Hyouka t3 - cHAPITRE 5 : PARTIE 1
La Séquence de Kudryavka
(5.1) Quatre personnes, quatre Festivals Culturels
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Traduction : Raitei
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WANTED !
(Recherché !)
Alors que le 42e Festival Kanya touche à sa fin, les différents clubs ont mené leurs activités avec rigueur et sérieux. Toutefois, nos chers lecteurs le savent sans doute déjà : certains individus se plaisent à semer le désordre en toute impunité. Oui, il s’agit bien du voleur connu sous le nom de Juumoji.
Ce dernier laisse à chaque fois un message concernant le club visé. En outre, bien que la rédaction ne puisse encore confirmer l’identité du coupable, il laisse également un autre indice derrière lui. Par souci de responsabilité sociale, et pour ne pas susciter de comportements mimétiques, notre publication a choisi de ne pas en révéler la nature.
À ce jour, sept clubs ont été pris pour cible. Comme indiqué dans notre édition de 16h hier, figurent parmi les victimes le Club d’A Cappella, le Club de Go et le Club de Magie, chacun ayant été visé de manière spécifique. Comme nous l’avons déjà évoqué, Juumoji semble bien décidé à dérober dix objets au total.
Le Club du journal mural souhaite à présent s’adresser à vous, élèves du lycée Kamiyama. Allez-vous rester les bras croisés pendant que ce Juumoji poursuit ses méfaits ? Pouvez-vous vraiment tolérer qu’un de vos pairs, car il s’agit très certainement d’un élève ici, vous traite comme des inférieurs ?
Nous ne pouvons laisser faire une chose pareille !
C’est pourquoi le Club du journal mural en appelle à ceux qui se sentent l’âme de détectives. Rejoignez-nous pour démasquer le mystérieux voleur Juumoji et révéler sa véritable identité au grand jour. Nous plaçons de grands espoirs dans la sagacité de celui ou celle qui saura déjouer ses manigances, et ses exploits feront l’objet d’une Édition Spéciale à la vue de tous.
C’était un article sacrément tonitruant, cela dit, je n’avais rien contre ce genre de style.
Je n’avais pas tiré grand-chose de la partie concernant la manière dont le Club d’A Cappella et celui de Go avaient été visés.
La glacière du club d’a cappella avait été laissée dehors, dans la cour, dès le début de leur prestation, et les pierres de go avaient été abandonnées dans la salle du club la veille de l’ouverture du Festival, sans même verrouiller la porte. En somme, cela aurait pu être n’importe qui.
Je devais sûrement lire cet article collé sur le panneau d’affichage à l’entrée avec un petit sourire aux lèvres. Je ne connaissais presque personne au club de journal mural, mais rien qu’en lisant ce genre d’article, une sorte de proximité s’installe.
Ce qui m’avait surtout frappé, c’était le moment choisi pour publier cette Édition Spéciale. D’après le programme, ils étaient censés publier une édition toutes les deux heures ce qui coïncidait, à bien y penser, avec le rythme des vols commis par Juumoji à partir de huit heures du matin. Mais là, il n’était même pas encore sept heures. Ils avaient dû afficher ça dès leur arrivée au lycée. Ils sont bien dynamiques, c’est certain.
Et comme moi aussi j’étais en pleine forme dès le matin, il n’était pas question de me laisser distancer. J’étais arrivé au lycée dès l’ouverture des grilles, à six heures précises. Je pensais qu’il n’y aurait personne à cette heure, mais il y avait déjà pas mal de monde. On dirait bien que le bon sens n’avait plus cours pendant le Festival culturel de Kamiyama.
Bon. Parlons plutôt de la cible principale.
Il y avait deux clubs commençant par « KU » : le Club de Quiz (クイズ研, KUizu Ken) et le club d’action globale (グローバルアクトクラブ, GURŌBARU AKUTO KURABU). Même si le « KU » du Club de Quiz ne portait pas de diacritique[1],ce qui le rendait moins évident, leurs activités étaient déjà terminées dès le premier jour, et ils n’avaient même pas réservé de salle de classe (en tant que membre du Comité d’orga, je peux en attester). Le club d’action globale, en revanche, tenait une exposition de panneaux, chose assez rare ici, ce qui signifiait que la porte de leur salle restait ouverte en permanence. Par élimination, c’était donc l’endroit idéal pour attraper Juumoji en flagrant délit.
Je montai les escaliers pour me rendre dans la salle de classe des terminale E, où avait lieu l’exposition du club d’action globale. La veille, en quittant le lycée, j’étais passé vérifier s’ils avaient été victimes d’un vol ou si une note avait été laissée. Rien à signaler. En m’installant en planque dès le matin, avant que Juumoji ne passe à l’acte, je ne pouvais pas échouer.
Et pourtant…
Quelqu’un était déjà là.
— Eh, Fukube, t’es en retard.
C’était Tani-kun. Et il n’était pas seul.
— Tiens ? Tu es avec le club de littérature classique… Merci pour l’aide, la dernière fois. Alors, toi aussi, tu t’intéresses à cette affaire ?
C’était Haba Tomohiro-senpai, en première. Je l’avais rencontré lors de l’affaire de « l’Impératrice », pendant les vacances d’été. Il faisait partie du club d’études de roman policier, si ma mémoire était bonne. Une fois rendue publique, cette affaire risquait d’attirer beaucoup d’attention. Tani-kun avait donc vu juste. Cela voulait-il dire que moi aussi, j’y avais été attiré ?
Eh bien, je ne le nie pas.
Outre ces deux-là, un autre élève que je ne connaissais pas se tenait un peu à l’écart. Comme c’était le dernier jour du Festival, les clubs n’avaient plus besoin de se préparer. J’en déduisis donc qu’il s’agissait d’un autre détective en herbe. Cela faisait quatre personnes, ce qui n’était pas bon du tout. Certes, cela multipliait les paires d’yeux, mais cela rendait aussi la sécurité trop serrée pour que Juumoji ose faire un geste.
Disant cela d’un ton enjoué, comme pour cacher mon inquiétude, je m’adressai à Tani-kun :
— Salut. Te voir faire le guet ici, t’as vraiment la pêche, hein ?
— Toi aussi, apparemment.
— Alors ? Ça a commencé ?
Tani-kun pointa du pouce le centre de la salle.
— Tu crois que je vais faire preuve de gentillesse envers un rival ? Mène ta propre enquête.
Il n’avait probablement rien trouvé. Sinon, ces trois apprentis détectives ne seraient pas encore là. Je haussai les épaules.
Il était tout juste un peu passé sept heures. Comme nous devions être au gymnase à 8h30 pour l’appel, si Juumoji voulait frapper, c’était le moment idéal. Moi, et très certainement les trois autres, garderions un œil sur toute personne entrant dans cette salle avant cette heure. Si un vol devait avoir lieu durant cet intervalle, nous pourrions réduire considérablement le nombre de suspects.
Silencieusement, je m’éloignai de Tani-kun et de Haba-senpai et m’appuyai contre un mur, dans le couloir. Si j’avais été un détective endurci, j’aurais sorti une cigarette et attendu en silence.
Malheureusement, c’était un lycée. Alors je sortis un chewing-gum à la place.
049 – ♥ 11
Le dernier jour était enfin arrivé.
Comme c’était un samedi, il y avait plus de visiteurs extérieurs que d’habitude. C’est aussi aujourd’hui que devait se conclure l’affaire Juumoji. D’une manière ou d’une autre, c’était un moment décisif. Pour bien commencer la journée, je me dirigeai vers le panneau d’affichage le plus proche afin de consulter le dernier numéro du Mensuel de Kami.
Quelqu’un était déjà là à mon arrivée.
Bras croisés, hochant la tête, cette personne ne ressemblait pas à une lycéenne. Probablement une étudiante. Elle portait une chemise orange, et ses bras hâlés laissaient penser qu’elle passait beaucoup de temps dehors. Bien que l’automne fût déjà là, elle arborait un short en jean, une pièce qui exhalait encore le parfum de l’été. Debout, jambes légèrement écartées, elle tapotait doucement le sol du pied, de façon rythmée. On aurait dit qu’elle s’amusait.
Et à cet instant, elle lisait le journal mural, balayant du regard les lignes de haut en bas à plusieurs reprises. Un sourire finit par se dessiner sur son visage.
— Je vois…
Je l’entendis murmurer. Elle décroisa les bras, se retourna sans hâte ni précipitation, et disparut par l’entrée, les chaussons pour invités crissant doucement contre le sol.
Où l’avais-je déjà vue ? Une étudiante pleine de vie… Mais je n’arrivais pas à me rappeler. Pourtant, j’avais toujours été plutôt douée pour retenir les visages et les noms.
— Hmm…
Impossible de m’en souvenir. Je suppose que j’ai dû me faire des idées.
050 – ♠ 13
Comme d’habitude, presque personne ne venait à la Salle de Géologie. Cela dit, on avait déjà réussi à vendre une trentaine d’exemplaires, donc on n’allait pas non plus se plaindre.
Même si j’étais plutôt reconnaissant de ne pas avoir à me démener, à force de fixer ces cartons, même moi, je sentais l’anxiété monter. Ces boîtes banales me semblaient tout à coup presque menaçantes.
À l’intérieur se trouvaient des mots imprimés que personne ne lirait jamais. Et en restant ainsi enfermés, les livres allaient lentement se transformer : page après page, les lettres allaient jaunir. Comme si ces mots, conçus pour s’imprimer dans un cœur attentif, aspiraient désespérément à être lus. Scellés dans un coin humide, sans jamais voir la lumière du jour, ils finiraient par se décompenser et moisir, tout en murmurant de manière inquiétante : « Lis-moi… » Mais jamais ils ne seraient lus. Ils pourriraient en silence… ou finiraient réduits en cendres.
Je devais vraiment avoir trop de temps libre pour me laisser aller à de telles divagations. Il restait encore 141 exemplaires. Même en en confiant une vingtaine à Irisu, rien ne garantissait que nous arriverions à les écouler. J’étais plus ou moins résigné. Il n’y avait aucun intérêt à garder une centaine de copies d’un seul recueil. Si une grande quantité venait à rester, elles finiraient par moisir dans un placard ou partir à la benne comme papier recyclable.
