Hyouka t3 - cHAPITRE 5 : PARTIE 2
La Séquence de Kudryavka
(5.2) « Juumonji » contre le club de littérature classique
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Traduction : Raitei
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061 – ♥ 14
Je sentais mon cœur battre la chamade.
Dans ce genre de situation, il existe une méthode pour rester calme : imaginer que toutes les personnes qui vous regardent sont des citrouilles. Ma famille cultivant aussi des citrouilles, il m’était facile de me les représenter. Je devrais pouvoir me calmer, je vais me calmer… il faut que je me calme…
Mais non ! Ce n’était pas une personne qui se dressait devant moi, c’était un micro !
Alors, je devais essayer une autre méthode. Je traçai le caractère japonais pour « personne » (人) dans la paume de ma main, puis je fis semblant de l’avaler. (Note : il s’agit d’un vieux charme japonais censé apaiser le trac.)
Je l’écrivis trois fois, puis l’avalai en symbole. C’est alors que je le remarquai. Le caractère tracé n’était pas « personne » (人), mais « entrer » (入). (Note : les deux caractères se ressemblent, mais la séquence des traits diffère.)
— On commence dès que la musique s’arrête. Prête ?
— O-oui.
— La musique se termine dans cinq, quatre, trois…
— Et c’était Breathe de The Prodigy !
— Passons maintenant au sujet qui agite le lycée Kamiyama en cette dernière journée du festival Kanya ! Notre invitée du jour n’est autre que Chitanda Eru-san, de seconde A, présidente du club de littérature classique !
(Applaudissements)
— Voilà qui est un tonnerre d’applaudissements… enfin, venant de la boîte à effets sonores.
— …
— Eh bien, c’est le dernier jour du Festival Kanya et le sujet aujourd’hui, c’est bien sûr l’affaire Juumoji. Pour ceux qui n’en ont pas encore entendu parler, il s’agit d’une série de vols commis à l’encontre de plusieurs clubs, depuis le début du Festival. Scandaleux, non ? (dit-il avec excitation). Ce voleur a une manière bien artistique de procéder, disons. Il a d’abord visé le club d’a cappella, puis le club de go, ensuite l’association de divination, puis le club de jardinage. Et tout cela en suivant l’ordre des syllabes du gojûon. Les objets volés ? De l’eau, des pierres de go, la carte de la Roue de Fortune du tarot, et (pose volontairement la question) qu’est-ce que c’était déjà ?
— (répond aussitôt) Un AK.
— Exactement ! (reprend d’un ton léger) Et au fait, c’est quoi un AK ?
— Un pistolet à eau. Le club de jardinage l’utilise comme mesure de prévention contre les incendies.
— Je vois que tu t’es bien renseignée. Si vous avez lu l’Édition Spéciale du Mensuel de Kami, vous le savez déjà : le club de littérature classique est censé être la dernière cible de ce mystérieux voleur. Invincible en apparence, ce Juumoji a laissé entendre qu’il viserait dix clubs, comme le suggère son nom qui signifie « dix caractères », allant de ceux qui commencent par [A] jusqu’à [KO]. Alors, quel est ton état d’esprit à l’approche du dénouement ?
— Eh bien, grâce à l’aide de chacun, nous espérons pouvoir prendre Juumoji sur le fait.
— Vraiment ? (avec un air ravi) Tu es plutôt sûre de toi pour une personne aussi discrète !
— Oh, pas tant que ça.
— (tentant de relancer) Mais tu penses tout de même être en mesure de le capturer ?
— … Le club de littérature classique se situe au quatrième étage du bâtiment spécial dans l’angle. C’est là que se trouve la salle de géologie. (sans la moindre hésitation). Comme on le sait, les salles situées dans un coin du bâtiment ne possèdent qu’une seule issue. Ce n’est pas un environnement favorable pour un voleur. Et si quelqu’un nous aide, même s’il réussit à voler quelque chose, il ne pourra pas s’enfuir facilement.
— Et de quelle aide parles-tu ?
— En venant à la salle de géologie. Nous ne sommes que quatre membres dans le club, ce qui est peu pour surveiller les lieux. (avec ferveur, pour marquer les esprits) Nous comptons sur vous tous !
— Hm, (sur un ton sobre) mais ta requête manque un peu de… quelque chose, non ?
— (bref silence) En réalité, pour affronter Juumoji, nous avons préparé un objet.
— Là, on y est. Alors, (baisse légèrement la voix) qu’avez-vous donc préparé ?
