour moi, quand on a des attentes, c’est qu’on a déjà renoncé.
— …
J’aurais bien voulu qu’elle me réponde. Sinon j’avais vraiment l’impression de parler tout seul.
— On n’espère que lorsqu’on manque de temps, de moyens ou d’énergie. Si Nelson[1] a dit : « L’Angleterre attend de chacun qu’il fasse son devoir », c’est parce que même lui n’était pas sûr de pouvoir battre la France. On n’espère seulement lorsqu’il n’y a plus d’autres choix. Tani-kun n’espérait rien de moi. Il croyait pouvoir tout comprendre par lui-même. C’est inquiétant de voir comment les jeunes utilisent leurs mots à tort et à travers. Il faudrait une réforme de l’enseignement du japonais. On ne devrait employer le mot que dans des situations…
Comme on pouvait s’y attendre de Mayaka. Alors que je croyais qu’elle se contentait d’écouter, elle lança d’un ton agacé :
— Comme quand Oreki t’a battu à plate couture ?
Bravo. Je tapai des mains.
— … Eh ben, comment tu as su ? Je l’ai dit à personne pourtant.
— Quand il s’agit de Fuku-chan, ça se voit tout de suite.
Est-ce que je suis si facile à lire que ça ?
En approchant du gymnase, le couloir restait empli des sourires des élèves du lycée Kami. Tous semblaient comblés, ou désireux de profiter jusqu’au bout de ces trois jours. Écrasés par les éclats de rire, nos voix se perdaient presque. Alors je fis semblant de ne pas entendre ce que Mayaka venait de dire.
— … Fuku-chan, tu voulais le battre à ce point, Oreki ?
Mais ça, je ne pouvais pas l’ignorer. Non, ce n’était pas ça. Ce n’était pas ce que je voulais…
— C’est compliqué, entre garçons. Même si je t’expliquais, tu ne comprendrais pas.
Elle me lança un regard de biais et remua les lèvres. J’y lus distinctement : « C’est pas vrai. » C’était rare de voir Mayaka s’exprimer aussi doucement. Je ne l’avais jamais vue ainsi.
En réponse, je croisai les bras derrière ma tête et déclarai gaiement :
— En y repensant, j’aurais dû m’en douter depuis le début. J’ai été négligent. Il fait partie de ceux qui terminent les choses sans gaspiller un seul mouvement.
Mayaka pencha la tête, signe qu’elle ne comprenait pas de quoi je parlais. En entrant dans le passage couvert qui menait au gymnase, nous nous rapprochions du lieu de la cérémonie de clôture.
Alors, d’une voix assez forte pour être entendue des élèves autour de nous, je m’exprimai clairement, car c’était une chose dont je n’avais pas honte, bien au contraire :
— Ma base de données seule ne suffit pas pour tirer des conclusions !
Mayaka me lança un sourire amer.
064 – ♥ 15
Au final, Irisu-san parvint à vendre les trente exemplaires de Hyouka que je lui avais confiés, soit 15 % du tirage total. Je n’aurais jamais cru que nous parviendrions à les écouler par ce biais-là, si bien que je ne savais plus comment la remercier.
Elle me tendit un petit sac en nylon contenant les recettes, et dit doucement :
— J’aurais voulu, si possible, les vendre au prix fort.
— Non, c’est déjà beaucoup.
Ces trente exemplaires avaient été vendus avec une remise de cinquante yens. Mais cent cinquante yens, c’est toujours mieux que rien. Mieux valait les écouler avec une réduction que de les laisser finir à la poubelle.
Je n’avais pas entendu les chiffres exacts de la bouche d’Oreki-san, mais il paraît qu’il en avait vendu un bon nombre en salle de géologie. Après cette longue angoisse liée au Festival Culturel, je pus enfin ressentir un semblant de soulagement. À présent… oui, il ne restait plus qu’une chose à faire : enquêter sur la personne que l’on appelle Juumoji-san. Je m’en chargerai. Rien ne pourra m’en empêcher.
Après l’avoir remerciée maladroitement, j’étais sur le point de repartir lorsqu’Irisu-san m’arrêta.
— Oui ?
— Hm… Je crois qu’il vaut mieux que je te le dise maintenant.