Je regardai la couverture dessinée par Ibara, un lapin et un chien se mordant mutuellement, ainsi que la reliure en polypropylène.
…
Hmm. Même si elle avait bâclé le travail, ça ne m’aurait pas dérangé.
Enfin bon. De toute façon, il n’y avait rien de plus à faire. Je posai mon menton dans ma main, et écoutai le doux écho des instruments de musique qui provenait du gymnase. De l’autre côté de la cour, dans le bâtiment principal, j’aperçus une salle de classe dont la fenêtre était entièrement masquée par un rideau noir, ressemblant à une dent cassée.
Je changeai de main pour reposer ma tête.
L’idée d’utiliser l’affaire « Juumonji » pour attirer des visiteurs vers le club de littérature classique ne me déplaisait pas. Un peu comme un zoo s’offrant un panda pour attirer les foules. Si le journal mural mentionnait le club comme dernière cible, cela éveillerait forcément l’attention.
Mais moi, je pensais à autre chose : à la vente de Hyouka. Attirer des visiteurs ne garantissait pas pour autant qu’on vendrait plus…
Il n’y avait plus de visiteurs, mais nous avions encore beaucoup de temps. Alors je me mis à réfléchir. Lentement, mes pensées firent leur chemin.
Exemplaires restants : 141
051 – ♣ 17
Le club d’action globale comme son nom l’indique, s’intéresse aux affaires internationales. Leurs panneaux d’exposition évoquaient des sujets tels que les inondations au Bangladesh ou les troubles politiques en Indonésie. Malheureusement, ce genre de thèmes ne me passionnait pas, donc j’étais bien incapable de dire si c’était intéressant ou non.
Attends un peu… Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un panneau indiquait « Recette de pain de maïs mexicain », un autre expliquait « Comment faire du yaourt bulgare avec des produits laitiers ordinaires ». On y trouvait toute une collection de plats ethniques. Intrigué, j’allai poser la question au président du club, qui me répondit avec une expression légèrement amère :
— Nous ne sommes pas vraiment un club de cuisine. C’est un club faisant du bénévolat sur les affaires internationales, après tout. Bon, on porte aussi des costumes ethniques… mais on a trouvé que les plats du monde étaient plus attrayants. On comptait même en préparer certains nous-mêmes… mais visiblement, personne ne s’intéresse à leur fabrication.
En effet. Que ce soit à cause du club de journal mural ou du bouche-à-oreille, le nombre de détectives en herbe semblait avoir augmenté au fil du temps, et la salle des terminale E était devenue plutôt encombrée. Je n’avais rien entendu à ce sujet de la part du Comité d’organisation, mais il semblait bien que le club d’action globale eût l’intention de préparer du pain de maïs sur place et de le distribuer aux visiteurs. Moins d’une heure après l’appel au gymnase, tout le pain de maïs avait été englouti par ces apprentis détectives. Je comprenais tout à fait les plaintes du président. Mais si une telle foule venait à apparaître devant le club de littérature classique, cela aurait compliqué malgré tout.
— …… Il ne se passe rien, pour l’instant.
Un murmure ennuyé me parvint à l’oreille. C’était Tani-kun. Et pourtant, il restait encore une heure. Mais je ne pus m’empêcher d’être d’accord avec lui. Ma montre indiquait bientôt dix heures. Si Juumoji devait laisser un message toutes les deux heures, il ne tarderait plus à frapper (les cours à Kamiyama commencent à huit heures, après tout). Pourtant, aucun mouvement suspect à signaler, malgré toutes les paires d’yeux présents.
Et si…
Un doute naquit dans mon esprit. Et si Juumoji avait réellement visé le club de Quiz ? Non. Impossible. Leur activité était terminée depuis longtemps, et leurs membres devaient être dispersés un peu partout dans le Festival. Comment un voleur pouvait-il s’en prendre à eux dans ces conditions ?
Mais si on réfléchit à ce qui pourrait être volé, alors le club d’action global semblait un peu étrange comme cible. Le club de magie, par exemple, avait été visé pour ses bougies (キャンドル, [KI]yandoru). Mais ici ? Je ne voyais rien qui commençait par [KU]. Tous les élèves portaient des chaussures d’intérieur (靴, [KU]tsu), alors… voler les chaussures ? Peu probable. J’imagine mal une note disant « J’ai volé vos chaussures, mwahahaha ». (Et non, les chaussures de cosplay des clubs de manga ou de mode ne comptent pas.)
Mais si le voleur peut tordre « eau » en Aquarius (アクエリアス, [A]KUeriasu) pour le club d’acapella, alors il doit bien y avoir quelque chose ici. Peut-être a-t-il renoncé, incapable de trouver un mot commençant par [KU] correspondant à cette salle ?
Au sein de la petite foule de détectives en herbe :
— C’est ennuyeux, j’me tire.
— Préviens-moi si y a du nouveau.
Même Haba-senpai avait disparu, parti régler une affaire de club, semble-t-il.
Les seuls encore là depuis le début étaient Tani-kun et moi.
Qu’est-ce qui te prend, Juumoji ? Tu ne vas pas me dire que la seule raison pour laquelle tu n’apparais pas, c’est qu’on est trop nombreux ? J’y crois pas. Il est déjà presque dix heures !
…… Soudain, Tani-kun mit la main dans sa poche et sortit son téléphone. Il venait de recevoir un message, et alluma l’écran.
C’est alors qu’il s’écria :
— …… QUOI ?!
Hein ? Qu’est-ce qui se passe ?
Tani-kun referma son téléphone et le rangea, avant de se précipiter vers la sortie. Avant qu’il ne parte, je décidai de lui demander calmement :
— Il s’est passé quelque chose ?
Tani-kun mordit ses lèvres, comme pour dire ça ne te regarde pas. Ce silence signifiait que ça concernait Juumoji. Je choisis de faire un peu de lèche :
— J’ai pas autant d’amis que toi, Tani-kun. Dis-moi ce qu’il se passe, s’il te plaît.
Quand on est prêt à s’abaisser un peu, les choses avancent vite. Tani-kun eut un reniflement de mépris :
— Hmph. C’était une diversion de ce Juumoji, et on est tombés dedans.
— Diversion ? Il aurait donc visé le Club de Quiz ?
Il secoua la tête, puis esquissa un sourire :
— Non.
— Alors qui ?
Jetant un œil aux alentours pour s’assurer que personne d’autre n’écoutait, Tani-kun baissa la voix :
— Le club de light music (軽音部, [KE]ion-bu). Il a volé leurs cordes de guitare ([GE]n, 弦).
Le club de light music ???
À l’opposé de Tani-kun, je haussai la voix sans réfléchir :
— Tu plaisantes, là ?!
Le visage de Tani-kun s’assombrit aussitôt :
— Si tu me crois pas, va vérifier toi-même. Moi, j’y vais.
Et il disparut en courant hors de la salle des terminale E. Je pensai un instant à le suivre… puis abandonnai aussitôt l’idée. Cela ne servirait à rien.
Juumoji était bien plus souple que je ne l’avais imaginé. J’étais resté prisonnier de l’idée d’un ordre gojûon, d’un rythme régulier, un message toutes les deux heures et je pensais pouvoir anticiper sa prochaine cible en faisant le guet. Mais lui, non. En voyant la surveillance trop étroite du club d’action globale, il avait simplement changé de cap et foncé vers le club de light music. Une manœuvre si simple… et pourtant si efficace. On ne pouvait rien contre ça.
Cela signifiait qu’il était inutile de l’attendre de front.
Dans ce cas, il fallait que je découvre son point faible. Mais si je l’avais su, je m’y serais déjà attaqué. Et donc…
Depuis hier soir, je cogitais. Pour attraper ce Juumoji sorti de nulle part, je pensais qu’il n’y avait pas d’autre solution que de faire une planque là où il frapperait. Je n’arrivais pas à concevoir une autre méthode.
Mais il avait esquivé cette confrontation avec une facilité déconcertante.
S’il pouvait ignorer les règles aussi aisément… comment pouvais-je le prendre sur le fait ?
Il fallait repenser toute ma stratégie.
Il devait bien y avoir autre chose que je puisse faire.
052 – ♠ 14
Comme on pouvait s’y attendre pour un samedi, le nombre de visiteurs avait encore augmenté à midi.
Grâce au succès du film d’Irisu, il semblerait que les vingt exemplaires que nous lui avions confiés se soient tous vendus. Résultat, Chitanda était passée en rapporter dix autres.
La plupart des visiteurs qui passaient par ici étaient simplement des curieux qui s’aventuraient dans cette partie du lycée. Deux femmes d’âge mûr discutaient tranquillement et décidèrent d’acheter chacune un exemplaire. Avec elles, cela faisait neuf ventes pour aujourd’hui. Si la tendance se poursuivait, on pouvait commencer à espérer.
— Merci beaucoup, dis-je avec un sourire un peu figé, en les raccompagnant du regard.
… J’ai envie d’aller aux toilettes.
C’est dans ces moments-là qu’on se rend compte à quel point être seul à tenir le stand peut devenir pénible. Je ne pouvais pas demander à quelqu’un de me remplacer. Même si on ne faisait que vendre une anthologie, je n’aimais pas l’idée de faire attendre un éventuel acheteur. Je verrouillai donc la boîte à bonbons où l’on avait nos gains, la rangeai dans mon sac en bandoulière, puis sortis une feuille de papier sur laquelle j’écrivis :
Absent momentanément. Anthologie Hyouka – 200 yens l’exemplaire. Si intéressé(e), merci de laisser l’argent sur le comptoir.
Sous mon sac, un éclat attira mon regard. C’était la broche en forme de cœur qu’Ibara m’avait lancée hier. Allez savoir pourquoi, je la déposai à côté de la pile d’anthologies et ajoutai une autre note :
N’hésitez pas à échanger la broche contre un objet de valeur équivalente.
Bon. La nature m’appelle.
Pfiou. Me revoilà chez moi.
Eh bien, j’avais à peine quitté le stand cinq minutes et la broche avait disparu. À la place, je trouvai 200 yens posés sur la table. Quelqu’un avait acheté un exemplaire ? Quand était-il venu ?
Je remarquai qu’on avait écrit sur la note que j’avais laissée pour l’échange de la broche. En la lisant, mon visage se crispa. Je connaissais cette écriture.
