Hyouka t3 - cHAPITRE 3 : partie 1
L’affaire « Juumonji »
(3.1) Le paysage matinal
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Traduction : Raitei
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023 – ♦ 05
Cendres au crépuscule était un manga de trente pages, composé de trois histoires courtes. Malgré son titre lugubre, il s’inspirait en fait d’un célèbre vers de Rennyo[1] : « Le matin, nous pouvons avoir le visage rayonnant, mais le soir venu, il ne restera peut-être que des cendres blanches. »
Le thème qui les reliait toutes tenait en cette idée abstraite d’impermanence. L’histoire se déroulait dans un décor sombre, à la manière de l’ère Shôwa (1926-1989), et racontait une histoire assez triste. Cela dit, le manga n’insistait pas outre mesure sur la nostalgie du passé. Il mettait également l’accent sur l’amour platonique de lycéennes, ce qui le rendait tout aussi divertissant.
En dernière année de collège, je l’avais acheté sur un coup de tête lors du Festival Culturel du lycée Kamiyama, et j’en étais resté sans voix. Il n’avait rien de remarquable sur le fond, mais il m’avait paru d’une sincérité éclatante.
Le récit singulier progressait au fil de dialogues d’une grande richesse, soutenus par un dessin à la sensibilité toute particulière, proche de l’esthétique du kabuki[2]. À certains moments charnières, l’image prenait une dimension quasi surnaturelle. S’il me fallait citer une œuvre, commerciale ou non, qui m’ait véritablement marqué, ce serait Cendres au crépuscule.
En somme, c’était un manga doté d’un charme que les mots ne pouvaient saisir. S’il fallait vraiment lui adresser une critique, je dirais que les décors faisaient un peu amateur, mais cela ne suffisait en rien à gâcher l’ensemble.
Il n’y a que deux dôjinshis[3] qui m’aient coupé le souffle. L’un est Cendres au Crépuscule, l’autre s’intitule Le Langage du Corps[4], découvert lors d’un autre événement non lié au lycée Kami. Ces deux œuvres me sont chères, comme de véritables trésors. Mais s’il me fallait n’en garder qu’un, ce serait Cendres au crépuscule.
Pour contrecarrer l’argument de Kouchi-senpai, selon laquelle une œuvre peut être grande dès l’origine, indépendamment du regard des lecteurs, je n’avais qu’à lui montrer le titre en question. C’est dire à quel point j’y croyais.
Lorsque j’ai appris mon admission au lycée Kamiyama, j’en fus ravie. Bien sûr, j’étais heureuse d’entrer au lycée, mais plus encore de rejoindre un établissement où l’on pouvait vendre librement tous types de mangas, comme si l’on achetait une canette à un distributeur. C’est pourquoi je me suis inscrite au club de manga dès le début de l’année.
Et pourtant, je fus un peu déçue, au final. Personne au club ne connaissait l’auteur de Cendres au Crépuscule. Mais comme je m’amusais bien à discuter de ce que nous aimions, je me dis que j’avais eu raison de rejoindre le club de manga.
…C’est du moins ce que je pensais.
Le matin du deuxième jour du Festival Culturel, j’arrivai au lycée avec un air sombre. Je n’avais pas le choix : je devais repousser ce que j’avais prévu de faire. Avant de me rendre au rassemblement matinal pour répondre à l’appel, je pris d’abord la direction du club de manga.
J’étais censée arriver en avance, mais je découvris que Kouchi-senpai était arrivée encore plus tôt. Aujourd’hui, elle portait un élégant smoking. Sans doute voulait-elle incarner ce fameux boxeur thaïlandais. Comme elle n’était pas bien grande, le costume d’hier ne lui allait pas vraiment. Comptait-elle changer de personnage de jeu chaque jour, ou avait-elle simplement envie de cosplayer des tenues variées ? Moi aussi, je portais un cosplay différent de celui d’hier, mais je n’y avais consacré ni autant de temps ni autant d’argent qu’elle.
Kouchi-senpai posa son regard sur moi, ou plutôt sur la broche en forme de cœur que j’arborais sur la poitrine.
— Encore du rétro, hein ? dit-elle.
Aujourd’hui, je portais un cardigan par-dessus mon chemisier, des chaussettes hautes et une jupe évasée. En vérité, les seuls éléments qu’on pouvait vraiment qualifier de cosplay étaient la broche et le béret.
— Tu comptes faire jaillir des pastilles Jintan[5] avec ça ?
— Non, c’est juste décoratif.
— Si tu veux vraiment incarner ce personnage, tu pourrais au moins faire un effort avec tes cheveux.
Quelle absurdité. C’était déjà assez embarrassant comme ça d’avoir une coiffure défiant la gravité, et mes cheveux n’étaient pas aussi longs que ceux du personnage, de toute façon. Il fallait que j’en vienne au sujet principal.
— Alors, ton Cendres au Crépuscule ?
C’est elle qui aborda le sujet en premier. J’étais surprise qu’elle ait retenu le titre après l’avoir entendu une seule fois. Je l’avais toujours trouvée vive d’esprit, mais ce n’était pas non plus comme si elle pouvait lire dans mes pensées.
Comme la plupart des membres n’étaient pas encore arrivés, la salle du club de manga était plutôt calme.
Tous, même ceux absents la veille, étaient au courant de ma dispute avec Kouchi-senpai. Et même elle, qui arborait encore un air confiant hier, me regardait maintenant avec une certaine tension, sans même s’en rendre compte.
C-c’est mal parti.
Mais je ne pouvais plus reculer. Je pris une profonde inspiration, emplissant mes poumons au maximum, et tentai de conserver une attitude digne en déclarant :
— Je suis désolée. Je ne l’ai pas apporté aujourd’hui.
