COTEY3 T2 - CHAPITRE 4
La quête du savoir
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Le lendemain matin. C’était le début de la semaine consacrée à l’examen, ou plutôt à sa préparation. Cela dit, je n’avais rien de particulier en tête. Je me levai, allai en cours, écoutai sérieusement en classe, profitai de mes fins de journée à ma guise, puis me préparai pour le lendemain.
J’avais transmis une consigne à mes camarades. En dehors de cela, tout était laissé à leur libre appréciation. Rien ne changeait. Ceux qui souhaitaient en faire plus pouvaient le faire. Cela ne dépendait que d’eux. Il était encore un peu tôt pour partir en cours mais comme je n’avais rien de mieux à faire, je coupai la télévision, enfilai mes chaussures et me préparai à sortir pour garder l’habitude de me lever tôt.
L’ascenseur arriva. Il y avait cinq filles et un garçon à l’intérieur. Le matin, juste avant les cours, l’ascenseur était souvent bondé. Rien d’étonnant à cela. Même si, d’un point de vue strictement technique, il restait une place d’après la capacité maximale, trois des filles présentes appartenaient à la classe A : Shinohara, Matsushita, et Inokashira, qui me lança un regard glacial.
Forcer le passage n’était pas une solution. Autant attendre la prochaine montée. J’aurais aussi pu prendre les escaliers, mais je me décidai finalement à patienter. La fois suivante, l’ascenseur contenait trois filles seulement. Il y avait largement assez de place.
Et pourtant, mes jambes se firent lourdes, comme paralysées par l’hésitation. J’hésitai un bref instant à y entrer. Mais il y avait plus qu’assez d’espace. Refuser de monter aurait paru étrange. Pensant cela, je me décidai à entrer. Je me retournai dans l’ascenseur pour faire face aux portes, et l’instant d’après, nous arrivâmes au rez-de-chaussée.
Comme j’étais le dernier à être monté, je fus naturellement le premier à sortir. Après quelques pas dans le hall, je m’arrêtai. Deux des filles me dépassèrent aussitôt.
— Bonjour, Ayanokôji-kun…
Une voix douce me parvint dans le dos, empreinte d’une telle délicatesse qu’elle semblait redouter de me déranger. C’était shiina. Depuis que j’avais changé de classe pour rejoindre la C, nos regards s’étaient croisés à plusieurs reprises dans les couloirs, mais nous n’avions jamais pris le temps de discuter sérieusement.
Moi — Bonjour.
Hiyori — Tu… vas bien, ces derniers temps ?
Moi — Comme d’habitude.
Quelques mots échangés, sans que je sache comment poursuivre.
Si nous nous étions retrouvés à la bibliothèque, je lui aurais d’abord présenté mes excuses pour ce changement de classe, puis nous aurions pu parler de livres… J’avais mentalement rejoué ce scénario un nombre incalculable de fois. Mais peut-être parce que cette rencontre avait eu lieu dans un contexte inattendu, aucune de ces phrases préparées ne me vint.
Non… Ce n’était qu’une excuse. Dans un cercle aussi restreint que le nôtre, une rencontre impromptue comme celle d’aujourd’hui était parfaitement prévisible. Cela aurait aussi bien pu se produire hier ou avant-hier. C’était une possibilité que j’aurais dû envisager.
Et pourtant, aucun mot ne sortait. C’était une première.
Tandis que nous marchions d’un même pas, je découvrais une sensation encore jamais éprouvée. Sur ce court trajet vers l’école, il finirait bien par naître un semblant d’échange.
Je l’espérais en silence.
Mais le sort semblait s’acharner : un imprévu surgit encore. Alors que nous marchions en silence, chacun guettant le moment opportun pour parler, nous sortîmes du bâtiment. Non loin du dortoir, un groupe de trois personnes nous observait dans le hall, comme s’ils attendaient quelque chose. Hashimoto, Morishita, et Shiraishi. Apparemment, c’était moi qu’ils visaient. Hashimoto s’avança en premier.
Hashimoto — Yo. T’es matinale, toi aussi, Shiina.
Il s’approcha d’un air toujours aussi désinvolte, comme à son habitude.
Hashimoto — J’avais deux ou trois choses à te demander à propos de la classe, avant que les cours ne commencent.
Bien que j’aie toujours accueilli à bras ouverts les initiatives de mes camarades de la classe C, le moment choisi n’était pas idéal. Je ne savais pas si Shiina s’était volontairement éclipsée pour ne pas me déranger, ou si elle avait simplement toujours tenu à garder ses distances. Après avoir salué les trois autres, elle s’éloigna toute seule.
Hashimoto — Oh là là, je vous ai coupé dans un moment d’intimité ? Désolé, hein.
Il s’excusa pour la forme, mais vu la manière dont il avait utilisé ce prétexte pour écarter une personne extérieure à la classe, il était évident que ses mots avaient été soigneusement choisis.
Moi — Ce n’est rien.
Si je voulais vraiment parler à Shiina, il valait mieux le faire à la bibliothèque, comme je l’avais toujours envisagé. Cela faisait déjà longtemps que cette décision avait été prise. Je n’avais cessé de la repousser, mais après ce qu’il s’était passé aujourd’hui, il serait peut-être temps d’assumer cette « dette ».