Il était rare de voir Irisu-san chercher ses mots ainsi. Se pourrait-il que ce soit important ? Je me redressai et répondis :
— Oui, je t’écoute.
Elle prit la parole avec précaution, comme si elle pesait chaque mot :
— Mon conseil… je t’ai entendue l’utiliser lors de l’émission radio.
Ah, la radio du lycée. Tout le monde avait pu l’entendre. Même si je le savais déjà, le fait qu’on me le dise en face me mettait un peu mal à l’aise. Mais c’était grâce à Irisu-san que mon passage à la radio s’était bien passé.
Oui, je devais la remercier comme il se doit…
— C’est grâce à toi si j’ai pu m’en sortir. Je…
— Ce n’est pas ça.
Irisu-san m’interrompit, d’un ton ferme.
— J’ai été trop naïve. Je ne pensais pas que tu appliquerais à la lettre ce que je t’avais conseillée. Je savais très bien quelles étaient tes intentions en acceptant de participer à cette émission. Tu avais sans doute emporté un mémo avec toi, non ? Alors laisse-moi te le dire clairement : tu n’es pas faite pour ce genre de choses.
— …
Je hochai doucement la tête sans même m’en rendre compte. Une fois lancée, Irisu-san ne s’arrêta plus :
— Sauf erreur de ma part, tu as toujours eu du mal à t’en remettre aux autres. Pourtant, je ne pense pas que tu devrais continuer à manipuler les attentes des gens comme ça. Avec ton attitude, tu donnes l’impression d’être dépendante. C’est une méthode efficace pour amener les autres à se croire indispensables, je ne le nie pas. Mais c’est risqué. Non seulement à long terme, mais aussi à court terme.
Son propos était très sérieux.
Et elle avait raison. Moi-même, après l’émission, je m’étais sentie mal à l’aise. En y repensant, durant ces trois jours, je n’avais cessé de me demander si je ne devenais pas trop dépendante des autres.
Peut-être étais-je trop préoccupée par ma relation avec Oreki-san. Je me rendais compte avec anxiété que je lui demandais sans cesse de m’expliquer ce que je ne comprenais pas, sans même essayer de réfléchir par moi-même.
Mais…
S’appuyer sur autant de personnes, tirer parti de leurs efforts… comment dire… Oui, pour reprendre les mots d’Oreki-san, cela allait à l’encontre de mon propre credo.
Il y a un vrai problème à attendre des autres qu’ils résolvent nos problèmes à notre place. Il est vrai que le club de littérature classique n’aurait pas pu écouler tous ses exemplaires tout seul. Mais je n’étais pas habituée à une telle méthode. Je n’arrivais pas à faire la différence entre « attendre » et « dépendre ». Et si ma fatigue d’hier soir venait de là ? Avec une certaine appréhension, je demandai :
— J’ai vraiment eu l’air aussi dépendante que ça ?
Irisu-san leva une main à hauteur de son visage et tendit son auriculaire.
— Comme une petite amie ?[2]
— Non, à peu près autant que le bout de mon petit doigt.
Elle poursuivit :
— Si tu continues à jouer un rôle de dépendance comme celui-là, à force, tu risques de devenir vraiment de le devenir. C’est vrai que tu n’avais jamais négocié de cette manière auparavant… mais dans ce cas, tu aurais dû t’en remettre à quelqu’un qui en était capable. Ce que j’essaie de te dire, c’est que tu devrais abandonner ces manœuvres maladroites et simplement dire ce que tu veux dire. Aller droit au but est peut-être ta faiblesse… mais cela pourrait aussi devenir ta plus grande force. Tu comprends ce que je veux dire ?
Je comprenais, oui. Irisu-san s’inquiétait pour moi.
Même si, avec tout le respect que j’ai pour elle, c’était peut-être un peu trop. Alors je lui adressai un sourire rassurant, et déclarai :
— Oui, j’y pensais justement… Je crois que je ne suis pas faite pour ça. Enfin… pour être franche, ça m’a fatiguée.
Irisu-san me rendit un doux sourire.
065 – ♦ 12
Après la fin de la cérémonie de clôture, le Festival Culturel du lycée Kamiyama toucha officiellement à sa fin. Les cours ne reprendraient pas tout de suite : avant cela, tous les élèves devaient aider à nettoyer l’établissement.