— Quoi ?
— Je crois que je l’ai emmené par erreur chez des parents pendant les vacances d’été.
Oui. Toute la nuit et jusqu’au petit matin, j’avais cherché mon exemplaire de Cendres au Crépuscule dans ma chambre.
J’avais fouillé partout où cela me paraissait plausible. J’avais examiné mes étagères préférées une dizaine de fois. J’avais aussi vérifié les autres, ouvert les cartons où je rangeais mes vieux mangas…
Mais je ne l’avais pas trouvé. Je ne me souvenais pas l’avoir prêté à qui que ce soit. Ce n’était pas un livre que j’aurais montré à Fuku-chan. Et je l’avais encore relu à plusieurs reprises au premier trimestre…
À la place, j’avais apporté Le Langage du Corps. Mais comme j’avais promis la veille d’apporter Cendres au crépuscule, cela me semblait être une excuse facile. Apporter un livre qui ne servait pas à défendre mon propos, c’était comme ne rien apporter du tout.
Et pourtant, je n’avais pas l’impression de l’avoir perdu. Je me souvenais avoir rangé mes livres pendant les vacances d’été et mis les anciens dans des cartons à envoyer à l’entrepôt de la maison de mes grands-parents. Il avait dû se retrouver là par erreur. Je finirais sans doute par le retrouver.
Mais ce genre d’erreur ne devrait pas se produire. Je me sentais légèrement honteuse, car j’avais accumulé trop de maladresses récemment. Même si je les regrettais, le mal était fait. J’aurais préféré ne jamais les commettre.
— Ehh ??
Un petit grognement de désapprobation. En regardant autour de moi, je constatai que seule la présidente Yuasa affichait son calme habituel. Ce n’était donc pas elle. Cela venait de quelqu’un d’autre.
— Hmm. Donc tu ne l’as pas.
L’expression de Kouchi-senpai se détendit. En revanche, je me mordis les lèvres. Je me sentais comme une carpe sur une planche à découper. Le verdict n’était pas encore tombé, il nous restait des arguments à faire valoir, mais comme j’avais affirmé que j’apporterais une preuve et que je ne l’avais pas fait, il n’y avait rien à redire. Entendre les gloussements moqueurs de ses acolytes m’irritait profondément.
L’une d’elles lança :
— Ibara, tu faisais la maligne hier, non ? Et tu crois pouvoir t’en tirer en disant que tu ne l’as pas ?
Une autre ajouta :
— C’est ça. Il y a d’autres façons de s’excuser, tu sais.
Elles ne seraient sans doute satisfaites que si je m’agenouillais. Mais je décidai de les ignorer. C’était une affaire entre Kouchi-senpai et moi. Si c’était elle qui me le demandait, je serais prête à le faire.
Cependant, Kouchi-senpai, comme si elle avait perdu tout intérêt, agita simplement la main et dit d’un ton détaché :
— Dans ce cas, aide-moi à dessiner une affiche.
— U-une affiche ?
— Dessine-moi un personnage moe[6]… Je m’absente un moment.
Sur ces mots, elle tourna les talons et quitta la salle du club.
Tandis que ses acolytes me fusillaient du regard, je me tournai vers la présidente Yuasa.
— Présidente, on a du matériel pour faire une affiche ?
— Hmm ? Ah, oui, bien sûr.
Je hochai la tête et regardai ma montre. Il était presque l’heure de rejoindre le gymnase. Je pointai mon poignet et déclarai :
— Je commencerai à dessiner en revenant.
Tant qu’à faire, autant s’appliquer jusqu’au bout plutôt que d’abandonner en cours de route. Je me demandais ce que je pourrais dessiner pour cette commande de personnage moe… effectuée par la gagnante.
024 – ♣ 08
Après l’appel, je quittai rapidement le gymnase.
Ce n’était pas parce que j’avais envie d’aller voir quelque chose. En effet, en tant que membre du Comité d’orga, j’étais chargé d’assurer le bon déroulement du Festival Culturel. À l’heure convenue, je devais me rendre en salle de réunion, quartier général du Comité, pour exécuter les directives décidées plus haut. En plus de la sécurité, il fallait aussi gérer la logistique des événements. L’installation et le démontage du matériel utilisé par les différents clubs demandaient notamment beaucoup de main-d’œuvre. Cela dit, s’il n’y avait pas de tâche à effectuer, on était libre de faire ce qu’on voulait pour la journée. Habité par un noble sens du devoir, je frappai à la porte de la salle de réunion.
— Fukube au rapport. S’il n’y a rien pour moi aujourd’hui, je vais prendre congé.
Dommage que je n’aie pas pu vraiment aider le Comité d’organisation pour ce festival. J’allais justement aller jeter un œil à un événement bizarre organisé par le club de science-fiction, quand quelqu’un m’arrêta.
— Attends, Fukube, tu as bien quelque chose à faire.
Eh~.
Le président Tanabe était le seul dans la pièce, un tableau blanc couvert d’un planning accroché derrière lui. Il se retourna bientôt vers moi avec un sourire un peu amer.
— Dis donc, c’est quoi cette tête déçue que tu fais ?
— Non, pas du tout. C’est mon expression de gratitude à l’idée de pouvoir me rendre utile.
En vérité, j’avais prévu de passer au club de cuisine vers 11 h 30, donc je comptais m’occuper du comité uniquement dans les créneaux qui m’arrangeaient. Même si je faisais mine de plaisanter, je n’étais pas mécontent pour autant. Je poussai la porte et entrai dans la salle.
Je me frottai les mains et demandai :
— Alors, de quoi s’agit-il ? Du moment que ça se termine avant 11 h 30, je plongerais dans le feu ou dans l’océan pour toi.
