COTEY3 T2 - CHAPITRE 5

Le courage de Yamamura

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Depuis l’annonce de l’examen, en comptant le samedi et le dimanche, c’était désormais le quatrième jour, un lundi, après les cours. Je ne saurais dire combien de jours d’hésitation avaient passé, mais j’avais l’impression que le temps filait à toute allure. Dehors, la lumière du jour restait vive, mais le ciel n’allait pas tarder à se teinter de rouge au coucher du soleil. Peut-être pouvait-on appeler cet état d’esprit… une pointe de mélancolie.

Morishita — Ayanokôji Kiyotaka. Tu pourrais m’écouter un peu ?

Sitôt Mashima-sensei sorti de la classe, une voix désabusée s’éleva derrière moi, me ramenant brutalement à la réalité. Comme si l’on m’avait tiré les cheveux violemment depuis l’arrière. Non… comme si l’on tirait encore, et encore, avec insistance… Ce n’était pas une image. On me tirait réellement les cheveux avec force.

Morishita — Tu n’as pas perdu l’ouïe, quand même ?

Moi — J’ai entendu, alors lâche-moi les cheveux. C’est quoi cette façon de m’aborder ?

Je n’avais pas le choix. Je me retournai pour comprendre ce qu’elle voulait.

Morishita — Yamamura Miki a apparemment quelque chose à te dire.

Moi — Yamamura ?

Même si la sonnerie venait tout juste de retentir, son visage avait déjà disparu de mon champ de vision lorsque je regardais par la fenêtre. Elle avait probablement quitté la salle en dissimulant instantanément sa présence et le bruit de ses pas. Puis Morishita reçut un message.

Morishita — À mon avis, elle ferait mieux de te parler directement, mais dans son état actuel, si elle s’adressait à toi ouvertement, ça attirerait trop l’attention. Déjà qu’elle a une présence aussi fine qu’un bout de plastique d’emballage… Bon, j’admets que cette comparaison est un peu ratée, mais ça va, non ?

Moi — Je n’ai encore rien dit…

Elle enchaînait les absurdités, seule dans son délire, et se répondait à elle-même avec le plus grand sérieux. J’avais prévu d’aller à la bibliothèque, aujourd’hui.

Mais bon, je pouvais bien dégager un peu de temps pour rencontrer Yamamura. Surtout que si je laissais passer cette occasion, je ne savais pas quand j’aurais la chance de lui parler à nouveau.

Moi — Je fais quoi, alors ?

Morishita — Tu me suis. Je t’emmène. Tu me revaudras la chose, hein ?

Morishita se leva d’un bond avec le pouce en l’air se donnant des airs d’héroïne venue à la rescousse. Elle aurait pu simplement me dire où aller. Au lieu de ça, elle m’imposait cette dette sans ménagement…

Enfin, refuser serait encore plus contraignant.

Tant pis.

Elle avait peut-être eu envie de venir avec moi dès le départ.

Je balayai la classe du regard pour voir qui restait encore.

Shiraishi et Nishikawa discutaient tranquillement au sein d’un groupe de filles. Hashimoto et Kitô avaient déjà quitté la salle.

1

Les élèves choisissaient généralement le Keyaki comme point de rendez-vous. Yamamura ne faisait pas exception, en dépit de ses efforts pour passer inaperçue. Cela dit, l’endroit qu’elle avait indiqué n’était ni un café ni un salon de thé, mais un lieu un peu plus inhabituel.

Morishita — Oh là là, elle n’est pas là.

Elle m’avait conduit à l’espace détente du deuxième étage, là où étaient alignés les distributeurs automatiques. Aucune trace de Yamamura. À la place, un petit groupe d’élèves de seconde bavardait joyeusement autour d’un banc.  Même en supposant que Yamamura ait une présence ténue, le fait qu’un groupe se tienne aussi près, et qu’elle ait choisi de se cacher derrière les distributeurs, aurait forcément attiré l’attention si elle avait été repérée.

Morishita — J’ai l’impression qu’en voyant le groupe de seconde, Yamamura Miki a pris la fuite.

Moi — Sans doute. Mais si elle n’est pas ici, où est-elle passée… Tu as eu un message ?

Elle ne me répondit pas. Se contentant de m’indiquer quelque chose d’un mouvement du menton, avant de s’approcher des côtés des distributeurs, bras croisés, et de poser la paume de sa main droite au sol. Ne comprenant pas ce qu’elle manigançait, je décidai d’observer un instant en silence.

Morishita — Hm… Jusqu’à tout à l’heure, elle devait encore être là. Le sol est encore tiède.

Moi — Ah bon ?

Même si quelqu’un s’était assis ici quelques instants, le sol ne resterait tiède que quelques secondes, tout au plus quelques dizaines de secondes, avant de retrouver sa température normale…

Morishita — Si tu ne me crois pas, tu peux vérifier toi-même. Tu auras l’honneur de ressentir la chaleur des fesses de Yamamura Miki par contact indirect.

La formulation me déplut fortement, mais j’étais tout de même curieux de savoir si la chaleur subsistait. J’étendis donc la main pour toucher. Il ne restait pas la moindre trace de chaleur. Le sol était parfaitement froid au toucher.

Morishita — Waouh, tu l’as vraiment fait. Tu es un sacré obsédé, hein.

Moi — C’est toi qui m’as dit de toucher…

Morishita — Et si on te disait d’être un pervers, tu t’exécuterais sans discuter ?

Moi — Non… bien sûr que non…

Morishita — Voilà. Il ne faut pas se laisser embobiner par des paroles mielleuses. À l’avenir, assure-toi de faire la part des choses. Compris ?

Elle reconnut sans détour qu’elle m’avait dupé. Alors que j’étais sur le point de lui faire une remarque, les élèves de seconde, non loin de là, observaient la scène avec amusement, curieux de voir un garçon se faire malmener par une fille de petite taille.

Ils avaient probablement saisi quelques mots comme « fesses », « température » ou encore « pervers ». Un beau malentendu, certes, mais je doutais qu’on m’offre une chance de m’expliquer.

Morishita — Bref, allons-y. Yamamura Miki semble s’être déplacée vers la sortie sud du centre commercial.

Tout en parlant, elle me montra l’écran de son téléphone. Il affichait un message de Yamamura.

Yamamura — Je suis désolée… Puis-je changer le lieu du rendez-vous pour la sortie sud ? Vraiment navrée.

Le message était bien là, mais il avait été reçu cinq minutes plus tôt.

Moi — Juste pour être sûr… Tu l’as vu quand, ce message ?

Morishita — Dès que je l’ai reçu. Pourquoi cette question ?

Cinq minutes plus tôt, cela correspondait au moment exact où nous étions arrivés au Keyaki. Elle avait effectivement sorti son téléphone à ce moment-là… C’était donc bien pour ce message.

