Hyouka t3 - cHAPITRE 3 : partie 2

L’affaire « Juumonji »

(3.2) WILDFIRE[1]

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Traduction : Raitei
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029 – ♥ 07

Comme mes longs cheveux me gênaient, je les attachai en chignon derrière ma tête.

Je m’étais toujours demandé pourquoi « LE » devant « LE club de cuisine ».

Le président du club y répondit aussitôt :

— Il y a eu un incident malheureux avec l’ancien club de cuisine, ce qui a conduit à sa dissolution. Alors, quand on a voulu le relancer, on a changé le nom. D’où « LE » pour marquer la diff.

On dirait qu’ils en ont vu de toutes les couleurs.

Ayant été invitée par Fukube-san, je participais désormais au tournoi WILDFIRE du club de cuisine. Le nom semblait curieux pour un tournoi, mais une fois qu’on y participait, on comprenait vite pourquoi il avait été choisi. La compétition ne se déroulait pas dans la salle d’économie domestique, mais en plein air, sur la piste d’athlétisme.

Les tables servant de plans de travail improvisés étaient très étroites, et l’usage de l’eau limité. Le feu de cuisson provenait de petits réchauds à deux pieds placés sur chaque plan de travail… Cela donnait un aspect étrange à l’ensemble, mais en contrepartie, n’importe quel spectateur comprenait immédiatement ce qu’il se passait.

De plus, comme ce tournoi se jouait par équipes de trois…

— Mayaka-san se fait attendre.

Les inscriptions étaient désormais closes, et il ne restait plus que trois minutes avant le début officiel, fixé à 11h30. Pourtant, Fukube-san restait étonnamment calme.

— Chaque membre dispose de vingt minutes. On mettra Mayaka en dernière. Si elle n’est toujours pas là dans quarante minutes, eh bien tant pis. De toute façon, on est là pour se faire un peu de pub, alors gagner ou pas…

Il n’avait pas tort, mais je continuais tout de même à jeter des coups d’œil vers l’entrée du terrain. Une voix masculine s’éleva derrière nous.

— Tu t’en fiches de gagner ou pas ? C’est pas très drôle, Fukube !

Un ami à lui, peut-être ? Je ne l’avais jamais vu auparavant. Même si Fukube-san est d’ordinaire plein d’entrain, peut-être que toute cette activité liée au tournoi commençait à l’épuiser, car il répondit d’un ton plutôt désinvolte :

— Bah, on va tout donner, hein.

Mais cela ne sembla guère affecter son ami, qui lui sourit gaiement.

— En tout cas, cette règle des équipes à trois, c’est génial ! Même si je ne suis pas un as aux fourneaux, mes deux coéquipiers peuvent rattraper le coup. Et puis on ne peut pas gagner seul, alors faut savoir anticiper.

— C’est pareil dans tous les tournois par équipe, non ?

— T’as trouvé de bons partenaires au moins ? Je te préviens, l’équipe B a Suhara, le fils du chef du Miraku, sur la rue principale.

— Ah, j’en ai entendu parler, oui.

— Et je suis dans son équipe.

Fukube-san afficha un sourire ambigu.

— Super, alors que la meilleure équipe gagne.

Décidément, quelque chose clochait. Le Fukube-san que je connaissais aurait été plus chaleureux. Pourtant, son ami, toujours aussi enjoué, repartit vers son équipe. Je m’adressai doucement à Fukube-san.

— Fukube-san… tu te sens bien ?

Celui qui se retourna alors était le Fukube-san habituel.

— Moi ? Je suis en pleine forme ! J’ai la pêche ! Aujourd’hui, c’est le jour du riz cantonais façon Fukube !

J’avais dû m’en faire pour rien. Je souris.

— J’ai hâte d’y goûter… Je ne suis pas certaine, mais il me semble qu’on est censés cuire le riz depuis le début, non ? Si tu veux faire du riz sauté, il faudrait peut-être passer en dernier pour bien le préparer ?

Fukube-san n’avait pas l’air très en forme. Comme je le pensais, la fatigue devait commencer à se lire sur son visage.

Une foule impressionnante s’était rassemblée, peut-être cent, deux cents personnes, voire plus encore. Cuisiner devant autant de monde… C’était un peu embarrassant.

— Heu… si Mayaka-san passe en dernière, qui commence alors ?

— Hmm ? Chitanda-san, j’ai dit qu’on allait faire du riz, alors peut-être que tu devrais commencer.

— Mais il faudra plus d’une heure pour cuire le riz, ce serait trop…

Je n’arrivais pas à exprimer clairement mon idée, mais peut-être que Fukube-san la comprit en lisant mon regard.

Il répondit :

— D’accord, je commence. Tant pis pour le riz cantonais façon Fukube. Je pourrai toujours en refaire une autre fois !

Oh non, ce n’était pas la peine de le dire aussi clairement…

À côté des plans de travail de fortune se trouvait un podium, où monta le président DU club de cuisine. Il s’apprêtait à expliquer les règles. D’une voix forte, il présenta les équipes participantes.

— Cinq équipes au total se sont inscrites au tournoi, mais comme nous n’avons que quatre postes, seules les quatre premières pourront concourir pour la coupe WILDFIRE.

— Voici maintenant les équipes ! Entrée n°1 : Équipe Ajiyoshi !

Une équipe composée de trois élèves de terminale. En les observant brièvement, je remarquai que deux d’entre eux avaient des ongles assez longs. Cela voulait-il dire qu’ils cuisinaient rarement ?

— Entrée n°2 : Équipe Fata Morgana !