— Ce sera vite fait. Il y a des sacs de chaussons pour les visiteurs dans la salle des profs. Il faut en apporter deux à chaque entrée des bâtiments. C’est tout.
En effet, ça ne prendrait pas longtemps.
Le président Tanabe s’était donné du mal pour le livret du festival. Je lançai alors la conversation sur un ton détaché :
— Senpai, tu ne comptes pas profiter un peu du festival ?
— Hmm ? Ah.
Il jeta un œil au tableau blanc, puis se tourna vers moi en parlant doucement :
— Il y a beaucoup de petites choses à faire. Cela dit, comme je dois me déplacer dans tout le lycée, ce n’est pas comme si je ne voyais rien. Ah, d’ailleurs, paraît que le film projeté par la première F est plutôt bon.
Oh, ça, c’était une bonne nouvelle pour nous.
— Mais tu ne participes à aucun événement, si ?
Tanabe-senpai esquissa un sourire amer.
— Si je m’implique, je ne pourrai plus m’occuper du Comité. Contrairement à toi, je ne suis pas particulièrement doué, ni très dynamique.
Suis-je vraiment perçu comme talentueux ou curieux de tout ?
— Alors, quoi ? Tu as quelque chose d’intéressant à me raconter ?
— Intéressant, hein…
En y réfléchissant, il y avait bien l’histoire des deux cents recueils du club de littérature classique, mais Mayaka n’apprécierait pas que j’en fasse une blague.
La prestation du club de rakugo lors de la cérémonie d’ouverture était plutôt amusante, mais ça ne restait que mon opinion personnelle.
J’avais entendu d’autres trucs, mais rien de vraiment palpitant à raconter. Hmm. Même si je ne trouvais rien de très captivant, si je lui disais que je n’avais rien, la conversation tomberait à plat.
Bon, pourquoi pas ça ?
— Il semblerait qu’un voleur fantôme soit apparu au club de go.
— Oh ?
— Quelques pierres de go ont disparu et le voleur a même laissé un message.
— Vraiment ?
Là, c’était inattendu. Voilà qui éveillait l’intérêt du président Tanabe.
— Je vois. Le club de go, hein ?
Alors que j’allais ajouter qu’il s’agissait peut-être d’une farce organisée par le club lui-même, le président Tanabe poursuivit :
— Okano m’a dit qu’un truc similaire s’était produit avec le club d’a cappella.
— Quoi ?
Cette fois, c’était à mon tour d’être intrigué. Si un événement semblable avait touché un autre club, cela éliminait l’hypothèse d’un canular interne au club de go.
— Il paraît qu’une bouteille a disparu de leur glacière.
— Et il y avait un message ?
— Je ne sais pas s’il venait du voleur, mais ils ont trouvé un drôle de mot à l’intérieur.
Ça devenait intéressant. En tout cas, mon intérêt avait clairement augmenté depuis que Tani-kun m’en avait parlé. Un voleur fantôme rôdait au Festival Culturel du lycée Kamiyama ! Voilà un canular des plus amusants.
Hmm hmm, comment allais-je organiser mon emploi du temps à partir de là…
… Non, ce n’est pas encore le moment d’y penser.
— Qu’est-ce qu’il y a, Fukube ? Tu souris tout seul.
— Non non, rien du tout.
Il était encore trop tôt pour m’emballer. Pour qu’une affaire de voleur fantôme soit vraiment captivante, il fallait qu’elle se poursuive. Si je faisais peur au coupable trop tôt, j’aurais juste l’air d’un idiot. Mon expérience m’a appris qu’il valait mieux jouer un peu avec lui, pour commencer.
En plus, peu de gens étaient au courant pour l’instant. Moi-même, je venais juste de l’apprendre. Que le voleur veuille attirer l’attention ou non m’importait peu, mais pour l’heure, on n’entendait que les premières notes de sa flûte, à peine perceptibles.
Puisque j’avais encore un événement auquel assister, autant me reposer pour l’instant et laisser le voleur me surprendre davantage. Il serait toujours temps d’agir plus tard.
Bon, où est passé mon sac à cordon ?
— Allez, je m’y mets.
— Très bien, bon courage.
Après m’avoir encouragé, le président Tanabe se retourna vers le planning affiché.
025 – ♠ 07
— Je vais encore faire de mon mieux aujourd’hui !
Sur ces mots, Chitanda quitta la pièce.
Il ne me restait plus qu’à reprendre mon poste de surveillance du stand.
Comment dire… Je ne pensais pas que tenir un stand où personne ne vient jamais puisse être aussi ennuyeux. J’aimais être tranquille et vivre à mon rythme, mais je n’aimais pas m’ennuyer. Cela dit, insérer la monnaie dans la boîte prévue à cet effet ne demandait pas beaucoup d’effort. Même si j’allais faire un tour aux toilettes, personne ne viendrait. J’avais bien pris un roman de poche pour tuer le temps, mais ce n’était pas le bon choix. Ressentir l’envie d’un peu d’action sous prétexte qu’on s’ennuie, ce n’est pas digne d’un adepte de l’économie d’énergie comme moi.
Bon, autant aligner les exemplaires de Hyouka. Par piles de dix, ça devrait aller.
À peine avais-je terminé de les disposer qu’un client se présenta. Un lycéen que je ne connaissais pas. Le badge à son col indiquait qu’il était en deuxième année.
— Ça vend un truc ici ?
Tiens, un bon présage. Autant faire preuve de politesse.
— Oui, tout à fait.
Hmm, j’aurais peut-être pu dire quelque chose de plus long, du style : « Oui, tout à fait, mon gars. » Non, ça ne fait pas très poli. L’élève de seconde s’approcha nonchalamment des piles de Hyouka et examina la couverture.
— C’est ce truc qui explique d’où vient le nom du festival Kanya ?
