Hyouka t3 - cHAPITRE 1
Une nuit sans sommeil
—————————————-
Traduction : Raitei
———————————————–
001 – ♥ 01
Comme je n’arrivais pas à dormir, je décidai d’aller me promener dehors.
L’histoire du clan Chitanda remonte au début de la période d’Edo. Les vastes plaines situées au nord de la ville de Kamiyama formaient autrefois un village agricole. En tant que gestionnaires, les Chitanda avaient entretenu, cultivé et loué les terres de la région. En leur qualité de représentants, ils étaient chargés de négocier les taxes avec les seigneurs féodaux et faisaient également office de magistrats locaux. Ils prenaient part aux projets visant à améliorer les produits agricoles. Bien entendu, ils représentaient également le village lors des fêtes annuelles du printemps et de l’automne.
Cette terre n’était pas vraiment bénie par la nature. Certes, le sol restait fertile, mais la région était vulnérable aux typhons comme aux tempêtes de neige. Ce n’est qu’à l’époque d’Edo que l’irrigation y fut véritablement développée. Le moindre changement climatique pouvait entraîner une mauvaise récolte, aussi n’était-il pas étonnant que les anciens cultivateurs vénéraient les dieux avec une certaine crainte.
En tant que famille fortunée et prestigieuse, les Chitanda représentaient les mortels pour accomplir les rituels lors des fêtes. Ils offraient leur richesse aux divinités du sanctuaire au nom de tous, que ce soit avant les semailles, après les moissons, ou encore lors du O-Bon[1] et du Nouvel An. Pour cela, ils allaient récolter nourriture et boissons auprès des villageois. Ce fut, semblait-il, considéré comme une forme de paiement en nature pour leur loyer.
C’est ainsi que la location de terres constitua le socle de leur fortune. Après la guerre, dans le cadre de la réforme agraire, le clan Chitanda, comme tous les grands propriétaires terriens, fut contraint de vendre la majeure partie de ses terres à l’État. Pourtant, Chitanda Shounosuke, alors chef du clan, vit là une occasion d’utiliser l’argent de la vente pour moderniser au plus vite l’équipement agricole et tirer profit des nouvelles techniques. Il parvint ainsi peu à peu à racheter les terres vendues, et lorsque mon père devint chef à son tour, les Chitanda avaient récupéré près de la moitié de leur domaine d’antan, ce qui restait considérable à la fin de l’ère Shôwa[2].
Cela peut ressembler à de la vantardise, mais Chitanda Shounosuke n’était pas seulement un homme avisé en affaires : c’était aussi un homme de confiance. C’était d’ailleurs mon grand-père. Cela dit, comme il est mort très tôt, je n’en garde que peu de souvenirs. Quoi qu’il en soit, le clan Chitanda a su traverser le chaos de la guerre et de l’après-guerre tout en conservant son statut. Aujourd’hui encore, il continue de représenter la communauté locale lors des festivités.
À vrai dire, contrairement à ce qu’a pu dire Fukube-san, le clan Chitanda n’est pas assez riche pour dominer les autres. C’est pourquoi les fêtes annuelles, qui avaient lieu quatre fois par an, furent réduites de moitié, une au printemps et une à l’automne, et que l’offrande symbolique ne consistait plus aujourd’hui qu’en une bouteille de vin. En somme, le rituel n’était plus qu’un prétexte pour se réunir et faire un festin. Mais comme je ne buvais pas d’alcool, je ne participais pas au banquet.
Les fêtes de printemps et d’automne ont lieu dans un petit sanctuaire dédié au dieu du village, une divinité mineure. On y retrouve les rituels habituels : la danse du lion et le transport du mikoshi[3].
Un membre du clan Chitanda joue le rôle de représentant des fidèles du sanctuaire pour prier en faveur d’une année paisible au printemps, et pour remercier les divinités à l’automne. Depuis que j’en ai le souvenir, moi aussi je participe à ces cérémonies. Mes amis du quartier comme les visiteurs du sanctuaire me demandent souvent ce que je fais lors de ces rituels, mais à vrai dire, il n’y a pas grand-chose à faire. Il suffit de ne pas faire trop de bruit jusqu’à la fin de la prière. On ne fait que taper dans les mains, comme d’habitude.