C’était l’équipe de l’ami de Fukube-san. L’un d’eux avait l’air calme et réservé. Sans doute le fils du chef du Miraku.

— Entrée n°3 : Équipe club d’astronomie ! 

Hein ?  Il semble qu’un autre club ait eu la même idée que Fukube-san et se soit inscrit. L’une des participantes salua le public en agitant les deux bras… Nous l’avions déjà rencontrée, c’était Sawakiguchi-san, reconnaissable à son éternel chignon. Oh, elle envoya même un baiser au public. Elle ne sera pas facile à battre.

— Entrée n°4 : Équipe club de littérature classique !

Fukube-san leva le poing droit en l’air. Quant à moi, ne sachant trop quoi faire, je m’inclinai poliment devant le public autour de nous.

— Les règles ont été expliquées à l’avance. Chaque équipe doit préparer trois plats. Les ingrédients sont disponibles dans le panier au centre du terrain, selon le principe du premier arrivé, premier servi. Il arrive souvent que des participants ne trouvent que du riz, alors merci de bien réfléchir à ce dont vous avez besoin à l’avance. Si le panier est vide, vous pouvez vous procurer des ingrédients dans l’enceinte du lycée. Le club de jardinage fait cuire des patates douces aujourd’hui, vous savez ?

Je vois. Comme les ingrédients sont en libre-service, il vaudrait mieux que le premier participant prenne aussi ceux nécessaires à ses coéquipiers. Je suis soulagée que ce soit Fukube-san qui commence : avec trop de choix, je me serais vite sentie dépassée.

— Les premiers participants, en place…

— Bien, j’y vais.

Fukube-san agita le bras et se dirigea vers les tables formant le plan de travail improvisé. Les quatre postes de cuisson encerclaient les paniers d’ingrédients placés au centre.

Depuis son podium, le président du club lança d’une voix forte :

— WILDFIRE : PARTEZ !

Les ingrédients que Fukube-san avait récupérés étaient les suivants : trois tasses de riz, un sachet de sardines séchées, un peu d’huile de cuisson, une bouteille de gingembre vinaigré sucré, quatre blocs de tofu, une moitié de radis blanc, trois oignons nouveaux, six pommes de terre, un peu de graines de sésame noir, deux cents grammes de porc émincé, un paquet de crevettes sucrées et un sachet de fécule de pomme de terre. Pour ce qui est des assaisonnements (miso, sauce soja, wasabi, piment), il semblait ne pas y avoir de limitation de quantité.

Fukube-san réfléchit un moment, puis mit de l’eau à bouillir dans une casserole. Le temps que l’eau chauffe, il se mit à découper les oignons nouveaux. Il prit l’un des trois oignons qu’il avait récupérés, et le hacha en petits morceaux. Il n’allait pas aussi vite qu’un professionnel, mais cela ne paraissait pas dangereux. Ensuite, il sortit les sardines séchées.

Ah, il prépare une soupe miso.

Depuis le podium, le président DU club de cuisine se mit à commenter pour le public.

— Oh, l’équipe du club de littérature classique fait dans la précision ! Ils retirent les entrailles des sardines une à une ! C’est une étape très importante !

Une fois les sardines nettoyées, il se mit à découper le radis en petits morceaux.

A-attends, Fu-Fukube-san ! Il n’y a rien à redire sur la façon dont tu le découpes, mais… tu as oublié de l’éplucher !

Mais les membres d’une équipe n’ont pas le droit de parler entre eux pendant qu’un coéquipier cuisine.

Le radis ! Le radis !

Je tentai de m’agiter discrètement pour lui faire comprendre…

Le radis !

Une fois tous les morceaux découpés, il sembla enfin remarquer son oubli et sortit un économe.

Oh non ! Il est vraiment en train d’éplucher un par un les petits morceaux déjà découpés ! Mais à ce rythme, ils seront trop secs une fois plongés dans l’eau bouillante !

Une fois la peau enlevée, il mit les sardines de côté… Mais comme il avait ôté les entrailles, elles ne devraient plus dégager d’odeur. Fukube-san s’occupa ensuite du porc émincé. Il se dirigea vers le centre pour aller chercher de la pâte miso. Parmi les trois types disponibles (rouge, blanc et kôji), il choisit le blanc. À ce stade, même moi, je comprenais ce qu’il avait l’intention de préparer, et il ne s’agissait pas d’une simple soupe miso. Il tenait désormais une louche spéciale miso dans la main gauche, et une cuillère classique dans la droite.

Vingt minutes passèrent, et sur le réchaud de notre plan de travail trônait une marmite de soupe miso au porc.

— Vingt minutes écoulées ! Veuillez procéder au changement de cuisinier !

Fukube-san revint en courant vers nous, et la première chose qu’il dit fut :

— Ça ne s’est pas passé comme prévu !

— L’épluchage du radis ?

Fukube-san secoua la tête.

— Oui, ça aussi, mais… si je voulais faire une soupe miso au porc, j’aurais pas dû passer autant de temps à nettoyer les sardines ! Ça m’a pris un temps fou…

Il avait raison : on ne pouvait pas se permettre de perdre autant de temps.

— J-je compte sur toi, Chitanda-san.

J’acquiesçai.

Laisse-moi faire.

030 – ♣ 10

Et alors que je me demandais ce que vaudrait la cuisine de Chitanda-san…

Elle était rapide ! Pas seulement dans ses gestes, mais aussi dans sa capacité à saisir les choses. Malgré l’étroitesse de l’espace autour d’elle, elle se déplaçait comme si elle avait plusieurs bras. Même le commentateur fut stupéfait.

