COTEY3 T2 - CHAPITRE 7
L’observatrice
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Le jeudi arriva enfin, pile une semaine après l’annonce de l’examen. S’il fallait pointer du doigt quelques éléments d’instabilité, ce seraient la confrontation au café avec Ike et les autres, ainsi que le contact avec Hoshinomiya-sensei. Aucun autre élève des autres classes n’avait rapporté de problème particulier. C’était regrettable, mais l’incident avec Hoshinomiya-sensei ne pouvait que nuire à l’alliance. Cela dit, cela traduisait aussi son désir ardent de victoire.
Pour cet examen, toutes les classes semblaient alignées sur une ligne de départ parfaitement égale. Nul ne pouvait affirmer si des écarts avaient réellement vu le jour. Même les élèves de la classe de Ryuuen s’étaient montrés calmes, n’ayant entrepris aucune tentative d’entrave envers les autres. Ils avaient passé la semaine dans les règles. La moindre variation pourrait faire basculer le résultat.
J’étais déjà installé dans la salle de classe ce matin-là, attendant que les élèves arrivent peu à peu, lorsqu’un Hashimoto visiblement perplexe pénétra dans la pièce.
Hashimoto — On a un sacré problème, Ayanokôji. Au tout dernier moment, Rokujô et Yano vont s’absenter.
Moi — C’est Ryuuen qui a frappé ?
Hashimoto — C’est la première chose à laquelle j’ai pensé, mais il semblerait qu’ils n’aient eu aucun contact. Apparemment, c’est juste une grippe. Ils ont de la fièvre.
Hashimoto poursuivit ses explications. D’après ce que les deux filles avaient raconté, elles avaient été exposées à un éternuement d’un employé malade alors qu’elles faisaient des courses, il y a quelques jours. Rien qu’en entendant cela, on pouvait raisonnablement conclure à un accident malheureux.
Ayant identifié la cause de leur état, elles avaient choisi de rester chez elles, évitant ainsi d’aggraver leur cas ou de contaminer les autres. Il n’y avait donc pas lieu de les blâmer.
Hashimoto — Pourvu que leur retard ou leur absence ne pèse pas sur le résultat de l’examen… Je rêve un peu, hein ?
Moi — Je le crains.
Il y avait fort à parier que les présences de ce matin entraient aussi en ligne de compte dans les critères de l’examen de la semaine. Si tel était le cas, cette absence risquait fort de rompre l’équilibre jusque-là parfaitement maintenu entre les classes.
Hashimoto — Reste plus qu’à espérer que tu t’es planté sur tes 90 % de probabilité, Ayanokôji. Ce serait bien que ce soit un tout autre type d’examen, avec un autre barème.
Hashimoto s’accrocha à ce maigre espoir, misant sur une règle ou une épreuve encore inconnue.
Moi — Je doute qu’il y ait qui que ce soit dans la classe pour ça, mais au cas où, transmets bien ceci de ma part : il est formellement interdit de critiquer ou d’attaquer ceux qui sont absents. Même si ça nous coûte l’examen, ça ne changerait rien de fondamental.
Hashimoto — Évidemment. Tout le monde est déjà au courant.
Hashimoto me montra l’écran de son téléphone, où s’affichait le message qu’il venait d’envoyer. Désormais, tous les élèves déjà présents dans la classe étaient informés.
Malgré une pointe de déception ou d’agitation, chacun avait repris place sans faire d’histoire.
Ils savaient que céder à la panique n’allait pas redresser leur note.
Certains, toujours nourris de l’espoir que l’épreuve finale n’ait aucun rapport avec tout cela, continuaient à réviser avec sérieux.
1
Après les cours, Ichinose m’envoya un message. Elle souhaitait me voir pour discuter des résultats de l’examen et de quelques autres sujets. Je me rendis donc au deuxième étage du Keyaki, dans la salle de sport, chose que je n’avais pas faite depuis longtemps. Là, je tombai sur la silhouette de Watanabe. Il faisait les cents pas devant l’entrée sans jamais se décider à entrer.
Moi — Tu fais quoi, là ?
Watanabe — O-oh, Ayanokôji !? Q-quelle surprise. Ça fait un bail… T-tu tombes vraiment bien.
Watanabe leva la main en guise de salut. Rien qu’à son ton, on sentait clairement qu’il était déstabilisé.