Pour ma part, je ne suis pas vraiment une personne pieuse. En cela, je ne diffère guère de mes camarades de lycée. Cela vient peut-être de l’expérience que j’ai de ces fêtes. Même si c’est contraignant, quand je visite un sanctuaire, j’ai pris l’habitude de ne jamais révéler ce que je souhaite. Je ne saurais dire si cela signifie que je suis croyante en ces divinités ou non, ou si c’est juste un mécanisme pour me calmer quand je me sens anxieuse. Parfois, je me pose la question, mais je n’ai jamais trouvé de réponse.
Récemment, mon vœu a été exaucé lors des examens d’entrée au lycée. Il l’a aussi été pendant l’incident Hyouka, baptisé comme tel par Fukube-san. Et une fois encore, ce soir, mes pas me menèrent vers le sanctuaire.
Le festival culturel du lycée Kamiyama commence demain. Pour notre club de littérature, l’un des nombreux clubs artistiques prestigieux du lycée, une situation épineuse se profile, à laquelle nous ne trouvons aucune issue. Nous avons beau être résolus à faire de notre mieux… il semblerait que nous ayons encore besoin d’un peu de chance.
Je glissai une pièce de cent yens dans la boîte à offrandes, sous la lueur de la lune, puis je joignis les mains et fermai les yeux, tandis que montaient en moi des pensées pour mes amis du club. Ibara Mayaka-san, Fukube Satoshi-san, Oreki Houtarou-san.
Je me demande si Mayaka-san dort bien, ce soir.
En ce moment même, elle doit être en train de se reprocher la situation dans laquelle le club se trouve. Mais ce n’est pas sa faute.
Contrairement à elle, je n’ai rien fait pour aider. Si seulement j’avais pu m’investir davantage, si j’avais su l’épauler dans son travail, peut-être aurions-nous pu éviter tout cela. Je dois donc, moi aussi, porter une part de responsabilité.
Je me demande si Fukube-san dort bien, ce soir.
Il m’arrive parfois de me demander si son comportement hédoniste vient réellement du fond du cœur. En tout cas, il n’a rien fait d’égoïste. Je ne peux pas l’imaginer se contenter de rire face à la peine de Mayaka-san.
Je me demande si Oreki-san dort bien, ce soir. Sans doute dort-il à poings fermés.
Et s’il ne dormait pas, j’en serais très inquiète. Il arrive qu’Oreki-san remarque avec acuité des choses qui échappent aux autres. Je pourrais même dire que j’en suis ému parfois. Mais le plus souvent, Oreki-san… comment dire… met du temps à agir. Il est donc difficile de savoir s’il est digne de confiance ou non.
Je priai pour le bien-être de chacun.
Je priai pour que la chance nous accompagne durant ces trois jours. Je vous en prie, faites que nous parvenions à franchir cette « montagne ».
En rouvrant les yeux, je me sentais encore un peu mal à l’aise. Je sortis alors une autre pièce de cinquante yens de mon porte-monnaie.
002 – ♣ 01
Comme je n’arrivais pas à dormir, je sortis le programme de sous mon oreiller.
Commentaires des clubs participants (par ordre d’inscription)
Club de kendo : Match d’exhibition – Lycée Kamiyama contre Lycée Technique de Kamiyama. À ne pas manquer : le duel des capitaines, les as du département.
Club de breakdance : Laissez-nous l’ouverture du festival. Les nouveaux membres ont du niveau, alors ouvrez bien les yeux.
Club de danse de salon : Démonstration dans le gymnase, Jour 2 à 15h. Tout le monde est le bienvenu.
Club de chorale : Représentation dans le gymnase, Jour 2 à partir de 10h. Nous recrutons ! (lol)
Club de théâtre : Pièce originale le Jour 3 à 9h, version improvisée à partir de notre script du concours départemental.
Club d’études du roman policier : « Déjeuner mystère », Jour 1 à 11h30.
Club de mode : Défilé dans la salle d’artisanat chaque jour de 13h à 14h. Recherche de mannequins.
Club de manga : Vente d’une anthologie en salle de préparation n°1. 100 mangas, anciens et nouveaux, passés au crible. Venez nombreux.