Morishita — Je ne t’imaginais pas comme ça, Ayanokôji Kiyotaka. Même Shiina Hiyori, tu ne l’épargnes pas.
Moi — Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Morishita — Rien, rien. Je dis ça comme ça. Je ne connais pas la vérité.
Shiraishi — Y’a pas de mal à être proche de plusieurs filles mignonnes. Et puis, si tu t’intéresses à Shiina-san, on peut dire que tu as bon goût. Je trouve ton sens de l’esthétique excellent, tu sais.
Les yeux de Shiraishi brillèrent alors qu’elle suivait Shiina du regard. Cela me rappela un peu ma discussion d’il y a quelques jours avec Shimazaki et Yoshida. Mais à continuer à discuter ainsi sans but, on n’irait nulle part. Je pressai Hashimoto de revenir à son sujet initial.
Hashimoto — Je veux confirmer les directives pour l’examen spécial que tu nous as envoyées hier.
Shiraishi — Ça m’intéressait aussi. Quand j’ai vu que Hashimoto-kun t’attendait, je me suis dit que je pourrais vous rejoindre.
Hashimoto — Et toi, Morishita ? Je ne pensais pas que tu suivrais aussi…
Morishita — Je suis juste venue pour le spectacle.
Elle reconnut sans détour son rôle de simple spectatrice.
Hashimoto — Hier soir, tu nous as envoyé tes instructions dans le groupe de discussion, non ? Quand j’ai vu ce message, j’en ai presque pleuré d’émotion. Me dire que tu agissais enfin comme un vrai leader…
Le message dans le groupe stipulait que, selon moi, cet examen porterait probablement sur notre comportement de tous les jours. Il encourageait à réduire les sorties le week-end pour ceux qui avaient du mal à se maîtriser, et donnait plusieurs consignes détaillées.
Hashimoto — Entre tes mains, la gestion de la classe risque d’être plus fluide qu’on ne le pense. Sous Sakayanagi, c’était compliqué à bien des égards. T’es pas d’accord, Shiraishi ?
Cherchant l’approbation, Hashimoto ouvrit la discussion. Mais la réponse de Shiraishi fut inattendue.
Shiraishi — Pour ma part, j’ai toujours eu une haute opinion de notre ancien leader, Sakayanagi-san. Certes, elle ne nous laissait aucune marge d’initiative, mais il n’en reste pas moins que nous avons passé toute l’année de première sans jamais quitter la classe A. C’est un fait.
En vérité, sans un élément perturbateur comme moi dans l’équation, le maintien de la classe A pendant trois ans jusqu’à la remise des diplômes était quasiment acquis.
Morishita — Je suis du même avis que Shiraishi Asuka. À vrai dire, Hashimoto Masayoshi, c’est plutôt toi qui es étrange, après avoir passé autant de temps à ses côtés, de pouvoir la dénigrer aussi complètement.
Hashimoto — Pourquoi vous me regardez avec ces yeux glacials… ? C’est justement parce que j’ai été à son service que j’en ai bavé, d’accord ? J’ai juste envie de me plaindre un peu. Et si Sakayanagi avait pas fait n’importe quoi, on ne se retrouverait pas en C. C’est de sa faute aussi !
Hashimoto adopta une posture qui laissait entendre qu’il n’avait strictement rien à se reprocher.
Morishita — Oh oh. Je ne suis pas de cet avis. Tu veux que je t’explique en détail pourquoi, Hashimoto Masayoshi ?
Hashimoto — …Laisse tomber. T’écouter débiter des absurdités, ça ne ferait que m’épuiser davantage.
Morishita — Continue donc à te débattre, traître. Hashimoto THE Masayoshi.
Hashimoto — C’est quoi, ce « THE » ? Sérieusement là ?
Il réagit comme un comique face à cette appellation inédite, lançant une réplique digne d’un sketch.
Shiraishi — Ahlala, et c’est quoi ce « traître » tout à coup ?
Hashimoto — N’y prête pas attention. C’est juste l’un des délires habituels de Morishita. Il serait peut-être temps qu’on revienne au sujet.
Hashimoto écarta le hors-sujet et s’apprêta à recentrer la conversation sur l’examen, quand deux élèves de la classe de Ryuuen arrivèrent dans le hall : Kondô et Komiya. Comme s’ils avaient minuté leur arrivée.
Kondô — Alors comme ça, le nouveau leader et ses acolytes ? Vous complotez de bon matin ?
Il nous observa avec attention, puis se mit à tourner autour de nous d’un pas lent.
Hashimoto — Ça faisait longtemps, Kondô. Ces derniers temps, tu gardes tes distances avec notre classe, on dirait.
Kondô — Les choses ont changé. Nous sommes désormais la classe B, vous, la classe C. On ne garde un œil que sur les classes supérieures.
Ses mots affirmaient qu’il ne nous considérait pas comme des adversaires, mais ses gestes trahissaient une volonté manifeste d’approche. Son ton, malgré lui, révélait une tension contenue.
Hashimoto — Dans ce cas, vous auriez pu rester tranquilles aujourd’hui aussi, non ?
Kondô — Si je ne bouge pas un peu, je me sens seul.
C’était le même schéma que lorsque Ryuuen passait dans notre classe. Morishita, d’ordinaire si bruyante, devenait étrangement docile, comme un chat timide. À cet instant encore, elle restait figée comme un piquet.
Kondô — Si vous avez un sujet intéressant, je suis preneur, moi aussi.