Tiens donc, il semblerait que l’intervention de Satoshi au micro fasse encore effet. Ou alors il l’avait appris d’une autre source ? Quoi qu’il en soit, je devrais m’en réjouir. Je hochai la tête. L’élève demanda :
— Je peux lire debout ?
— Je crains que non.
— Allez, c’est juste deux cents yens, non ?
— Certes, ce n’est que deux cents yens, mais fais donc l’effort de l’acheter. On en a tellement en stock que j’en pleurerais.
Bon, pas au point de pleurer, en réalité.
L’élève rit, sortit son portefeuille et acheta un exemplaire. Tandis que je le remerciais et qu’il rangeait son portefeuille, je lui fis remarquer une chose.
— Senpai, ta braguette est ouverte.
— Quoi ?! Impossible !
Il porta aussitôt la main entre ses jambes. Après inspection, il releva la tête en grognant :
— Argh, c’est foutu. Elle est cassée !
En regardant de plus près, je vis un bout de tissu noir dépasser. Je compris ce qu’il voulait dire.
— Ta fermeture éclair est fichue ?
— Ouais. Et j’ai encore toute la journée à tenir avant de pouvoir réparer ça.
Tu as toute ma compassion. Mais je ne peux rien pour toi.
…Enfin, si. Je devais bien l’avoir sur moi. Je fouillai dans le tiroir de la table et le trouvai : c’était le badge que j’avais récupéré un peu plus tôt dans la journée. Je n’étais pas tenté par le défilé de mode, mais ce badge avait une épingle de sûreté scotchée derrière, facile à détacher.
— Je n’en ai qu’un, mais essaie avec ça.
Je lui tendis l’épingle. L’élève de seconde afficha une expression de gratitude, comme s’il venait d’être béni des cieux.
— Whoa, merci mec. C’est dingue que t’en aies une sur toi.
Il fixa l’épingle pour refermer l’ouverture… Le résultat avait l’air un peu étrange, mais ça ferait l’affaire.
L’élève semblait réellement soulagé, et murmura :
— Franchement, tu m’as sauvé la mise. T’es trop fort.
— Si tu veux vraiment me remercier, tu peux toujours en acheter un deuxième.
Il me sourit et fit un geste de la main :
— Non merci.
Mais il sembla avoir une idée. Il porta la main à l’arrière de son pantalon. En fouillant dans sa poche arrière, il en sortit un pistolet.
En regardant le canon, je demandai :
— C’est un braquage ?
— T’es bête ou quoi. C’est un pistolet à eau.
Il posa l’arme sur la table.
— Tiens, c’est pour te remercier.
— Je vois.
Je regardai le pistolet à eau, puis lui.
— …C’est ta passion, ou quoi ?
Il m’asséna un coup sur la tête avec l’exemplaire de Hyouka qu’il tenait.
— Bien sûr que non. Je suis du club de jardinage. On fait griller des patates aujourd’hui.
Je ne voyais toujours pas le rapport.
Le première poursuivit, tout sourire :
— Tu vois, pour faire cuire les patates, il faut du feu. Et s’il y a du feu, il faut aussi de l’eau pour l’éteindre. Mais bon, utiliser un seau, c’est trop banal, non ?
Ahh, je comprends. Il joue le rôle d’un soldat ou quelque chose du genre… Il y a donc des clubs qui font vraiment n’importe quoi.
Je regardai le pistolet.
— Mais tu n’en as pas besoin, alors ?
— J’en ai déjà un. Celui-là, c’est juste mon arme secondaire. La principale, c’est une Kalachnikov.
Fabuleux. Donc ils comptent éteindre un feu avec un pistolet à eau ? Ils feraient mieux d’apprendre à mieux gérer les flammes.
Bref, à quoi pouvait bien servir un pistolet à eau pour garder le stand du club de littérature classique ? Même chose pour le badge : je semblais accumuler des objets inutiles. Mais je n’avais pas de raison de refuser.
— Merci, mec. À plus !
L’élève quitta la salle de géologie, le cœur léger.
Je regardai le pistolet qu’il avait laissé et murmurai simplement :
— …Un Glock 17 ?
Avoir une Kalachnikov comme arme principale et un Glock comme arme secondaire. N’est-ce pas un peu incohérent ?
Exemplaires restants 176
026 – ♥ 06
Je vais encore faire de mon mieux aujourd’hui !
J’ai beaucoup réfléchi cette nuit. Ce que Tanabe-san et Toogaito-san ont dit était tout à fait juste. Je n’avais réussi ni à élargir nos points de vente, ni à attirer l’attention du club du journal mural. Pourtant, il est encore trop tôt pour déclarer qu’il n’y avait plus rien à faire.
J’ai entendu des rumeurs selon lesquelles le film réalisé par la première F rencontrait un grand succès. Quelques-unes de mes amies voulaient aller le voir, mais il semblerait que toute la journée du premier jour, la salle audiovisuelle (AV) était bondée à chaque projection.
Nous, le club de littérature classique, avions été un peu impliqués dans la réalisation de ce film. Après avoir résolu les difficultés survenues lors du tournage, Fukube-san a nommé cela « l’affaire de l’Impératrice ». Pour ma part, je n’ai pas fait grand-chose, mais les conseils d’Oreki-san semblaient leur avoir été très utiles. C’est pourquoi, à titre personnel, j’avais été ravie d’apprendre que le film rencontrait un tel succès.
Je connaissais l’une des élèves de la première F, Irisu Fuyumi-san. D’ailleurs, cette « affaire de l’Impératrice » la concernait elle aussi, puisqu’elle avait supervisé la production du film.
Si nous pouvions organiser la vente de Hyouka en parallèle de ce film populaire, nos ventes pourraient peut-être augmenter.