Club de chimie : Admirez la puissance du sodium. Dangereux. Nous déclinons toute responsabilité en cas de blessure. Salle de chimie.
Classe 2-F : Film L’Angle mort des 10 000 personnes. Sauriez-vous comprendre le twist de fin ? Horaires en page séparée.
Clubs de pom-pom girls et de cheerleading : Performance conjointe dans la cour, Jour 1 à 14h.
Club de cérémonie du thé : La cérémonie de thé en plein air du festival Kanya aura lieu comme chaque année, au parc Shiroyama.
Club d’arts plastiques : L’Élégie du bleu, lauréat du concours artistique départemental, exposé en salle d’art. Ne manquez pas ça !!
Club de fanfare : Parade dans le gymnase, Jour 3 à 14h.
Club de peinture à l’encre : Exposition conjointe avec le Club d’art en salle d’art.
Association des charmes et amulettes : En classe 2-E. Nous faisons de tout. Échantillons gratuits !
Club de littérature : Anthologie Kodama en vente en salle de préparation n°3. 200 yens l’exemplaire.
Club de Hyakunin Isshu : S-s’il vous plaît… quelqu’un veut bien jouer avec nous……
Club d’études occultes : Exposition en classe 1-F. C’est une vraie recherche, alors réfléchissez bien avant de venir par simple curiosité.
Club de quiz : Grand concours dans la cour, Jour 1 à 13h. Venez participer ! Des prix à gagner.
Club d’astronomie : Le festival Kanya a lieu en plein jour, quoi. On voit pas d’étoiles, tu vois. Du coup, on a fait des maquettes du système solaire.
Classe 1-C : Pièce de théâtre Les Contes Joyeux de Hans Christian Andersen, scène du gymnase, Jour 1 à 14h.
Club de radio : Tous les jours à 12h30, infos du festival via le système de sonorisation du lycée. Vous écouterez, que vous le vouliez ou non.
Club d’abaque : Démonstration de calculs ultra-rapides comme à la télé, en salle de préparation n°4, bâtiment spécial.
Club de débat : Compétition de débat en anglais, du Jour 1 à 11h jusqu’au Jour 3 à 14h, en classe 3-B.
Club de koto : Représentations tous les matins (x2) et tous les après-midi (x1). Planning détaillé affiché devant la salle de style japonais.
Club de rakugo : Performance sur scène à partir du Jour 1 à 9h. On pensait être les premiers, mais les breakdancers nous ont grillé la place… (T_T)
Club de calligraphie : Exposition en salle de calligraphie.
Club de kadô (arrangement floral) : Exposition dans le couloir du rez-de-chaussée. Passez nous voir…
Club de biologie : Maquette de l’habitat naturel de Kamiyama. Diorama maison tellement ambitieux qu’on ne sait plus de quel club ça vient.
Club de shôgi : Tournoi « Coupe Kanya ». 30 minutes d’attente par joueur. Grands prix à la clé. Classe 1-G.
Club de miniatures : Exposition en salle de physique. Présente notamment l’USS Enterprise. Répliques mignonnes à la vente.
Club de cinéma : Film original Completion, en salle audiovisuelle. Planning en page séparée.
Club photo : Exposition en classe 3-G. Démo de photographie au flash avec poudre à l’ancienne.
Club d’études cinématographiques : Projection de Cinema Paradiso (1989, Italie), salle AV.
Club de science-fiction : Présentation du lauréat (an dernier) pour le prix Seiun (Meilleur œuvre non écrite), salle AV. C’est…
Club de physique : On a fabriqué un robot. Il marche sur deux jambes. Bon, il ne pousse qu’une poussette, mais quand même.
Club Action globale : Exposition en classe 3-E. Venez jeter un œil.
Club d’histoire : Reconstruction du château de Kamiyama, alias Shiroyama. Venez découvrir ses défenses et comment il est tombé.
Club d’artisanat : Tapis mandala en vedette. C’est peut-être moi qui le dis, mais il dégage une sorte d’aura divine.
Club de confiserie : Vente de douceurs « dans le respect strict du règlement encadrant les activités de club », en salle d’économie domestique. Venez nombreux !