Watanabe — Je me demandais si je devais m’inscrire à la salle… J’ai un peu envie de me remettre en forme, avoir un physique affiné, avec les muscles qui ressortent, tu vois le genre… Et puis, si je m’entraîne avec Amikura, ça me permettrait de passer plus de temps avec elle, tu vois ? Disons que ce serait deux objectifs atteints d’un coup…
L’intention était louable, mais il était évident que le second motif l’emportait largement sur le premier.
Moi — Si tu en as vraiment envie, n’hésite pas. Tu peux venir t’inscrire quand tu veux. Et moi, ça me ferait plaisir d’avoir quelqu’un de plus avec qui discuter ici.
Watanabe — S-sérieux ? Je peux dire que je suis là parce que j’ai été invité par toi, Ayanokôji !?
Visiblement, Watanabe attendait plus un petit coup de pouce pour franchir le pas que de le faire de lui-même.
Moi — Bien sûr.
À ma réponse, ses yeux s’illuminèrent de joie.
Moi — J’ai rendez-vous avec Ichinose. Elle ne devrait pas tarder. Ça te dirait de faire une séance d’essai avec nous, puis de t’inscrire ? Amikura viendra sûrement aussi.
Watanabe — A-ah ouais, ça perd pas de temps.
Je m’attendais à ce qu’il se défile, mais contre toute attente, Watanabe hocha la tête avec détermination. Nous approchions de l’entrée de la salle lorsqu’il s’arrêta soudain, figé.
Watanabe — …Tu penses que ce n’est pas cramé ?
Moi — Honnêtement, difficile à nier. Les filles sont très sensibles à ce genre de choses, surtout en amour. Un gars qui n’a jamais mis les pieds ici qui, soudainement, veut s’inscrire… Ichinose le comprendra sûrement, et Amikura pourrait s’en rendre compte elle aussi.
Je partageai mon analyse, nourrie par mon expérience croissante en la matière.
Watanabe — Non, ça va pas ! J-je veux surtout pas qu’Amikura s’en rende compte à ce stade !
Rien qu’en imaginant la scène, Watanabe se rendit compte à quel point son comportement pouvait sembler louche.
Moi — Se faire comprendre par la personne qu’on aime peut aussi être une stratégie, tu sais.
Watanabe — P-peut-être… mais je ne suis pas aussi doué que toi, Ayanokôji. Si c’était un RPG, je serais encore au tout début du jeu, même pas sorti du village de départ. Et là, tu veux que je me tape un boss niveau 50 avec mon niveau 1…
Je ne comprenais pas trop sa métaphore, mais il semblait clairement ne pas être prêt à se dévoiler.
Moi — Alors tu t’inscris pas, finalement ?
Watanabe — Hmm… Plus j’ai d’occasions de parler avec Amikura, mieux c’est… mais…
Moi — Dans ce cas, même si ça complique un peu les choses, il y a un moyen de dissimuler ton véritable objectif.
Watanabe — Dissimuler ?
Moi — « Cacher un arbre dans la forêt », comme on dit. C’est peut-être exagéré, mais si tu convaincs deux ou trois autres personnes de venir s’inscrire avec toi, tu ne seras plus qu’un parmi d’autres invités par mes soins.
Watanabe — Oh, pas mal comme idée. Tu connais des gens dans ta classe qui pourraient venir ?
Moi — Mieux vaut éviter les élèves de la classe C. Si tu veux rejoindre naturellement le groupe d’Ichinose et Amikura, des gens de la D seraient plus appropriés.
De plus, faire venir des élèves de la classe C compliquerait les choses si l’alliance devait un jour prendre fin.
Watanabe — Je vois… Comme on est dans la même classe, ça rend les choses plus naturelles… mais je me demande s’il y en a qui accepteraient de s’inscrire…
C’était la première fois que je discutais vraiment avec Watanabe depuis mon transfert. Il n’avait pas fait la moindre allusion à mon passage de la classe A à la C. Plus qu’une marque de délicatesse, cela ressemblait à de l’indifférence.
Moi — Je ne connais pas très bien les élèves de la D, mais que dirais-tu de Shibata ? Il est au club de foot, il doit aimer bouger. Il pourrait continuer à travailler son corps à la salle…
Watanabe — Ah non, surtout pas lui !
Watanabe écarquilla soudainement les yeux, puis posa fermement les mains sur mes épaules pour m’empêcher d’aller plus loin.
Moi — Il y a un problème avec lui ?
Watanabe — T’es vraiment cruel… Et ton air d’innocent là, c’est encore plus agaçant. Non, vraiment, c’est pas possible… Si Shibata te voyait avec Ichinose, il en pleurerait, j’en suis sûr…
Moi — Hein ?