— Que se passe-t-il avec la deuxième participante du club d’astronomie, Sawakiguchi ? Que prépare-t-elle au juste ? …Whoa ! Regardez avec quelle dextérité Chitanda du club de littérature classique émince la peau du radis !

Avant que le temps ne soit écoulé, la peau du radis était pelée en une longue feuille fine comme du papier. Elle plaça ensuite l’oignon nouveau sur la planche à découper tout en préparant le gingembre au vinaigre sucré. Comment Chitanda-san pouvait-elle se mouvoir avec autant d’agilité alors qu’elle était d’ordinaire si douce, si… posée ?

Avec les lamelles de radis, elle enveloppa les oignons nouveaux et le gingembre, puis les déposa dans une assiette. Un plat de terminé. Et il ne s’était écoulé que deux minutes depuis le début. C’est alors que Chitanda-san s’interrompit soudainement, pendant dix secondes environ. Quand je compris ce qu’il se passait, elle se remit en mouvement de manière frénétique.

— Ah, oui, le riz.

Ouf, voilà bien la Chitanda-san que je connais.

Elle venait à peine de commencer à laver le riz, mais sa méthode était d’une minutie impressionnante.

— Le club de littérature classique prend bien son temps pour rincer son riz… Il utilise généreusement les six litres d’eau qui lui ont été alloués ! Pour révéler tout l’arôme de leur riz, ils n’économisent pas sur les ressources ! Observez bien : c’est ainsi qu’il faut laver son riz, en versant l’eau délicatement à la main !

Elle était à la fois douce et rapide. Après avoir déterminé la quantité d’eau à utiliser, elle la mit à bouillir, puis se concentra sur autre chose.

— …L’équipe Ajiyoshi vient de terminer son deuxième plat : une soupe miso. Ont-ils l’intention de proposer une déclinaison de soupes ? Pendant ce temps, la sauce teriyaki de l’équipe Fata Morgana semble avancer sans accroc !

Les mouvements de Chitanda-san devenaient de plus en plus intenses. Elle enveloppa le tofu dans un linge, le plaça dans un bol, puis saupoudra sel et sucre dessus tout en faisant chauffer la poêle. Mais non, elle ne se contentait pas de chauffer la poêle : elle y faisait revenir les graines de sésame noir dans l’huile. Ensuite, elle répartit uniformément le tofu dans la poêle. Le commentateur s’emballa.

— Oh là là, le club de littérature classique prépare un giseyaki[2] ! Je suis profondément ému par la performance de Chitanda !

C’est un plat dont je n’avais jamais entendu parler…

Chitanda-san s’attela ensuite à éplucher les pommes de terre, tout en jetant régulièrement un œil à la poêle. Une fois épluchées, elle retira le tofu du feu. Il avait pris une jolie teinte dorée. Elle le déposa sur la planche à découper, le tailla en morceaux, puis les disposa dans une autre assiette. Deuxième plat terminé.

Déjà, un doux parfum de sucre caramélisé et de sésame grillé flottait dans l’air. Je restai bouche bée. À vrai dire, j’avais envie d’y goûter moi-même.

— …Un parfum sucré s’échappe du stand de notre club de littérature classique ! Impressionnant, c’est captivant rien qu’avec l’odeur !

Dans le même temps, un délicieux arôme de sauce soja grillée émanait de l’équipe de Tani-kun.

— L’équipe Fata Morgana vient elle aussi de finir sa sauce teriyaki. Quelle couleur splendide ! On aurait du mal à croire qu’il ne s’agit que de simples lycéens. Qui sont-ils donc, vraiment ?!

Vous avez affaire à Mademoiselle Chitanda Eru, fille de la famille agricole Chitanda ! Retenez bien son nom !

Pas le temps de laver la poêle. Elle remplit aussitôt une marmite d’eau, la porta à ébullition, et sans attendre, s’attaqua aux crevettes caramélisées, dont elle retira rapidement les carapaces. Elle baissa ensuite le feu une fois le riz arrivé à ébullition. Quand l’eau de la marmite se mit à bouillir, elle y jeta les patates douces. Puis, prenant du radis, elle se mit à préparer une sauce au wasabi. Oui, ça devait servir à accompagner les crevettes.

Entre-temps, elle nettoya brièvement le bol qui avait contenu le tofu, puis y versa la fécule. Que préparait-elle maintenant ? Curieux, je me penchai un peu pour mieux voir.

Les pommes de terre étaient désormais cuites, mais elle ne jeta pas l’eau de cuisson. À l’aide de baguettes et d’une louche à miso, elle en retira habilement le contenu. Après avoir bien égoutté les morceaux, elle les transféra dans le bol contenant la fécule, et commença à les écraser dans un mortier. Était-elle douée pour les préparations à base de pâte ? Fécule et pommes de terre bouillies… Que pouvait-elle bien confectionner ? La cuisine est décidément un art complexe. Les personnes qui savent surprendre sont toujours les plus fascinantes. J’avais hâte de voir la suite. Elle prit la pâte blanche obtenue, l’enveloppa dans un linge et en forma des boulettes. Puis elle les replongea dans la soupe.

— Le club d’astronomie poursuit ses expérimentations culinaires avant-gardistes, prions pour la santé de nos juges… Oh ! Le club de littérature classique vient de préparer de l’imo-mochi ! Cette Chitanda est incroyablement douée ! Mais… vont-ils s’en sortir à temps ?

De l’imo-mochi, hein ? J’adore ça. Au fait, combien de temps reste-t-il ?