— Je ne sais pas si l’on peut parler d’un objet à proprement parler. Durant ces trois jours, Juumoji était presque parvenu à achever sa série de dix. Mais il n’avait encore rien trouvé qui commençait par [KO] chez nous. Et comme ce n’est pas son genre d’abandonner, il accomplira sûrement ce qu’attendent ceux qui brûlent d’envie de savoir qui c’est.
Dans ce but, (parle lentement) nous avons préparé le manuscrit original de notre anthologie Hyouka.
— (étonné) Un manuscrit ?
— Oui. Hyouka est le nom de notre anthologie de club. C’est un nom un peu étrange, n’est-ce pas ? En fait, il renferme un secret lié au Festival culturel du lycée Kamiyama, autrement dit, le Festival Kanya. Pour ceux que cela intrigue, je vous invite à en acheter un exemplaire.
— Un secret en lien avec le Festival Kanya, hein ? Voilà qui m’intrigue… Mais quel rapport avec Juumoji ?
— Oh, pardon, je voulais parler du manuscrit en question. Mais ce n’est pas n’importe quel manuscrit, c’est une version avant impression (校了原稿), un manuscrit « original » : un kouryô genkô.
— (ravi) Aha, je vois ! En gros, un objet qui commence par [KO]. C’est donc votre appât, pour provoquer Juumoji en duel, pas vrai ?
— Eh bien, (un peu embarrassée) quelque chose comme ça… même si, je ne te le cache pas, nous sommes un peu anxieux.
— Pourquoi ?
— Jusqu’à présent, Juumoji a toujours réussi à commettre ses vols sans être pris. C’est donc quelqu’un de très prudent, mais aussi audacieux. Et puisque toute l’attention sera tournée vers nous, en tant que cible finale, il est naturel que nous soyons un peu inquiets. (avec gravité) Peut-être existe-t-il une autre manière de faire, mais nous n’avons rien trouvé de mieux.
— Je vois… vous prenez ce face-à-face très au sérieux ?
— Oui, tout à fait. (sourit doucement) Nous avons placé un objet bien en vue, mais sans avoir la certitude qu’il sera vraiment volé. Alors nous espérons que le plus grand nombre viendra à la salle de géologie.
— Vous l’avez entendu… (avec entrain) La cible finale, le club de littérature classique, est fin prête ! Il ne manque que vous ! Que vous soyez curieux de découvrir l’identité de Juumoji ou que vous vouliez l’attraper de vos propres mains, venez cet après-midi au quatrième étage du bâtiment spécial, en salle de géologie, là où se trouve le club de littérature classique. C’était notre invitée Chitanda Eru-san, de la seconde A, présidente du club de littérature classique. Merci beaucoup pour ta présence, et bonne chance à vous !
— Merci, nous ferons de notre mieux.
Le micro s’éteignit.
Je poussai un long soupir.
J’avais réussi à placer tous les éléments mentionnés dans les notes de Fukube-san et de Mayaka-san : « manuscrit prêt à impression », « présenter le contenu de Hyouka » et « indiquer l’emplacement de la salle du club ». J’avais aussi suivi les recommandations d’Irisu-san notées sur le côté : « ne pas formuler une demande sans donner l’impression d’attendre un retour de faveur » et « ne pas donner l’impression que le problème est difficile à régler ». Pour la première, je n’ai rien demandé de tel, et pour la seconde, je n’ai pas évoqué le fait que nous avions encore un grand nombre d’exemplaires invendus de Hyouka. J’ai mis en œuvre ses conseils : faire en sorte que les gens aient le sentiment que leur aide est décisive, qu’elle seule peut faire la différence.
Grâce à toutes ces préparations, à ces conseils, j’avais réussi à me donner du courage pour réaliser cette intervention. Je fermai les yeux et remerciai de tout cœur chacun de ceux qui m’avaient prêté leur force.
— Tu t’en es plutôt bien sortie. Pas très éloquente, mais tu as su faire passer ton message.
C’est ce que me dit Yoshino-san en me tapotant doucement l’épaule.
Je ressentis alors une gêne soudaine. Non pas à cause des mots de Yoshino-san, mais d’un pincement intérieur. Une sorte d’inconfort que j’avais ressenti tout au long du Festival. Et à cet instant, juste après l’émission, il se fit plus vif. Il m’était difficile de le formuler avec des mots…
Non. Pour l’heure, je dois seulement penser au club de littérature classique.
Réussirons-nous à mener tout cela à bien ? La réponse se trouve en salle de géologie. Je posai une main sur ma poitrine et pris une profonde inspiration.