Tu ne devrais pas laisser le stand sans surveillance. Cette broche ne t’intéressait pas, j’imagine ? Dans ce cas, je la prends. J’ai laissé un objet d’échange sur la pile de Hyouka. Ça devrait t’aider à passer le temps…
C’était ma sœur. Elle était donc passée. Et bien sûr, il a fallu qu’elle choisisse précisément les cinq minutes où j’étais absent. Cela dit… au fond, je ne trouvais pas ça si désagréable.
En partant du stylo plume de ma sœur, cette chaine du paille millionnaire avait évolué en épingle de badge, Glock, farine faible, broche… et à présent, il revenait à ma sœur. Alors, qu’est-ce qu’elle a laissé cette fois ? Si c’est elle, ça devait bien avoir un intérêt. Je me penchai vers la pile de Hyouka.
Effectivement, au sommet de cette montagne, se trouvait un ouvrage ressemblant à une anthologie, à peu près du même format que Hyouka.
Reliure en polypropylène à l’arrière, de qualité inférieure à Hyouka, mais plutôt épais. Sur la couverture, une illustration de profil d’une jeune fille. Ce n’était pas un croquis réaliste, mais un dessin de manga.
Quoi qu’il en soit, je remis la boîte à bonbons à sa place, et glissai les 200 yens dans la caisse. Pas besoin de recompter les exemplaires : même ma sœur ne serait pas du genre à voler plusieurs Hyouka. Je m’affalai sur ma chaise, et pris le livre qu’elle avait laissé.
Sur le côté de la couverture, une ligne verticale de petits caractères.
Sans doute le titre. Cendres au Crépuscule ? Charmant. Et juste à côté, le nom de l’auteur : Anshinin Takuha ? On dirait un moine bouddhiste… sûrement un pseudonyme. Et j’espère que je le prononce correctement.
À la lecture du titre et du nom d’auteur, je me demandai ce que ma sœur avait en tête en m’offrant un bouquin à l’allure aussi occulte.
En ouvrant au hasard, je découvris que c’était bien un manga. Ça commençait avec une lycéenne en uniforme marin sortant d’une vieille gare en bois.
Whoa. Le dessin était plutôt bon.
Je vois. Si c’est un manga, ça me fera passer le temps. Même si c’est étrange que ma sœur manifeste une telle générosité.
Mais si elle avait pris la peine de l’amener jusqu’ici, ça ne devait pas être si anodin. Autant lui accorder ma gratitude… et commencer à lire. Avant cela, je voulus voir s’il y avait une postface. Effectivement, elle figurait sur la dernière page.
Avez-vous apprécié Cendres au Crépuscule ?
Personnellement, je le trouve bien fichu, même si je m’occupe surtout des décors et que je n’ai pas beaucoup contribué. Si vous avez pris plaisir à le lire, remerciez plutôt la scénariste et le dessinateur.
Aucun de nous trois n’appartient au club de manga.
Nous sommes simplement trois passionnés ayant voulu essayer de faire un manga nous-mêmes. C’est une œuvre de débutants, donc on ne va pas s’en vanter. À vous, lecteurs, d’en juger.
Nous ne comptons pas nous arrêter là. Nous préparons déjà un nouveau manga pour le Festival Kanya de l’année prochaine. Notre scénariste, “A”, prévoit d’écrire une histoire policière, inspirée de quelques-unes des œuvres les plus célèbres d’Agatha Christie.
Le titre est même déjà choisi.
Alors, restez à l’écoute pour notre prochaine œuvre :
La Séquence de Kudryavka… Ouais, encore un titre un peu morbide. (LOL)
Au plaisir de vous retrouver l’an prochain pour le Festival Kanya.
Anshinin Takuha
C’était écrit avec une écriture nette et appliquée.
…
Je haussai un sourcil, et relus la postface.
Festival Kanya, ce qui signifie que ce manga avait été dessiné par un ou plusieurs élèves de Kamiyama. Aucun doute possible : ce manga avait été créé pour le Festival.
Et puis, il y avait ce titre : La Séquence Kudryavka. Je n’avais aucune idée de ce que « Kudryavka » voulait dire… mais le mot Séquence m’intriguait.
Non, si ça avait été juste ce mot, je n’y aurais pas prêté tant d’attention.
C’est plutôt la mention des œuvres d’Agatha Christie qui m’avait piqué au vif.
Et puis, c’est ma sœur qui me l’avait apporté. Je relus le mot qu’elle m’avait laissé : Ça devrait t’aider à passer le temps…
Pourquoi ce ton ? Si c’était juste pour me faire lire un manga, elle aurait formulé ça autrement. Je parierais n’importe quoi que ce n’est pas aussi simple.
— Dans quoi est-ce que tu m’as encore embarqué, toi…murmurai-je en me redressant.
Le dessin est bon. La postface donne envie. Même si ce n’est qu’une blague de ma sœur, ça fera une excellente façon de tuer le temps.
Exemplaires restants : 121
053 – ♣ 18
J’avais enfin mis de l’ordre dans mes pensées.
Ma conclusion fut la suivante : Il n’y avait rien que je puisse faire, personnellement.
Pour le meilleur ou pour le pire, j’avais toujours été plutôt doué pour lâcher prise.
Renoncer, en quelque sorte, me vint naturellement.
Autrement dit, il ne me restait plus qu’une seule chose à faire. Alors je déclarai, d’un ton calme :
— Je compte sur toi, Houtarou.
054 – ♥ 12
J’étais actuellement à la recherche de quelqu’un.
Il s’agit du président du club de radio. Avec l’affaire Juumoji, les rumeurs selon lesquelles le club d’action globale recevait plus de visiteurs qu’à l’accoutumée m’étaient parvenues de plusieurs personnes, pas seulement de Fukube-san.
J’étais très curieuse de savoir qui est ce Juumoji-san, et pourquoi il commettait ces larcins. Mon esprit n’était plus occupé que par une seule question : que cherche-t-il à accomplir ?
Et pourtant, ce n’est qu’à présent que je commençais à m’interroger ainsi.
Jusqu’ici, nous n’avons appris que le quoi et le comment, ce qui s’était révélé assez frustrant.
Mais si nous pouvions attirer davantage de visiteurs grâce à l’affaire Juumoji, ne serait-ce pas une formidable opportunité ? À l’heure actuelle, j’étais en train de saisir cette opportunité audacieuse ou plutôt, j’étais en train de mettre en œuvre l’un des éléments d’un plan structuré pour en tirer profit. Ainsi, j’essayais d’organiser une interview du club de littérature classique pendant la diffusion de la pause déjeuner, en passant par le club de radio.
Grâce aux conseils d’Irisu-san, j’avais réussi à obtenir le soutien du club de journal mural pour promouvoir notre cause. L’étape suivante consistait donc à m’adresser au club de radio.
Alors que je pensais le trouver dans la salle AV, le président n’y était pas.
Une fille, dont je reconnus la voix comme celle de l’animatrice des émissions du midi au lycée, écouta ma demande et inclina légèrement la tête :
— Le Prez doit être dans le coin. Aucune idée d’où il a filé… Enfin, comme il n’a pas encore décidé du contenu de l’émission du jour, tu as peut-être une chance si tu lui parles à temps.
Heureusement, je savais à quoi ressemblait le président, je devrais pouvoir le reconnaître si je le croise. Je commençai donc à le chercher à travers tout le campus. Et pourtant… je ne parvenais pas à mettre la main sur lui.
Ma quête me mena jusqu’au troisième étage du bâtiment spécial, avec l’idée de rendre une petite visite à Oreki-san, qui devait être au stand. J’étais déjà passée plus tôt pour récupérer dix exemplaires supplémentaires de Hyouka, comme demandé par Irisu-san… Mais il dormait profondément.
Alors que je montais les escaliers, j’aperçus une silhouette se dirigeant vers la salle de géologie. À ma grande surprise, il s’agissait de Yoshino Yasukuni-san, le président du club de radio, celui que je cherchais depuis tout à l’heure.
Comme je ne m’attendais pas du tout à le trouver ici, je replaçai rapidement mon foulard d’uniforme, puis me lançai à sa poursuite.
— Bonjour, Yoshino-san.
Yoshino-san s’arrêta et se retourna, les yeux écarquillés. Avec sa coiffure sans prétention et ses sourcils épais, il ne passait pas inaperçu.
— Oui ?
Je m’inclinai avec politesse :
— Je me nomme Chitanda Eru, présidente du club de littérature classique. Jet e cherchais partout car j’espérais te faire une demande…
Mais Yoshino-san ne me laissa même pas terminer. Dès que je me fus présentée, il m’interrompit avec un cri si soudain qu’il couvrit la fin de ma phrase :
— Alors c’est toi, la présidente du club de littérature classique ?! Quelle coïncidence ! Tu tombes à pic ! Justement, je te cherchais moi aussi pour vous demander un service.
Oh ? Je me demandai bien ce que cela pouvait être, et Yoshino-san commença aussitôt à expliquer :
— Est-ce que le rapport du club de journal mural est vrai ? Comme quoi la dernière cible de Juumoji serait ton club ? C’est l’actu chaude du moment alors je me suis dit que ce serait bien de faire quelque chose à ce sujet dans notre émission de midi. Sinon, on n’aura rien d’intéressant à raconter pour le reste de l’après-midi. Heureusement que cette affaire est tombée ! Et pour l’invité de l’émission, évidemment, qui de mieux que la présidente du club visé en dernier ? Ça te dit ? Tu n’auras qu’à répondre à quelques questions. Et puis tu as une jolie voix, alors ce sera parfait. Qu’en dis-tu ?
Oh…
Je n’eus même pas besoin d’appliquer les techniques de négociation qu’Irisu-san m’avait enseignées. Je n’avais jamais imaginé être l’invitée d’une émission radio. Je pensais seulement à ce qu’ils nous mentionnent dans leur programme. Mais là, en tant qu’invitée… Ce serait comme lorsque Fukube-san avait fait son discours devant le président du club de quiz, lors du premier jour… Est-ce que je serais capable de faire ça ?
Un long silence s’installa. Yoshino-san se gratta la tête :
— Enfin, tu n’es obligée d’accepter si tu ne le sens pas.