Hashimoto — Malheureusement, je crains que cette journée ne soit qu’une longue lassitude.
À en juger par la situation, Kondô et Komiya avaient probablement été envoyés par Ryuuen pour sonder les autres classes en vue de décrypter les règles de l’examen.
Même un simple indice serait bon à prendre. Peut-être que, tout comme moi, il avait déjà deviné le principe de l’épreuve et cherchait à confirmer ses soupçons.
Par la suite, Kondô resta à proximité, nous suivant depuis le bâtiment scolaire jusqu’à la salle de classe. Il ne parla pas, ne fit aucun geste, mais imposa une présence silencieuse et pesante.
1
Après les cours, alors que je m’apprêtais à partir, Hashimoto vint m’adresser la parole.
Hashimoto — T’as rien de prévu, ce soir ? On devrait reparler de ce qu’on a commencé ce matin.
Morishita — Désolée, j’ai déjà des plans. Et si tu fonds en larmes pour ça, il ne faudra pas venir te plaindre.
Morishita, assise derrière moi, déclina ainsi l’invitation de Hashimoto.
Hashimoto — Qui a demandé ? Je parle à Ayanokôji en fait.
La discussion de ce matin ayant été interrompue, je m’étais douté qu’il reviendrait à la charge. Si les choses continuaient ainsi, mon passage à la bibliothèque risquait d’être encore repoussé. Il valait peut-être mieux refuser pour l’instant et aller voir Shiina en priorité. Non…
Nous étions désormais en période d’examen. Pour le bon déroulement de la classe, mes envies personnelles, comme celle d’aller à la bibliothèque, devaient passer au second plan. Une fois cette discussion terminée, j’aurais sans doute encore le temps d’aller la voir.
Moi — Changeons d’endroit.
Hashimoto — Ça me va. Après tout, Ayanokôji se balade toujours avec un spectre qui le colle comme son ombre.
Sur ces mots, Hashimoto se leva vivement et s’engagea dans le couloir. Shiraishi, qui était encore là ce matin, discutait avec une fille nommée Nakajima. Elle semblait avoir remarqué la situation, mais s’éloigna rapidement aux côtés de son amie, toutes deux quittant la salle de classe.
Hashimoto — Que dirais-tu du café central du Keyaki ?
Je n’avais aucune vraie raison de refuser. Alors que j’allais accepter…
Morishita — C’est Hashimoto Masayoshi qui offre, n’est-ce pas ?
Hashimoto — On s’en fout de qui offre… Mais au fait, pourquoi tu nous suis ?
Morishita — Puisqu’on m’a traitée de spectre, je suis venue honorer le titre. Pour la gloire des esprits frappeurs !
Je ne savais pas si les fantômes existaient, ni s’ils avaient besoin de défendre leur honneur, mais visiblement, Morishita tenait elle aussi à reparler de ce matin.
Hashimoto — T’es sérieuse ? Tu comptes me surveiller jusque dans mes moindres déplacements ?
Morishita — C’est une étape nécessaire pour assurer une bonne gestion de la classe. Promis, je ne prendrai rien de cher. Je suis une fille attentionnée, même avec les portefeuilles.
Hashimoto — Qui a dit que je t’invitais ?
Morishita — Tu veux bien inviter Ayanokôji, mais pas moi ? Ce serait… une discrimination envers les femmes, non ?
Elle prit un air offusqué, comme si elle doutait encore que ce soit bien le cas, puis marmonna doucement :
Morishita — Je vais lancer une campagne de dénonciation contre toi sur les réseaux.
Elle sortit soudain son téléphone et se mit à tapoter à toute vitesse.
Hashimoto — Franchement, tu me fatigues. Même quand je veux discuter sérieusement, c’est pas possible avec toi.
Morishita — Tu chipotes pour une simple tasse de thé ? Si tu invites, la conversation se passera sans accroc. C’est pas compliqué, si ?
Hashimoto — Aaah, bon sang, d’accord. Je t’invite, voilà. Mais en échange, sois sage pendant qu’on parle sérieusement, d’accord ?
Comme si ces mots avaient parfaitement fait mouche, Morishita hocha doucement la tête, puis se tut. Elle traça alors une fermeture éclair imaginaire sur sa bouche, de gauche à droite, en joignant le pouce et l’index de la main gauche. C’était sans doute sa manière d’annoncer qu’elle allait se taire.
Après s’être assuré qu’elle resterait silencieuse, Hashimoto se remit en marche, tourna la tête vers moi et entama la conversation.
Hashimoto — Hier, je suis allé espionner les autres classes.
Moi — Et ça a donné quelque chose ?
Hashimoto — Malheureusement, rien de vraiment exploitable. Un examen spécial sans règles annoncées, c’est normal que personne ne passe à l’action tout de suite. Les trois autres classes n’ont rien entrepris de particulier, c’était comme d’habitude, en fait.
« Ce n’était pas l’essentiel », ajouta-t-il brièvement avant de poursuivre.
Hashimoto — Tu as aussi parlé à Ichinose des consignes que tu nous as données hier, j’imagine ?
Moi — Bien sûr. Entre alliés, l’échange d’informations est indispensable.
Hashimoto — Je vois. Dans l’état actuel des choses, si la classe D peut aussi viser le haut du classement, ce serait bénéfique pour nous. Et si on récupère la première place pendant qu’Ichinose et les siens montent à la deuxième, ce serait parfait.