Moi — Autrement dit, le fait que Yamamura ne soit pas ici, que le sol soit froid, tout ça…

Morishita — Oui, je le savais dès le départ.

Venir ici n’avait eu donc aucun intérêt. Non, c’était une perte de temps pure et simple.

Morishita — Allez, direction la sortie sud. Si elle attend trop longtemps, Yamamura Miki risque de disparaître à jamais de ce monde.

Sans l’ombre d’un remords pour cette comédie grotesque qu’elle venait de jouer, Morishita repartit tranquillement dans la direction d’où nous venions.

2

Arrivés à la sortie sud, nous scrutâmes les environs en même temps.

Morishita — Hein ? Elle est pas là non plus.

Moi — En effet.

Comme l’endroit était assez éloigné des dortoirs, il y avait peu de monde. Nous pensions la trouver rapidement, mais elle restait introuvable. Je jetai un coup d’œil vers les arbres alignés le long du trottoir, sans apercevoir la moindre silhouette.

Morishita — Elle est vraiment pénible, à nous faire courir dans tous les sens.

Moi — L’hôpital qui se fout de la charité.

Nous tournâmes la tête dans tous les sens, mais Yamamura restait invisible.

Morishita — Si ça continue, on pourra carrément tourner une adaptation live de WALL-E[1]. Du temps perdu.

Moi — Tu es vraiment… Non, laisse tomber.

Peu importe combien de fois je faisais une remarque, ça ne servait à rien.

Morishita — Tu dis ça, mais tu sais très bien que tu vas encore me faire une remarque la prochaine fois. C’est le rôle de la personne sérieuse dans un duo comique.

Moi — Je t’interdis de faire de moi ton partenaire sans mon consentement.

Si nous avions marché directement vers la sortie sud, nous serions arrivés avec dix minutes d’avance. Dans ce cas, peut-être aurions-nous vu Yamamura nous attendre sagement. Dans cet instant de calme, le téléphone de Morishita vibra légèrement entre ses mains.

Morishita — Message de Yamamura Miki. « Si tu crois pouvoir me trouver, essaie donc. »

C’était… étonnamment provocateur. Un message pareil, venant de Yamamura ? Pris de curiosité, je jetai un œil sur son écran depuis le côté. Il n’y avait pourtant qu’un article d’actualité économique en une.

Morishita — Ne va pas regarder les téléphones des autres comme ça. C’est impoli, tu sais.

Ce geste spontané, bien que bref, avait peut-être été un peu cavalier.

Morishita — Bon, pas le choix. Essayons de la joindre.

Moi — « Pas le choix » ? Et pourquoi on n’a pas commencé par là ?

Morishita — Les ondes sont mauvaises pour le cerveau, donc je préfère éviter.

Je n’avais aucune idée de ce qu’elle voulait dire, mais pour une raison que j’ignorais, j’avais le pressentiment qu’il valait mieux ne pas creuser. Alors que Morishita portait son téléphone à l’oreille pour appeler, je sentis un léger courant d’air me frôler dans le dos.

Yamamura — Euh, euh…

Morishita — Aaaah, Yamamura Miki qui surgit sans prévenir, tu veux ma mort ou quoi ?

Yamamura — D-désolée…

Yamamura était apparue sans un bruit, et baissa timidement la tête, comme honteuse de s’être fait réprimander. Il y avait sans doute là aussi des excuses implicites pour avoir changé le lieu du rendez-vous.

Moi — D’après Morishita, tu avais quelque chose à me dire. C’est bien ça ?

Aussi triste que cela puisse paraître, je devais me montrer prudent dès cette étape. Car la relation de confiance que j’avais construite avec Morishita jusqu’ici m’obligeait à envisager toutes les possibilités.

Yamamura — O-oui… Depuis ton transfert, Ayanokôji-kun… on… on n’a pas encore eu l’occasion de parler… Pa-parce que…

Un mois s’était écoulé depuis mon transfert. Si l’on excluait les salutations d’usage en arrivant et en partant de l’école, Yamamura était sans doute la seule de la classe avec qui je n’avais encore jamais échangé un mot.

Moi — C’est vrai. J’ai pensé que tu n’aimais pas trop attirer l’attention. Tu m’en veux ?

Yamamura — N-non, pas du tout. Euh… me-mer… merci…

Elle s’exprimait de manière encore plus hésitante qu’au moment de notre rencontre. De l’extérieur, on aurait pu croire qu’elle régressait, mais en vérité, ce n’était pas le cas. La Yamamura silencieuse d’autrefois ne faisait que nier son existence, réduisant sa présence à néant. Ce besoin de s’exprimer avec tant d’efforts, aujourd’hui, me semblait être un signe de transformation. Une tentative pour se détacher de celle qu’elle était.

Mais Yamamura avait toujours vécu dans la passivité, et cela représentait bien 99 % de son existence jusqu’à présent. Développer soudainement une volonté propre n’était pas chose aisée. Elle voulait manifestement faire avancer la conversation. Et pourtant, elle n’y parvenait pas.

Même Morishita devait être incapable de comprendre cette impasse. Les personnes passives avaient leur propre manière de s’exprimer. Elles parlaient toujours selon le même schéma, ce qui empêchait la discussion d’avancer.

Yamamura — Euh… je… je, enfin…

Il valait mieux, pour l’instant, la soutenir en silence. Si je prenais les devants en lui demandant « Tu veux faire ça? » ou « Tu aimerais que je le fasse? », je ne ferais que renforcer sa passivité.

Yamamura — A-alors… euh…

Oui. La soutenir en silence était essentiel. Cela faisait déjà près d’une minute qu’elle hésitait sans parvenir à formuler une seule phrase. Ne devrais-je pas intervenir ? Non… Pour qu’elle progresse, il valait mieux attendre encore un peu et lui laisser l’initiative.

Yamamura — Ce que je voulais dire, c’est…

Le dialogue restait figé, sans le moindre progrès.

Nombreux étaient les élèves peu doués pour la communication, et je n’excluais pas d’en faire partie. Mais il existait bien des formes de difficulté. Certains, comme moi, ne savaient tout simplement pas quoi dire.

D’autres, comme Yamamura, avaient envie de parler, mais n’arrivaient pas à franchir le pas.

J’adoptai une posture d’écoute attentive, mais Morishita, à mes côtés, semblait perdre patience. Elle se posta près de Yamamura. Je m’imaginai, l’espace d’un instant, qu’elle allait la soutenir discrètement

Morishita — Fuu…

Elle se pencha soudain vers Yamamura et lui souffla dans l’oreille sans prévenir.

Cette dernière, qui ne me regardait qu’à moitié, ne s’était pas rendu compte que Morishita s’était approchée d’aussi près.