— Non, attends,
Je pensai à la montagne de Hyouka encore invendus, au visage de Mayaka lorsqu’elle s’était rendue compte de son erreur de commande,
à tout le travail accompli par Oreki-san et Fukube-san. Je ne devais pas hésiter. Je m’inclinai à nouveau, profondément :
— Je serais honorée de participer.
— V-vraiment ?!
Le visage de Yoshino-san s’illumina d’un large sourire :
— Dans ce cas, rendez-vous dans la salle AV à midi. L’émission commencera à 12h30. Tu peux apporter ton bento. Merci beaucoup ! À tout à l’heure, alors !
— Non, c’est moi qui te remercie.
Je me demandai si je pouvais vraiment dire que j’étais soulagée.
En vérité, j’étais surtout anxieuse. Yoshino-san m’avait dit que je n’aurais qu’à répondre à quelques questions, et je doute qu’elles soient personnelles. Je pris alors une profonde inspiration.
Ah, c’est vrai. J’étais venue ici pour rendre visite à Oreki-san. La porte de la salle de géologie était fermée, alors qu’elle était censée rester ouverte toute la journée. Je frappai, puis ouvris.
À l’intérieur se trouvaient Oreki-san et Fukube-san. Ce dernier me salua en levant la main :
— Tiens, Chitanda-san. Chez Irisu-senpai ça se vend plutôt bien, hein ?
— Oui, elle a demandé dix exemplaires supplémentaires, répondis-je en regardant Oreki-san, qui semblait profondément absorbé dans une lecture.
Il ne leva même pas les yeux. Ne m’avait-il pas remarquée ? Voyant où allait mon regard, Fukube-san haussa les épaules :
— Il lit un manga. Et il a l’air complètement accro, vu qu’il n’écoute même pas ce que je dis.
Les yeux toujours rivés sur le livre, Oreki-san répondit :
— J’écoute. Le voleur a sauté la lettre [KU] et est passé directement au club de light music, qui commence par [KE].
— Ça ne sert à rien d’écouter si tu ne comprends pas l’importance de ce qui se passe, tu sais.
— Attends un peu, j’arrive à la fin.
Fukube-san me fit un petit geste complice en guise de « Tu vois ? », haussant à nouveau les épaules.
Environ trente secondes après avoir demandé un peu de patience, Oreki-san referma le manga et poussa un long soupir. Fukube-san ne manqua pas de le taquiner :
— Qui aurait cru que Houtarou se plongerait autant dans un manga ? Tu devrais peut-être devenir le disciple de Mayaka, tiens.
Quelle différence y avait-il entre un dôjinshi et un manga « normal » ? Je n’étais pas vraiment calée dans ce domaine…
Oreki-san lança un regard noir à Fukube-san. Il avait l’air aussi léthargique que d’habitude, mais… il y avait dans son regard quelque chose de plus, une sorte d’envoûtement. Détournant les yeux, légèrement gêné, il murmura :
— Ce truc… est bien.
— Vraiment ? Laisse-moi y jeter un œil après.
C’était la première fois que je voyais une telle expression sur le visage d’Oreki-san, ce qui éveilla ma curiosité à propos du manga en question. En y regardant de plus près, la couverture représentait une fille à la fois mignonne et mélancolique. Le trait qui dessinait son expression était impressionnant. Même le tissu de son uniforme marin, similaire au mien, était d’un réalisme troublant. J’avais presque l’impression de sentir le vent souffler dans la direction qu’elle regardait.
…
Hum.
Par réflexe, je penchai la tête. Fukube-san le remarqua et demanda :
— Quelque chose ne va pas, Chitanda-san ?
— Eh bien…
Je fixai à nouveau l’illustration. Une fille attendrissante, triste et jolie. Le mouvement du tissu…
— Je suis certaine d’avoir déjà vu ce style de dessin quelque part.
— Tu dois te tromper, répliqua immédiatement Oreki-san. — Je viens tout juste de recevoir ce manga de ma sœur aujourd’hui, donc tu ne pouvais pas l’avoir déjà vu.
Vraiment… ?
Je regardai encore une fois le manga… Non, je ne me trompais pas. J’en étais convaincue moi-même.
— J’ai déjà vu ça. Ce style de dessin… ce trait.
— Il y a longtemps ? demanda Fukube-san.
Je secouai la tête :
— Non, plutôt récemment.
Mais je n’arrivais pas à me rappeler exactement quand. Si je ne m’en souvenais pas clairement, c’était sans doute que je n’avais fait que l’apercevoir. Pourtant, quand je vois quelque chose, je ne l’oublie pas facilement.
Hum, hum…
— Je, je…
— Chitanda, on a autre chose à faire pour l’instant, me coupa Oreki-san sur un ton presque réprobateur.
Je comprenais. C’était une période très chargée. Et même en temps normal, chaque fois que je cédais à ma curiosité, Oreki-san affichait ce genre d’expression. Je le savais… mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Une envie irrépressible de savoir me poussait à le dire :
— …Je suis vraiment très curieuse.
Je posai une main sur ma gorge :
— C’est sur le bout de la langue.
— Ravale la chose.
— Je ne peux pas.
— Alors débrouille-toi.
— Laisse-moi regarder d’autres pages !
Oreki-san poussa un soupir et me tendit le manga. En observant la couverture, je constatai que je n’avais jamais vu ce Cendres au Crépuscule auparavant.
C’était bien le style de dessin, et non le titre, qui m’était familier. En feuilletant rapidement les pages… Je tombai sur le dessin d’un garçon, et m’exclamai :
— Ah !
— Quoi ? Tu te souviens de quelque chose ?
Pour une raison que j’ignore, Oreki-san semblait déçu, ce qui piqua un peu plus ma curiosité. Je hochai doucement la tête :
— Oui, probablement. Le dessin de ce garçon ressemble à ce que j’ai vu.
Je crois que je l’ai vu sur un panneau d’affichage, à côté de la salle de réunion… C’était sûrement un des posters promotionnels du Festival Culturel…
Je baissai la voix en terminant ma phrase. Je n’étais pas très familière avec les mangas, alors même si ça y ressemblait, je ne pouvais pas en être totalement sûre.
— Ce poster, hein…
Fukube-san semblait en savoir quelque chose ce qui était logique vu qu’il faisait partie du Comité d’organisation. Alors que je continuais de réfléchir, ses yeux restaient fixés sur le dessin.
— …Hmm. Il y a quelque chose, effectivement. Je ne suis pas totalement convaincu, mais il faudrait vérifier en comparant les dessins.
Mais oui, c’est une excellente idée !
— Oreki-san, je peux emprunter ce manga un moment ?
Oreki-san se pencha en arrière alors que je m’étais visiblement approchée trop près. Il secoua doucement la tête, non pas pour refuser, mais comme s’il s’avouait vaincu.
— D’accord. De toute façon, tant que tu es curieuse, rien ne pourra avancer tant que tu n’auras pas eu ta réponse… Mais ramène-le vite, je ne l’ai pas encore fini.
— Oui, je reviendrai tout de suite ! dis-je en serrant le manga Cendres au Crépuscule contre moi.
055 – ♦ 11
Fuku-chan et Chi-chan attendaient avec impatience le troisième jour du Festival culturel pour booster les ventes de Hyouka, mais ils n’étaient pas les seuls à espérer tout vendre avant la fin. Le club de manga aussi avait ce même objectif.
Avant même que nous soyons prêtes à ouvrir, quelques membres attendaient déjà près de la porte ouverte de la salle de préparation n°1, impatients d’accueillir les visiteurs. Heureusement, il y avait plus de monde que les deux jours précédents. Personnellement, j’étais plutôt contente de voir des gens acheter nos posters de personnages avec le sourire, sans même demander le prix.
Pour faire les choses sérieusement, on aurait dû vendre chaque poster à 100 yens pour rentrer dans nos frais. Mais la vente de produits dérivés était en théorie interdite par le règlement du Festival. Même si la présidente Yuasa n’était pas du genre à prendre des risques inutiles, elle vendait tout de même de nombreux posters à qui en demandait.
On avait fini par creuser notre propre tombe.
Comme nous n’avions pas dessiné beaucoup de variations pour les personnages, il ne nous restait plus qu’à les illustrer dans des poses différentes. Ce jour-là, j’étais habillée d’un costume militaire kaki à multiples poches, avec une casquette de l’armée. Beaucoup tentaient de deviner mon cosplay, mais c’est Kouchi-senpai qui donna la bonne réponse :
— …Ce serait pas la détective là qui pousuit l’Ara[2] ?
— Oui.
— On dirait plutôt la version miniature, non ?
Ignorant la remarque sur ma taille, je remarquai que Kouchi-senpai aussi était déguisée en personnage de détective, un genre de guerrière chinoise[3] issue d’un jeu de combat. Elle portait un qipao laissant entièrement ses cuisses découvertes.
Je ne savais pas si elle avait confectionné ce costume elle-même, mais je devais reconnaître que le souci du détail était impressionnant, et les piques dorés de ses bracelets avaient l’air particulièrement menaçants.
Je me replongeai dans mon travail. Je laissai derrière moi les pensées d’hier, l’affaire Juumoji, Cendres au Crépuscule, tout. Mais en oubliant tout cela, je savais qu’une fois le dessin terminé, un sentiment de vide m’envahirait à nouveau. Après avoir fini un poster, je posai mon stylo et me mis à effacer les traits de construction jusqu’à la dernière ligne.
— Celui-là est terminé. Ensuite…
— Tu peux dessiner celui-ci pour moi ?
Très bien, chef.
Je plaçai une nouvelle feuille devant moi. Mais je ne savais pas par quoi commencer. La salle était maintenant bien remplie, ce qui voulait dire que les affaires allaient mieux. Zeami se vendait bien. Le cosplay de Kouchi-senpai plaisait aux visiteurs masculins plus âgés, si bien qu’elle passait plus de temps à les saluer qu’à dessiner ses posters. Ses « fans » avaient pris le relais, mais un simple coup d’œil suffisait pour voir qu’ils n’avaient ni son talent ni sa rapidité.
Même si je ne m’entendais pas très bien avec Kouchi-senpai, et même si le comportement de ses sbires me laissait sans voix, je ne pouvais nier qu’elle dessinait vraiment bien.