Hashimoto n’était pas totalement dépourvu de méfiance. Il s’agissait simplement d’une vérification de principe.
Hashimoto — Si l’examen correspond à ce que tu anticipes, la classe de Ryuuen risque de perdre. Quant à celle de Horikita, si elle prend ne serait-ce qu’un peu de retard à comprendre les règles, ce sera irrécupérable. Même si les règles changent, tant qu’il s’agit d’un test écrit, on ne perdra pas. Tu avais tout ça en tête, pas vrai ?
Moi — L’excès de confiance mène à l’échec. Et Horikita n’est pas stupide. Je pense qu’elle a deviné, dès hier, que ça pourrait porter sur le comportement.
Je déclarai cela avec assurance. Hashimoto s’arrêta un instant et se retourna pour me regarder.
Hashimoto — Hein ? C’est vrai, ça ?
Puis, comprenant que je ne plaisantais pas, il se détourna et reprit sa marche.
Hashimoto — Qu’est-ce qui te fait dire qu’elle en a déjà conscience ?
Moi — Une classe soudée, c’est loin d’être évident à obtenir.
Je ne prononçai que ces mots.
Hashimoto, comme s’il avait perçu quelque chose, se mit à siffler doucement.
Hashimoto — Tu aurais trouvé un bon éclaireur, ou bien ce serait un espion infiltré… ? Peu importe, tant que les choses avancent dans le bon sens.
Normalement, sa curiosité naturelle aurait dû le pousser à me poser davantage de questions, du genre : « Ce ne serait pas Yamamura, par hasard ? ».
Mais le garçon qui marchait à mes côtés ne le fit pas.
Il savait que s’il s’aventurait trop loin, son image à mes yeux en pâtirait. Ce n’était pas une stratégie avisée. Et cela, Hashimoto l’avait instinctivement compris.
2
Trois personnes arrivèrent devant le café du Keyaki. Une fille se tenait devant l’entrée, leur adressant un discret signe de la main. Je croisai le regard de Hashimoto, puis nous nous dirigeâmes ensemble vers elle.
— Je voulais moi aussi participer à la discussion.
C’était Shiraishi, qui aurait dû partir avec Nakajima depuis la salle de classe.
Moi — Et Nakajima ?
Shiraishi — On bavardait un peu, puis on s’est séparées. Tu sembles bien informé sur mes moindres faits et gestes avec elle.
Morishita — Tu passes ton temps à la dévorer des yeux à distance. Observer Shiraishi Asuka d’un regard de pervers, c’est ta spécialité, hein, Ayanokôji Kiyotaka ?
Morishita me donna une tape appuyée sur l’épaule en levant le pouce.
Moi — Tu pourrais éviter de me faire passer pour un type louche ?
Morishita — Tu as peur qu’elle te déteste ? Alors que toute ta classe d’avant te détestait déjà.
Hashimoto — Hé, Morishita, même si c’est vrai, tu n’étais pas obligé de le dire. Et puis maintenant, tu n’es plus seul. Je comprends ce que ça fait de vouloir mater Shiraishi. C’est un truc de mec quoi.
Tout en disant cela, Hashimoto me tapa sur l’autre épaule et leva aussi le pouce.
Morishita — Il est comme ça, Ayanokôji Kiyotaka. Mais ne le déteste pas pour autant.
Morishita faisait tout pour me faire mal voir. Même si j’expliquais que je gardais un œil sur la classe par souci de stratégie, on n’y verrait qu’un mauvais prétexte.
Shiraishi — Oh, mais moi, ça me fait très plaisir. Être regardée par quelqu’un qui m’aime, c’est un véritable honneur.
Hashimoto — Vraiment ? Félicitations, Ayanokôji. C’est ta chance.
Je crois que c’était bien la première fois que Shiraishi répondait de cette façon. Hashimoto, à moitié en plaisantant, avait aussitôt enchaîné. Répondre à l’un ou à l’autre serait difficile. Je préférai attendre que le sujet change.
Hashimoto — Tu comprends, Morishita ?
Morishita — Pendant la discussion, je resterai sage. T’inquiète. Il te suffit de payer.
De trois, nous passâmes à quatre. Après avoir passé commande, nous allâmes nous asseoir à une table libre. Chacun s’installa à ce qu’on pourrait appeler sa « place habituelle ». C’était étrange, mais les gens avaient tendance à se laisser guider par l’inertie, comme s’ils suivaient une forme de dépendance au parcours. On se sentait rassuré dans un lieu familier. L’angle de lumière, le champ de vision, l’espace entre les tables… tous ces détails influençaient inconsciemment le choix de leur siège.
Ce n’était pas uniquement une affaire de disposition physique, mais aussi de conditionnement mémoriel. Passer un moment agréable avec ceux qui partageaient notre table, échanger quelques rires, voir surgir une idée brillante… tous ces éléments positifs avaient leur importance. À l’inverse, si une place rappelait un souvenir douloureux, on chercherait naturellement à l’éviter.
Une analyse psychologique on ne peut plus cohérente. Me rapprocher de Hashimoto et Morishita faisait aussi partie des plans envisagés. L’arrivée inattendue de Shiraishi pouvait avoir un effet bénéfique comme néfaste sur la situation alors difficile à dire pour l’instant. Mais j’avais de Shiraishi l’image de quelqu’un qui savait très bien s’intégrer au groupe.