 Je consultai ma montre. Il nous restait encore deux minutes. Mais si on était à court de temps, le commentateur l’aurait sans doute déjà annoncé, non ?

En regardant notre plan de travail, je vis toute une rangée de plats prêts, d’ustensiles bien alignés, d’assiettes en cours de dressage, et les ingrédients…

— AHH~ !

Je poussai un cri. Et aussitôt :

— Oh là, équipe du club de littérature classique ! Interdit de parler !

Mince, c’est mauvais signe. Pas le choix, il faut que je lui fasse comprendre ! C’est vraiment grave. Chitanda-san a commis une erreur terrible. Mais peut-on encore y remédier ?

Je croisai les bras au-dessus de ma tête pour lui faire signe qu’elle se trompait. Chitanda-san sembla remarquer mon geste. Avait-elle compris ?

Elle me sourit doucement… et croisa les bras à son tour.

Visiblement, nous n’arrivions pas à nous comprendre du tout.

C’était inutile. Même si elle s’en rendait compte maintenant, il serait trop tard pour corriger le tir.

Les imo-mochi bouillonnaient dans la marmite. Elle les disposa sur une petite assiette, les arrosa d’un filet de sauce soja.

Et, pile à ce moment-là :

— Quarante minutes écoulées ! Veuillez passer à votre dernier participant, annonça la voix au micro.

— Alors, j’étais comment ?

Malgré ses gestes si rapides, Chitanda-san ne montrait aucun signe de fatigue. Elle souriait. Pour ma part, je lui rendis son sourire, en sachant pertinemment que je serais incapable d’en faire autant.

— Tu as été incroyable, Chitanda-san. Je ne savais pas que tu cuisinais si bien.

Chitanda-san répondit avec timidité :

— Vraiment ? J’aime beaucoup cuisiner.

— Oui, ça se voit. Mais…

— Mais ?

Son expression se voila légèrement.

— …Quelque chose ne va pas ?

Le président du club de cuisine commenta à voix haute :

— Le dernier membre de l’équipe du club de littérature classique n’est toujours pas arrivé ! Et dire qu’ils avaient réalisé une si belle performance jusque-là…

— Chitanda-san, c’est une équipe de trois.

— Bien sûr. Je suis inquiète pour Mayaka-san.

— Non, même si elle était venue…

Je pointai du doigt le plan de travail improvisé sur lequel Chitanda-san venait de s’activer avec tant d’énergie.

Il y avait là une marmite de riz en train de cuire, des rouleaux de radis farcis au gingembre et à l’oignon nouveau, du giseyaki, des imo-mochi, des sashimis de crevettes caramélisées, et une soupe miso au porc.

Chitanda-san paraissait radieuse en regardant ses chefs-d’œuvre. Pourtant… elle regarda d’abord à droite, puis à gauche. Puis elle porta une main à sa bouche.

— …OH !

Même pour plaisanter, ce n’était pas drôle. Il ne restait plus, en guise d’ingrédients, qu’un radis pelé et un peu d’oignon nouveau. Autant dire, des restes bons à jeter.

Hahaha… désolé, Mayaka.

031 – ♦ 06

Si j’avais eu plus de temps, j’aurais pu peaufiner davantage mon dessin. Même s’il s’agissait justement d’un concours de rapidité, je préférais qu’il soit parfait. Alors, je n’ai cessé de retoucher les petits détails qui ne me plaisaient pas. Je m’étais rendue compte que l’heure du rendez-vous avec Fuku-chan était dépassée, mais si je ne corrigeais pas la forme de cet œil, l’ensemble allait être complètement déséquilibré.

Cela dit, il n’était pas simple de décider ce qu’il fallait corriger. Résolue, j’ai retravaillé ces zones au stylo et à la gomme, et le temps s’est envolé sans que je m’en aperçoive.

— Terminé !

Kouchi-senpai haussa les sourcils en regardant le dessin d’une jeune fille souriante.

— Ça ne lui ressemble pas parfaitement, mais c’est acceptable, murmura-t-elle.

En deux heures et demie, nous avions réalisé cinq portraits en pied et huit portraits de visage. Ce n’était pas un chiffre dont on pouvait se vanter dans un concours de vitesse, mais c’est déjà pas mal. Même si j’étais surtout chargée de gommer les défauts et de compléter les parties inachevées, il était grand temps que je parte. On m’avait dit que je pouvais encore arriver à temps si j’étais là à midi, mais il était maintenant plus de dix minutes passées.

Enroulant les affiches, la présidente Yuasa me dit :

— Merci, Ibara. Désolée de t’avoir prise autant de temps, alors que tu avais un rendez-vous.

En tant que présidente, elle ne dessinait pas : elle s’occupait principalement de transmettre les œuvres terminées au stand de vente pour les exposer. Je la saluai avec respect, puis quittai à toute vitesse la salle de préparation n°1.

Aussitôt, je fus happée par l’ambiance du Festival culturel.

Les couloirs étaient couverts de panneaux publicitaires et de décorations, et les élèves flânaient avec nonchalance. Je me faufilai dans les interstices qu’ils laissaient. Dans ces moments-là, ma petite taille se révélait bien utile.

Bien que je n’aie pas pu faire attention à l’heure tant j’étais absorbée par les dessins, comme lors du tournoi du club de quiz la veille, je pouvais entendre les annonces du terrain d’athlétisme à travers les haut-parleurs.