Elle poussa un cri de surprise, le plus fort que j’ai jamais entendu de sa part.

 

 

Yamamura — Aaah, m-mais qu’est-ce que tu fais…

Morishita — Héhé. C’est le « pistolet auriculaire ». Quand on est pris par surprise, ça fait toujours sursauter.

Moi — Plutôt qu’un pistolet, c’est une simple soufflerie…

Morishita — Vu sous cet angle, ce n’est pas faux. Bravo pour ta perspicacité, Ayanokôji Kiyotaka.

Je venais probablement de recevoir le compliment le plus malvenu de toute ma vie. La tension que Yamamura avait réussi à rassembler tant bien que mal s’était dissipée, et Morishita, rayonnante, lui pinça doucement la joue.

Yamamura — H-hein… ?

Morishita — Alors, Yamamura Miki, tes épaules se sont un peu détendues, non ?

Yamamura — Euh… ah… peut-être… je sais pas trop…

Morishita — Peu importe ce qu’on fait, il faut toujours relâcher un peu la pression. C’est un secret bien gardé des maîtres de l’humour.

Yamamura — D-de l’humour… ?

Morishita — Enfin bon, c’est pas la question. Dis donc à Ayanokôji Kiyotaka ce que tu voulais lui dire.

L’expression figée de Yamamura s’était quelque peu détendue. Ses joues, rougies, retrouvaient peu à peu leur calme.

Aussi absurde et illogique que soit l’intervention de Morishita, elle semblait avoir produit un effet bénéfique. Le regard de Yamamura, qui fixait jusque-là mon nez, osa enfin rencontrer mes yeux. Mais ce fut trop difficile, et il redescendit aussitôt.

Yamamura — Euh… je t’ai appelé aujourd’hui, parce que… j’avais quelque chose à te dire…

Elle parlait avec plus de clarté, plus de fluidité qu’avant.

Yamamura — Je veux changer. Je veux avoir plus d’assurance, devenir quelqu’un qui peut sourire devant les autres. Je le veux vraiment.

Elle ajusta sa respiration et chercha à mettre ses pensées en mots. Il lui fallait sans doute énormément de courage pour exposer ainsi ce qu’elle jugeait honteux ou embarrassant.

Même si elle n’avait pas pu soutenir mon regard jusqu’au bout, elle avait déjà fait beaucoup. Son envie de changer avait germé en elle. Elle avait pris son courage à deux mains pour venir me parler.

Yamamura — Moi aussi… je veux aider la classe à atteindre la classe A.

Moi — Tu es studieuse et investie, et la classe bénéficie déjà largement de ta présence.

Yamamura — Je veux faire plus. M’investir encore davantage. Parce que je pense que certaines choses… il n’y a que moi qui puisse les faire.

Morishita — Ayanokôji Kiyotaka, tu comprends, pas vrai ? Ton rôle maintenant, c’est de répondre aux attentes de Yamamura Miki.

Moi — Oui. Alors j’aimerais te confier une première mission.

Yamamura — D-d’accord.

Il fallait d’abord déterminer ce dont Yamamura était capable. Une tâche adaptée servirait de bon point de départ.

Moi — J’aimerais que tu m’apprennes ce que tu sais sur Shiraishi Asuka.

Yamamura — Sh-Shiraishi ?

Elle s’attendait probablement à devoir se charger d’une mission d’espionnage. Mais en général, cela visait les autres classes. Elle ne devait pas s’attendre à devoir enquêter sur une camarade.

Morishita — Un type censé venir sauver la classe, et qui s’avère être un coureur de jupons… On vit vraiment une époque désespérante.

Moi — Voilà une analyse toujours aussi… fine.

Morishita — Logique. Shiraishi Asuka, c’est un peu la beauté cachée de la classe, non ? Tu serais pas tombé sous son charme toi aussi, Ayanokôji Kiyotaka ? Tu pourrais au moins avoir l’honnêteté de le dire. Allez, avoue.

Elle serra le poing, et me le plaqua contre le visage.

Il semblait qu’elle prenait sa main pour un micro… mais ça faisait mal.

Moi — J’essaie actuellement de rétablir la situation dans la classe. J’ai commencé à mieux cerner Yoshida et Shimazaki. Mais avec Shiraishi, tous mes efforts semblent vains. Je ne peux pas passer tout mon temps à observer mes propres camarades, c’est pour ça que je voulais te demander de l’aide.

Morishita — Pour être honnête, c’est plutôt cohérent. Mais bon… être déconcerté par Shiraishi Asuka, c’est quand même un peu pathétique.

Yamamura — T-Tu crois… ?

Morishita — Cela dit, Yamamura Miki, je doute que tu comprennes ce genre de choses. Tu utilises ta faible présence pour récolter des infos, mais tu ne cibles que les élèves des autres classes, ou des types pas fiables comme Hashimoto Masayoshi. Tu n’espionnerais jamais quelqu’un comme Shiraishi Asuka, qui paraît sans histoires.

Yamamura — C-c’est vrai… Mais si tu penses que je peux être utile, Ayanokôji-kun, je peux essayer d’enquêter sur elle… Je ne peux pas garantir que j’obtiendrai quoi que ce soit d’utile, cela dit.

Moi — Je m’en doute. Ce qui m’importe, c’est de savoir s’il existe une facette de Shiraishi que personne d’autre n’a encore perçue. Même un détail insignifiant me suffirait. Aide-moi à l’éclaircir.

Enquêter sur une autre classe pouvait engendrer des ennuis, mais à l’intérieur de la classe, les risques d’escalade étaient moindres. Bien sûr, si Shiraishi remarquait la présence de Yamamura, cela pouvait devenir un facteur déclencheur. Mais la colère ou l’irritation se tourneraient probablement vers celui qui tirait les ficelles.

Si elle en venait à penser que Yamamura agissait seule, cela révélerait simplement les limites de son discernement. Même si son tempérament restait difficile à cerner, cela suffirait pour établir un profil. Depuis mon transfert, je n’avais eu aucun lien avec Yamamura.

Au sein de la classe, à part Morishita, personne ne connaissait la nature de notre relation.

3

Ayant perçu le courage de Yamamura, je lui laissai la suite pour Shiraishi. Soudainement, un élève jusqu’alors invisible surgit à l’entrée sud. Il nous aperçut, secoua la tête en soupirant et s’approcha avec un sourire aux lèvres.

Hashimoto — Vous trouvez pas ça un peu froid ? Une discussion aussi importante, et vous ne m’invitez même pas.

Morishita — Hashimoto Masayoshi. Comment as-tu su notre position ?

Affichant sans détour sa méfiance, Morishita le questionna sans ménagement.