Hashimoto — Tu savais très bien que j’étais fauché, et t’as quand même pris le truc le plus cher sans la moindre hésitation…
En échange de son silence, Hashimoto avait offert à Morishita une nouvelle glace pilée à la fraise.
D’un rapide coup d’œil, on comptait cinq grosses fraises entières. Un simple café coûtait entre 500 et 800 points. Avec cette glace-là, on atteignait facilement les 1300.
Morishita — Ma mère m’a toujours dit qu’il fallait accepter une invitation sans se gêner. Je ne fais qu’appliquer ses enseignements.
Une déclaration habilement tournée, impossible à vérifier. Mais à la voir si détendue, elle ne disait sûrement pas la vérité.
Morishita — J’étais à deux doigts de craquer pour un café latte… dit-elle en soupirant.
Elle ajouta cela à contrecœur, puis planta mollement sa paille dans la glace.
Hashimoto — T’avais qu’à le faire.
J’écoutais leur échange d’un air distrait tout en buvant une longue gorgée de mon café. J’humidifiai ma gorge en prévision de ma prochaine discussion avec Hashimoto.
Moi — Bon, passons aux choses sérieuses.
En m’entendant, Morishita mima d’un geste de la main, de droite à gauche, qu’elle se cousait les lèvres. Elle me signifiait ainsi qu’elle se tiendrait tranquille alors je n’avais pas d’inquiétude à avoir.
Moi — C’est bien d’avoir de la motivation, mais pour être honnête, je ne compte pas me battre à tout prix pour cet examen.
Tous trois tournèrent leur regard vers moi, tandis que j’abordai calmement le sujet.
Hashimoto — Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Hashimoto, comme la majorité des élèves, considérait qu’il allait de soi de viser la victoire lors des examens. Il était donc naturel qu’il s’étonne de m’entendre dire que je ne m’y accrocherais pas.
Moi — C’était déjà le cas pour le dernier examen spécial. Les variations de points de classe n’étaient pas suffisamment visibles à l’œil nu pour vraiment faire une différence. Et cette fois, la quantité de points en jeu ne représente que la moitié.
Hashimoto — Donc, même si on perd alors qu’on aurait dû gagner, ça n’aura pas d’impact réel. Mais quand bien même… pourquoi ne pas chercher à l’emporter malgré tout ?
Dès qu’il y a la moindre chance de monter, cette envie irrépressible de grimper prend le dessus. Hashimoto avait du mal à accepter mes propos, qui allaient à l’encontre de ce réflexe. Mais je n’avais aucune intention de me donner à fond pour cet examen.
Moi — Plutôt que dire que je ne cherche pas à gagner, il serait plus juste de dire que je ne le peux pas.
À ce glissement subtil dans le choix des mots, Shiraishi sembla sensible. Elle acquiesça doucement, un léger sourire aux lèvres.
Shiraishi — Je pense avoir saisi. Ce que tu veux nous faire comprendre, c’est que ton raisonnement s’approche sans doute au plus près de la vérité.
Les règles détaillées de l’examen n’avaient pas encore été révélées. Les élèves de terminale passeraient donc toute une semaine à échafauder diverses hypothèses. S’il s’agissait d’un examen écrit ou autre, mettant directement en jeu les compétences, comme le supposait Hashimoto, alors se concentrer sur les révisions pendant une semaine aurait effectivement rapproché de la victoire. Mais selon mes prévisions, le véritable enjeu de cette épreuve portait sur l’attitude au quotidien.
Moi — Même si l’on réussit à éviter les sanctions, on ne gagnera pas de points supplémentaires. Tout ce qu’on pourra faire, c’est attendre que les autres classes commettent des erreurs. Il est donc inutile d’espérer l’emporter.
Hashimoto — Tu veux dire qu’il n’y aura pas de règles qui décident directement de la victoire ou de la défaite ? Dans ce cas, tu aurais pu le dire à tout le monde plus tôt. Il y a quand même des types qui ont mis les bouchées doubles, au cas où…
Moi — S’ils veulent s’acharner, qu’ils le fassent. Mais tant que les règles ne sont pas claires, inutile de se focaliser sur un seul aspect.
Cette déclaration sembla difficile à avaler pour Hashimoto, dont l’expression se figea légèrement. Morishita, elle, continuait de garder le silence. Alors que je croyais la discussion sur l’examen close, Shiraishi prit la parole de façon inattendue.
Shiraishi — Je peux te poser une question ? D’après toi, quelle est la probabilité que l’épreuve porte vraiment sur l’attitude au quotidien ?
Moi — Je l’estime à plus de 90 %.
Hashimoto — C’est plutôt élevé. Dans ce cas, je vais m’y préparer sérieusement. Si ta prédiction s’avère juste, les autres n’auront que plus confiance en toi.
Shiraishi — Tu te bases sur quoi pour dire ça ? Après tout, on ne sait même pas si cette semaine sert à se préparer ou si elle fait déjà partie de l’épreuve. C’est justement pour ça que tout le monde spécule autant sur les règles. Tu te fies uniquement à la phrase de Mashima-sensei : « Faites ce qu’on attend d’un élève. » Mais si tu n’as que ça, je trouve ça un peu léger.