Après avoir répété un second « c’est vraiment pas possible », Watanabe ajouta quelque chose à voix basse, mais je ne parvins pas à l’entendre.
Watanabe — Sérieusement, imagine un peu : si Shibata s’inscrit, il deviendra peut-être mon rival. Il est plutôt populaire, tu sais.
Moi — Je vois. Je n’y avais pas pensé.
Je n’avais presque aucune information sur les relations amoureuses au sein de la classe D.
Watanabe — Honnêtement, je ne vois pas trop qui je pourrais proposer. Et faut dire qu’une inscription ici, ça coûte un peu d’argent.
S’il s’agissait d’un engagement pris à la légère, juste sur un coup de tête, ça pouvait vite devenir risqué.
Moi — Dans ce cas, j’ai une idée. Évidemment, à condition que la personne choisie ne représente pas un danger pour toi.
Watanabe — Qui donc ?
Moi — Kanzaki, Himeno et Hamaguchi. Tu penses qu’ils sont une menace pour toi ?
Watanabe — Ces trois-là ? Pas vraiment de lien entre eux. Himeno est une fille, donc c’est pas la question. Et Kanzaki et Hamaguchi, c’est pas trop des types à se lancer dans une guerre amoureuse. Par contre… je les imagine mal fréquenter une salle de sport.
Moi — Détrompe-toi. Surtout Kanzaki. S’il est un minimum motivé, je pense que j’ai de bonnes chances de le convaincre.
Watanabe — S-sérieux ?
Watanabe pencha légèrement la tête, visiblement perplexe.
Moi — Si ça ne te dérange pas, je peux aller leur parler.
Watanabe — Oui, bien sûr, vas-y.
Au départ, je comptais me servir de Kanzaki et des autres pour provoquer un changement chez Ichinose.
Mais elle avait progressé bien au-delà de mes attentes. Une bonne nouvelle pour eux, certes… mais il était probable qu’ils n’acceptent pas encore cette évolution si facilement. Le fait qu’ils n’aient pas cherché à me parler malgré leur connaissance de l’alliance en était une preuve. Jusqu’à présent, nos échanges s’étaient limités aux aspects purement stratégiques. Mais dans les mois à venir, il serait nécessaire d’augmenter les interactions.
Même si Ichinose avait surmonté ses doutes, un examen spécial ne pouvait se gagner seule. Kanzaki, Himeno, Watanabe, Amikura… pour faire progresser ces élèves, il faudrait les pousser vers le haut. Faire de cette salle de sport un lieu d’échange pour la classe D, c’était une idée un peu sortie de nulle part, mais si tout se passait bien, cela pouvait devenir une option intéressante.
Moi — En tout cas, rentre chez toi pour aujourd’hui. Laisse-moi un peu de temps pour convaincre Kanzaki et les autres. Ce sera plus naturel ensuite pour toi de te rapprocher d’Amikura.
Watanabe — O-oh… Merci, Ayanokôji. T’es vraiment un type bien.
La joie de Watanabe transparaissait sur son visage tandis qu’il descendait l’escalier d’un pas léger. Rien qu’à voir la façon dont il agitait les bras, on devinait son excitation. Il me restait encore un peu de temps avant l’arrivée d’Ichinose. Je décidai donc d’aller me changer et de commencer mon entraînement. Je me rendis au comptoir, sortis ma carte de membre et procédai aux formalités. C’est alors qu’un autre élève entra derrière moi.
— …Salut…
C’était Utsunomiya, de la classe C de première. Je ne l’avais encore jamais croisé ici. Était-il lui aussi membre de cette salle ? Il dut remarquer mon regard, car il m’adressa la parole d’un ton légèrement gêné.
Utsunomiya — Je suis juste venu jeter un œil. Tu viens souvent ici, Ayanokôji-senpai ?
Peut-être envisageait-il de s’inscrire. Ce coin discret qu’était la salle de sport allait-il bientôt accueillir de nouveaux visages ?
Moi — Oui, j’ai été invité par quelqu’un il n’y a pas longtemps.
Utsunomiya — Je vois… d’accord…
Rien qu’à son attitude, on voyait bien qu’Utsunomiya ne s’intéressait ni à ma fréquence de venue ici, ni à mon rapport à cette salle de sport.
Moi — La salle propose une séance d’essai gratuite. Si ça t’intéresse, essaie donc.
Peut-être étais-je un peu intrusif, mais je jugeai bon de le préciser au moins.
Utsunomiya — J’y penserai.