Hashimoto — Par élimination. J’ai cherché un peu partout dans le lycée et au Keyaki. En me demandant où Morishita et Ayanokôji auraient bien pu aller ensemble, j’ai fini par imaginer un truc pas très net.

Morishita — Ce genre de blague, encore faut-il avoir la tête pour.

Hashimoto — Aïe. C’est blessant, ça. Pourtant, je trouve que j’ai un certain charme.

Après notre sortie de classe, Hashimoto n’avait pas cherché à nous suivre immédiatement. Il fallait lui reconnaître un certain sens du risque : il avait su éviter d’être repéré en filature.

Hashimoto — Je suis de votre côté, hein ? Pas besoin d’être aussi tendue.

Face à une Morishita visiblement sur la défensive, Hashimoto réduisit doucement la distance.

Morishita — Si tu poses ne serait-ce qu’un doigt sur moi, je hurlerai comme une demoiselle qu’on égorge, espèce de bête sauvage.

Je trouvais l’idée d’un cri fin et strident, comme une soie qu’on déchire, difficile à concilier avec l’idée que je me faisais d’une jeune fille. Mais, incapable d’imaginer ce que donnerait réellement un cri de Morishita, j’en devenais curieux.

Hashimoto — Je peux comprendre que vous ne vouliez pas de moi cette fois.

Sur ces mots, Hashimoto détourna enfin les yeux de Morishita, qui ne bronchait toujours pas, pour les poser sur Yamamura. Fixée du regard, Yamamura recula d’un pas, visiblement mal à l’aise.

Hashimoto — Tu veux faire que Yamamura fasse partie de ton groupe de rapprochés, Ayanokôji ?

Moi — Ce n’est pas ça. Je viens à peine d’entrer dans la classe C, et je n’ai encore que peu de personnes à qui je peux accorder ma confiance. Mais j’ai participé au voyage scolaire et au camp avec Yamamura, ce qui a créé entre nous un certain lien. J’ai jugé qu’elle était digne de confiance. Il ne s’agit pas de la faire entrer dans un groupe, je souhaite simplement que tout le monde puisse l’accepter.

La nuance entre « recruter Yamamura » et « faire en sorte que la classe l’accepte » était cruciale ici.

Hashimoto — On dirait bien que la petite Miki a elle aussi gagné la confiance d’Ayanokôji.

Yamamura — Euh… Mi… Miki…

Morishita — Hashimoto Masayoshi. On ne t’a pas permis d’appeler les filles par leur prénom, que je sache.

Hashimoto — Attends, c’est pas toi qui fais ça, justement ? À toujours utiliser le nom complet des gens ? Bref, fais un petit effort pour bien t’entendre avec moi aussi, tu veux ?

Morishita — Je refuse catégoriquement.

Hashimoto — T’es grave. Je dois faire quoi pour gagner ta confiance ?

Morishita — La confiance ne se construit pas en un jour. Non, en fait… dans ton cas, il faut des siècles pour la bâtir, et une seconde pour la perdre.

Elle lui planta l’index sous le nez, sans la moindre hésitation.

Morishita — Si Ayanokôji n’intervient pas, Miki toute seule ne pourra jamais… Hein ? Où est-elle passée ?

Elle s’interrompit, son regard balayant les environs. Profitant de cette distraction, Yamamura s’était éclipsé sans un bruit.

Hashimoto — C’est une vraie descendante de ninja. On dirait bien que leur savoir-faire a traversé les siècles.

Yamamura n’avait absolument rien de l’héritière d’un clan ninja.

Morishita — Je vais y aller. Je préférerais que vous ne me suiviez pas.

Hashimoto — Rassure-toi, je ne poursuivrai personne d’autre qu’Ayanokôji.

Après m’avoir adressé un sobre « mes condoléances », Morishita ne retourna pas vers le Keyaki. Elle prit directement le chemin du retour. Une fois qu’il ne resta plus que nous deux, Hashimoto laissa échapper un profond soupir, comme s’il ne cherchait même plus à le dissimuler.

Hashimoto — J’inspire donc si peu confiance que ça ?

Moi — Tu crois vraiment que tu en inspires ?

Hashimoto — …Non, pas vraiment.

Moi — Alors il faut t’y faire. Tu peux difficilement espérer que les autres te confient leurs secrets.

Hashimoto — Tu n’y vas pas de main morte.

Hashimoto n’était pas idiot. Il savait très bien que son comportement passé lui avait valu le mépris de ses camarades, et il l’acceptait. Pourtant, il avait tout de même pris la peine de me suivre jusqu’ici.

Ce genre d’initiative ne pouvait que lui nuire.

Hashimoto — C’est pas un peu fou, franchement ? Même quand on me dit de rester loin, je finis quand même par apparaître.

Moi — Dire que ça ne soulève aucune question serait mentir.

Hashimoto — Pas vrai ? C’est parce que je veux monter en classe A. Je suis prêt à trahir ma propre classe pour y parvenir. J’ai déjà essayé de toutes sortes de manières de me rapprocher des autres classes. Mais aujourd’hui, je pense que mes chances de gagner sont ici. J’ai même sacrifié mes points privés. Tu ne trouves pas que c’est une preuve suffisante ?

En effet, il avait perdu une grande quantité de points privés. S’il restait dans sa classe jusqu’au naufrage, il lui serait quasiment impossible d’acheter un ticket de sauvetage. Pour Hashimoto, cela revenait à dire qu’il avait fait le choix de couler avec le navire, quitte à être englouti par la tempête.

Hashimoto — T’es quelqu’un d’impressionnant. J’étais convaincu que même sans moi, tu avais de bonnes chances de t’en sortir. Je savais aussi qu’il aurait été plus malin de ne pas me pointer comme ça pour qu’on me déteste encore plus. Mais… je pouvais pas m’en empêcher. Parce que moi aussi, je me bats de toutes mes forces avec toi pour atteindre la classe A.

Après avoir dit cela d’un ton on ne peut plus sérieux, Hashimoto reprit immédiatement son expression habituelle de clown.

Hashimoto — Mais bon, je parie que tu ne crois pas un mot de ce que je raconte. Malgré tout, je vais continuer à te coller.

On aurait dit qu’il assumait pleinement le fait d’être critiqué, prêt à aller jusqu’au bout de ses choix, quoi qu’il en coûte.

Moi — Fais comme tu veux. Morishita va sûrement râler encore pendant des heures… ou plutôt, parler dans mon dos.

Hashimoto — C’est bien le seul inconvénient. Elle est insupportable. Au fait, tu vas quelque part, là ?

Moi — J’avais une destination en tête, mais je dois d’abord passer par le batîment scolaire.

Hashimoto —La bibliothèque ? Tu as déjà vu Shiina vendredi, non ?