062 – ♠ 18
Je jetai un œil à ma montre : il était un peu plus de deux heures.
Ce faisant, je tendis un exemplaire de Hyouka à l’homme impassible qui me faisait face.
— Ça fera deux cents yens.
Il paya sans un mot, aussitôt remplacé par un client suivant.
Ce n’était pas un rêve éveillé d’après-midi. Les clients affluaient, les exemplaires se vendaient. C’était bien la réalité. La salle de géologie était bondée.
D’après Satoshi, la salle du club d’action globale avait elle aussi été pleine ce matin. S’ils avaient pu attirer autant de monde dans le seul but de capturer « Juumonji », alors il était naturel que nous recevions autant de visiteurs en tant que dernière cible, d’autant plus que nous avions fait notre propre publicité à la radio. Le résultat fut sans appel : les exemplaires de Hyouka se vendaient à une vitesse bien plus soutenue qu’auparavant, où nous ne dépassions pas deux ventes à l’heure.
Bien sûr, une foule ne garantit pas les ventes. Le mérite en revenait donc principalement à Chitanda, en harmonie parfaite avec les actions plus concrètes de Satoshi. Tandis qu’un autre exemplaire trouvait preneur, j’étais frappé par l’énergie dont ils faisaient preuve. Ils étaient d’ailleurs tous les deux présents dans la salle, tout comme Ibara, en survêtement, venue malgré ses obligations auprès du club de manga.
Ces trois-là occupaient le centre de la pièce, formant un triangle dos à dos, les bras tendus avec assurance. À l’intérieur de ce triangle se trouvait un second triangle, composé d’autocollants jaunes disposés sur une table. Et au cœur de ces deux triangles, une pile de feuilles A4. La page de garde portait le titre Manuscrit Hyouka. C’était le fameux « manuscrit original » que le club de littérature classique utilisait comme appât pour attirer « Juumonji ».
Pour la petite histoire, il s’agissait d’une version du manuscrit avant impression et donc avant ajustements et équilibrages. La partie écrite par Ibara ne changeait pas. Chitanda et moi avions rédigé bien trop pour nos sections et Satoshi, lui, n’avait pas assez produit de base.
Les trois gardaient le manuscrit, mettant en scène le face-à-face entre le club de littérature classique et « Juumonji » devant la foule. Nul ne pouvait prévoir quand le voleur passerait à l’action. Lassés par l’attente, ou peut-être séduits par la promotion de Satoshi, les spectateurs finissaient par acheter un exemplaire de Hyouka à mon stand. Je ne pouvais pas voir d’où j’étais, mais une affiche illustrée, dessinée par Ibara, était accrochée à la porte. Toute cette mise en scène évoquait un duel de western spaghetti. Assez embarrassant, si l’on y réfléchissait posément, mais peut-être valait-il mieux cela que de laisser les élèves de Kamiyama s’ennuyer pour la fin du Festival.
Tandis que j’étais occupé à vendre les exemplaires de Hyouka, je ne pouvais absolument pas savoir…
Tiens, j’aime bien cette tournure. Je vais la répéter.
Tandis que j’étais occupé à vendre les exemplaires de Hyouka, je ne pouvais absolument pas savoir si « Juumonji » s’était déjà faufilé parmi les élèves en uniforme ou les visiteurs en tenue civile, à la recherche d’une faille pour percer la formation triangulaire de Chitanda, Satoshi et Ibara.
Observant le manuscrit sous haute protection et les exemplaires à vendre, je me surpris à penser : « Pas maintenant, pas tout de suite », dans l’espoir de prolonger ce moment, afin de vendre autant que possible.
Qu’ils soient apprentis détectives ou simples curieux, je ne pouvais m’empêcher d’écouter les conversations qui m’arrivaient à l’oreille :
— … Tu crois vraiment qu’il va venir… ?
— … Il a réussi ce matin, non… ?
— … J’te dis que tout ça, c’est un coup monté du Conseil des élèves…
— … Hé, c’est pas Vers la Terre… ? Le bouquin dont tu parlais l’autre jour…
— … Ils en font trop, là. Il pourra jamais passer avec une sécurité pareille…
— … À moins que ce soit Lupin[1]…
Hélas, « Juumonji » n’était pas Lupin. Juste un lycéen de Kamiyama. Il n’allait pas réaliser un tour de maître pour s’emparer de ce manuscrit ultra-protégé. Ibara, elle, paraissait très tendue. Car même s’ils réussissaient à protéger le manuscrit, l’affaire « Juumonji », elle, resterait non résolue.