Comme je m’y attendais, Utsunomiya répondit d’un air impassible, sans surprise. Sans doute ne voulait-il pas qu’on le voie en train d’envisager une inscription, car il fit aussitôt demi-tour et quitta les lieux.
— C’était Utsunomiya-kun, non ? Vous n’êtes pas très proches ? L’atmosphère semblait un peu tendue.
C’était Mlle Akiyama, l’employée de la salle.
Moi — De mon côté, je n’ai pas vraiment d’avis, mais on ne peut pas dire que nous soyons en bons termes.
En général, lorsque j’avais affaire à Utsunomiya, Tsubaki était toujours présente. Il était donc rare que nous ayons une conversation en tête-à-tête.
Moi — Je ne pensais pas que vous connaissiez le nom d’Utsunomiya.
Mlle Akiyama — Ces deux derniers jours, il est souvent passé ici. Soit il se présentait au comptoir comme à l’instant, soit il restait devant la porte. Alors, nous avons eu quelques échanges.
Moi — Donc il compte vraiment s’inscrire.
Mlle Akiyama — Difficile à dire. C’est possible, mais je pense qu’il s’intéresse plutôt à une élève de seconde.
Moi — Une seconde ?
Mlle Akiyama — Récemment, Utsunomiya-kun est venu avec une élève de seconde, oui. Elle s’est inscrite avant-hier. Ils avaient l’air proches, alors je suppose qu’il vient pour savoir comment ça se passe pour elle.
Cela donnait plutôt l’impression qu’ils se connaissaient déjà avant d’entrer à Kôdo Ikusei.
Mlle Akiyama — Aujourd’hui, elle n’est pas encore passée…
Moi — Je vois.
Si Utsunomiya connaissait cette seconde depuis longtemps, il n’aurait pas besoin de venir exprès à la salle. Un simple message suffirait. Ce qui signifiait qu’ils n’avaient sans doute pas encore échangé leurs coordonnées.
Mlle Akiyama — Au fait, cette fille a des capacités physiques impressionnantes. Le premier jour, quand elle a utilisé le tapis de course, beaucoup se sont attroupés pour la voir. Moi aussi, je suis allée jeter un coup d’œil. Elle a couru plusieurs minutes à une vitesse de 20 km/h, puis, sans reprendre son souffle, elle est passée à d’autres exercices. Mashima-sensei en est resté bouche bée.
En général, dans un gymnase, on ne règle pas la vitesse d’un tapis de course aussi haut. Au moindre faux pas, il y avait un risque de chute. Même en appuyant sur le bouton d’arrêt, l’appareil ne s’immobilisait pas instantanément. Un tel réglage était réservé presque exclusivement aux entraînements de sprint pour les athlètes, ou à ceux qui pratiquaient le football ou les sports de combat.
Elle n’était qu’en seconde alors elle avait quinze ou seize ans tout au plus, et pour une fille, sa performance était remarquable. Même dans la White Room, certains enfants n’avaient pas pu atteindre ce niveau et avaient fini par être écartés. En somme, la salle venait de gagner un membre pour le moins intéressant. Mais pourquoi Utsunomiya s’intéressait-il autant à elle ? Si je devais émettre une hypothèse…
Mlle Akiyama — On dirait bien qu’une tempête amoureuse est sur le point de souffler.
Elle plissa les yeux avec malice, un sourire aux lèvres. C’était peut-être, en effet, une situation semblable aux sentiments de Watanabe ou aux garçons gravitant autour de Shiraishi. Une romance que je n’aurais pas pu comprendre si je n’avais pas été en couple avec Karuizawa. Et l’image de Shiina traversa mon esprit.
Avec l’expérience, j’étais devenu plus attentif à l’atmosphère amoureuse entre moi et mon entourage.
Mlle Akiyama — Ah, au fait… J’aimerais te demander quelque chose, si tu veux bien.
Moi — Quoi donc ?
Mlle Akiyama — Dis-moi, pour Mashima-sensei… il a l’air d’être quelqu’un de franc mais est-ce vraiment le cas ? Ou cache-t-il bien son et c’est en réalité un playboy ?
Moi — Je ne peux pas écarter totalement cette possibilité, mais à mes yeux, c’est un professeur sérieux. Sa véritable nature ne doit pas être bien différente de ce que vous en percevez.
Mlle Akiyama — Vraiment ? Merci.
Pour l’instant, il semblait que rien de concret ne s’était encore passé entre eux. Mais à en juger par l’attitude d’Akiyama, il y avait toujours une possibilité.
Au final, ni Kôenji ni l’élève de seconde qui attirait tant l’attention ne se montrèrent, et le gymnase resta étrangement calme.