Moi — Non, elle était déjà partie ce jour-là. On n’a pas pu se croiser. Disons que je cherche à réparer ça aujourd’hui.

Hashimoto — …Ah oui ?

Vendredi, Hashimoto m’avait laissé partir sans insister. Mais maintenant que je répétais la même chose, peut-être qu’il pensait que ce n’était qu’un prétexte pour le rejeter. Son expression laissait transparaître une certaine surprise.

Hashimoto — Tu sais…

Il ne termina pas sa phrase. À la place, il esquissa un petit sourire, soupira et secoua la tête.

Hashimoto — Laisse tomber. Si tu veux voir Shiina, je vais pas te gêner. Bon, j’y vais.

Il tourna les talons et pénétra au sein du Keyaki.

Son attitude me laissa pensif, mais comme il se faisait déjà tard, il était temps de me rendre à l’école.

4

Après m’être séparé de Hashimoto, je retournai au bâtiment des cours. Il était à peine 17h passé, et la plupart des élèves étaient déjà rentrés. Ceux qui restaient encore sur place participaient tous à des activités de club. Depuis le terrain de sport me parvenaient des cris d’encouragement, tandis que le gymnase résonnait des frottements des semelles sur le parquet.

J’allais maintenant à la bibliothèque, pour y retrouver Shiina, que j’évitais depuis bien trop longtemps. Nous nous étions brièvement salués vendredi, mais nous n’avions pas vraiment eu l’occasion de parler. Elle m’avait proposé de rejoindre la classe B, mais j’avais refusé son offre, préférant intégrer la classe C, sans rapport avec elle, pour poursuivre mes propres objectifs.

Je ne le regrettais pas. Pourtant, quelque chose en moi restait accroché à cette idée. Sans doute parce que j’avais un temps envisagé de la rejoindre dans la classe B. J’aurais pu être un simple élève de Kôdo Ikusei, sans attache ni responsabilité. Passer une année entière sans devoir jouer les meneurs ou les stratèges.

Un avenir pareil avait peut-être existé, quelque part, comme une option possible. Je repensai à cette fin de première, quand Ishizaki m’avait poussé à prendre la main de Shiina.

Moi — Est-ce que je le regrette… ?

Mon reflet se dessina dans la vitre d’une fenêtre.

Je m’arrêtai net.

Sous prétexte de préoccupations personnelles, j’avais toujours trouvé un moyen d’éviter la bibliothèque. Certes, les circonstances n’avaient pas toujours joué en ma faveur, beaucoup d’événements s’étaient enchaînés. Mais ce n’était pas comme si je n’avais jamais eu l’occasion d’y passer. Il y avait toujours moyen de trouver un moment, ne serait-ce que pour apparaître brièvement. Alors, est-ce que j’évitais cet endroit de mon propre chef… ?

Pourquoi ?

Au fond, je connaissais déjà la réponse. Parce que je ne voulais pas voir l’expression attristée de Shiina. Même si je savais que ce n’était pas juste, je l’avais trahie. J’avais trahi ce sourire sincère, celui qu’elle m’avait adressé en me tendant la main. Mais ce n’était pas logique. Plus le temps passait, plus notre lien se fragilisait, et plus la peine enflait. Si j’étais en tort, alors je devais aller la voir immédiatement. Lui présenter mes excuses. Réparer ce que j’avais brisé. Je savais bien que ce serait inutile, mais je me posai tout de même la question, encore une fois. Il n’y aurait évidemment pas de réponse.

Parce qu’au fond de moi, je la connaissais déjà. Et pourtant, je continuais de me questionner, comme si je ne comprenais pas. Ce manège, ce faux semblant… je ne savais pourquoi, mais il me plongeait dans un étrange malaise. C’était moi qui avais choisi de rejoindre la classe C. C’était moi qui avais refusé l’invitation de Shiina. Alors bien sûr, c’était à moi de lui demander pardon. Une chose aussi simple… pourquoi n’avais-je jamais agi en ce sens ?

J’aurais pu lui parler au téléphone. Lui écrire un message. Pourquoi n’avais-je même pas envisagé ces options ? D’ailleurs, ce n’était pas la seule à avoir été blessée par mon transfert. Il y en avait d’autres. Horikita, par exemple, et ses camarades, qui visaient tous la classe A, faisaient eux aussi partie des victimes. Mais alors pourquoi… pourquoi est-ce que seule Shiina m’obsédait… ?

Je détournai les yeux de la vitre, et repris ma marche, cette fois en direction de la bibliothèque. Je n’avais aucune preuve, aucune certitude. Mais j’étais convaincu d’une chose : je comprendrais dès que je la verrais.

Moi — Ah…

Alors que je venais tout juste de me décider à reprendre ma marche, la silhouette de Hasebe apparut au bout du couloir menant à la bibliothèque. Il n’y avait visiblement personne d’autre à cette heure.  Que faisait-elle là, seule ? La question me traversa l’esprit, mais nous n’étions plus en position de nous adresser la parole comme avant. Nous allions simplement nous croiser et   notre chemin, sans rien dire. Hasebe sembla elle aussi me remarquer aussitôt. Elle baissa la tête pour éviter mon regard. Puis nous nous croisâmes en silence.

Mais…

Hasebe — Euh… excuse-moi…

La voix était si faible que je crus un instant avoir rêvé. Pourtant, c’était bien celle de Hasebe. Je m’arrêtai et me retournai. Elle aussi s’était arrêtée, bien qu’elle détournât encore les yeux.

Hasebe — Juste un instant… Est-ce que je pourrais te parler… ?

Il aurait été facile de refuser. Mais Hasebe laissait transparaître une détermination difficile à dissimuler. À la fin de l’année scolaire, elle m’avait déjà abordé de la même manière. Cette fois-là, l’intervention de Tsubaki nous avait empêchés d’aller au bout de la conversation.

Si cette scène se répétait encore aujourd’hui, peut-être ne tenterait-elle plus jamais de venir vers moi. La dernière fois, c’était avant le transfert. Cette fois, c’était après. Ce qu’elle voulait me dire avait sans doute changé, mais je devais au moins l’écouter jusqu’au bout.

Moi — Oui. La dernière fois, je n’avais pas pu entendre ce que tu voulais me dire.

Hasebe — Tu t’en souviens…

Moi — Ce n’est pas si vieux.

Hasebe — C’est vrai… Mais entre-temps, tu as changé de classe… C’est à cause de moi ? Tu m’en veux parce que je t’ai parlé, c’est pour ça que tu m’as rejetée… ?

Moi — Ne t’en fais pas, ça n’a rien à voir. Avant même l’examen spécial de fin d’année, certains élèves de la classe C étaient déjà venus me proposer de les rejoindre. Et le départ de Sakayanagi a simplement rendu cela possible.