Je continuais à observer.
Hyouka se vendait. Cinq exemplaires, dix, vingt.
Le temps passait. Cinq minutes, dix, vingt.
J’ouvris des cartons que je pensais ne jamais devoir déballer, et en retirai lentement les exemplaires, jusqu’à voir le fond des boîtes. Le rythme des ventes était simplement fantastique. Voilà donc ce que c’est, faire de bonnes affaires. C’était excitant, vraiment. J’avais envie de chanter. Si je n’étais pas un adepte du moindre effort, je me serais presque vu embrasser une carrière dans le commerce, rien que sur cette expérience.
Mais toute chose a ses limites. Après quatre-vingts exemplaires écoulés, les ventes commencèrent à ralentir. Les murmures de la foule redevinrent perceptibles, et j’imaginais que nos trois gardiens commençaient eux aussi à ressentir l’inconfort. Mieux valait ne pas céder à la gourmandise dans ce genre de situation. Il était peut-être temps de mettre un terme à tout cela.
— …
Je tournai les yeux vers le centre de la foule.
Et ce fut à ce moment-là que cela arriva.
Un flash lumineux jaillit.
— … Woah !
Je ne savais pas qui avait crié, mais tous les regards se tournèrent vers la source de cette exclamation.
— Hein ?
— Q-qu’est-ce qu’il se passe ?
Tout le monde comprit qu’il s’était passé quelque chose, Chitanda et Ibara étant les dernières à le réaliser, puisqu’elles tournaient le dos. Autrement dit, c’était le manuscrit qu’elles surveillaient qui avait été visé.
Celui-ci, censé être en sécurité, venait soudain de prendre feu.
L’éclair initial avait été si intense qu’il avait figé tout le monde sur place.
La flamme n’était pas particulièrement puissante, plutôt une traînée de petites flammes. L’incident s’était déroulé si vite qu’aucun spectateur n’avait eu le temps de réagir. En se retournant pour comprendre ce qu’il se passait derrière elle, Chitanda recula, stupéfaite par ce qu’elle vit.
Quelqu’un cria :
— Du feu ! Éteignez-le !
Satoshi fut le premier à réagir, comme par réflexe. Il tenta frénétiquement d’éteindre les flammes qui léchaient le manuscrit.
La plupart s’étaient déjà consumées, mais Satoshi continuait de le secouer, le battant à plusieurs reprises de ses manches.
Grâce à sa réaction rapide, le feu fut entièrement éteint. Mais le mal était fait : le manuscrit avait été gravement brûlé. Il n’avait fallu que ce bref instant. Satoshi brandit le document pour que tous puissent voir.
Un trou noirci perçait la pile de feuilles du manuscrit.
Visiblement frustré, Satoshi remua les lèvres et murmura :
— On s’est fait avoir.
Après le choc, des murmures se propagèrent.
— … C’était lui, non… ?
— … Juumoji ? C’est pas vrai…
— … Le truc est complètement cramé…
— … Y a aucune chance pour que ce manuscrit soit encore lisible…
L’excitation monta d’un cran. Une voix s’éleva :
— Il a dû laisser un message ! Cherchez !
La foule se scinda rapidement : les curieux, qui bavardaient avec leurs amis, et les aspirants détectives, qui se mirent à fouiller les alentours avec frénésie.
… Le message fut vite retrouvé. Il était tombé au sol, près d’un exemplaire de Hyouka piétiné par la foule. Glissé entre ses pages écrasées se trouvait un exemplaire du Guide du Festival Kanya, accompagné bien sûr de la carte de visite. C’était une fille qui l’avait découvert.
— Laisse-moi voir ça !
Satoshi accourut. À ses côtés :
— Tu plaisantes ?!
Ibara arriva à son tour. Moi aussi, je quittai mon poste avec la caisse et jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule de Satoshi. C’était une carte semblable aux précédentes, au style toujours aussi lapidaire :
Le club de Littérature classique a perdu son manuscrit original
Les « dix caractères » sont désormais complets.
Juumonji
Chitanda s’approcha à son tour.
Se couvrant la bouche, les yeux écarquillés, elle était si stupéfaite qu’elle peinait à tenir debout.
Exemplaires restants : En attente
[1] Arsène Lupin est un personnage de fiction créé par Maurice Leblanc. Ce gentleman cambrioleur est particulièrement connu pour son talent à user de déguisements, à se grimer et à prendre des identités multiples pour commettre ses délits et résoudre des énigmes criminelles.