2
Après avoir bien transpiré, Ichinose, Amikura et moi quittâmes la salle de sport.
Amikura — Dans ce cas, je vais faire un détour pour rentrer.
À peine sortis, Amikura trottina sur quelques pas pour mettre de la distance entre nous. Elle nous fit un signe de la main, puis prit l’ascenseur pour descendre.
Moi — Elle avait l’air pressée. Elle avait rendez-vous avec quelqu’un ?
Ichinose — Non, je crois qu’elle voulait surtout nous laisser un espace pour discuter, toi et moi.
Était-ce par souci d’harmonie entre les leaders de classes alliées, ou pour une autre raison ? La vérité n’était pas bien difficile à deviner.
Ichinose — Si ça te va, on rentre ensemble ? … Ah, je dis ça, mais ça risque de te mettre dans l’embarras. Si tu veux refuser.
Moi — Non, pas de problème. De toute façon, j’avais prévu de rentrer directement. Et puis, on n’a pas encore vraiment parlé de l’examen.
Ichinose — Vraiment ? Tant mieux, je suis contente.
Elle leva les yeux vers moi, un sourire aux lèvres et les coins des yeux légèrement relevés. Je quittai donc le Keyaki à ses côtés. Il était déjà dix-huit heures trente, mais le ciel n’était pas encore sombre et laissait paraître un bleu limpide. La journée avait laissé place à la lente progression du long coucher de soleil.
Ichinose — Les résultats de cet examen sont un peu décevants, tu ne trouves pas, Ayanokôji-kun ?
Moi — On aura beau faire attention à sa santé, il arrive toujours qu’on tombe malade. C’est inévitable.
Comme les quatre classes l’avaient imaginé, cette fois, l’examen s’était étalé sur une semaine entière. L’évaluation reposait sur l’attitude des élèves et le respect du règlement scolaire. Les critères précis n’étaient pas publics, mais au vu des résultats, les quatre classes s’en étaient sorties à peu près à égalité.
La classe d’Ichinose s’était classée première et avait gagné cinquante points de classe. Celles de Horikita et Ryuuen partageaient la deuxième place, avec dix points chacune. Quant à notre classe, deux absences nous avaient relégués en dernière position, avec une pénalité de vingt-cinq points. Heureusement, l’incident avec Hoshinomiya-sensei n’avait pas eu de répercussion négative.
Classe de Horikita — 1 240 points de classe
Classe de Ryuuen — 1 081 points de classe
Classe d’Ayanokôji — 867 points de classe
Classe d’Ichinose — 864 points de classe
Les positions restaient inchangées, et l’écart entre les classes A à D demeurait presque identique.
Moi — Ce n’est pas grave. Il suffira de gagner le prochain examen spécial pour rattraper ce retard.
Ichinose — C’est vrai… Tu es rassurant, Ayanokôji-kun. Alors moi aussi, je vais devoir faire des efforts pour être utile.
Moi — Bien sûr. Et j’aurai aussi besoin de ton aide. D’ailleurs, j’aimerais te parler d’autre chose… J’aimerais inviter plus de monde à venir s’entraîner.
Ichinose — Pas de problème ! Je m’inquiétais justement que la salle ait trop peu de membres pour être rentable.
Elle accepta aussitôt mon idée, puis ajouta :
Ichinose — Mais tu n’as pas besoin de mon autorisation, non ?
Moi — Pas forcément… Sauf que les personnes que je veux inviter sont dans ta classe.
Ichinose — Ah oui ? Qui donc ?
Moi — Watanabe, Kanzaki et Himeno. J’aimerais leur en toucher un mot.
Je prononçai leurs noms d’un ton aussi naturel que possible, pour ne pas éveiller de soupçons. Et je pris soin de ne pas mentionner Hamaguchi. Mais face à une interlocutrice de cette trempe, ma manœuvre n’était qu’un jeu d’enfant à déjouer. En entendant ces noms, Ichinose esquissa un sourire.
Ichinose — Intéressant, comme trio. Kanzaki-kun semble avoir pris un peu de distance avec moi, mais il se rapproche de plus en plus de Himeno-san. On les voit souvent discuter tous les deux. Quand j’ai montré une facette de moi un peu fébrile, ils m’ont tout de suite assuré qu’ils chercheraient des solutions. S’ils venaient s’entraîner avec nous, ça pourrait dissiper les barrières inutiles entre nous. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas inviter aussi Hamaguchi-kun ?
Elle avait percé mes intentions à jour, et connaissait parfaitement la situation dans sa propre classe.