Shiraishi cherchait à savoir si j’avais un autre élément à l’appui pour affirmer une probabilité aussi élevée.
Shiraishi — Si je ne me fiais qu’à cette phrase, j’aurais dit moins de 50 %.
Hashimoto — Y aurait eu autre chose, alors ? J’ai raté une information ?
Hashimoto, l’air pensif, tenta de se remémorer les propos de M. Mashima, et s’adressa à Shiraishi et Morishita.
Hashimoto — Rien ne me vient.
Morishita secoua la tête en silence, confirmant qu’elle non plus ne voyait pas.
Moi — En réalité, c’est la seule chose que nous ayons entendue, du côté de la classe C.
Hashimoto — Qu’est-ce que tu veux dire ?
Moi — Une partie des élèves a quand même été interpelée par cette formule prononcée par M. Mashima.
Shiraishi — Moi aussi, cela m’a intriguée. Mais peut-on vraiment affirmer que cela a un lien direct avec l’examen ?
Moi — S’il y a un doute, il faut chercher à le vérifier. Ce que je me suis demandé, c’est si cette phrase avait une signification particulière. Et si c’était le cas, il fallait voir si elle avait été transmise à toutes les classes. Si l’école avait bien relayé le même message à tout le monde, alors je serais certain que ces mots avaient un sens caché.
Shiraishi — Tu veux dire qu’il faudrait vérifier ce que les trois autres professeurs ont dit ?
Moi — Exactement. Je ne sais pas ce qu’a dit Sakamoto-sensei. Mais Hoshinomiya-sensei aurait déclaré : « Continuez simplement comme vous l’avez fait jusqu’ici. » Quant à Chabashira-sensei, elle a dit : « Je veux voir à quel point vous avez grandi. Vous n’êtes plus les mêmes qu’à votre entrée au lycée»
En recoupant ces remarques avec celle de Mashima-sensei, les règles de cet examen devenaient limpides. Les trois personnes présentes pouvaient sans doute faire le lien.
Moi — Si ça n’avait été dit que par un seul professeur, on aurait pu hésiter. Mais avec les infos des autres classes, le doute disparaît.
Hashimoto — Effectivement… difficile d’imaginer une règle autre que celle de l’attitude au quotidien.
Hashimoto laissa échapper un soupir, esquissant un sourire amer. La classe de Horikita avait perdu tous ses points au début de la seconde à cause de son comportement désastreux. La classe d’Ichinose, elle, avait certes subi une légère pénalité, mais avait laissé derrière elle des résultats solides.
Quant à la classe de Sakayanagi, elle était restée la plus stable de toutes. Chaque professeur avait donné à sa classe un conseil cohérent avec ses performances passées.
Moi — Et au passage, la manière dont j’ai obtenu les informations sur les deux autres classes relève du secret professionnel.
Au minimum, Hashimoto et Morishita étaient en mesure de comprendre que les paroles de Hoshinomiya-sensei venaient sans doute d’Ichinose, et que cela impliquait aussi des informations provenant de la classe de Horikita. Puisque Shiraishi était présente, je préférais ne rien dire pour l’instant. Les informations sur l’alliance seraient divulguées en temps voulu.
Shiraishi — Si l’attitude au quotidien détermine l’évaluation, sans pouvoir influencer directement la victoire ou la défaite, alors ton raisonnement se tient.
Moi — Tant mieux si tu comprends. Mais plutôt que de s’attarder sur ça, vous feriez mieux de commencer à vous préparer pour le prochain examen spécial.
Hashimoto — Le prochain ? Tu veux dire que la prochaine épreuve risque d’être un gros morceau ?
Moi — Oui. En prenant cette fois-ci et la précédente comme référence, rien n’empêche que le contenu prochain présente un véritable risque.
Hashimoto — Tu insinues qu’il pourrait y avoir une épreuve avec des expulsions à la clé ?
Moi — Je ne peux rien affirmer. Mais ce ne serait pas étonnant si une telle règle apparaissait.
Hashimoto — Ce n’est pas comme si tous les examens comportaient un risque. Ceux qui en ont réellement un restent très rares, non ?
C’était un doute légitime : fallait-il vraiment s’en inquiéter autant ?
Morishita — Pas forcément. Le risque d’expulsion en terminale est plus élevé que pour n’importe quelle autre année. Il suffit de regarder ce qui s’est passé chez nos prédécesseurs.
La réponse vint de Morishita, restée jusqu’alors silencieuse. À en juger par son ton, elle semblait parfaitement informée des événements ayant touché les générations de Manabu Horikita et Miyabi Nagumo.
Hashimoto — Il paraît qu’au début du second trimestre, l’an dernier, il y a eu beaucoup d’expulsions, non ?
Morishita — Oui. Environ quinze élèves ont été renvoyés. Nagumo Miyabi est du genre à jouer avec le feu. Même si c’était un cas extrême, il y a peu de chances que nous réussissions tous à passer entre les mailles du filet cette année.
Hashimoto — Se faire virer à un moment pareil, franchement, ce serait la honte… Mais toi, Morishita, t’as une mémoire sacrément précise.
Morishita — Ce sont juste des notions de base. Du bon sens.
Hashimoto, qui avait pourtant implanté un réseau d’informations solide parmi les élèves de son année, semblait mal connaître ce qu’il se passait dans les autres promotions.