Club de light music : On est plutôt un groupe de rock, mais cette fois, on s’est inscrits comme club de light music. Toute la journée au dojo d’arts martiaux.
Club de go : Atelier d’initiation en salle de préparation n°2. Des parties tutorées aussi, bien sûr.
Club d’a cappella : En classe 3-C. Performance dans la cour le Jour 1 à 11h. Venez nous écouter !
Club du journal mural : Édition spéciale publiée toutes les deux heures pendant le Festival. Sujets brûlants garantis.
LE club de cuisine : Bataille culinaire « WILDFIRE » dans la cour, Jour 2 à 11h. Participants recherchés !
Club de jardinage : Préparation de patates douces récoltées… Mais là, c’est plus du jardinage, c’est de l’agriculture, non ? Tu es sûr de toi, président ?
Fanfare du lycée : Une chanson différente chaque jour à 13h dans le gymnase.
Club de magie : Stand en classe 2-D. Spectacle sur scène, Jour 1 à 11h30. À ne pas manquer !
Association de divination : À côté de l’escalier, au troisième étage.
Club de littérature classique : Pourquoi le Festival Culturel du lycée Kamiyama s’appelle-t-il « Festival Kanya » ? La réponse dans notre anthologie Hyouka. 200 yens l’exemplaire, salle de géologie.
Comité d’organisation
Kugayama Muneyoshi (Président du Conseil des élèves, président du Comité d’organisation du Festival Kanya) — Vous en faites trop. C’est tout ce que j’ai à dire.
Yazaki Keita (Vice-président du Conseil des élèves) — Le Comité d’organisation est en salle du Conseil. Passez nous voir si besoin.
Shoukawa Harumi (Vice-présidente du Conseil des élèves) — J’ai enfin l’impression d’un travail accompli… C’est souvent le cas. Allons jusqu’au bout, sans regret.
Funabashi Masaharu (Responsable culturel) — En plus du prix Kanya, un prix du meilleur club sera remis cette année. Battez-vous jusqu’au bout, les jeunes !
Tanabe Jirô (Responsable Comité d’organisation) — Nous avons prévu de nombreuses poubelles et bacs de tri. Merci de bien les utiliser.
Une fois tout lu d’une traite, je replaçai le livret sous mon oreiller, satisfait. En couverture, en grosses lettres gothiques, on lisait : Guide du Festival Kanya, et juste en dessous : 42e Festival Culturel du lycée Kamiyama. Il avait été réalisé par le Comité d’organisation, auquel j’appartiens, moi, Fukube Satoshi. Au passage, en plus d’être membre du Comité d’organisation, je fais aussi partie du club d’artisanat ainsi que du très estimé club de littérature classique. Lequel des deux m’a pris le plus de temps ? Pour être honnête, sans doute le deuxième.
Lorsque le président du Comité d’organisation m’avait enrôlé pour réaliser le Guide du Festival, je pensais qu’il suffirait de reprendre la maquette de l’année précédente. Mais non, la tâche se révéla bien plus ardue que prévu. Cela dit, quand en s’y met sérieusement, cela devenait plutôt intéressant.
L’un des avantages de ce dur labeur, c’est que j’ai pu choisir les matériaux utilisés. Et rien que pour ça, ça valait le coup. En prime, je me suis permis une petite combine dans la dernière section Commentaires des clubs participants.
L’an dernier, les clubs étaient classés selon l’ordre alphabétique japonais. Mais cette fois, j’ai choisi de prioriser l’ordre d’inscription. Quand j’ai proposé ça au président en disant : « Ce n’est pas juste que le club d’a cappella soit toujours en tête du programme », l’intention était simple : faire apparaître l’un de mes clubs, le club de littérature classique, dans une position plus favorable. Le président a d’abord hésité, mais a fini par accepter, et la motion a été adoptée à l’unanimité. Techniquement, le club de kendo s’était inscrit en premier, donc je ne pouvais pas le bouger. En revanche, je pouvais agencer la suite un peu comme je voulais. Et c’est bien plus pratique d’être tout en bas.