Ichinose — Et puis, Watanabe-kun veut juste se rapprocher de Mako, pas vrai ?
Moi — Exactement. Impossible de te cacher ça.
Mon envie d’animer la salle était réelle, mais les raisons qui guidaient mon choix de ces personnes n’avaient pas échappé à son regard.
Ichinose — Ce genre de détail, je le devine tout de suite. Très bien, j’approuve totalement. Tant que Watanabe-kun joue le jeu, ça ira. Et tu crois que Kanzaki-kun et les autres accepteront ?
Moi — Ils viendront… ou plutôt, ils n’auront pas vraiment le choix. Il faut vraiment, et au plus vite, parvenir à unir la classe dans toute sa profondeur.
Ichinose — Oui. Et puis, les lieux ne se limiteront pas toujours à la salle de sport. Tant que Watanabe-kun fait semblant de ne pas laisser paraître ses véritables intentions, ça ira.
Moi — Dans ce cas, je vais les inviter directement.
Ichinose — Merci… Je suis vraiment contente de pouvoir compter sur toi, Ayanokôji-kun.
Elle me lança un sourire chaleureux depuis mon côté droit, puis, l’instant d’après, le dos de sa main gauche effleura celui de ma main droite. Une seconde fois, nos mains se rapprochèrent, et nos doigts commencèrent à s’entrelacer.
Mais Ichinose sembla réagir par réflexe, comme si c’était interdit, et s’écarta brusquement de mon côté. Les joues rouges, le regard fuyant, elle finit pourtant par revenir lentement à ma hauteur.
Ichinose — P… pardon. C’est venu tout seul… Je n’ai pas réussi à me retenir. Après tout, nous ne sommes que de simples amis.
Même si nous nous étions déjà montrés dans notre plus simple appareil, notre lien restait cantonné à ce terme on ne peut plus ordinaire d’« amis ». Ce n’était qu’une nuance de mots, mais entre nous se dressait une barrière épaisse, impossible à franchir.
Attraper sa main hésitante aurait été facile. Et ce geste n’aurait certainement pas suscité le moindre rejet de sa part. De même, ni sa personnalité, ni son corps, ni sa façon de penser ne provoquaient chez moi la moindre aversion. Bien au contraire : comparée à des attitudes à moitié assumée de bien d’autres, elle rayonnait véritablement.
Je la fixai.
Elle croisa mon regard, les traits marqués par une timidité évidente. En partie, Ichinose connaissait et acceptait cette part d’obscurité en moi. C’était là la mesure de l’ampleur de son amour.
Et pourtant…
Si l’on me demandait si j’avais ressenti, à cet instant précis, une once d’amour, ma réponse serait négative. Mon esprit repartit vers ces brefs instants passés, il y a quelques jours, à la bibliothèque après les cours, en compagnie de Shiina, et vers l’image d’elle tenant une fleur dans ses bras.
Ce souvenir m’avait empli d’un bonheur pur, d’un espace émotionnel que je n’avais encore jamais connu.
Je désirais intensément revivre ce moment, cette émotion qui m’était jusqu’alors étrangère.
Ichinose — … Tu penses à quelqu’un, n’est-ce pas ?
Ses lèvres s’étaient à peine entrouvertes, mais c’était comme si son regard avait lu en moi.
Moi — Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Ichinose — Parce que… tu as l’air heureux.
Douée de nature pour lire entre les lignes et comprendre les autres, Ichinose avait, depuis cette fameuse nuit, vu son intuition se décupler.
Ichinose — Désolée… Tu n’es pas obligé de répondre. Après tout, c’est un sujet dans lequel des amis n’ont pas à trop s’immiscer.
Un voile de mélancolie passa sur son visage, vite remplacé par son expression habituelle. Nous maintenions entre nous une légère distance jusqu’à arriver devant la porte du dortoir.
Ichinose — Bon, alors j’attendrai la réponse de Kanzaki-kun et des autres.
Moi — Oui.
Je suivis du regard sa silhouette franchissant l’entrée du bâtiment, puis levai légèrement les yeux vers le ciel rougeoyant du crépuscule.
Je me sentais porté par la joie d’avoir découvert une émotion nouvelle.
Mais quelle influence cette émotion aurait-elle sur moi… ou sur les autres ?
Conduirait-elle bientôt à une prospérité infinie, à une destruction vaine, ou à un tout autre chemin encore inconnu ?
À cet instant, je me sentais comblé, pleinement satisfait.
Et pour cela, je devais exprimer une profonde gratitude.
3
Jeudi, un peu après 16h30.