— …L’équipe Ajiyoshi épluche des pommes pour le dessert. Mais est-ce vraiment une manière de les éplucher ? On dirait qu’ils en font des formes très originales ! Le dernier membre du club de littérature classique n’est toujours pas là…

Je glissai au coin d’un couloir, dévalai les escaliers tapissés d’affiches. Devoir changer de chaussures aux casiers était agaçant, mais dès mes chaussures enfilées, je repartis en courant. Au bout d’une file d’affiches blanches brillait la lumière éclatante du soleil. Une foule s’était rassemblée dans la cour. J’aperçus Chi-chan qui me pointait du doigt. C’était la première fois que je la voyais avec une queue de cheval.

Alors que je pensais cela, la foule tourna soudain les yeux vers moi tandis qu’une voix annonçait au micro :

— Oh ! Cette fille en tenue décontractée ne serait-elle pas la dernière participante du club de littérature classique ? Va-t-elle arriver à temps ?

Pour une raison quelconque, la foule se mit à applaudir. C’est à ce moment-là que je réalisai ce que je portais. C’est vrai, j’étais toujours en cosplay. Je sentis la chaleur me monter au visage. J’avais vraiment envie de râler.

Je n’ai pas envie de faire ça dans cette tenue ! Puisque c’est comme ça, tant pis.

Je courus vers le lieu du tournoi, là où se trouvait Chi-chan. Fuku-chan leva le bras et s’adressa à l’homme au micro, sur le podium.

— M. le Juge ! Notre équipière est arrivée en retard. Nous demandons l’autorisation de lui expliquer la situation !

L’homme sembla hésiter un peu, puis annonça dans son micro :

— Faites vite.

Fuku-chan avait dû préparer son explication à l’avance, car il se mit aussitôt à parler rapidement :

— Le riz cuit dans la marmite de droite, il doit être prêt. Dans celle de gauche, il y a de la soupe miso au porc, il suffira de la réchauffer. Pour les ingrédients…

Chi-chan avait l’air au bord des larmes… Fuku-chan l’a-t-il tyrannisée ?

— Je suis vraiment désolée, Mayaka-san !

— …À part ce qui reste sur le poste de cuisine, tu n’as le droit de chercher des ingrédients qu’à l’intérieur du lycée. Je suis désolé que ce soit encore toi qui te retrouves dans cette galère, mais il va falloir que tu improvises avec ce que tu trouveras. On compte sur toi.

Il me poussa doucement vers la cuisine improvisée.

Je commençai par m’occuper du riz. C’était à feux, et la vapeur sifflait sous le couvercle hermétique. J’aperçus un torchon, alors j’éteignis le feu, retirai le couvercle, et couvris la marmite avec.

Voilà pour le riz. Maintenant… que vais-je cuisiner ?

— …Hein ?

Hmm.

Comment dire ?  Il ne restait que ce qu’on pourrait appeler des déchets. Il y avait juste un radis, et quelques restes d’oignons nouveaux. Oignon et radis… je peux en faire quoi ? Les faire revenir ?

Entourant les quatre postes de cuisson, il y avait un panier au centre du terrain. J’y aperçus un tube de wasabi. Pensant qu’il y aurait peut-être autre chose d’utile, je m’y précipitai pour vérifier.

…Le seul ingrédient que je trouvai fut un oignon minuscule, pas plus grand que la paume d’une main. À côté, il n’y avait que quelques blocs de glace… Rien de bien exploitable, à vrai dire.

Je regardai les plats déjà préparés, et vis qu’ils étaient nombreux et impressionnants. Il n’y avait aucun doute, ce n’était pas Fuku-chan qui avait fait ça mais Chi-chan.

Waouh. Je ne peux pas rivaliser.

Mais maintenant, le problème était de trouver un plat qui s’harmonise avec tout ça. Si je préparais quelque chose de bizarre, tous les efforts de Chi-chan seraient ruinés.

Un radis pelé, des restes d’oignon nouveau, un oignon chétif… C’est quoi ça, une devinette ? Je restai figée, le regard fixé sur la planche à découper. Je comprenais enfin ce que Fuku-chan voulait dire par « galère ». Les commentaires du type sur le podium commençaient à sérieusement m’agacer.

— On dirait que l’équipe du club de littérature classique saute de la poêle directement dans les flammes ! Ils n’ont plus un seul ingrédient. Si leur dernier membre ne peut rien présenter, c’est un zéro pour toute l’équipe. Serait-ce la fin pour le club de littérature classique ?

Qu’est-ce que je devais faire ?

…Qu’est-ce que je pouvais bien cuisiner ?

032 – ♠ 09

— On dirait que l’équipe du club de littérature classique saute de la poêle directement dans les flammes ! Ils n’ont plus un seul ingrédient. Si leur dernier membre ne peut rien présenter, c’est un zéro pour toute l’équipe. Serait-ce la fin pour le club de littérature classique ?

Qu’est-ce qu’ils fabriquent, au juste…

Depuis la salle de géologie, au quatrième étage du bâtiment spécial, je pouvais voir ce qu’il se passait en contrebas. Ou plutôt, j’entendais ce qui se passait au tournoi WILFDIRE. Même si je ne comprenais pas comment une équipe de trois pouvait épuiser tous ses ingrédients dès le deuxième passage, je savais que le deuxième membre de l’équipe du club de littérature classique n’était autre que Chitanda Eru. Je n’étais donc pas vraiment surpris.

Je murmurais doucement :

— Qu’est-ce que tu vas faire…

Mais ce n’était pas plutôt « Qu’est-ce qu’Ibara va faire ? » que je voulais dire. La véritable question, c’était de savoir si moi, j’allais ravaler ma fierté, tirer Ibara de ce mauvais pas, couvrir l’erreur de Chitanda, et contribuer à la promotion de Satoshi.