Profitant d’un objet emprunté à Oreki, je me rendis seule en salle de préparation n°1. Je n’avais pas envie de retourner au club de manga, et ce n’était pas le moment de défier Kouchi-senpai. Pourtant, je tenais à lui montrer Cendres au crépuscule. Indépendamment de ma position au sein du club de manga et de sa politique durant le Festival, je voulais simplement lui présenter ce manga en tant qu’amatrice passionnée.
Le hasard fit bien les choses : Kouchi-senpai se trouvait devant la salle, en pleine discussion avec la présidente Yuasa. Je l’appelai d’un peu plus loin :
— Senpai.
Toutes deux se retournèrent.
— … Oh, Ibara.
Kouchi-senpai soupira, puis, de sa posture droite habituelle, demanda :
— Oui, qu’y a-t-il ?
— Je sais que c’est un peu tard, mais… tiens…
Je lui tendis un exemplaire de Cendres au crépuscule.
— Je te l’ai apporté. Ce manga que je crois, appelé à devenir un classique.
Le regard de Kouchi-senpai se fit perçant, comme s’il voulait me transpercer. Elle fixa l’exemplaire avec une expression amère, puis soupira longuement.
— Viens, allons ailleurs.
Elle m’emmena à l’endroit même où j’avais parlé avec la présidente Yuasa : la passerelle en plein air. Appuyée contre la rambarde, Kouchi-senpai contemplait la cour intérieure. Je restai à quelques pas derrière elle, observant son dos. En fond sonore, on entendait les élèves démonter les stands, nettoyer, ranger. Le vent de cette fin d’après-midi était un peu froid.
Elle restait là, à fixer la cour. De dos, sa silhouette paraissait étonnamment frêle. Sans se retourner, elle parla :
— … Tu l’as vraiment apporté, hein ?
— Oui. Même si, techniquement, il n’est pas à moi.
Je sentais mes lèvres sèches. Je les humectai avant de reprendre :
— Senpai, tu connaissais ce manga, pas vrai ?
— Yuasa te l’a dit, non ? Elle est parfois un peu trop curieuse.
— Elle m’a dit que tu étais amie avec la scénariste.
Je ne pouvais pas voir son visage, puisqu’elle me tournait toujours le dos, mais j’eus l’impression qu’elle souriait doucement.
— Amie, hein ? Je me demande ce que devient Haruna. J’avais demandé son numéro, au cas où. Mais ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas parlé…
— Tu l’as lu, ce manga ?
Elle ne répondit pas.
Mes genoux tremblaient, et ce n’était pas à cause du froid. J’étais habituée à bousculer Fuku-chan, mais je n’avais jamais insisté ainsi avec quelqu’un. J’avais peur, si peur que mon cœur battait la chamade et que mes jambes en tremblaient.
Mais comme nous n’étions que toutes les deux, personne ne pouvait voir à quel point j’étais nerveuse. Je serrai les poings.
— … Je comprends ton point de vue. Qu’un manga plaise ou non est une affaire subjective. Chacun ses goûts, et il n’existe pas de règle universelle. Mais je ne pense pas que ce soit entièrement juste. Sinon, tout serait si futile !
La voix de senpai était d’un calme absolu.
— Cendres au Crépuscule est une histoire sérieuse, tu sais. S’il n’y a que les mangas comiques qui m’intéressent, pourquoi je prendrais la peine de le lire ?
— Non. On ne peut décider ça qu’en prenant la peine de lire justement. Et je suis persuadée que ce manga a le pouvoir de te convaincre !
— À condition de savoir faire preuve de discernement.
— Kouchi-senpai !
Elle ne se retourna toujours pas. Lentement, elle porta la main à la poche intérieure de sa veste et en sortit un objet. Au bruit du capuchon qu’on retire, je compris que c’était un stylo. Elle se mit à gribouiller quelque chose sur la rambarde.
— … Je plaisantais.
— Hein ?
Je crus avoir mal entendu. Mais elle répéta, de la même voix :
— C’était une blague. Évidemment que je comprends. Tu me vois vraiment dire sérieusement que tout travail se vaut parce que c’est subjectif ? Tu n’es vraiment pas douée pour comprendre l’humour, petite idiote.