Hashimoto — D’ailleurs, pourquoi tu te remets à parler tout à coup ? Elle est passée où, ta fermeture éclair sur la bouche ?
Morishita — Hein ? J’ai dit ça, moi ? Tu peux me dire l’heure exacte, la minute, la seconde et le nombre de tours de la Terre au moment où je l’ai dit ?
Hashimoto — Hein ? C’est quoi ce charabia… ? Le nombre de tours de la Terre… ça veut dire quoi, au juste ?
Morishita — Ah là là. Les jeunes d’aujourd’hui ont donc déjà oublié toutes les citations des grands hommes du passé ?
J’étais pourtant sûr d’avoir mémorisé pas mal de phrases célèbres… mais celle-là ne me disait rien. La Terre met environ 24 heures à tourner sur elle-même. Plus précisément, la durée d’une journée est déterminée par une rotation complète par rapport au Soleil. En partant de ce principe, avec une Terre vieille d’environ 4,5 milliards d’années, et en comptant 365 jours par an (sans oublier les années bissextiles), non… ce calcul n’avait aucun intérêt.
Morishita — Si tu n’arrives pas à finir ta boisson, je te rends ma glace pilée, si tu veux.
Hashimoto — Hein ? Mais tu me rends ton verre vide là !
Morishita avait englouti sa glace pilée à la fraise pendant qu’on discutait. Elle avait dû l’engloutir en vitesse pour vite pouvoir reprendre la parole.
3
Après cela, je recueillis auprès de Hashimoto et de Shiraishi les informations concernant la classe C. Après tout, le système OAA ou des examens écrits ne permettaient pas de connaître tous les détails comme les bonnes et mauvaises relations entre les élèves. Bien que Hashimoto fût très informé sur les affaires de la classe, il existait bel et bien des aspects propres aux filles que seules elles pouvaient remarquer.
Au final, je parvins ainsi à acquérir plusieurs informations pertinentes qui me firent involontairement hocher la tête en approbation. Cela faisait environ une heure que nous bavardions tranquillement au café, et à l’approche du soir, l’endroit commençait à devenir bondé.Alors que j’estimais qu’il était temps de mettre fin à notre échange…
Ike — Tss… Encore toi, Ayanokôji… !
Je tournai mon regard vers celui qui venait de parler, et découvris Ike et Hondô assis à la table voisine, l’air profondément déçu. C’étaient les deux élèves que j’avais croisés par hasard hier midi, à la cafétéria.
Moi — On se retrouve encore, à ce que je vois.
À ces mots, ils plissèrent les yeux avec agacement, visiblement mécontents.
Ike — « On se retrouve » ? Te fous pas de nous, espèce de traître. Va pas croire qu’on est potes.
Son visage trahissait son aversion. Comme à la cafétéria, ils semblaient vouloir immédiatement changer de place, mais comme il ne restait presque aucune table libre, ils s’assirent à contrecœur. Hashimoto, voyant la réaction des élèves de la classe A, prit la parole en premier.
Hashimoto — Même si vous avez changé de classe, vous êtes toujours camarades dans le même lycée. Pourquoi ne pas essayer de vous entendre un peu mieux ? Ou bien, vous comptez déverser votre rancœur chaque fois que vous vous croiserez ?
Hondô — C’est pas vraiment notre intention… Mais franchement, on n’arrive toujours pas à digérer ça.
Tout en lançant des regards agacés à Hashimoto, Ike et Hondô jetaient régulièrement des coups d’œil furtifs dans ma direction.
Hashimoto — Pas besoin d’être aussi énervés. Ce n’est pas comme si Ayanokôji avait quitté votre classe C pour passer en A. En changeant simplement de classe, il n’affecte pas vos points de classe et ça ne vous coûte rien non plus. Et puis, vous êtes censés être la classe A, la meilleure d’entre toutes, non ?
Il s’efforçait tant bien que mal d’apaiser l’agitation futile des deux garçons.
Ike — Certes, on est la classe A, mais Ayanokôji a caché ses véritables capacités. C’est comme s’il avait décidé de nous trahir depuis longtemps. Et puis, à peine transféré, il obtient un sans-faute. J’ai jamais vu quelqu’un se foutre autant de nous.
Même si, durant la seconde moitié de mon temps passé dans la classe de Horikita, j’avais fourni des résultats satisfaisants, Ike et les autres avaient sans doute encore de quoi être insatisfaits.
Ike — Et puis…
Il semblait avoir encore autre chose sur le cœur. Son regard se détourna de Hashimoto pour se fixer sur moi.
Ike — J’ai entendu plein de sales rumeurs à ton sujet. Que ce soit Sakura ou Maezono, depuis le début, c’était toi qui avais manigancé leur expulsion, pas vrai ? Peut-être même que… Haruki aussi a été exclu par ta faute ?
Le nom d’un ancien camarade surgit alors. Un élève particulièrement proche d’Ike et Sudou.
Hashimoto — Haruki ? Qui c’est, celui-là ?
Hashimoto pencha légèrement la tête sur la gauche, l’air perplexe, comme s’il n’avait jamais entendu ce nom.
Ike — C’est Yamauchi Haruki !
Ike frappa violemment la table en se levant. Le choc fit tanguer les verres, mais heureusement aucun ne se renversa. Jusqu’alors, bien que mécontent, Ike était resté relativement calme, mais visiblement, Hashimoto avait involontairement touché un point sensible.