Ainsi, aujourd’hui, je m’attelai à concrétiser ce projet.
Je vais faire de mon mieux.
La salle audiovisuelle projetait actuellement le film L’angle Mort de 10 000 personnes. L’entrée restait ouverte, dissimulée par un épais rideau noir pour empêcher la lumière extérieure d’y pénétrer.
À en juger par l’ambiance, la salle était de nouveau pleine aujourd’hui, mais je ne pouvais pas le vérifier, car il était impossible d’apercevoir l’intérieur dans l’obscurité. À l’extérieur, un panneau aussi grand que moi indiquait Projection en cours – L’angle mort de 10 000 personnes, avec les horaires des séances notés sur une feuille scotchée en dessous.
À côté se trouvait une table servant visiblement de comptoir d’accueil. Bien qu’on parle de comptoir, puisque la projection est gratuite, on n’y vendait pas de tickets, mais des brochures du film. Une élève était chargée de surveiller le comptoir, mais comme personne ne venait pendant la projection, elle discutait avec quelqu’un d’autre.
Et ce quelqu’un, ce n’était nulle autre qu’Irisu-san. Quelle chance ! J’étais prête à fouiller tout le lycée pour la trouver. J’attendis que leur discussion se termine, puis pris la parole :
— Bonjour, Irisu-san.
— Hmm ? Oh, c’est toi, Chitanda.
En remarquant ma présence, elle mit fin à sa conversation avec la fille du comptoir. Elle s’éloigna un peu de l’entrée de la salle AV et me fit signe de la rejoindre près de la sortie de secours.
Irisu Fuyumi-san était la fille du directeur de l’hôpital Rengou, situé juste à côté du lycée Kamiyama. Elle était aussi grande que moi, mais sa silhouette était bien plus fine. Je précise : cela ne veut pas dire que je suis corpulente en comparaison. Ses traits délicats lui donnaient un air vif, résolu, comme si elle pouvait venir à bout de n’importe quel problème. Je l’admirais un peu.
Avant même que je puisse parler, Irisu-san désigna la salle AV du doigt.
— Grâce à vous, notre film a rencontré un grand succès, comme tu peux le voir. Et dire que nous avons failli ne pas pouvoir le terminer à temps. Je vous en suis profondément reconnaissante.
— Oh, non, ce n’est pas la peine de… Est-ce que Hongou-san va bien ?
C’était elle qui avait rédigé le scénario du film à l’origine, mais j’avais entendu dire qu’elle s’était effondrée sous le stress.
— Elle va mieux, maintenant. Tu veux aller la voir ?
— Je vois… Non, pas pour le moment.
Sans doute sentant mon hésitation, Irisu-san baissa la voix.
— Tu as quelque chose à me demander ?
— Oui. Plutôt que toi personnellement, c’est à la classe de première F que je voudrais faire une requête.
Je hochai profondément la tête.
Il fallait que j’aille droit au but.
— Tu penses que vous pouvez aider club de littérature classique à vendre son anthologie ?
Irisu-san battit des paupières à deux reprises, puis déclara rapidement :
— Tu veux qu’on la vende là où on projette le film, c’est bien ça ?
— Oui, c’est l’idée.
— D’accord. Vous avez combien d’exemplaires ?
Hein ?
— T…Tu accepterais ?
Ma réponse me prit moi-même de court, et Irisu-san haussa un sourcil.
— Pourquoi cet air étonné ?
— Oh, heu..
Après l’échec cuisant de la journée d’hier, j’étais un peu déconcertée que l’on accède aussi facilement à ma demande… Et puis j’avais encore une fois oublié d’expliquer le contexte.
— …Merci infiniment !
— Tu pourras me remercier une fois qu’on les aura vendus. Alors, vous devez écouler combien d’exemplaires ?
Elle posa la main droite sur sa hanche, l’air capable de défoncer un mur à tout moment.
— Nous en avons imprimé deux cents…
— Deux cents ?!
Les petits yeux d’Irisu-san s’écarquillèrent un instant.
— Ça fait beaucoup.
— On en a commandé plus que prévu, par erreur. C’est pour ça qu’on espère en vendre le plus possible. M-moi…
Oh non. Alors que je venais tout juste d’obtenir l’aide d’Irisu-san, je restais sans voix. Je me forçai à poursuivre, les dents serrées :
— Je suis désolée. Le prix a été fixé à deux cents yens l’exemplaire.
Irisu-san acquiesça doucement.
— Si vous êtes prêts à baisser le prix à cent cinquante yens, je peux vous en prendre vingt.
— Hein ? Baisser le prix ?
— Notre brochure coûte cinquante yens. Si on l’associe à l’anthologie, ça fait deux cents yens le lot. Mais il faudra quelques ajustements.
— Heu, mais… Tu n’as pas besoin de demander l’avis du reste de ta classe… ?
— Je m’en occuperai plus tard.
Incroyable. Avec Irisu-san, n’importe quelle demande passait sans difficulté. Et pourtant, cela devait lui être contraignant de recevoir vingt exemplaires… D’autant plus que nous n’avions prévu d’en vendre que vingt-quatre sur les trois jours.
Comme si elle avait deviné mes soucis, Irisu-san ajouta d’un ton détaché :
— On devrait pouvoir tout vendre aujourd’hui. Si c’est le cas, on pourrait même vous en reprendre une autre fournée.
— Ça te va vraiment ?
— Ça me va.
…Je sentis ma poitrine se resserrer à nouveau.
Irisu-san tendit la main droite, toujours posée sur sa hanche. Voulait-elle me serrer la main ? J’étendis la mienne pour la poser sur la sienne.
— ?
— Plutôt que de me serrer la main, tu devrais me montrer un exemplaire, non ?