Ce n’est pas un coup de génie publicitaire non plus. Plutôt que de me féliciter d’avoir mis en valeur le club de littérature classique, je me réjouissais surtout d’avoir pu manipuler le Guide à ma manière. Comme dirait la vice-présidente Shoukawa : « Enfin un travail bien accompli. » En dehors du Comité d’organisation, le club d’artisanat m’a aussi bien fatigué. Qui a eu l’idée de faire un tapis mandala, sérieusement ? Bon, c’était sympa à faire, donc je ne me plaignais pas trop, mais mes yeux avaient souffert à force de coudre.
Avec tout ce temps passé sur le Comité et le club d’artisanat, je n’ai que peu contribué au club de littérature classique. On ne peut pas tirer de conclusions en se contentant d’être une base de données comme moi, après tout. Et avec le peu de temps que j’avais, je me demandais parfois comment j’avais bien pu rédiger un essai aussi intéressant pour l’anthologie.
Je me demande où j’irai demain. En tout cas, je ne manquerai pas le Grand Quiz. Comme les membres de leur club ne pouvaient pas y participer, j’avais chances.
Pour le Jour 2, le concours de cuisine me tentait bien. J’ai décidé de faire du riz sauté aux fruits de mer. Sur ce terrain-là, je ne perdrai face à personne.
Je m’inquiétais surtout pour Mayaka, qui semblait déprimée. Mais elle est forte. Objectivement, sa part de responsabilité reste minime. Même si Chitanda-san est probablement très préoccupée, moi je reste optimiste. Nous n’y pouvons plus rien maintenant, mais on s’en sortira d’une manière ou d’une autre.
Ah, j’ai vraiment hâte d’être à ce Festival Culturel.
Et ainsi, le club de littérature classique va s’élancer à l’assaut contre déroute annoncée.
Quel bonheur que de devoir gravir un tel sommet !
Bon… je ferais mieux de dormir un peu pour me préparer. Ce serait une grave erreur de la part de Fukube Satoshi de manquer d’énergie en un tel jour.
003 – ♠ 01
Les chouettes dehors hululaient sans relâche, si bien que je n’avais plus du tout sommeil.Une ndd
J’hésitais à prendre un livre, mais rien sur l’étagère ne m’intéressait. Je descendis donc au salon, attrapai la télécommande pour jeter un œil à ce qui passait à la télévision, mais rien ne retint mon attention. Faute de mieux, je me tournai vers le vieil ordinateur recouvert de poussière dans un coin de la pièce et l’allumai.
Cet ordinateur appartenait autrefois à ma sœur. Aujourd’hui, c’est devenu le « centre web » de la famille Oreki. En pratique, je suis le seul à m’en servir, alors même que je ne suis pas particulièrement porté sur Internet. Ce n’était pourtant pas une vieille machine : elle possédait une puissance de calcul et une mémoire que je serais bien incapable d’égaler. Pourtant, je ne l’utilisais qu’une ou deux fois par semaine pour consulter les actualités. En somme, un usage assez pathétique pour un appareil pareil.
La page d’un moteur de recherche apparut. Je pensai d’abord cliquer sur les infos… mais je me ravisai et tapai « Lycée Kamiyama » dans la barre. Une liste de liens s’afficha aussitôt. Je me rendis sur le site officiel du lycée. Ce n’était pas la première fois que je le consultais. Outre les traditionnels encarts sur son histoire ou la présentation des activités scolaires, le site proposait aussi un salon de discussion réservé aux élèves, où j’étais déjà allé une fois.
Ce que je cherchais, évidemment, c’était des informations sur le Festival Culturel du lycée Kamiyama. Il devait bien y avoir quelque chose là-dessus. Et comme je m’y attendais, une bannière en haut de la page annonçait en gros caractères : « Plus qu’un jour avant le Festival Kanya ! » Sur le côté, une animation montrait un lycéen et une lycéenne de Kamiyama, en uniforme, transportant divers objets.
D’autres sections du site affichaient le programme du Festival, la liste des groupes participants, les accès, les consignes aux visiteurs, et même une boutique en ligne.