Alors qu’Ayanokôji retrouvait Ichinose et les autres, Shiraishi, contactée par quelqu’un, se rendit seule au restaurant du Keyaki. La plupart des élèves se retrouvaient à la cafétéria, ce qui rendait ce lieu, consacré avant tout aux repas, moins fréquenté. Les places libres y étaient nombreuses.
Elle s’installa à une table au fond de la salle et, sur la tablette, commanda un thé noir. Même en étant indulgent, on ne pouvait pas dire que le goût soit remarquable : cela avait tout d’une infusion bon marché préparée avec des sachets premier prix. Si le thé avait été aussi bon que celui de la cafétéria, il y aurait sûrement eu plus de monde à cette heure-ci, songea Shiraishi. Cela dit, le restaurant n’était pas désert : quelques clients s’y trouvaient encore.
Alors que le thé venait d’arriver, une élève entra et prit place à la table voisine, derrière elle. Peu après, elle entendit dans son dos le bip électronique de la tablette notifiant la réception de la commande.
Nanase — Je t’ai fait attendre ?
La voix, douce et claire, portait une pureté teintée de jeunesse, mais aussi une certaine force.
Shiraishi — Ne t’en fais pas, je viens juste d’arriver.
Nanase — C’était vraiment une bonne idée, de se retrouver ici ?
Shiraishi — Oui. Assises ainsi, dos à dos, on peut discuter tranquillement, tu ne trouves pas ?
Nanase — C’est vrai que le peu de clients facilite la conversation, mais en contrepartie, ça attire l’attention. Dès que quelqu’un entre, il peut facilement nous remarquer et s’en souvenir.
Derrière son calme apparent, sa voix trahissait une vigilance marquée.
Dans cette configuration où seule la voix de l’autre lui parvenait, Shiraishi se trouvait en position de force. Personne, hormis elles, ne pouvait deviner la nature de cet échange rare.
Shiraishi — Peut-être visuellement, oui. Mais vu que nous sommes dos à dos, personne ne devinera notre relation. Et si l’on peut voir quelqu’un, c’est qu’il peut aussi nous voir. Tant que tu restes calme, il n’y a pas de problème.
Après tout, elles n’étaient là que par hasard, dans un endroit peu fréquenté. Qu’elles soient de classes différentes, voire de promotions différentes, réduisait encore le nombre de personnes susceptibles d’imaginer qu’elles se retrouvaient exprès pour parler.
Nanase — Un élève ordinaire croirait juste à une rencontre fortuite. Je n’ai pas beaucoup de gens à surveiller, mais si Ayanokôji-senpai nous voyait…
Shiraishi — Même s’il assistait à ça, il ne comprendrait pas. Il garderait simplement une image floue de nous deux en mémoire, jusqu’au jour où il aurait besoin de s’y replonger.
Ce jour-là, à ce moment, Shiraishi et Nanase s’étaient assises dos à dos dans ce restaurant. Feignaient-elles d’être étrangères tout en échangeant des propos qu’elles ne voulaient pas voir entendus ? Il se lancerait forcément dans une réflexion que peu pourraient concevoir.
Nanase — Puis-je te demander pourquoi tu prends le risque, alors que tu sais tout cela ?
Shiraishi — Tes craintes sont infondées, Nanase. À l’instant, Ayanokôji-kun est entré à la salle de sport avec Ichinose-san. Ils y resteront bien une heure, au minimum.
Nanase — Tu ne lui as pas demandé directement, ni fait appel à quelqu’un pour te renseigner ? Ça éveillerait des soupçons.
Shiraishi perçut dans sa voix calme une légère nuance d’inquiétude.
Shiraishi — Je lui ai juste dit bonjour aujourd’hui, rien de plus.
Nanase — Alors, comment as-tu su où il était ?
Shiraishi — Disons que la façon dont j’obtiens mes informations relève du secret professionnel.
Elle emprunta cette réplique à Ayanokôji, qu’il lui avait dite par le passé.
Nanase — Pardonne-moi, mais si tu t’étais servie de ton amie Nishikawa-senpai, ce serait un peu exagéré. Si elle l’avait suivi, Ayanokôji-senpai s’en serait forcément rendu compte, et il aurait pu soupçonner que c’était à ton instigation, Shiraishi-senpai. À moins qu’elle ne possède un talent caché ?
Peu l’auraient remarqué, mais lorsqu’elle mentionna Nishikawa, il y eut dans sa voix une légère insistance.
Shiraishi — Tu sais très bien qu’elle n’en est pas capable. Nous ne sommes que de simples amies. Tu te fais des idées.