La réponse, je la connaissais depuis le début.

Non.

…De toute façon, ils n’avaient qu’à assumer leur petit jeu. Je quittai la fenêtre, retournai à ma place, et me remis à tripoter ce roman de poche tellement ennuyeux que je l’avais abandonné en cours de lecture.

Exemplaires restants :150

033 – ♣ 11

Chitanda-san avait défait son chignon et retrouvé sa longue chevelure habituelle. Elle ne cessait de murmurer tout en fixant Mayaka :

— Qu’est-ce que Mayaka-san va bien pouvoir faire avec si peu d’ingrédients ? …Je suis vraiment curieuse.

Et de qui est-ce la faute, au juste ?

Mais comme c’était Chitanda-san, je n’eus pas le cœur de lui répondre sèchement.

Mayaka restait figée devant le plan de travail. Si ç’avait été moi, j’aurais pris l’oignon nouveau, le radis et l’oignon, et j’aurais tout fait revenir à la poêle sans me poser de questions. Mais Mayaka n’aurait jamais accepté ça. Elle devait sûrement se dire qu’un plat aussi étrange serait une insulte à côté des assiettes de Chitanda-san.

Je ne prêtais pas une grande attention aux performances des autres équipes, mais puisque Tani-kun semblait nous considérer comme ses rivaux, je jetai un coup d’œil à l’équipe Fata Morgana. C’était maintenant à lui de cuisiner, après avoir pris la suite du fils du chef… Du riz omurice ? Un choix ambitieux, bon courage.

Mayaka restait là, les bras croisés, devant le poste de cuisson. Si ç’avait été moi, j’aurais déjà levé la main pour déclarer forfait. Mais Mayaka n’était pas du genre à abandonner. Elle devait être épuisée après tout ce travail au sein du club de manga. Le commentateur tonna dans les haut-parleurs :

— On dirait que le club de littérature classique a perdu la boule ! Plus que dix minutes au compteur, vont-ils se contenter de regarder l’horloge tourner ?

Hmm ? J’ai cru entendre quelque chose dans ce commentaire. Il m’a semblé entendre mon nom ? Alors que je pensais avoir rêvé, Chitanda-san, dont l’ouïe est bien meilleure que la mienne, se mit à regarder autour d’elle.

— J’ai l’impression que quelqu’un t’a appelé, Fukube-san.

— Hein ? Toi aussi tu l’as entendu ?

— Le plat de l’équipe du club d’astronomie semble ne plus appartenir à ce monde ! Fidèles à leur nom, ils nous proposent une recette venue de l’espace ! En ajoutant une banane à leur ragoût, un parfum indescriptible s’élève de leur marmite !

Un ragoût à la banane ? Intéressant, mais bon.

— Excusez-moi, pourriez-vous vous taire un instant ?

Le président du club de cuisine fronça les sourcils, mais posa le micro et demanda ce qui se passait. C’est à cet instant que j’entendis clairement :

— SATOSHI !

C’était la voix de Houtarou. Mais d’où venait-elle ?

— Là-haut ! La salle du club !

Je me retournai.

Suivant la direction indiquée par Chitanda-san, je vis la salle de géologie, au quatrième étage du bâtiment spécial. Et, chose incroyable, Houtarou agitait les bras !

Pour que Houtarou prenne la peine de crier par la fenêtre pour nous soutenir… impensable. C’était bien la dernière personne qu’on imaginerait faire ça. En plus, il n’était pas du genre à attirer l’attention petit à petit comme ça.

— …Qu’est-ce que…

— …C’est qui, lui ?

La foule se mit à murmurer.

— On dirait qu’il te fait signe de venir, Fukube-san, souffla Chitanda-san.

Vraiment ? Hmm, vu d’ici, il avait effectivement plus l’air de m’appeler à le rejoindre que de me saluer. Il continua de crier :

— Satoshi ! Viens ici ! Juste en bas !

Qu’est-ce qui pouvait pousser ce Houtarou si économe en efforts à se donner tout ce mal ?

Mayaka fixait le quatrième étage, bouche bée. Pour que même Houtarou m’appelle ainsi, cela devait être urgent. C’était un spectacle rare, il se passait forcément quelque chose. Je dis alors à Chitanda-san :

— Puisqu’il m’appelle, autant aller voir.

Cent mètres séparaient les cuisines improvisées du bâtiment spécial. En courant dans sa direction, je levai les yeux en mettant mes mains en porte-voix.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Attrape !

Houtarou tenait quelque chose dans la main. Attraper ? Attraper quoi ? Je n’eus pas le temps de réfléchir : il lança quelque chose par la fenêtre.

Whoa ! Un peu de préparation n’aurait pas été de trop…

Je parvins à apercevoir un objet en chute libre.

Cela dit, il est difficile d’évaluer la trajectoire de quelque chose qui tombe juste au-dessus de soi. L’objet, tombé depuis le quatrième étage, arriva droit dans mes bras à une vitesse assez impressionnante.

C’était plutôt lourd, mais je l’attrapai joliment, si je puis dire. Mais qu’est-ce que c’était ?

— …C-c’est pas vrai !

Dans mes bras se trouvait quelque chose d’incroyable.

Comment Houtarou avait-il bien pu mettre la main là-dessus ?

034 – ♦ 07

Fuku-chan revint en courant, un sac jaunâtre dans les bras. Sans un mot, il me le lança et je l’attrapai par réflexe.