Je ne sais pas combien de groupes participaient, mais le site en recensait une bonne quantité. La page était remplie de photos, d’illustrations, de plans faits main et de tonnes d’infos, ce qui rendait la navigation étonnamment fluide. Après avoir parcouru tout cela d’un seul coup d’œil, je décidai de regarder ce qu’il y avait sur mon propre club, le club de littérature classique. C’est à ce moment-là que la connexion sauta. Difficile de dire pourquoi, mais il arrivait souvent que ce PC ait des soucis de réseau. Bah, tant pis. Alors que je m’apprêtais à regagner ma chambre, j’entendis quelqu’un descendre les escaliers. Au bruit léger des pas, je compris aussitôt que c’était ma sœur.
Comme il n’est pas pratique de se croiser dans un escalier étroit, je m’assis sur la chaise pour la laisser passer. Ses pas se dirigèrent vers la cuisine et le bruit du frigo qu’on ouvre se fit entendre, suivi du tintement des verres qu’on sort. Alors que je me levais pour retourner dans ma chambre, une voix m’interpela :
— Houtarou,
Mon intuition ne m’avait pas trompé. C’était bien la voix de ma sœur, à moitié endormie.
— Tu as ton Festival Culturel demain, pas vrai ?
Je tournai la tête vers la cuisine.
— Ouais.
— Tu ferais bien d’aller dormir.
— Qu…?
Je laissai échapper un son ridicule. Je n’avais vraiment pas envie qu’elle me donne des recommandations sur mon sommeil comme elle le ferait pour me rappeler de mâcher la bouche fermée ou de ne pas oublier mes mouchoirs en sortant.
Mais je ne voulais pas répliquer non plus, car cela ne ferait que compliquer les choses. Elle, de son côté, n’avait pas l’air de s’en soucier. Elle se servit quelque chose à boire, bu son verre d’une traite, puis ajouta :
— …Tu as l’air d’avoir un problème, en tout cas.
Je ne répondis rien. Elle se resservit un peu de la même boisson.
— Ta réaction me suffit pour savoir ce que tu penses. Enfin bref, le club de littérature classique aura forcément des ennuis pendant le Festival. C’est un peu une tradition, tu vois.
Hmph, une malédiction, hein ?
— Tu t’es vraiment engagé dans un club à problèmes.
— Ah bon ?
J’eus furieusement envie de lui rétorquer qu’elle était bien mal placée pour dire ça, étant donné que c’était elle qui m’avait demandé de rejoindre le club de littérature classique.
Quand je suis entré cette année au lycée Kamiyama, j’avais reçu une requête de ma sœur, ancienne membre du club, pour que je fasse perdurer ce dernier, ne serait-ce qu’en y inscrivant mon nom. Je comptais profiter tranquillement d’un club fantôme où je serais le seul à ne rien faire. Mais c’était sans compter sur une certaine fille nommée Chitanda qui s’était inscrite avec un objectif bien précis. Une fois cet objectif résolu, le club s’était retrouvé avec quatre membres. Toute cette suite d’événements en cascade avait été baptisée « Incident Hyouka » par Satoshi, et j’avais fini par devoir écrire un essai pour notre anthologie à ce sujet.
Soit dit en passant, je ne sais toujours pas ce que fait exactement un club de « littérature classique ». Normalement, on s’attendrait à y étudier les textes anciens de littérature… mais aucun des membres actuels n’a une passion pour ça. Faute de senpai pour nous transmettre le flambeau, nous avons un peu perdu notre raison d’être. Ce qui, personnellement, ne me déplaît pas.
Pour qu’un club soit reconnu, il ne suffit pas d’avoir des membres : il faut aussi mener des activités. En tant que club officiel, nous avions droit à un maigre budget, alloué pour la « réalisation d’une anthologie ». C’est ainsi que nous avons publié notre recueil d’essais, Hyouka. Après bien des rebondissements, nous avions enfin réussi à l’achever. Et nous comptions le vendre pendant le Festival Culturel qui débute demain.
C’est là que les problèmes ont commencé. Autant dire que ma sœur avait vu juste. Cela dit, comme c’est ma sœur, elle devait savoir quel genre d’activités menait le club. Mais elle était à l’étranger jusqu’à récemment. À son retour, il n’était plus vraiment nécessaire de lui demander ce qu’était censé être ce club. Tout bien considéré, je ne le détestais pas vraiment. Aussi, plutôt que de lui répondre sèchement, j’optai pour une autre approche.