Un exemplaire ? Je fis non de la tête. Irisu-san poussa un léger soupir. Avais-je raté quelque chose ? Puis, doucement, elle dit :
— …Ça va, parce que c’est moi. Mais si tu veux vraiment convaincre quelqu’un de vendre ton anthologie, tu devrais au moins avoir un exemplaire à lui montrer. Sinon, tu ne pourras persuader personne.
J-je vois. C’est comme ça qu’il faut procéder.
— Je comprends. Merci beaucoup !
C’est alors que je me mis à réfléchir. Hier, je n’avais presque rien accompli. Peut-être avais-je passé trop de temps à m’inquiéter de ce que je devais faire ensuite, ce qui avait entraîné des refus. J’avais mis beaucoup d’effort à expliquer ma situation à Tanabe-san et à Toogaito-san, mais si j’avais demandé à Irisu-san de m’accompagner dès le départ, peut-être qu’on ne m’aurait pas recalée.
Oui. Je ne dois plus répéter les erreurs de la veille. Je dois améliorer mon taux de réussite.
Ma décision prise, je lançai une autre requête à Irisu-san.
— Irisu-san…
— Q-qu’est-ce qu’il y a ?
Oh non, je m’étais approchée trop près. C’est un défaut qu’Oreki-san m’avait souvent demandé de corriger. Je fis un pas en arrière.
— Irisu-san, tu es douée pour faire en sorte que les gens acceptent tes requêtes, n’est-ce pas ?
— …
— Apprends-moi comment tu fais !
— HEIN ?!
Irisu-san poussa un cri étonné, bien peu conforme à son image, mais cela ne dura qu’un instant. Elle se mit vite à sourire.
— …Heh. On m’a dit beaucoup de choses, mais jamais qu’on me trouvait “douée pour faire faire des choses aux autres, murmura-t-elle.
Adossée à la sortie de secours, elle me regarda fixement avant de parler, d’une voix calme.
— C’est vrai que tu es parfois un peu trop directe. Je vais t’apprendre deux ou trois méthodes à retenir.
— M-merci.
— Est-ce que tu es au fait des rôles à jouer ?
Irisu-san baissa la tête, ferma les yeux, plongée dans ses pensées. C’était la première fois que je la voyais réfléchir aussi longtemps. L’angoisse me figea sur place.
— …Bon. Disons les choses ainsi, murmura-t-elle en rouvrant les yeux.
Elle leva alors son poing fermé vers moi. Instinctivement, je reculai.
— Il y a deux façons d’amener quelqu’un à exaucer une requête. D’abord, celle où l’on prévoit de rendre la pareille.
Elle leva l’index.
— La seconde, c’est lorsqu’on ne rend rien du tout.
Elle leva le majeur. Puis, lentement, elle abaissa les deux doigts et reposa sa main sur sa hanche.
— Quand on te fait payer une faveur, c’est que la personne ne te fait pas confiance.
— Hein ?
Peut-être à cause de son ton posé, mais la voix d’Irisu-san semblait faire disparaître le tumulte du festival autour de nous.
— Quand tu demandes un service à un inconnu que tu ne reverras sans doute jamais, neuf fois sur dix, il pensera que tu l’exploites. Même s’il ne le pense pas, il fera tout pour limiter son effort. Dans ce genre de cas, il ne faut pas seulement réfléchir à ce que tu veux qu’on fasse pour toi. Il faut aussi tenir compte du temps et de l’énergie que cela demande, et du fait que la personne n’a peut-être pas les moyens de le faire. Si tu refuses de prendre ça en considération, l’autre refusera aussi de se mouiller pour toi.
Tu pourrais utiliser la psychologie inversée pour qu’il pense t’exploiter lui-même, mais ce serait trop difficile pour toi. Pour le moment, tu es plus adaptée à la deuxième méthode : celle qui repose sur la confiance. Dans cette situation, il faut que la personne éprouve une forme de satisfaction mentale pour répondre à ta requête. Quand on ne propose qu’une récompense matérielle, on peut toujours bâcler la tâche. Mais ce n’est pas le cas avec une satisfaction psychologique.
Le meilleur moyen est de lui faire sentir qu’il est charismatique ou populaire, mais tu n’en auras pas souvent l’occasion. Sinon, tu peux miser sur la foi ou l’amour, mais cela exige du temps de préparation. Pour ma part, je n’ai jamais utilisé ces deux choses. Idéalement, il faudrait jouer sur leur sens de la justice ou du devoir, leur professionnalisme ou leur estime d’eux-mêmes. Mais c’est déjà un niveau intermédiaire. Une fois que tu auras pris le pli, tu pourras appliquer ça à plein de situations.
À l’autre extrémité du spectre, tu peux leur faire croire qu’ils te font peur ou qu’ils te sont supérieurs. Mais ça, on va l’écarter pour aujourd’hui.
Toi, en tant que débutante, tu devrais viser une approche par l’attente.
Écoute bien. Il faut leur faire croire qu’eux seuls peuvent répondre à ta demande. Leur faire penser qu’ils sont ton unique espoir. C’est assez simple à faire. Il n’est pas rare qu’ils fassent même quelques sacrifices pour toi, tant que tu nourris des attentes à leur égard, même si tu fais semblant.
En outre, ne fais pas passer ton problème pour un gros problème. Ne laisse pas paraître que tu es désespérée. Peu de gens veulent résoudre une grosse galère pour quelqu’un, sans y gagner quoi que ce soit. Au contraire, présente la chose comme si c’était très anodin. Cela leur donnera l’impression d’être exceptionnels. Enfin, si possible, formule ta requête quand personne d’autre n’est là, à une personne du sexe opposé.
Un instant, ma tête se brouilla.
J-je viens d’entendre quelque chose d’extraordinaire.