C’est ça que lui a lancé Oreki ?

Où est-ce qu’Oreki a mis la main là-dessus ? Sur le sac était inscrit : farine faible de blé.

Essoufflé après sa course, Fuku-chan me fit un geste de pouce levé. Le commentateur sur le podium s’écria :

— Un rebondissement incroyable du côté du club de littérature classique ! Il est certes permis de se procurer des ingrédients à l’intérieur du lycée, mais réussir à mettre la main sur de la farine de blé !

Les inquiétudes attendront.

De la farine de blé, avec des oignons nouveaux, un radis et un oignon… et ensuite…

Une image complète surgit dans mon esprit. Les étapes à suivre aussi.

Allons-y.

035 – ♣ 12

Mayaka se mit en mouvement.

Elle versa la farine dans un bol, puis ajouta de l’eau. Elle prit quelques glaçons dans le panier au centre du terrain et les ajouta au bol. Ensuite, elle fit chauffer la poêle et y versa de l’huile. Elle coupa les oignons nouveaux en tronçons réguliers, éminça l’oignon rond, et râpa le radis avec une râpe. Puis elle commença à faire frire quelque chose.

— Le club de littérature classique est en train de récupérer les têtes de crevettes que Chitanda a retirées tout à l’heure. Que vont-ils faire avec tout ça ?

Des têtes de crevettes caramélisées… Ce n’était pas vraiment immangeable, mais quel rapport avec la farine ? Tandis que je penchais la tête, perplexe, Chitanda-san murmura doucement :

— …Kakiage[3].

Mais oui ! En observant la cuisine improvisée, je compris que Mayaka préparait bel et bien des kakiage.

Avec ces ingrédients qui semblaient bons à jeter, Mayaka était parvenue à leur donner un éclat nouveau. Elle venait d’insuffler une seconde vie à ces « déchets » en les dotant d’un nouveau nom : kakiage. Mayaka venait tout simplement de nous faire la leçon : il ne faut jamais abandonner ! Ce ne sont pas des déchets ! Chacun est capable de briller ! Vive Mayaka ! En fait, nous sommes tous formidables ! Je me sentais excité comme un élève de primaire.

Elle trempa les légumes et les têtes de crevettes dans la pâte à beignet, puis fit chauffer l’huile. Mais…

— Il vous reste cinq minutes !

Allait-elle avoir le temps ?

Mayaka semblait chercher quelque chose. Qu’est-ce que c’était ? À ce stade, elle aurait déjà dû commencer à verser de l’huile sur les kakiage.

Après avoir fouillé dans le bac à ustensiles, elle lança un regard noir au président sur le podium et cria :

— Eh, club de cuisine ! Vous auriez au moins pu prévoir une louche !

Ah, c’est vrai, il n’y avait pas de louche. C’était déjà pénible quand j’ai préparé la soupe miso au porc, j’avais dû me débrouiller avec une cuillère. Le président ordonna aussitôt à une de ses membres d’aller en chercher une. La fille se mit à fouiller frénétiquement les environs.

— Dépêche-toi ! N’importe quelle louche ferait l’affaire, il n’y a plus de temps !

Elle parvint enfin à en emprunter une à une équipe qui ne s’en servait pas, et la tendit à Mayaka. Mince, une minute de perdue !

Mayaka s’empara de la louche et commença à verser l’huile sur les kakiage. Le grésillement se fit entendre aussitôt. Elle enchaîna aussitôt : râper le radis, réchauffer la soupe au porc, mélanger sauce soja et vin doux, et verser le tout dans un bol de riz… Du riz ?

— Le club de littérature classique revient à toute allure ! Vont-ils y arriver ? Plus qu’une minute !

Peut-être à cause du stress dû au commentaire, Mayaka fixait sans cesse la poêle d’huile. Les secondes s’écoulaient, longues et silencieuses. Et soudain, un rayon de soleil d’automne fut voilé par une paire de baguettes : elle déposa les kakiage sur le bol de riz, et y ajouta les radis râpés.

— Allez !

— Plus que quelques instants !

— Courage !

Le public l’encourageait. Lui aussi était emporté par la ténacité de Mayaka.

— Mayaka-san…

Même Chitanda-san avait la voix tremblante.

C’était bien elle, la vraie Mayaka. J’étais fier d’elle.

— C’est terminé !

Juste au moment de la fin du tournoi WILDFIRE, Mayaka avait posé la dernière garniture. Son bol de riz au kakiage était prêt.

Je n’ai aucun regret. Peu importe le résultat, je n’ai aucun regret.

Les plats de l’équipe du club de littérature classique sont les suivants :

1er membre – Fukube Satoshi : soupe miso au porc.

2e membre – Chitanda Eru : rouleaux de radis au gingembre vinaigré, giseyaki, sashimis de crevettes caramélisées, imo-mochi.

3e membre – Ibara Mayaka : bol de riz au kakiage.

036 – ♥ 08

Les talents de Mayaka-san nous avaient sauvés de justesse. Non seulement elle maniait parfaitement les couteaux, mais songer à préparer des kakiage dans une situation aussi désespérée relevait du génie. Je levai alors les yeux vers le quatrième étage, vers la fenêtre de la salle de géologie. Je ne savais pas comment Oreki-san avait mis la main sur ce sac de farine, mais c’est quelqu’un de très perspicace. Peut-être était-il capable de prévoir les choses avant même qu’elles ne se produisent. Même si je ne le voyais plus à la fenêtre, je m’inclinai dans sa direction, en signe de gratitude.