Le gobelet d’eau où trempaient les crayons pastel devenait de plus en plus trouble, alors quelqu’un proposa d’aller le changer. C’était une élève de seconde dont je n’avais aucun souvenir. Plutôt que de passer au centre de la pièce, bondée, elle fit le tour par le côté.
En passant près de moi, elle arborait un air ravi, comme un dragon croisant un tigre, ou un chat découvrant une souris.
— Oh là là…
Comme si c’était fait exprès, elle perdit soudainement l’équilibre, et quelques gouttes d’eau éclaboussèrent mon bureau. J’avais tout de suite compris.
Elle était restée discrète jusqu’à présent, mais maintenant elle était venue me donner une leçon car j’avais osé m’opposer à sa précieuse Kouchi-senpai.
Elle devait être satisfaite de m’avoir lancé quelques gouttes.
Mais l’affaire ne s’arrêta pas là. On ne sut jamais qui avait bousculé qui, mais quelqu’un trébucha dans la foule et entra en collision avec la fille, qui perdit l’équilibre et hurla en renversant le contenu de son gobelet.
L’eau se déversa sur moi.
…
Heureusement, rien sur ma tête. Mais toute ma poitrine fut aspergée, du bas de mon épaule droite jusqu’à l’estomac. Et cette eau, c’était celle qui devait être changée alors elle était teintée de peinture.
Je pense que je dois sentir mauvais.
La feuille de dessin devant laquelle je ne savais toujours pas quoi dessiner fut elle aussi trempée d’un gris-jaunâtre.
— Je, je suis désolée, Ibara ! Je ne voulais pas…
La fille semblait sur le point de pleurer. Allez savoir pourquoi, peut-être à cause du choc de l’eau froide, je… je ne ressentis presque aucune colère. Je sortis un mouchoir de ma poche et commençai à essuyer les gouttes qui perlaient sur ma chemise. Le mouchoir blanc prit rapidement la même teinte gris-jaunâtre.
Bon, ma chemise est kaki, donc la tache ne devrait pas trop se voir.
Alors que la salle, si animée quelques minutes plus tôt, était maintenant figée dans le silence, je me levai de ma chaise. Je m’approchai de la présidente et lui dis simplement :
— Je suis désolée, Présidente. Je te laisse la suite.
Contrairement à Kouchi-senpai, qui n’aurait jamais pu se promener en dehors du lycée avec son costume, je pouvais très bien venir habillée directement.
Après tout, j’avais encore du mal à porter quelque chose qui pourrait immédiatement faire penser à un cosplay. Et puis, Fuku-chan m’avait dit qu’il serait difficile de trouver un endroit pour se changer au lycée pendant le Festival. Mais, plus important encore, je n’avais rien d’autre à enfiler : j’avais laissé mon uniforme à la maison.
Heureusement, mon survêtement de sport était resté au lycée.
En temps normal, je l’aurais rapporté chez moi pour le laver, mais comme notre dernier cours d’EPS avait été annulé, je ne l’avais pas utilisé et il était resté dans mon casier. Je trouvai une salle où les membres du club de théâtre se changeaient, et je m’y changeai rapidement.
Maintenant que j’y pense, je me demande comment va le club de littérature classique.
Fuku-chan semblait avoir quelque chose en tête, tandis que Chi-chan ne semblait pas avoir grand-chose à faire. Étant celle qui avait commis l’erreur de commande, je devrais au moins aider autant que possible à la fin.
Je pourrais décrire la couleur du survêtement de sport de Kamiyama comme asagi-iro (bleu clair), mais ce nom évoquerait aussitôt le Shinsengumi[4] légendaire, alors disons simplement bleu aquatique pour l’instant. Bref, vêtue de mon survêtement bleu aquatique, je me dirigeai vers la salle de géologie. En entrant dans le bâtiment spécial, alors que je montais lentement les escaliers vers le troisième étage, j’entendis des bruits de chaussons détalant dans le couloir.
— Oh ! Mayaka-san !
C’était Chi-chan, qui me faisait signe avec enthousiasme.
Alors que j’allais lui demander pourquoi elle courait ainsi, elle me prit le poignet de ses mains étonnamment chaudes. Soit dit en passant, nous étions dans l’escalier, donc c’était un peu dangereux.
— H-hé ! Chi-chan !
Ignorant mes protestations, elle parla rapidement :
— Tant mieux, ce sera beaucoup plus simple avec toi. Je ne suis pas très sûre de moi toute seule. Tu peux venir avec moi ? Tu es libre, là ?
Avec moi ?
— Euh, attends… Tu veux que je t’aide à faire quoi, au juste ?
Elle me tenait toujours le poignet de la main droite, et dans sa main gauche, elle tenait un petit livret semblable à une anthologie. Ce n’était clairement pas une édition luxueuse : on voyait très bien les agrafes. Je demandai :
— C’est quoi, ça ?
Elle tourna la couverture vers moi. Je m’exclamai :
— P… Pourquoi tu tiens ça ?!
La couverture représentait une illustration familière d’une fille vue de profil. C’était Cendres au Crépuscule.
— Eh bien, ce n’est pas vraiment à moi. C’est à Oreki-san.
Alors reformulons. Pourquoi Oreki aurait ce manga ? Il n’avait été vendu que lors du Festival Culturel de l’an dernier, dans un coin discret du couloir. Même si c’était peu probable, je me suis demandé un instant s’il me l’avait volé. Sans réfléchir, je tendis la main pour le prendre, mais Chi-chan le serra contre sa poitrine et me demanda :
— Mayaka-san, tu aurais déjà vu ce manga quelque part ?
Je retirai ma main.
— Eh bien… oui.
— Alors tu dois savoir qui l’a dessiné, non ?
Qui l’a dessiné, hein ? Je ne savais pas si je devais répondre Ajimu Takuha, le pseudonyme, ou Anjou Haruna, son vrai nom. Peut-être sentant mon hésitation, Chi-chan reformula sa question :
— Je veux dire… la personne qui a dessiné ça.
— Ça, je ne sais pas.
Elle déclara alors, pleine d’entrain :
— Tu vois, j’essaie de découvrir si la personne qui a dessiné l’affiche de promotion du Festival Culturel est la même que celle qui a dessiné ce manga ! Je suis très curieuse à ce sujet !
Je vois. Tout s’éclairait. Chi-chan avait l’habitude de se poser des questions, puis de tout faire pour y répondre. Je n’avais jamais été aussi curieuse qu’elle. Mais là, je commençais à comprendre ce qu’elle ressentait. Moi aussi, en lisant différents mangas, il m’arrivait de remarquer des similitudes dans le style, et de me demander s’il s’agissait du même auteur. Et là, elle me disait que la personne ayant dessiné l’affiche du Festival était la même que celle qui a dessiné Cendres au Crépuscule ?
Si c’était vrai, alors je devais vérifier. Et si c’est confirmé, je pourrai peut-être retrouver l’identité du dessinateur et de la scénariste. Cette dernière, Anjou Haruna, avait changé de lycée, mais la personne ayant illustré le poster est encore ici, alors le groupe Ajimu Takuha pourrait revenir. Je sentis l’excitation monter. Je levai la voix :
— Cette affiche… Elle est où ?
Chi-chan descendait déjà les escaliers, toujours sans lâcher mon poignet.
Sans ralentir, elle me répondit :
— À côté de la salle de réunion !
Très bien. Allons-y !
L’illustration montrait un lycéen et une lycéenne, avec en légende : « 42e Festival Kanya », accompagné du programme détaillé. Nous étions en train d’examiner le design de l’affiche en question. Le contraste de traitement graphique était évident.
Cendres au Crépuscule était entièrement en noir et blanc, tandis que cette affiche était en couleur. Je devais donc observer avec plus d’attention. Il était en fait assez difficile de déterminer si un poster et un manga ont été dessinés par la même personne.
Mais cette fois, ce n’était pas si compliqué. Même si l’artiste avait légèrement modifié sa manière de dessiner les personnages féminins, le style des personnages masculins, lui, n’avait pas changé. Un seul coup d’œil me suffisait pour voir la ressemblance. Pour en être certaine, je pris du recul pour observer l’image dans son ensemble, puis je m’approchai pour en scruter les détails.
Chi-chan avait remarqué la façon dont les tissus étaient dessinés, mais le vrai indice se trouvait au niveau des oreilles : elles étaient absolument identiques.
Je me tournai vers Chi-chan.
— Je suis sûre à 80… non, à 90… non, à 99 %. C’est la même personne.
En m’entendant, Chi-chan posa la main sur sa poitrine, comme soulagée.
— Vraiment ? Merci beaucoup… tu m’enlèves un poids.
J’avais visiblement pu l’aider, alors je souris. Quelque chose que je n’avais pas fait depuis un bon moment.
— Haha… Tu avais vraiment l’air curieuse de savoir, pas vrai ?
— Oui, mais je ne me sentais pas capable de comparer par moi-même…
— Moi non plus, tu sais. Ce n’est pas comme si j’avais une méthode spéciale pour repérer les ressemblances.
Et puisque j’étais aussi curieuse qu’elle maintenant, je frappai à la porte de la salle de réunion, située juste à côté du panneau d’affichage.
— J’arrive !
Un garçon ouvrit la porte. Il ressemblait trait pour trait à celui de l’affiche.
D’un coup d’œil à son col, je vis qu’il était en première. Il nous regarda, l’air de se demander qui nous étions.
— Bonjour, Tanabe-san, dit Chi-chan en s’inclinant.
Il s’agissait donc bien de Tanabe, le président du Comité d’Organisation. Il avait l’air sympathique. Au passage, Chi-chan était vraiment douée pour retenir les noms. Même si ma mémoire n’était pas mauvaise, je n’arriverai jamais à son niveau. Entendant son nom, Tanabe-senpai sourit.
— Eh bien, bonjour… euh…
— Nous sommes membres du club de littérature classique.
— Ah, bien sûr. Que puis-je faire pour vous cette fois-ci ?
C’est moi qui avais une faveur à lui demander. Je fis un pas en avant pour prendre la parole à la place de Chi-chan. Comme nous nous étions déjà rencontrés officiellement, je ne perdis pas de temps en politesse :
— Excuse-moi, tu saurais qui a dessiné l’affiche sur le panneau là ?
Tanabe-senpai haussa les sourcils. Il y avait en effet plusieurs types d’affiches pour le Festival, donc ce n’était sans doute pas évident, même pour lui. Cela nous aiderait beaucoup s’il savait, mais je ne voulais pas trop espérer.