Je disais cela comme si ce n’était rien, et ce n’était pas un mensonge. Peu importait que j’aie une ou cent raisons de changer de classe, aucune n’avait vraiment d’importance.

Hasebe — Je vois…

Elle parut soulagée, comme si un poids venait de tomber. Non, elle poussa même un léger soupir… presque joyeux.

Moi — En théorie, tu aurais toutes les raisons de m’en vouloir.

Hasebe — Je n’ai… pas le droit d’avoir ce genre de ressentiment. Comment dire… Ton départ m’a même donné l’impression qu’une distance plus juste s’était installée entre nous. De toute façon, je n’ai jamais envisagé de quitter ma classe. Je tenais à ce que tu le saches

Une telle distance semblait gênante entre camarades. Mais en tant qu’adversaires, elle devait lui sembler rassurante. Était-ce ce qu’elle ressentait à présent ?

Moi — Alors, si ce n’est pas pour m’en vouloir que voulais-tu me dire ?

Hasebe — Eh bien, en fait… euh…

Tout en parlant, Hasebe s’agita sur son téléphone, tapant nerveusement quelque chose.

Hasebe — Je veux que tu voies par toi-même à quel point cette fille s’accroche…

Devant ses gestes précipités et ses paroles hésitantes, je compris ce qu’elle essayait de dire.

Elle devait parler de Sakura Airi, qui avait quitté l’école. Depuis, Hasebe avait sans doute appris ce qu’elle était devenue. J’avais entendu dire qu’elle avait été sélectionnée, mais cela restait une information vague, sans plus. Autrefois, je n’y aurais même pas prêté attention.

Depuis ma rencontre avec Tsubaki, j’éprouvais une certaine curiosité pour le sort des élèves expulsés à la suite des examens. Cela dit, ce n’était jamais qu’un peu plus d’intérêt qu’auparavant. Rien qui mérite qu’on s’arrête exprès pour l’écouter.

Hasebe me regardait avec appréhension. Et même si je refusais, je n’aurais au fond gagné qu’un peu de temps, que je n’aurais de toute manière pas su utiliser autrement.

Hasebe — Tu ne veux pas… ?

Elle murmura la chose tout en serrant son téléphone avec inquiétude.

Moi — Ce n’est pas ça… Montre-moi, vas-y.

Hasebe — Hein, vraiment… ?

Moi — Oui. Je n’ai pas eu le courage de me renseigner, mais pour être honnête, j’y ai toujours pensé.

À présent, les élèves de la classe de Horikita s’intéressaient à moi de plus en plus activement. Pour le moment, il restait encore quelques failles, mais tôt ou tard, il deviendrait difficile de récolter des informations aussi facilement qu’avant. Dans ce cas, autant tenter une nouvelle approche.

Puisque j’avais tout abandonné et trahi ma classe, me retrouvant dans une position des plus ambiguës, j’avais d’autant moins de raisons de laisser passer une occasion de créer un point de contact et d’ébranler la ligne adverse.

Les yeux brillants, Hasebe me tendit son téléphone.

Hasebe — Même si c’est encore à une heure tardive, elle commence à passer à la télé.

Moi — À la télé ? C’est impressionnant.

Sakura avait quitté l’établissement au début du deuxième trimestre de l’an dernier. En moins d’un an, elle apparaissait déjà à l’écran. Je ne m’y attendais vraiment pas. Je m’étais simplement imaginé qu’elle reprendrait une vie scolaire normale, ailleurs, dans un autre lycée. En fin d’année scolaire, Miyake et Yukimura avaient eux aussi tenté de m’aborder à ce sujet.

À bien y réfléchir, ils voulaient sans doute me transmettre la même chose que ce que Hasebe venait de me dire. Nous étions restés debout à discuter plus longtemps que je ne l’aurais cru. Dehors, le ciel avait commencé à se teinter de rouge.

Hasebe — Ah… ! Désolée, Ayanokôji-kun. On a parlé bien trop longtemps… Tu n’étais pas attendu quelque part ?

Moi — Ce n’est rien. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas parlé, et ça m’a fait plaisir. Je suis aussi content d’avoir eu des nouvelles de Sakura.

Hasebe — Vraiment ? En fait, j’aurais encore plein de choses à te dire sur Airi… je suis ravie.

Moi — Si tu veux, on pourra se revoir un autre jour pour en parler. Et si tu préfères éviter d’attirer l’attention de la classe A, tu peux m’appeler.

Hasebe — Bien sûr. Je ferai de Kiyopon le deuxième plus grand fan d’Airi.

Elle ne sembla même pas remarquer qu’elle m’avait naturellement appelé par mon ancien surnom. Après m’être séparé de Hasebe, j’arrivai à la bibliothèque avant 18h. Mais Shiina n’était déjà plus là.

Le même bibliothécaire que l’autre jour m’apprit qu’elle était partie il y a dix minutes. Il existait deux itinéraires principaux pour rejoindre l’entrée depuis la bibliothèque, mais apparemment, Shiina avait délibérément évité l’un d’eux. Le bibliothécaire me proposa de lui transmettre un message.

Je secouai la tête.

Moi — Je repasserai un autre jour.

Rien ne pressait.

Le moment où je devrais affronter la vérité viendrait en temps voulu.

5

Lundi soir, à 19 h 40, Kaneda, qui venait de finir son dîner dans sa chambre du dortoir, arriva devant le karaoké où ils s’étaient donné rendez-vous pour 20 h. Il paraissait un peu nerveux. Tantôt il regardait autour de lui en poussant un léger soupir, tantôt il tournait en rond. Ce comportement étrange disparut aussitôt qu’une certaine personne fit son apparition.

Kaneda — M-Merci d’être venue, Shiina-shi.

La tête baissée, Kaneda, visiblement tendu, rajusta ses lunettes de travers et esquissa un sourire un peu figé. Lorsqu’il aperçut Shiina en tenue décontractée, il poussa un long soupir.

Hiyori — C’est moi qui te remercie, Kaneda. C’est plutôt inhabituel.

Kaneda — Ah, c’est vrai… Je me demande bien ce que Ryuuen-shi cherche à faire.

Tous deux levèrent les yeux vers l’enseigne lumineuse du karaoké, qui attirait les clients sous ses néons éclatants. Mais Kaneda observait Shiina du coin de l’œil, gravant cette scène dans sa mémoire. S’il était arrivé en avance, c’était parce qu’il avait deviné que Shiina viendrait probablement plus tôt elle aussi. Et il avait vu juste, ce qui signifiait qu’ils pouvaient rester seuls tous les deux pendant un maximum de vingt minutes.

Kaneda — Il reste encore un peu de temps avant l’heure… Je me disais que…

Alors qu’il s’apprêtait à proposer d’attendre à l’intérieur, une voix forte retentit dans la galerie marchande.