Sous les applaudissements nourris, Mayaka-san revint s’asseoir. Le petit béret qu’elle portait et la broche en forme de cœur sur sa poitrine attiraient tous les regards. Et pourtant, malgré son apparence adorable, Mayaka-san ne semblait pas vraiment ravie.

Me souvenant de mon erreur, je me dis que je devrais au moins m’excuser. Mais la première chose qu’elle déclara fut :

— Ce n’était pas assez frit !

— Bah, on n’avait pas le temps non plus. C’était déjà très bien.

Fukube-san tenta de la consoler, mais elle ne semblait pas convaincue.

— Y’avait même pas de louche ! Vu qu’ils avaient une râpe et un éplucheur, je pensais qu’ils auraient au moins une louche. Ça m’a fait perdre une minute. Si j’avais eu ça dès le départ, j’aurais pu faire une meilleure friture. Quelle idiote… J’aurais dû penser à utiliser autre chose à la place.

— Je vous présente mes excuses les plus sincères.

Une voix s’éleva à côté d’eux. C’était le président du club de cuisine, celui-là même qui commentait plus tôt au micro. S’il gardait une allure comique lorsqu’il était sur le podium, il semblait désormais tout à fait sérieux tandis qu’il s’excusait auprès de Mayaka-san pour cet oubli.

— Nous avions pourtant vérifié que tout le matériel était là… Nous avons même tout revérifié juste avant le tournoi.

Fukube-san s’interposa entre eux pour calmer la situation.

— C’est vrai que je m’étais posé la question en préparant la soupe miso au porc. J’aurais dû signaler ce manque à ce moment-là, j’avais plus de temps.

— …Sans doute, oui.

En disant cela, Mayaka-san semblait avoir accepté les excuses du président.

— Mais quand même, réussir une friture dans de telles conditions…

Tandis que le président poursuivait la conversation, je décidai d’aller jeter un œil à la cuisine improvisée, par simple curiosité, pour comprendre pourquoi un ustensile aussi basique avait pu manquer au tournoi.

Les juges avaient commencé à goûter les plats, et tout le monde avait les yeux rivés sur eux. Après avoir avalé la concoction vert-brun (ou peut-être couleur bambou ?) du club d’astronomie, l’un des juges ferma les yeux et leva le visage vers le ciel. Je ne tenais pas à savoir quel goût cela avait.  Même si je n’étais pas vraiment d’accord avec l’expression « Heureux sont les ignorants », pour aujourd’hui, je voulais bien faire une exception.

Les ustensiles étaient rangés dans un bac recouvert d’un tissu. À l’intérieur, tout était bien aligné : des piques en bambou, un presse-citron, des spatules à barbecue… Mais une louche, un des outils les plus basiques, manquait bel et bien. Était-ce une simple négligence ?

Je n’attendais rien de particulier, ni ne cherchais de chose étrange. Je soulevais simplement le bac pour y jeter un œil quand…

— Oh !

Une carte de vœux. Et en dessous, un exemplaire ouvert du Guide du festival de Kanya. Où avais-je vu cela déjà ?

Se pourrait-il… ? Se pourrait-il vraiment ? Je me retournai vivement.

— Fukube-san ! Mayaka-san !

Je les appelai à voix haute. Entre-temps, le président était retourné sur le podium pour reprendre ses fonctions.

— Dis donc, Chitanda-san, ce président a l’air de t’admirer, non ?

M’admirer ? Mais je ne le connais presque pas… Ce serait embêtant. Non, l’important, c’est…

— Regardez ça, sous le bac.

— Qu’est-ce que c’est ?

Mayaka-san attrapa négligemment la carte, mais en y jetant un coup d’œil, son expression se figea. Il y était écrit une phrase que je m’attendais à lire :

LE Club de Cuisine a perdu sa louche.

Juumonji

— C’est…

Les yeux de Fukube-san se mirent à briller. Je pris la parole instinctivement en voyant la carte.

— C’est pareil que pour l’association de divination !

— Pareil que pour le club de go !

Hein ?

Nos regards se croisèrent, Fukube-san et moi. Je devais afficher la même expression de stupeur que lui. Seule Mayaka-san resta calme. La page du Guide du festival de Kanya ouvert montrait la liste des clubs participants, tout comme celui que Kaho-san m’avait montré. La page où l’on lisait :

LE club de cuisine : Bataille culinaire « Wildfire » dans la cour, Jour 2 à 11h. Participants recherchés !

Mayaka-san regarda d’abord Fukube-san, puis moi, et déclara posément :

— Bon, alors… Qu’est-ce que tout ça signifie ?

Elle demandait ce que cela signifiait… Et en effet, que signifiait tout cela ?

Je croisai de nouveau le regard de Fukube-san.

[1] Littéralement « Feu sauvage ». Ici dans le cadre d’une cuisine en plein air.

[2] Giseyaki (ぎせ焼き) : appellation propre à Hyouka pour désigner un plat inspiré du giseidōfu, recette traditionnelle japonaise à base de tofu écrasé et d’œufs, cuit comme une omelette. Bien que ce terme soit peu utilisé hors de l’œuvre, il reste compréhensible dans son contexte culinaire.

[3] Le kakiage (かき揚げ) est une friture de légumes. Généralement, on utilise des oignons, des carottes ou des haricots verts émincés, mélangés avec de la farine, un peu d’eau et du sel. On forme des galettes et on les fait frire. On peut aussi ajouter des fruits de mer comme les crevettes ou les huîtres. Ce mets se consomme avec la même sauce que les tempuras.

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