— S’il y a vraiment une malédiction, tu ne pourrais pas me filer un charme, grande sœur ?
— Tu veux me racketter, maintenant ?
Elle resta silencieuse un moment, puis je sentis quelque chose voler dans ma direction. Je crus un instant qu’elle m’envoyait un vrai talisman, mais l’objet que j’attrapai n’avait rien de sacré. C’était un stylo-plume. Pas divin, non, mais plutôt classe : noir profond avec des bordures d’un mat argenté. Il ne devait pas être donné.
— Tu peux le garder.
— …Je suis censé dire merci ?
— Ah, au fait, il est à court d’encre. Et la plume est cassée.
Arrête de me jeter tes déchets à la figure ! Je l’entendis replacer quelque chose dans le frigo, puis ses pas s’éloignèrent dans le couloir. Elle me lança ensuite :
— …Je passerai faire un tour si j’ai le temps !
— Non, viens pas, répondis-je du tac au tac.
Même s’il devait y avoir plein d’incidents, sa venue ne ferait qu’aggraver les choses. Elle ne répliqua pas et monta les escaliers.
Je m’allongeai sur mon lit.
Comme j’attendais que le sommeil vienne, je ne pensais à rien de particulier. Je finis par fermer les yeux en poussant un long soupir.
Aujourd’hui, ou plus exactement hier, nous avions passé toute la journée à préparer le Festival Culturel. Officiellement, il dure quatre jours, mais le premier étant réservé aux préparatifs, l’ouverture réelle ne dure que trois jours. Et cela commence demain.
Satoshi semblait très enthousiaste. Rien d’étonnant à cela. Mais profiter du Festival Culturel n’était en rien une obligation pour moi. À la base, je comptais faire une sieste dans un coin jusqu’à ce que tout soit terminé. Ainsi, même si je ne vais pas jusqu’à dire des choses comme « Ce genre de festival, c’est ennuyeux », je reste fidèle à ma devise : « Si je ne dois pas le faire, je ne le ferai pas. Si je dois le faire, je le ferai vite » Je n’étais guère impliqué, de toute manière.
À vrai dire, même si je ne faisais rien, cela compterait quand même comme « participation ». Tout ce qu’on avait prévu, c’était de rester assis à vendre les anthologies qu’on avait mis tant d’efforts à écrire. C’était ça, le plan initial.
Naturellement, quand le problème est survenu, personne n’a cherché un coupable. Si faute il y avait, elle était collective. Et comme j’y étais pour quelque chose, même en partie, cela devenait une obligation à mes yeux. Quelque chose que je dois faire. La vraie question était : serais-je capable de le faire vite ?
Cela dit, même si on ne résolvait rien, ce n’était pas dramatique. Ce n’était pas une affaire à résoudre à tout prix. Chitanda s’inquiète trop. Elle ferait mieux d’adopter une philosophie plus économe en énergie. Ni pessimiste ni optimiste, façon Que sera, sera (advienne que pourra), j’attendais tranquillement le sommeil, prêt à accueillir ce qui viendrait.
004 – ♦ 01
Je me réveillai en pleine nuit, et me mis à réfléchir.
Oreki s’est peut-être trompé, mais je ne suis pas une perfectionniste. L’échec est inévitable si l’on ne s’est pas préparé ou que l’on a manqué de recherches. Mais il peut aussi survenir même quand on a pris toutes les précautions possibles. Donc, si l’on admet que les autres peuvent échouer, alors moi aussi, fatalement, je peux échouer. Si je suis capable de pardonner les erreurs des autres, je ne devrais pas être si impitoyable envers moi-même. Et pourtant, je suis en colère. Même si tout le monde m’a pardonnée, il y a des moments où je ne peux pas pardonner ma personne. Je ne peux que m’en vouloir pour cet échec. Mais pourquoi ? Il n’y a pas si longtemps, Fuku-chan m’a dit :
— Bon, Mayaka, si tu y réfléchis calmement, ce n’est pas si grave. Alors ne te prends pas trop la tête.