Ishizaki — Quoi, vous êtes déjà tous les deux ici ? Je croyais être le premier à arriver !

Ce n’était pas si surprenant, mais Ishizaki fit une entrée théâtrale.

Kaneda — …Bon…soir, Ishizaki-shi.

Était-ce à cause du ton de l’autre, ou pour une autre raison ? Kaneda répondit d’un ton légèrement contrarié.

Ishizaki — Vous êtes venus tôt, dis donc. J’étais persuadé que vous alliez être en retard, moi. Tu fais la tête, Kaneda ? Tu serais pas un peu…

Peut-être à cause de l’étrange comportement de Kaneda, Ishizaki esquissa un petit sourire.

Kaneda — Q-Qu’est-ce que tu veux dire… ?

Ishizaki — C’est moi qui suis chargé d’accueillir Ryuuen, t’as pas cru que j’allais te laisser me voler la vedette, si ?

Kaneda — Je vois… Alors c’est pour ça que tu es arrivé plus tôt.

Ishizaki — On est arrivés presque en même temps, tous les trois. Y a pas vraiment d’ordre. Tu ferais bien de t’en souvenir.

Kaneda — Ne t’inquiète pas, je m’en fiche complètement.

Ishizaki — N’empêche, qu’est-ce qu’il a en tête, Ryuuen ? Il t’a convoqué, et j’ai entendu dire que même Tokitô serait là. Vous êtes vraiment à la hauteur pour une réunion comme celle-là ?

Kaneda — Je ne sais pas pour Tokitô-shi, mais je discute avec Ryuuen régulièrement, alors j’aimerais autant qu’on ne nous mette pas dans le même panier.

En disant cela, Kaneda remonta ses lunettes du bout du majeur. En vérité, durant les examens, il s’entretenait fréquemment avec Ryuuen, le plus souvent en tête-à-tête.

Ishizaki — Le plan pour l’examen spécial est déjà fixé, non ?

Kaneda — Oui. Je n’ai reçu aucune nouvelle directive. On peut aussi voir cette réunion comme un rapport à faire après avoir envisagé une autre possibilité…

Ishizaki — Peut-être qu’il a besoin de nous. Même des gens ordinaires, en réfléchissant ensemble, peuvent égaler un génie

Kaneda — Je comprends ce que tu veux dire, mais ces gens ordinaires ne doivent pas être n’importe qui. N’est-ce pas, Shiina-shi ?

Kaneda pensait qu’après tout, ce n’était qu’un proverbe, et que réunir du monde ne suffisait pas. Il chercha l’avis de Shiina du regard. À ce moment-là, Ryuuen fit son apparition. L’atmosphère se tendit aussitôt. Ishizaki prit une mine sérieuse et s’inclina profondément. Le groupe se dirigea immédiatement vers le karaoké. Ils furent conduits dans une salle privée réservée à l’avance. Ryuuen fit glisser les menus sur la table, invitant les trois autres à commander.

Kaneda — Katsuragi-shi et Tokitô-shi ne sont pas encore là. Peut-on commencer sans eux ?

Ryuuen — Ils m’ont prévenu qu’ils seraient en retard. Mais oublie ça. Kaneda, est-ce que Hashimoto t’a contacté ?

Sans même le regarder, Ryuuen posa la question. Kaneda secoua lentement la tête.

Kaneda — Non. Nous échangions encore des messages avant de passer en terminale, mais depuis que le transfert d’Ayanokôji a été confirmé dans leur classe, je n’ai plus eu de nouvelles de lui.

Après ce rapport, Ryuuen ferma les yeux et esquissa un léger sourire.

Ryuuen — Lui aussi a fini par se décider, on dirait.

Kaneda — Il semble qu’il reconnaisse les capacités d’Ayanokôji. Moi aussi, j’ai dû revoir à plusieurs reprises mon jugement en l’observant avec un regard extérieur… Cela dit, je pense toujours que Hashimoto pourrait très bien rejoindre une autre classe.

Ryuuen — Si c’était Sakayanagi, elle trouverait sans doute amusant son opportunisme diplomatique. Mais Ayanokôji, lui, c’est moins sûr. Le moindre mouvement visant à se préparer une porte de sortie sera interprété comme une trahison et balayé sans pitié. Je doute qu’il ait le cran de tenter ça.

Se rapprocher d’une autre classe au prix d’un risque énorme, ou faire front commun avec Ayanokôji, Ryuuen affirma que ce serait la décision que Hashimoto prendrait après avoir bien pesé le pour et le contre.

Kaneda — …Tu as vraiment une haute opinion d’Ayanokôji, Ryuuen.

Kaneda reconnaissait lui aussi les compétences d’Ayanokôji. Pourtant, il ne partageait pas encore l’évaluation que Ryuuen faisait de lui. Jusqu’à présent, Ayanokôji était toujours passé pour un élève ordinaire. Et Kaneda avait du mal à croire qu’il ne recelait pas encore des failles.

Il ne dégageait pas cette impression tranchante, presque dangereuse, qu’avaient Sakayanagi ou Ryuuen, cette sensation que le moindre contact pouvait blesser. Ryuuen jeta un œil à Shiina, restée silencieuse depuis leur arrivée dans la salle.

Ryuuen — Dis-moi, comment vois-tu Ayanokôji, maintenant ?

Hiyori — À mes yeux ?

Ryuuen — Ses actions depuis son transfert, et les raisons qui les motivent.

Shiina parut surprise, puis se remémora leur rencontre dans l’ascenseur, quelques jours plus tôt.

Hiyori — Difficile à dire… Je ne saurais pas vraiment répondre.

Ishizaki — Laisse tomber, Ryuuen. De toute façon, Shiina voit Ayanokôji à travers un filtre.

Kaneda — Un filtre ? Qu’est-ce que tu veux dire par là, Ishizaki ?

Ishizaki — Ben, un filtre spécial. Tu sais, le filtre Ayanokôji.

À ces mots, le visage de Kaneda se crispa, son ton se fit plus grave.

Kaneda — Je…

Même Shiina, habituellement peu réceptive à ce genre d’insinuations, comprit ce qu’Ishizaki voulait dire. Gênée, elle baissa la tête. Ryuuen, lui, continuait de la regarder sans la moindre variation dans les yeux.

Ryuuen — Peu importe ce que tu ressens pour Ayanokôji. Tant que tu fais partie de cette classe, tu dois te battre pour sa victoire. Tu comprends ?

Hiyori — Oui, je comprends.

Ryuuen — Tu lui as parlé, depuis son transfert ? Dis-moi ce que tu sais.

Hiyori — Non… En fait, je n’ai pas encore eu l’occasion de discuter vraiment avec lui.

Ishizaki — Quoi ? Mais je lui avais dit d’aller te voir, non ?