— Hmm… Celle-là, hein ?
— Oui, celle où le garçon et la fille sont debout côte à côte.
Après un court silence, Tanabe-senpai acquiesça doucement à plusieurs reprises. Avait-il retrouvé l’information ? On reconnaît là le président du Comité d’Organisation. Il répondit simplement :
— Cette affiche, c’est de Kugayama.
Hein ?
Chi-chan, depuis derrière moi, demanda :
— Kugayama Muneyoshi, le président du Conseil des élèves ?
— Oui, ce Kugayama-là.
C’était un nom auquel je ne m’attendais pas. Même moi, je connaissais le président Kugayama. Il m’avait toujours donné une image de sportif, mais jamais je n’aurais imaginé qu’il sache dessiner un manga.
Je comprends mieux, maintenant. C’est lui, l’illustrateur Ajimu Takuha. Son visage se mit à me revenir peu à peu, même si je ne l’avais jamais vraiment retenu auparavant. Tanabe-senpai avait l’air plutôt fier en ajoutant :
— Vous vous dites sûrement : « Quoi, il dessine aussi bien ? », hein ? Il est doué, n’est-ce pas ?
— Oui ! Je trouve ça vraiment impressionnant !
— Haha, je suis sûr qu’il serait ravi de l’apprendre.
J’avais désormais appris qui étaient la scénariste et le dessinateur. Tout se déroulait comme si les bonnes nouvelles s’enchaînaient, après une série de petits malheurs. Un peu comme une fan poursuivant son idole, j’avais envie de demander si Kugayama-senpai utilisait un pseudonyme, mais Tanabe-senpai ne le saurait sûrement pas. Pas grave. Je n’aurai qu’à le lui demander en personne. Et qui sait ? Il pourrait peut-être retrouver Anjou Haruna… et reformer leur groupe de rêve.
Si cela arrive… Je meurs d’envie de lire leur nouvelle œuvre.
Une attente toute fraîche venait de naître en moi.
Après nous être inclinés avec respect, nous quittâmes la salle de réunion.
Chi-chan rayonnait de joie, maintenant que son objectif était atteint. Toutes deux, nous courûmes joyeusement dans les escaliers, direction la salle de géologie.
056 – ♠ 15
— Nous savons qui c’est !
C’est ainsi que Chitanda fit irruption dans la pièce en courant. Elle n’avait pas mis longtemps à revenir, ce dont j’étais plutôt reconnaissant, même si, dans le fond, ce n’était pas pour moi qu’elle faisait tout ça, mais pour assouvir sa propre curiosité.
— Vraiment ? Alors c’est bien la même personne ?
Satoshi releva la tête pour poser sa question, mais, sans attendre la réponse, il enchaîna :
— Hein ? Mayaka ?
En effet, Chitanda était suivie de près par Ibara portant sa tenue de sport alors qu’elle était censée être en cosplay. À moins que cette tenue fasse partie de son cosplay… Non, impossible. C’est bel et bien la tenue d’EPS du lycée Kamiyama, il n’y a pas de doute. Elle avait l’air enjouée, comme si quelque chose de bien allait arriver.
— Mayaka, le club de manga n’est pas débordé ? demanda Satoshi.
Elle lui répondit avec un doux sourire, en secouant la tête :
— Oh, j’ai demandé à quelqu’un de me remplacer.
Quelqu’un pour la remplacer ? Je n’étais pas vraiment au courant de ce qui se passait là-bas de toute manière. Tel un ressort, Chitanda s’approcha de moi et posa le manga Cendres au Crépuscule sur la table :
— C’est bien la même personne. Et on a aussi découvert son nom.
— Ah bon ? C’est super, ça.
— C’est Kugayama Muneyoshi-san ! Je le voyais comme quelqu’un de très formel… Jamais je n’aurais pensé qu’il dessinait aussi bien, c’est une vraie surprise.
Hein, qui ça ?
Je me tournai vers Satoshi.
— Tu le connais ?
À cette question, Satoshi se figea.
— H-Houtarou, tu plaisantes, hein ?
— C’est un type connu ? Tu sais bien que je ne retiens pas les noms des excentriques avec qui tu traînes.
Satoshi se couvrit les yeux de manière théâtrale avec sa main, secouant la tête comme si j’étais irrécupérable. À côté de lui, Ibara me lança un regard consterné et souffla :
— C’est le président du Conseil des élèves.
Le président du Conseil des élèves… Kugayama Muneyoshi.
— Ah… Ah ouiiii. Bien sûr…
Ma voix s’éteignit, ne disant plus un mot. J’étais persuadé que son nom se lisait « Rikuyama » jusqu’à maintenant alors pas question de leur avouer ça. Ce n’est pas comme si je n’avais jamais entendu parler de lui, mais ce n’est pas non plus un gars qui m’intéressait. Pour changer de sujet, je pris Cendres au Crépuscule dans les mains et demandai :
— Donc, Kugayama, c’est lui qui illustre sous le nom du groupe Anshinin Takuha ?
Malgré mon changement de sujet, Satoshi garda sa main sur le visage en secouant la tête.
Quel relou.
Finalement, il la retira et dit :
— « Anshinin » tu dis ? On dirait un nom de temple !
— C’est pas comme ça que ça se lit ?
— Ça se lit Ajimu en fait. C’est une ville du Kyûshû, connue pour son raisin.
— Une ville, tu dis ?
— Une commune, juridiquement parlant.
C’était censé être une info indispensable, ça ? Je regardai Chitanda avec scepticisme, et elle répondit, un peu perdue :
— Il y a une indication en petit à côté du nom, pour la lecture… juste là.
Hein ? Ah oui. En tout petit : AJIMU TAKUHA.
Curieusement, Ibara semblait très perturbée. Les yeux grands ouverts, la bouche entrouverte comme si elle allait dire quelque chose. Elle avait lu le manga emprunté par Chitanda, et cela semblait l’avoir secouée. Peut-être que cela touchait à sa passion très personnelle pour le manga. Debout à mes côtés, Satoshi jeta un œil à Cendres au Crépuscule et dit :
— Si même Houtarou trouve ça bien, ce manga doit vraiment valoir le coup.
— … Ugh…
Est-ce Ibara qui avait émis ce bruit étrange ? Satoshi ne sembla pas l’entendre et poursuivit joyeusement :
— Mais ce pseudonyme, Ajimu Takuha, comment dire… ils auraient pu choisir un nom plus court. Trois caractères, c’est un peu trop simpliste, pour un nom.
Tu t’écoutes parler, parfois ?
— C… Ce n’est pas possible…
Chitanda chancela, comme si elle perdait l’équilibre. Son nom de famille comportait aussi trois caractères : (CHI-TAN-DA 千反田)
— J… Je ne savais pas que mon nom était si simpliste…
— Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire !
Satoshi paniqua, agitant les bras pour se rattraper :
— Je parlais des prénoms ! Des prénoms, voilà !
Ah bon ?
Il croisa mon regard et détourna les yeux. Mon prénom aussi faisait trois caractères. (HOU-TA-ROU 奉太郎)
— Enfin, Houtarou, c’est une exception, lui.
Je me demande comment il était arrivé à cette conclusion.
Et puis, comment as-tu pu ne pas remarquer que j’avais un prénom en trois caractères quand tu as dit ça ?
— Alors comme ça, Oreki est spécial, hein ?
Satoshi sembla enfin réaliser sa gaffe, et des larmes commencèrent à perler au coin de ses yeux. Car le prénom d’Ibara aussi en comporte trois. (MA-YA-KA 摩耶花). Ce n’est pas comme si c’était rare, les prénoms à trois caractères.
Mais dans sa tentative de consoler Chitanda, il venait de s’enterrer tout seul. Il aurait mieux fait de dire qu’il parlait juste des pseudonymes en général.
Lui laissant le soin de s’en sortir, je reportai mon attention sur Cendres au Crépuscule. Un manga passionnant. Et l’épilogue au dos me semblait étrangement pertinent. À ma surprise, Ibara mit fin à ses remontrances envers Satoshi et s’approcha de moi :
— Si le président Kugayama s’est occupé des dessins, la scénariste s’appelle Anjou Haruna.
— Ah oui ?
Je relevai les yeux :
— Tu connais ce manga ?
— C’est mon préféré. J’en ai acheté un exemplaire au festival l’an dernier.
C’était rare de la part d’Ibara de la voir dire franchement ce qu’elle aimait. Entendre qu’il s’agit de son manga préféré, ça, c’est quelque chose. Regardant le livre, elle dit sans détour :
— Hé, Oreki, tu pourrais me le prêter ?
… Décidément, ce manga est convoité.
Après Chitanda, voilà qu’Ibara voulait elle aussi l’emprunter. Même si j’avais l’intention de le prêter, je répondis :
— Pas de souci. Mais attends un peu.
— Je peux attendre. Mais combien de temps tu comptes me faire patienter, exactement ?
Je réfléchis, puis tapotai la page de l’épilogue :
— Le temps que je mémorise ça… Une fois que j’en ai une copie, il est à toi.
Ibara me regarda avec étonnement. Peut-être que je m’étais mal exprimé. Pour être honnête, je ne savais pas trop moi-même pourquoi je faisais ça. Peut-être que je devrais dire : jusqu’à ce que je comprenne si cet épilogue est important ou non. Soudain, Chitanda joignit ses mains :
— Ah oui, j’ai quelque chose à vous annoncer.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Eh bien, j’ai été invitée par le club de radio pour passer dans leur émission de midi.
Quoi ?
— L’émission diffusée hier et avant-hier ?
— Oui.
Satoshi siffla, impressionné :
— La classe, Chitanda-san ! Tu as réussi à embarquer le plus gros club média de Kamiyama ! Grâce à ça, on pourra profiter de l’affaire Juumoji pour faire décoller les ventes de Hyouka !
— En fait, ce n’est pas moi qui ai demandé à y participer. On m’a simplement proposé d’y passer.
— C’est encore mieux ! Parfait, en tant qu’auditeur régulier, laisse-moi te briefer sur les questions que les invités doivent prévoir…
Bon. Laisser Satoshi gérer la communication, ça me va.
Je reportai mon regard sur l’épilogue.