— …
Je desserrai lentement mes poings. « Ayako ne pensait pas ce qu’elle a dit », ces mots de la présidente Yuasa résonnaient dans ma tête.
Le vent s’engouffra dans mon survêtement. Je l’entendis à peine racler sa gorge.
— Il ne me lâche pas…
— … ?
— Je l’ai lu. À moitié. Puis je me suis arrêtée… sans jamais réussir à le jeter. Pourtant, je ne veux pas le lire. Tu sais pourquoi ?
Je fis non de la tête.
Je ne voyais toujours pas son visage, mais j’entendis son rire discret.
— Tu as dit que je comprendrais en lisant, pas vrai ? Eh bien, j’ai compris. Beaucoup de choses même. Mais je ne pouvais pas me l’avouer.
— Et toi alors ? Si ton amie qui n’a jamais lu de manga, décidait soudainement d’en écrire un, et que le résultat était une œuvre pareille… tu ne trouverais pas ça absurde ?
— …
Et moi ?
Je ne comprenais pas pourquoi elle refusait de lire un manga écrit par son amie… Mais en étais-je vraiment si sûre ?
Et si Chi-chan décidait un jour de dessiner un manga ?
Et si elle créait un chef-d’œuvre comme Cendres au crépuscule ?
Est-ce que je pourrais le lire en souriant ?
Kouchi-senpai cessa de gribouiller. Sa voix était inhabituellement douce.
— Alors je l’ai enfermé dans une boîte, rangée si loin que je ne puisse plus le voir, pour pouvoir me dire qu’un tel chef-d’œuvre n’existait pas. Mais il ne me lâche pas. Qui aurait cru qu’un exemplaire vendu au Festival Kanya de l’an dernier referait surface entre les mains d’une élève de seconde ? Et en plein Festival Kanya, en plus… C’est sans doute le destin.
Elle remit le capuchon sur son stylo. Puis, d’un bond, elle se détacha de la rambarde. Sans me regarder, elle agita la main et repartit vers le bâtiment principal.
— Désolée que tu aies fait tout ce chemin pour me le montrer. Mais je ne le lirai pas. Puisqu’il ne t’appartient pas, rends-le à son propriétaire. Parce que, tu sais… si je le lis, il faudra que je l’appelle. Et il faudra que je lui dise : « Je l’ai lu. C’était magnifique. J’attends ton prochain travail avec impatience ! » Et ça… ce n’est pas quelque chose que j’ai envie de dire, tu comprends ?
Je ne pus l’arrêter.
Elle s’éloigna d’un pas léger, comme si de rien n’était. Jusqu’à disparaître de mon champ de vision. Tout ce temps, elle ne m’avait pas adressé un seul regard.
C’est alors que je remarquai le dessin qu’elle avait griffonné sur la rambarde. Une figure semi-déformée, un chat à l’allure humaine. Il ne portait rien, hormis de grandes bottes informes… Je l’avais déjà vu quelque part. Je murmurai :
— C’est… Le Langage du Corps.
Je compris alors.
Voilà pourquoi.
Cendres au crépuscule et Le Langage du Corps étaient deux mangas que j’adorais. Mais s’il fallait choisir entre les deux, même après avoir longuement hésité… je choisirais Cendres au crépuscule.
Et je compris que Kouchi-senpai en viendrait, elle aussi, à cette conclusion.
Moi…
En comparant Cendres au crépuscule et Le Langage du Corps à mon propre manga, je me rendis compte à quel point le mien était ennuyeux, et sans pouvoir me retenir, je sentis les larmes me monter aux yeux…
[1] Horatio Nelson (1758-1805), vice-amiral britannique connu pour ses tactiques peu orthodoxes et son sens de l’observation et d’adaptation hors du commun. Connu en France sous le nom d’Amiral Nelson, il meurt lors de la bataille de Trafalgar malgré une victoire totale contre les flottes conjointes françaises et espagnoles.
[2] Au Japon, lorsqu’on lève l’auriculaire (le petit doigt) en parlant de quelqu’un, c’est un geste codé qui signifie généralement : « Petite amie » ou « relation amoureuse avec une femme ».