Ishizaki pencha la tête, l’air perplexe, tandis que Shiina, à l’évocation d’Ayanokôji, sembla perdre toute énergie.

Ishizaki — Je vais lui envoyer un message tout de suite.

Ryuuen — Laisse tomber, Ishizaki. Chante plutôt.

Comme s’il n’avait plus envie de s’attarder sur le sujet, Ryuuen lança le micro qu’il tenait en main.

Ishizaki — Ok, ok, j’ai compris.

Il rattrapa le micro avant qu’il ne touche le sol, puis, comme s’il venait d’être chargé d’animer la soirée, esquissa un sourire en coin et se redressa, gonflé à bloc. Il choisit une chanson, et la musique démarra. Juste avant qu’il ne commence à chanter, la porte de la pièce s’ouvrit. Katsuragi et Tokitô firent leur entrée.

Katsuragi — Merci de nous avoir attendus.

À peine avait-il terminé que Tokitô s’approcha brusquement de Ryuuen.

Tokitô — Pourquoi tu m’as fait venir, moi aussi ?

Ryuuen — Parfois, j’ai envie d’entendre l’avis des incapables. C’était un simple caprice.

Tandis qu’Ishizaki chantait avec enthousiasme, l’ambiance s’électrisa entre Ryuuen et Tokitô.

Katsuragi — Calmez-vous, tous les deux. Explique-nous d’abord pourquoi tu nous as réunis. Le plan pour cet examen spécial est déjà fixé, non ?

Ryuuen — Je voulais parler d’Ayanokôji, et de ce qui nous attend au prochain examen.

Tokitô — …Oh ? Le sujet a l’air intéressant.

Ryuuen — Tu as du nouveau sur Ayanokôji, Katsuragi ?

Katsuragi — Non. Je n’ai pas vraiment échangé avec lui dernièrement. Des élèves de la classe C, à commencer par Hashimoto, ne le lâchent pas des yeux. Je préfère éviter les approches hasardeuses.

En entendant cela, Tokitô détourna lui aussi le regard, choisissant de se taire.

Hiyori — Euh… Ryuuen, si tu es d’accord, je pourrais m’occuper d’enquêter sur Ayanokôji. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui parler depuis son transfert, mais il y a peut-être quelque chose à découvrir.

Ryuuen — Fais comme tu veux.

Il répondit sans la moindre attente. Ishizaki termina sa chanson, et le sujet glissa vers le prochain examen spécial.

Kaneda — Je pense que le résultat de cette fois n’a pas tant d’importance. Vu la faiblesse des récompenses, il y a de fortes chances que les points de classe varient considérablement au prochain examen. On ne peut pas se permettre de perdre.

Katsuragi acquiesça fermement, visiblement d’accord avec l’analyse de Kaneda.

Katsuragi — Oui. Même si nous sommes actuellement la classe B et que Horikita est en classe A, personne n’est à l’abri. La dernière défaite a réduit l’écart. Chaque classe peut subir la pression des classes inférieures. Si on subit deux ou trois revers d’affilée, on finira à égalité. Et dans ce cas, beaucoup finiront par croire que notre classe sera vouée à tomber plus bas plutôt qu’à y voir une vraie égalité de force.

Kaneda — Pour nous, la prochaine épreuve sera notre ultime ligne de défense, n’est-ce pas ?

Nous n’étions encore qu’en mai. Si un nouvel examen spécial majeur était prévu entre juin et juillet, le moindre faux pas pourrait être fatal.

Kaneda — S’il faut entrevoir un espoir, on peut supposer que l’examen spécial ne sera pas centré sur les résultats scolaires. L’apprentissage est bien sûr indispensable pour les élèves, mais si la compétition porte toujours sur ce domaine, notre classe n’a jamais eu la moindre chance. L’école n’a sans doute pas l’intention de maintenir une telle inégalité indéfiniment.

À la répartition des classes lors de l’entrée au lycée, la classe A avait concentré bon nombre d’élèves brillants. Même si cela représentait un avantage colossal au départ, si tout se jouait là-dessus, il n’y aurait plus besoin de se battre. Ce ne serait qu’un simulacre de compétition.

Katsuragi — Si les récompenses sont vraiment intéressantes, il faudra mobiliser toutes les ressources disponibles, y compris les points privés mis de côté lors du dernier examen. Même si ce n’est pas conseillé, il faudra peut-être envisager quelques manœuvres à la limite de l’irrégularité.

Ryuuen — Tu commences enfin à comprendre, Katsuragi. Mais moi, j’ai jamais eu l’intention de me battre dans le cadre des règles. Qu’il faille tricher ou pas, je ferai tout pour gagner.

Katsuragi — Je comprends. Mais je t’arrêterai.

La position de Katsuragi restait inchangée : il continuerait de se battre dans les règles. La discussion se poursuivit encore un moment sans aboutir, avant de s’éteindre peu à peu. On entendait, dans la salle voisine, les voix animées d’un autre groupe. En comparaison, l’ambiance ici paraissait morne.

Hiyori — Ryuuen… Tu ne comptes pas me forcer à aller tirer les vers du nez à Ayanokôji, on dirait.

Ryuuen — Même si je t’envoyais faire la chose, tu ne rapporterais rien d’utile. Je n’attends rien de toi.

Hiyori — …Vraiment ?

Ryuuen — Hein ? Tu voudrais que je te donne l’ordre de découvrir son point faible par n’importe quel moyen ?

Hiyori — Je…

Mais Ryuuen connaissait déjà la réponse. Il savait que les sentiments que Shiina éprouvait pour Ayanokôji avaient dépassé depuis longtemps le simple cadre de l’amitié.

Ryuuen — Je finirai par te rendre utile. Pas pour Ayanokôji mais pour cette classe.

Même s’il devait exploiter ces sentiments, Ryuuen se jurait de tracer un avenir dans lequel il surpasserait Ayanokôji.

Hiyori — Je vois. J’avais déjà accepté… ce que ça impliquerait.

Depuis son transfert, Shiina n’avait jamais réussi à lui parler vraiment.

Et de là naquit une certitude nouvelle. Peut-être qu’à ses yeux, elle n’était même pas une amie. Peut-être qu’elle n’avait jamais compté. Si tel était le cas, nourrir ces sentiments flous ne ferait que l’alourdir.

Un voile de tristesse effleurait son visage, comme s’il pouvait se dissoudre d’un instant à l’autre.

Kaneda la regardait en silence.

Un garçon étranger à toute forme de rivalité, qui, pour la première fois, ressentait quelque chose.

[1] WALL-E est un film de studio Pixar où un petit robot passe son temps à fouiller, trier et ramasser des objets dans une quête un peu absurde. D’où le « temps perdu ».

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