Je n’avais jamais envisagé ces choses-là auparavant. Pour que quelqu’un d’inconnu accepte une requête, il fallait lui faire sentir qu’il était aimé et digne de confiance, lui faire croire qu’il était le seul à pouvoir aider, dans un endroit discret où personne ne pouvait nous voir…
Il allait me falloir du temps pour assimiler tout cela.
Quoi qu’il en soit, je devais remercier Irisu-san.
— Heu, heu… je…
Mais Irisu-san déclara simplement :
— Dépêche-toi d’aller chercher les exemplaires.
Puis elle retourna en hâte en salle AV.
Je m’inclinai profondément en guise de remerciement.
Merci infiniment ! Irisu-san, je ne laisserai pas tes conseils être vains !
027 – ♠ 08
Le roman de poche que j’avais apporté s’avéra terriblement ennuyeux.
Je ne pouvais pas dire que j’avais gaspillé mon argent, car je l’avais acheté cent yens dans une librairie d’occasion toute récente, mais j’avais tout de même l’impression de m’être fait avoir. Impossible de me forcer à continuer. Cela dit, je n’avais rien d’autre à faire qu’à bâiller. J’aurais dû prévoir un livre de secours.
Écouter le club d’a cappella chanter hier avait été un bon moyen de tuer le temps. Me demandant s’ils allaient se produire à nouveau, je me levai et ouvris la fenêtre… Et une odeur de feuilles brûlées me parvint aussitôt : juste en dessous, quelques personnes entouraient un poêle. Comme certaines semblaient armées, ce devait être le club de jardinage.
Des patates douces… Rien que leur parfum suffisait à donner faim. Patates douces ou non, j’avais envie de manger n’importe quoi : j’avais sauté le petit déjeuner ce matin, ayant trop dormi. La faute à ma sœur qui avait pris mon réveil sans permission. Résultat : j’avais un petit creux. Il n’était que onze heures, trop tôt pour déjeuner.
Alors que je continuais à fixer le fourneau…
— Bonbon ou farce ?
— Ouais !
Des voix étranges firent irruption dans la pièce. Ça ressemblait à des voix de filles, mais impossible de savoir qui elles étaient sans voir leur visage. Ou plutôt, il était impossible de les voir : deux intruses venaient d’entrer, chacune portant un panier recouvert d’un drap blanc et un masque de citrouille sur la tête…
Des citrouilles ?
Q-qu’est-ce que c’est que ça ? Des têtes-citrouilles ? Déjà Halloween ?
Tandis que je les regardais, interloqué :
— Bonbon ou farce ?
— Ouais !
Elles répétèrent leur salutation en agitant les bras dans tous les sens.
Essayaient-elles de danser ?
…Il fallait que je me calme.
Très bien, elles sont juste dans l’ambiance d’Halloween. Est-ce que je suis censé leur jeter des haricots ? Ou leur verser une infusion sucrée ?
Non, ça me revient. Je lançai un regard froid aux têtes de citrouille dansantes et dis :
— Si c’est des bonbons que vous voulez, j’en ai pas. Fichez le camp.
L’une d’elles poussa un cri de surprise.
— Aïe ! Quelle méchanceté !
— Mais vous êtes les bienvenues si vous voulez acheter notre anthologie
— Pas intéressées !
— C’est quoi ce délire, vous êtes qui au juste !?
C’est alors que les deux têtes de citrouille s’avancèrent à l’unisson et me présentèrent leurs paniers. Comme si elles avaient répété, elles dirent en même temps :
— Nous faisons de la vente en porte-à-porte pour le club de confiserie. Tu veux des cookies, des biscuits, des choux à la crème ?
…
— Et si je dis non ?
— Bonbon ou farce ?
— Ouais !
D’accord, j’ai compris. J’ai compris, alors arrêtez de danser, les vendeuses de choc.
Mais finalement, ça tombait plutôt bien.
— Vos biscuits, c’est combien ?
— Heh heh, c’est cent yens le sachet, mon bon monsieur !
Elles n’étaient pas très cohérentes dans leur discours commercial. Je sortis un exemplaire de Hyouka.
— …C’est quoi, ça ?
Oh, elles avaient repris leurs voix normales.
— C’est l’anthologie du club de littérature classique. Deux cents yens l’exemplaire. Je vous l’échange contre deux sachets de biscuits.
— Pas intéressées.
— Oh, ne dis pas ça, j’ai envie de vos biscuits, moi.
— Ça casserait l’équilibre de l’offre et de la demande~
Inutile d’insister. Je sortis mon portefeuille.
— Waaah ! C’est quoi ça ? Trop classe !
L’une des têtes de citrouille, qui regardait autour de la pièce, s’écria en désignant le Glock 17.
— Trop cool ! Pourquoi t’as un truc comme ça ? Tu serais pas collectionneur ?
— Hé, tu crois qu’on vendrait plus si on se baladait avec ça ?
Sérieusement ? Vous feriez plutôt fuir tout le monde.
Mais, si elles le voulaient…
— Je vous donne ce flingue avec l’anthologie, contre deux sachets de biscuits.
— Vraiment ? Tu nous le donnes ?
Je hochai la tête. Tenant le Glock en main, elle se remit à danser. Après un tour sur elle-même, elle sortit deux sachets de biscuits de son panier, ainsi qu’un petit sac en papier jaune.
— Cadeau de remerciement des citrouilles.
— C’est quoi ?
— Ouais !
— Ouais !
Elles ne répondirent pas à ma question et quittèrent la salle avec le Glock et un exemplaire de Hyouka. Leurs têtes avaient l’air bien encombrantes… Pourvu qu’elles ne trébuchent pas.
J’ouvris le petit sac en papier pour en découvrir le contenu.