Nanase — … Je vois.
Shiraishi — Tu peux vérifier que je n’ai commis aucune imprudence, mais de ton côté, Nanase, tu as commis une erreur. Tu as laissé des élèves sans rapport découvrir que tu possédais deux téléphones, et t’entendre parler avec quelqu’un qui avait déjà quitté l’école.
Nanase — C’est vrai. C’est de ma faute.
Shiraishi — J’ai fait taire Hashimoto-kun et Morishita-san. Ayanokôji-kun finira peut-être par l’apprendre, mais pour l’instant, ça devrait aller.
Nanase — Merci de m’avoir aidée à nettoyer ce bazar.
Shiraishi prit la soucoupe de la main gauche et crocheta l’anse de la tasse avec la droite.
Shiraishi — On peut passer au sujet principal ? Me parler directement est une violation claire du règlement.
Nanase — Je sais que ta vie au lycée a toujours été celle d’une élève ordinaire. Mais… je ne peux faire que ce qui est en mon pouvoir. Alors je t’en prie, aide-moi.
Shiraishi — Et que veux-tu que je fasse ?
Nanase — Je veux faire exclure rapidement Ayanokôji-senpai en le prenant par surprise.
Shiraishi ferma les yeux pour peser chacune de ses paroles. Sa voix n’exprimait ni impatience ni mensonge, et elle estima la déclaration crédible.
Shiraishi — Je comprends, mais je refuse.
Nanase — Pourquoi ?
Shiraishi — Parce que je ne suis qu’une spectatrice. Je n’ai jamais joué de rôle dans tout ça. C’est précisément parce que je n’ai pas été impliquée ces deux dernières années qu’Ayanokôji-kun me voit comme une fille ordinaire.
Nanase — Alors pourquoi te rapprocher de lui maintenant ? Même s’il ignore qui tu es, il se doute peut-être que tu n’es pas une élève ordinaire.
Shiraishi — C’est vrai… Mais je n’y peux rien. Le hasard a voulu que nous soyons dans la même classe et voisins. Et puis il y a eu cette matinée où nous étions seuls à discuter… Dans ces conditions, difficile de contenir ses impulsions.
En repensant à cette matinée, Shiraishi esquissa un sourire.
Shiraishi — Aujourd’hui, je veux juste profiter de ma vie de lycéenne à ses côtés, comme une simple camarade de classe qui savoure cette jeunesse insouciante. Juste en tant qu’observatrice. De toute façon, cette gêneuse de Sakayanagi a déjà quitté l’école d’elle-même.
Nanase — Je vois… Il va être difficile de compter sur toi, Shiraishi-senpai.
Elle but une gorgée de son thé au lait glacé, utilisant cette pause pour rassembler ses idées.
Nanase — Est-ce que d’autres anciens élèves que toi ont reçu la même mission, celle d’observer ?
Shiraishi — Qui sait… C’est possible, mais je n’en sais rien. Notre rôle, c’est simplement de vivre ces trois années comme des élèves ordinaires.
Nanase — Tant que je peux approcher Ayanokôji-senpai, j’agirai. Si tu ne veux pas m’aider, je chercherai d’autres anciens prêts à le faire.
Shiraishi — Même en me menaçant, tu ne m’auras pas.
Nanase — Je suis dans ce camp, sache-le.
Shiraishi — Tu ne devrais pas être aussi directe, non ?
Nanase — … Pardon. Oui, ma position m’empêche de rompre les règles.
Shiraishi — Exact. Si je suis venue aujourd’hui, c’est juste pour te rassurer à propos de Hashimoto-kun et Morishita-san. Pour le reste, je ne compte pas m’impliquer.
Nanase — Donne-moi au moins des informations… ne serait-ce que le nom de mes alliés. Je me débrouillerai ensuite.
Shiraishi — Si tu veux savoir, demande directement à ton supérieur. C’est bien Tsukishiro-san, ton protecteur ? Même si je ne l’apprécie pas beaucoup.
Elle reposa la tasse vide sur sa soucoupe et se leva.
Nanase — Je sais désormais que tu ne m’aideras pas. Mais laisse-moi te dire une chose : si je devais quitter l’école avant qu’Ayanokôji-senpai n’ait vu son sort fixé… les événements prendraient probablement une tournure que Shirogane-sensei ne souhaite pas. Réfléchis-y.
Shiraishi — D’accord. Je m’en souviendrai.
Sans même hocher la tête, Shiraishi tourna les talons et quitta le réfectoire avant Nanase.