Il me semblait que des indices liés à « Juumonji » s’y dissimulaient. Après trois jours passés à tenir ce stand, je ne voyais plus ça comme une simple corvée à alléger au maximum. À présent, je voulais améliorer les ventes. Et pour ça, il fallait mettre la main sur « Juumonji ».
Ironique, n’est-ce pas ? Chitanda avait réprimé sa propre curiosité pour que Hyouka se vende, et voilà que moi, j’agissais pour le même but, malgré mes principes de basse consommation d’énergie.
Appuyant mon menton dans ma main, je fixai les pages de Cendres au Crépuscule sans les lire.
Et ainsi, je commençai à réfléchir.
Exemplaires restants : 118
057 – ♥ 13
Alors que j’écoutais les conseils de Fukube-san, je remarquai qu’Oreki-san avait commencé à se comporter différemment.
Mayaka-san et Oreki-san étaient camarades depuis l’école primaire, tandis que Fukube-san est, à ma connaissance, son ami le plus proche parmi les garçons.
Et pourtant… pourquoi ne remarquaient-ils pas ce changement de comportement ?
Oreki-san cessait alors tout mouvement, et son regard semblait se perdre dans le vide.
…C’était le signe qu’il se plongeait dans une réflexion profonde.
Le fruit de ces moments de concentration : des réponses que je n’aurais jamais pu imaginer. Et pourtant, chaque fois, lorsque la vérité émergeait, ses déductions s’avéraient exactes.
Ainsi, tout en écoutant les paroles de Fukube-san, je ne cessais de jeter des regards furtifs en direction d’Oreki-san.
058 – ♠ 16
— …C’est ce que je pense. Et toi, Houtarou ?
Hein ?
En entendant mon nom, je levai les yeux. Satoshi, Chitanda et Ibara me regardaient tous les trois. Je me grattai l’oreille.
— Désolé, tu peux répéter ?
Satoshi poussa un profond soupir.
— Houtarou… On est en train de discuter de la façon de gérer l’interview radio, celle qui va décider du sort du club de littérature classique. Cette attitude, ça va pas le faire, mec.
Depuis quand on est censé tenir une discussion aussi sérieuse, et aussi capitale en plus ? Je remarquai alors que, pour une raison obscure, Chitanda me fixait en retenant son souffle. Ses yeux étaient grands comme toujours, mais ce n’était pas le sujet.
— Q-Qu’est-ce qu’il y a, Chitanda ?
— …Qu’est-ce que tu en penses ?
— De quoi ?
— Laisse tomber…
Elle soupira. Un soupir naturel, bien différent de celui de Satoshi.
Q-Qu’est-ce qui se passe ? Pour qu’elle soupire comme ça… j’ai fait quelque chose de mal ? Bon, de toute façon, je suis dans une impasse niveau réflexion.
J’avais justement l’intention de leur demander leur avis, histoire d’organiser mes idées, mais Chitanda risquait de gêner.
Je lui fis un signe de la main, en appelant Satoshi :
— Viens un peu.
— Hein ? T’as dit quoi ?
Il s’approcha tranquillement. Je réalisai alors que j’étais resté assis là un bon moment.
— Désolé, tu peux venir avec moi ?
— Où ça ? En pleine réunion générale là ?
— C’est justement parce que c’est la grande réunion. N’importe où, du moment qu’on peut parler.
Assise sur une table, balançant les jambes, Ibara regardait dans le vide et lâcha un :
— Ce serait pas en rapport avec l’affaire Juumoji ?
Arrête de dire tes intuitions à voix haute, bon sang ! Comme je le craignais, les yeux de Chitanda s’illuminèrent aussitôt.
— Hein ! C’est vrai, Oreki-san ? Tu as eu une idée ?
— Non, non, pas du tout.
— Alors… ce n’est pas en rapport avec l’affaire Juumoji ?
D’ordinaire, c’était plutôt la devise de Satoshi que les malentendus doivent être dissipés immédiatement, mais là, elle me regardait avec une telle sincérité que je ne pouvais pas lui mentir. Elle vit tout de suite mon hésitation.
— …Donc si, ça a un rapport !
— Eh bien, pas vraiment…
Chitanda joignit les mains devant sa poitrine et les serra, comme dans une prière. Je me demandais si elle se rendait compte du changement dans son attitude.
— J-Je meurs d’envie de savoir… mais pourquoi tu en parles seulement à Fukube-san… ?
Elle parlait d’une voix plus douce qu’à l’accoutumée. Elle pencha le visage en avant, jusqu’à ce que ses yeux soient masqués par sa frange. À ce rythme, elle allait m’envoûter avec un sort, et je finirais par devoir implorer son pardon.
Qu’est-ce que je fais ? Je ne voulais surtout pas que Chitanda soit au courant de mes réflexions, cette fois-ci. Pas le choix, il fallait improviser. Une astuce que je n’avais encore jamais tentée… Je pris un air grave :
— Tu as raison. J’allais justement parler à Satoshi de quelque chose en rapport avec l’affaire « Juumonji », mais…
— Vraiment ? Alors je peux venir… ?
— Mais c’est quelque chose de très adulte. Ça te dis vraiment ?
Ah, ça a marché. Mieux que prévu. Pardonne-moi, Chitanda, pour avoir joué cette carte du harcèlement sexuel… juste cette fois.
Je pris l’exemplaire de Cendres au crépuscule à côté de la Chitanda figée, et sortis de la salle avec Satoshi, qui souriait d’un air un peu amer. Je sentis le regard glacial d’Ibara dans mon dos, et j’en frissonnai encore.
— Alors, c’est quoi, ce truc obscène que tu voulais me dire ? dit Satoshi après avoir repris son souffle, encore hilare.
L’endroit que j’avais choisi pour discuter était le couloir en plein air faisant office de passerelle. Il n’y avait presque aucune activité liée au Festival là-haut, c’était donc relativement calme.
Je répondis d’un air morose :
— Désolé de t’avoir traîné ici.
— Mais non, c’était marrant. Que l’affaire Juumoji trouve sa conclusion grâce au club de littérature classique, ce serait exactement ce que je souhaite.
…Ce n’était pas tout à fait ce que j’avais en tête, pourtant.
Un instant, Satoshi me lança un sourire curieux :
— J’ai de grandes attentes envers toi, Houtarou.
Hmm, tu ne devrais pasJe posai ma main sur la rambarde et repris :
— Faut pas trop espérer. Ce ne sont que des intuitions. J’essaie juste de mettre mes idées en ordre autour de ça.
— L’instinct peut mener à bien des choses. Et il y a quand même la grande question : qui est Juumoji ?
— Ça, même mon instinct n’en sait rien. D’ailleurs, on n’a pas besoin de s’attarder là-dessus.
— Tu as trouvé le chaînon manquant ?
Le quoi ?
Voyant mon air paumé, Satoshi esquissa un sourire en coin.
— Le chaînon manquant. Je te demande si tu as trouvé l’indice final, celui qui relie tous les clubs ciblés par Juumoji.
Ce n’était pas vraiment dans cette direction que je comptais aller. Recommençons.
— …Non, pas vraiment.
— Alors tu as trouvé une erreur dans le modus operandi de Juumoji ?
— Pas ça non plus.
Satoshi s’arrêta soudain, et me fixa avec un regard étonnamment sérieux, ce qui me fit sursauter. Puis il déclara :
— Rien de tout ça ? On parle quand même d’un voleur en série, un voleur fantôme, avec plus d’un millier de suspects. Et tu me dis que tu réfléchis à quelque chose sans lien entre les cibles ou les erreurs de la part d’un suspect qu’on aimerait tous identifier ?
— Bah… ouais, en gros.
— QUOI ?!
Pour un gars qui s’intéresse aux romans policiers uniquement via Sherlock Holmes, t’es vachement excité, Satoshi. Mais bon, c’est bien lui : capable de passer de Conan Doyle à Takagi Akimitsu[5] d’un jour à l’autre.
— Je n’ai pas encore compris qui est le coupable. Je veux juste mettre mes idées au clair. Tu veux bien m’écouter ?
Je lui demandai la chose. Il haussa les épaules sans raison apparente. Avant que je ne dise quoi que ce soit, il reprit son sourire habituel et répondit :
— Bien sûr, mec.
Il posa sa main sur la rambarde de l’autre côté, comme moi, et s’y appuya. Une brise automnale soufflait entre nous.
Par où commencer…?
Je fis une pause. Cette discussion n’était pas juste pour expliquer à Satoshi, mais pour clarifier mes pensées aussi. Je commençai par replier l’index de ma main droite.
— Premièrement : pourquoi « Juumonji » cible-t-il exactement dix clubs, et vole un objet dans chacun d’eux ? C’est à cause de son nom, qui signifie littéralement « dix caractères ». C’est sur cette base que repose notre déduction.
— Personne ne va contester cette hypothèse, à ce stade.
Moi non plus. Je repliai un autre doigt.
— Deuxièmement : pourquoi « Juumonji » laisse-t-il une carte de visite sur les lieux du vol ? Satoshi, tu en as encore une ?
— Oui, tiens.
Il sortit la carte trouvée au club de cuisine de son sac en tissu.
LE Club de Cuisine a perdu sa louche.
Juumonji
— Je suis presque certain qu’une carte similaire a été retrouvée au club de magie. Tu ne vas pas me dire que tu comptes remonter jusqu’au magasin où elles ont été vendues pour découvrir qui les achetées ?
Qui ferait quelque chose d’aussi pénible ?
À bien y réfléchir, la façon dont « Juumonji » avait rédigé ses cartes devenait claire. Même si l’on pouvait passer ce détail sous silence, une question persistait. Je repliai alors mon majeur.
— Troisièmement : pourquoi « Juumonji » utilise-t-il le mot « perdu » dans ses messages ? Pourquoi ne dit-il pas tout simplement qu’il a « volé » la louche du club de cuisine ?
Mon intuition suivante ne reposait que sur une supposition, mais je repliai malgré tout mon annulaire.
— Quatrièmement : pourquoi laisse-t-il également un exemplaire du Guide du Festival Kanya sur les lieux ?
S’il essayait d’imiter A.B.C. contre Poirot, il devait forcément avoir consulté ce guide qui listait tous les clubs. C’est un fascicule destiné aux visiteurs ce qui le rend facile à obtenir.