De la farine de blé. D’après l’étiquette, c’était de la « farine faible ».
Encore une chose dont je ne saurais que faire.
D’un stylo-plume à un badge, d’un badge à un Glock, d’un Glock à un sachet de farine de blé. On aurait dit l’histoire du Paille millionnaire[7] … sauf que les objets que je recevais ne semblaient pas vraiment gagner en valeur. À bien y réfléchir, est-ce que ces gens ne me refilaient pas simplement ce dont ils ne voulaient pas ?
Je sortis deux cents yens de mon portefeuille et les déposai dans la boîte à bonbons qui servait aussi de caisse. Puis, adossé à la fenêtre, j’ouvris l’un des sachets de biscuits.
Exemplaires restants : 171
028 – ♣ 09
Il était un peu plus de onze heures. Le tournoi du club de cuisine devait commencer à onze heures trente.
Cela pouvait paraître prétentieux, mais j’avais plutôt confiance en mes capacités culinaires. Cela dit, je n’avais pas pris en compte que nous serions trois par équipe. J’aurais préféré m’y consacrer seul, cela aurait été plus amusant. Mais comme la participation individuelle est interdite, je n’avais pas eu le choix. Cela ne veut pas dire pour autant que je n’allais pas en profiter, alors j’avais invité Mayaka et Chitanda-san à se joindre à moi. Ça aurait été également intéressant de voir Houtarou manier un couteau, mais il ne viendrait sans doute pas même si je l’invitais.
Sauf que… D’un côté, Mayaka cuisine vraiment bien. Je le sais : elle apporte parfois son propre bento. En revanche, pour ce qui est de Chitanda-san, c’est une inconnue. Quand je lui en ai parlé, elle avait tout de suite accepté : « Entendu. C’est pour promouvoir notre anthologie, n’est-ce pas ? »
C’était l’une de mes préoccupations. En fait, j’en avais deux. D’ailleurs, est-ce qu’on devrait appeler ça des « préoccupations » ? Le mot « inquiétude » ne serait-il pas plus approprié ? Hmm, il faudrait que je fasse quelques recherches sur le sens exact de ces termes. Quoi qu’il en soit, mon autre inquiétude concernait Mayaka : allait-elle arriver à temps après avoir terminé ses obligations avec le club de manga ?
Je décidai d’aller la voir et me dirigeai vers la salle de préparation n°1.
Whoa, il y a foule ici. Et dire que Mayaka me disait que le club de manga était tranquille hier. Aujourd’hui, c’était bondé, on se serait cru dans une fête foraine. Tandis que je me faisais cette réflexion, je vis une affiche collée sur la porte :
Concours de dessin express
Avec deux de nos meilleures artistes !
(L’Esper contre la Panthère)
Admirez la fulgurance de leur talent !
…Je n’avais jamais entendu parler d’un tel événement.
Je décidai de jeter un œil.
— …Whoa.
Un souffle m’échappa.
Mayaka, vêtue d’un cardigan sur son chemisier et coiffée d’un béret, traçait des lignes à toute allure sur une feuille A3, sans jamais détourner les yeux. C’était la Mayaka en mode sérieux. Je pouvais même entendre sa plume frapper le papier. Ses joues étaient légèrement rouges, comme si le sang lui montait à la tête. Je ne pouvais pas voir ce qu’elle dessinait d’où j’étais.
À côté d’elle, la fille en smoking était tout aussi impressionnante. Alors que je pensais que sa feuille comportait encore de grandes zones vides, elle se mit soudainement à colorier avec force, comme inspirée par une révélation.
Je ne voyais pas non plus ce qu’elle coloriait, mais au bout de cinq minutes…
— Terminé !
Elle tendit son dessin aux filles qui attendaient devant elle. Aussitôt, une foule se rassembla pour le poser sur une table afin qu’il sèche. C’est alors que je pus voir ce que c’était : un personnage féminin d’une célèbre série mensuellement prépubliée.
C’était réussi. Aucun doute, c’était le dessin de Mayaka. Donc Mayaka dessinait, et la fille en smoking faisait la colo.
Les deux meilleures artistes du club de manga, hein ? Je vois.
Je souris et fis demi-tour.
Si Mayaka finissait par ne pas venir au tournoi de cuisine, et que cela nous faisait perdre par forfait à cause de ça, je n’aurais eu aucune raison de m’en plaindre.
[1] Rennyo (蓮如) (1415–1499) est le 8e monshu, ou abbé, du temple Hongan-ji de la Véritable école de la Terre pure (Jôdo Shinshû) du bouddhisme japonais, descendant du fondateur Shinran.
[2] Le kabuki (歌舞伎) est la forme épique du théâtre japonais traditionnel. Centré sur un jeu d’acteur à la fois spectaculaire et codifié, il se distingue par le maquillage élaboré des acteurs et l’abondance de dispositifs scéniques destinés à souligner les paroxysmes et les retournements de la pièce.
[3] Les dôjinshi (同人誌) sont des travaux auto-produits d’auteurs japonais, le plus souvent des mangas ou des nouvelles. Ils sont souvent l’œuvre d’amateurs, bien que certains auteurs professionnels décident aussi de publier eux-mêmes leurs travaux et non par le biais de l’industrie de l’édition traditionnelle.
[4] Body Talk en anglais
[5]Jintan (仁丹) : Petites pastilles japonaises très connues, à la fois historiques et emblématiques.
[6] Désigne un type d’attachement affectif envers un personnage fictif, souvent jeune, mignon, naïf ou attendrissant.
[7] Le Warashibe chōja (わらしべ長者, littéralement Paille millionnaire) est un conte populaire japonais qui relate comment un pauvre homme devient riche par le moyen d’échanges successifs à partir d’un brin de paille.