— Je ne m’inquiète pas. Et je n’ai pas besoin qu’on me ressorte ce genre de banalités.
Fuku-chan croisa les bras, baissa les yeux et grogna longuement. Il le faisait exprès, bien sûr, mais je n’ai jamais détesté ça chez lui.
— …D’après moi, tu n’as jamais été aussi en colère, que tu réussisses ou que tu échoues, perfectionniste ou non.
— Vraiment ?
Intriguée, je me penchai vers lui et demandai :
— Alors pourquoi je suis en colère ?
— Difficile à dire. J’ai peut-être un vocabulaire riche, mais mon répertoire de mots utiles est assez limité.
— Donc tu connais surtout des mots inutiles ?
— Disons que je connais tank desant[4] et Coup de bol… Non, ce n’est pas la question. Par exemple, tu connais la devise de Houtarou, sur l’économie d’énergie, non ?
J’acquiesçai franchement.
— Lui, il appelle ça comme ça. Mais quand Oreki fait quelque chose, on ne sait jamais vraiment si c’est vraiment pour économiser de l’énergie.
— Même après tout ce temps que tu le connais ?
— Tu crois que je le surveille sans arrêt ?
Fuku-chan sourit avec amertume.
— Bref. Laisse Oreki de côté. D’une certaine manière, si on appliquait cette devise à toi, alors tu n’es ni dans le vrai, ni parfaite. Mais je ne dis pas ça pour te froisser. Je parle d’autre chose.
Je pensais : Et voilà qu’il repart dans ses considérations… De toute façon, je n’ai jamais aimé qu’on me parle de moi. Alors la conversation dériva sur autre chose.
Mais ce qui comptait à cet instant, c’est que je n’arrivais pas à dormir, tant j’étais encore furieuse. Franchement, malgré toutes mes vérifications, comment avais-je pu oublier quelque chose d’aussi élémentaire ? Et pourquoi n’avais-je pas remarqué l’erreur au moment même où elle s’était produite ?
Le plus rageant, c’est que je ne pourrais même pas corriger le tir durant le Festival culturel, car je ne pouvais pas laisser tomber mes activités au sein du club de manga. Même si Fuku-chan avait dit que ce n’était pas si grave.
Grr… Ça m’énerve. Je suis en colère contre ma propre négligence.
Et pourtant, aussi frustrant que ce soit, Oreki avait entièrement raison lorsqu’il m’avait dit, d’un ton désinvolte, en évitant mon regard alors que nous étions seuls :
— Ce n’est pas quelque chose sur lequel tu devrais t’acharner. Si tu continues à te torturer pour ça, alors non seulement Satoshi, mais même Chitanda s’inquiètera pour toi, tu sais ?
Il avait visé juste. Même si j’étais la fautive, quand Chi-chan est arrivée, elle eut le visage pâle comme si c’était sa propre erreur. Au minimum, je ne veux pas qu’elle passe tout le Festival Culturel avec une tête pareille.
Alors, ne serait-ce qu’un peu, j’ai tenté de me pardonner.
Mais dès que je repensais à cette scène, impossible de retrouver mon calme !
Je n’avais pas le choix. Il fallait bien que je m’y fasse.
Je m’étais investie à ce point dans le Festival Culturel du lycée Kamiyama, au point d’en être stressée. Mais perdre le sommeil ainsi, ce n’était pas une solution.
Je sortis de mon futon et allai chercher la boîte à pharmacie. J’en sortis la bouteille de somnifères, même si je n’aimais pas vraiment ça.
J’en pris un comprimé, le coupai en deux, et avalai ce demi-cachet blanc.
[1] Fête japonaise d’origine chinoise, célébrée à la mi-août pour honorer les esprits des ancêtres à travers des rites, offrandes et danses traditionnelles (bon-odori).
[2] Ère Shôwa : 1926-1989 (signifie littéralement « Ère de paix éclairée ».
[3] Sanctuaire portatif utilisé lors des fêtes shintô pour transporter symboliquement une divinité à travers les rues. Porté par des hommes dans une procession rituelle sur un palanquin.
[4] Mot hyper-technique, inutile en conversation normale. Terme militaire russe désignant des soldats transportés directement sur un char de combat