— Ah, j’en ai justement un exemplaire, dit Satoshi en sortant une copie du Guide du Festival Kanya de son sac.
— C’est celle qu’on a retrouvée avec la carte au club de cuisine.
Il n’était pas du genre à négliger les détails. J’avais déjà ma propre copie, mais je pris celle qu’il me tendait. Puis, repliant mon auriculaire, je fermai le poing de la main droite pour évoquer un point directement lié au club de littérature classique.
— Cinquièmement : pourquoi Juumonji s’est-il contenté de cibler le club de jardinage ([E]NGEI BU 園芸部), alors qu’il aurait pu tout aussi bien s’en prendre au club de cinéma ([E]IGA KENKYUU KAI 映画研究会) ou au club de théâtre ([E]NGEKI BU 演劇部), qui commencent aussi par la lettre [E] ? De même, pourquoi ne pas avoir choisi le club d’études occultes ([O]KARUTO KEN オカルト研), bien plus évident pour représenter la lettre [O] que le club de cuisine ([O]RYOURI KEN お料理研), au nom beaucoup moins courant ?
— Ah, donc tu veux en venir à la question de savoir s’il va choisir le club de littérature classique ([KO]TEN BU 古典部) ou le club de miniatures ([KO]USAKU BU 工作部), hein ?
C’était là une question centrale.
Cela dit, j’étais plutôt optimiste. Grâce au club de journal mural, nous avions été mentionnés comme l’une des dernières cibles potentielles, et en plus, nous avions réussi à obtenir une interview avec le club de radio. On ne pouvait pas dire que nous étions restés dans l’ombre. Je redépliai mon index.
— Sixièmement : tu te souviens, Satoshi, quand je lisais un manga et que tu m’as dit que « Juumonji » avait sauté la lettre [KU] pour passer directement à [KE] ? Tu pensais sûrement que je n’avais pas prêté attention, hein ? … Au contraire, c’est précisément ce point que je trouve le plus étrange.
— Mais je pensais qu’il avait juste fait ça pour éviter de se faire attraper. Le club d’action globale ([GU]ROOBARU AKUTO KURABU グローバルアクトクラブ) était bien trop surveillé pour qu’il puisse voler quoi que ce soit.
Je pouvais comprendre ce raisonnement, mais cela restait incohérent. De toute façon, il me restait un dernier point. Je dépliai mon majeur.
— Septièmement.
J’ouvris l’exemplaire de Cendres au Crépuscule que j’avais avec moi, le tendis à Satoshi et pointai la postface, à l’endroit où il était écrit : « Notre scénariste, “A”, prévoit d’écrire une histoire policière, inspirée de quelques-unes des œuvres les plus célèbres d’Agatha Christie ».
— Satoshi, parmi les œuvres les plus célèbres de Christie, lesquelles te viennent à l’esprit ?
Il n’était pas particulièrement féru de roman policier, pas plus que moi, mais en tant que base de données vivante, il devait bien avoir une idée. Il croisa les bras et, après une dizaine de secondes de réflexion, répondit prudemment :
— Voyons voir… Ils étaient dix[6], Le Crime de l’Orient-Express, Le Meurtre de Roger Ackroyd et A.B.C contre Poirot… Ces quatre-là, en gros.
Je hochai la tête.
— J’y ajouterais La Mystérieuse Affaire de Styles, mais bon, ça suffira. Le manga qui s’intitulera La Séquence de Kudryavka serait donc inspiré de l’une de ces œuvres. À ton avis, laquelle ?
Satoshi fronça légèrement les sourcils, concentré.
— Si je me souviens bien, Kudryavka est le nom d’un chien envoyé dans l’espace, mort dans sa capsule faute d’oxygène. Elle est morte en croyant retourner sur la planète…
— C’est tout ce que tu en tires ?
Je ne pense pas qu’on puisse vraiment savoir ce qu’un chien ressent.
— Enfin, Ils étaient dix collerait bien. Mais puisque le mot « Séquence » est dans le titre, ça me fait plutôt penser à A.B.C contre Poirot.
— Je suis d’accord. Si le manga racontait que les suspects disparaissent les uns après les autres, il n’aurait aucun sens d’annoncer leur nom à l’avance. Donc je penche pour A.B.C. aussi.
— Tu crois ? Le nom Kudryavka évoque pour moi une mort précoce, alors que A.B.C. fait plus figure de jeu… Je reste sur Ils étaient dix.
Peu importe, ce raisonnement m’était destiné, il n’était pas question de trancher quoi que ce soit ici.
— Je crois que je commence à comprendre où tu veux en venir, Houtarou, murmura Satoshi.
Avant qu’il ne poursuive, je dus vérifier un dernier point.
— Satoshi, est-ce qu’un manga intitulé La Séquence de Kudryavka est en vente pendant le Festival cette année ?
— … Non. Jamais entendu parler. Tous les objets mis en vente doivent passer par le Comité d’orga et sont répertoriés. Si c’était le club de manga qui le vendait, Mayaka nous l’aurait dit.
C’était tout ce que je voulais savoir. Je levai les yeux vers le ciel.
— Cendres au Crépuscule a été vendu pendant le Festival Culturel de l’an dernier. Sa postface parle d’une suite à paraître cette année, inspirée d’un des romans les plus célèbres de Christie. Cette année, on assiste à une série d’événements qui rappellent A.B.C. Voilà qui correspond à mon septième point. Est-ce que tout cela n’est qu’une coïncidence ?
— Houtarou, dit Satoshi à voix basse, — tu veux dire que Cendres au Crépuscule a prédit l’affaire Juumoji ?
Je n’en étais pas encore là. Mais…
— Si ça te semble tiré par les cheveux de relier Cendres au Crépuscule, La Séquence de Kudryavka et l’affaire « Juumonji », alors quelle autre explication peut-on envisager ? Tu crois que « Juumonji » fait tout ça juste pour s’amuser, après avoir attendu un an ?
C’était une question purement rhétorique. Personne ne ferait cela uniquement pour le plaisir. Satoshi ne répondit pas, mais son silence suffisait.
— Satoshi, il y a une intention derrière tout ça, ou plutôt, une motivation. Il n’a laissé aucun avertissement, il ne cherche pas la célébrité, et les objets qu’il vole (bougie, pistolet à eau…) n’ont rien de divertissant. J’ai la nette impression que quelqu’un s’efforce de faire en sorte que « Juumonji » remplisse sa mission sans causer d’ennuis aux autres clubs.
— Et pourtant, il a sauté [KU]. Ce n’est pas cohérent avec son profil. S’il avait vraiment voulu viser un club commençant par [KU], il l’aurait fait. Alors pourquoi l’avoir évité… ?
Je m’arrêtai là. Aller plus loin allait nécessiter un nouveau temps de réflexion. Après un court silence, Satoshi dit lentement :
— Je rentre. Je ne peux pas laisser Chitanda-san sans préparation.
— Je compte sur toi.
— Et toi, Houtarou ?
— Je vais jeter un œil plus approfondi aux docs que tu m’as passés.
Il acquiesça et s’éloigna.
Ah, j’allais oublier.
Peu importe les intentions de « Juumonji », je dois m’assurer que le club de littérature classique bénéficie de toute l’attention possible. Même si je savais que Satoshi et Ibara n’allaient pas l’oublier, je le dis tout de même :
— Satoshi, demande à Chitanda de dire pendant l’interview qu’on prépare un objet dont le nom commence par [KO].
Debout, tournant la tête, Satoshi sourit avec malice.
— Un appât pour attirer les clients, hein ? On s’est donné du mal pour se faire remarquer comme cible, alors autant jouer le jeu… Pas de souci, je trouverai quelque chose. Peut-être quelque chose comme un manuscrit original ([KO]URYOU GENKOU 校了原稿). Je ne pensais pas que tu irais aussi loin, Houtarou.
Tu me flattes.
— Et compte sur moi pour surveiller le stand, ajouta-t-il en s’éloignant, la main levée dans mon dos.
Discuter avec quelqu’un aide vraiment à mettre de l’ordre dans ses idées. Après mon échange avec Satoshi, une hypothèse m’était venue. Une supposition audacieuse, sans doute.
Je posai mon regard sur la carte de visite, sur le Guide du Festival Kanya, ainsi que sur Cendres au Crépuscule.
J’aurais pu faire cela bien plus confortablement à l’intérieur, mais allez savoir pourquoi, je m’étais mis à les examiner dehors, dans la fraîcheur du vent.
Réfléchis.
J’ai les éléments en main. Il ne me reste plus qu’à les ordonner.
Raisonner, puis organiser tout ce raisonnement.
Ce vent est plutôt froid…
Exemplaires restants : 118
059 – ♣ 19
Avant de rentrer dans le bâtiment de l’école, je me retournai une dernière fois vers Houtarou.
Adossé à la rambarde, il contemplait le ciel d’automne.
Je me demandai où ses pensées l’emmenaient à cet instant. Je ne pourrais jamais le savoir.
Je ne pouvais pas le savoir.
Le sourire qui flottait sur mes lèvres s’effaça.
Comme la brise était un peu fraîche, je baissai les yeux.
[1] Marques ou signes ajoutés à une lettre pour en modifier la prononciation. S’il y avait un signe diacritique, le KU pourrait devenir GU et ne plus correspondre au gojûon.
[2] L’Ara aux sept couleurs (七色いんこ, Nanairo Inko/Rainbow Parakeet) est un shônen manga créé par Osamu Tezuka. Il a été prépublié dans le Weekly Shônen Champion (Akita Shoten) entre mars 1981 et mai 1983. Elle est cosplayée en Mariko Senri, une policière.
[3] Référence à Chun Li de la franchise Street Fighter.
[4] Le Shinsengumi (新選組, « groupe nouvellement sélectionné ») était un groupe de samouraïs de la fin du shogunat Tokugawa (formé en 1864) responsable du maintien de l’ordre à Kyoto.
[5] Takagi Akimitsu (高木 彬光, Takagi Akimitsu, 25 Septembre 1920–9 Septembre 1995), est le nom de plume de Seiichi Takagi, auteur japonais de romans policiers actif au cours de l’ère Shôwa.
[6] Anciennement « Dix Petits Nègres » et renommé en 2020 selon le souhait de l’arrière-petit-fils de l’autrice.