Hashimoto — Yamauchi… Ah oui, c’est vrai. Maintenant que tu le dis, il y avait effectivement un élève de ce nom. Désolé, désolé. Comme c’était dans une autre classe, j’avais complètement oublié. Mais ça, c’était l’œuvre de Sakayanagi, non ? Quoi qu’il en soit, je doute qu’Ayanokôji y soit pour quelque chose. Lui faire porter le chapeau pour tout, c’est un peu excessif, tu trouves pas ?
Hashimoto s’excusa ainsi d’avoir oublié cet incident, tentant précipitamment d’éteindre la colère d’Ike.
Ike — Je me ferais jamais exclure par quelqu’un comme toi !
Hashimoto — Je t’ai dit de te calmer, Ike. Pas la peine de sortir des provocations aussi énormes gratuitement, non ? S’énerver comme ça ici, ça n’arrange personne.
Face à un Ike bien trop agité pour se calmer, Hashimoto commençait lui-même à perdre ses moyens. Personnellement, peu m’importait ce que Ike et Hondô pouvaient ressentir, mais ce vacarme ne serait certainement pas bénéfique à notre classe. Horikita leur avait sans doute déjà expliqué l’une des hypothèses possibles concernant les règles de l’examen à venir. Avaient-ils vraiment bien saisi ce qu’elle leur avait dit ?
Ou alors, était-ce une comédie destinée à nuire à la classe C ? Si tel était le cas, leur stratégie mériterait peut-être des éloges. Mais cela augmenterait simultanément le risque de défaite pour eux-mêmes, ce qui ne serait pas très malin. S’ils continuaient ainsi à hausser le ton et à adopter cette attitude, même contre leur gré, ils laisseraient forcément une mauvaise impression auprès de l’école, devenant immanquablement la cible d’éventuelles pénalités.
Hondô — Bon… Ouais, on s’est peut-être un peu emportés. Mais on a quand même bien le droit de râler un peu, non ? On est en classe A, après tout. Alors vas-y, dis-nous franchement combien t’as touché pour changer de camp.
La défaite lors du dernier examen spécial semblait les avoir profondément affectés. Faire comme Hashimoto en esquivant aurait été facile. Cependant, faire face directement à leur colère était une bien meilleure approche.
Moi — Va savoir. Peut-être 20 millions ou 30 millions. Malheureusement, je n’ai pas l’intention de te révéler le montant exact ici.
Le plus important restait de garder mon sang-froid. Ainsi, Ike et les autres pourraient me haïr sans la moindre hésitation, puis rapporter l’affaire à la classe. Ils me prendraient alors pour un ennemi commun et unifieraient leur opinion autour de ça.
Et puis, si nous nous mettions aussi à hurler ici, cela porterait préjudice à la classe C. Si l’école utilise des caméras ou fait appel à des observateurs extérieurs, j’aimerais qu’ils voient que ce sont les élèves de la classe A qui provoquent et hurlent, tandis que ceux de la classe C tentent de résoudre la situation calmement.
Même si l’on ignore encore si l’école est capable d’observer les choses à ce point, le comportement quotidien des élèves reste important, même si l’examen en cours n’a rien à voir avec l’attitude ou la conduite.
L’ajustement mensuel des points de classe, même minime, peut tout de même être affecté. Les propos que les professeurs des différentes classes transmettaient à leurs élèves représentaient donc une bonne opportunité. Cela permettait de rappeler une nouvelle fois l’importance de la discipline et du respect des règles.
Ike — Tu viendras pas pleurer ensuite, hein, en suppliant qu’on te reprenne dans la classe.
Après avoir une fois de plus exprimé leur mécontentement, les deux garçons s’éloignèrent de moi pour retourner à leur place, visiblement un peu apaisés. Puisqu’ils venaient à peine de s’asseoir, inutile de gâcher ce rare moment autour d’un café.
Moi — Il serait peut-être temps d’y aller, non ?
Je proposai cela aux trois autres en me levant, le gobelet quasi vide à la main.
Hashimoto — Oui. Je crois qu’on a fait le tour.
Hashimoto prit le relais, aussitôt suivi par Morishita et Shiraishi qui se levèrent à leur tour. Une fois sortis du café, Hashimoto jeta un regard par-dessus son épaule, en direction d’Ike et des autres.
Hashimoto — Tous les reproches qu’Ike vient de déballer, c’était du vent. Même s’ils essaient de tout rejeter sur Ayanokôji, l’ambiance dans leur classe reste plombée. Ils feraient mieux de changer de mentalité vite.
Shiraishi — Tu n’as sans doute pas tort. Mais inutile d’en rajouter, Hashimoto-kun. Si j’étais un élève de la classe A, moi aussi je serais dans tous mes états en ce moment.
Hashimoto — Peut-être bien. Mais dis-moi, Ayanokôji, tu ne nies pas avoir été payé… Tu es sûr que ça te pose pas de souci ? Ce genre de rumeurs va vite se propager, tu sais.
Moi — Peu importe. Il y a déjà des bruits similaires qui circulent. Même si leur véracité s’en retrouve renforcée, ça ne change rien à la situation.
Hashimoto — Donc tu te fiches de ce que les gens pensent de toi. Mais là, même l’histoire avec Yamauchi revient sur le tapis. J’hésite entre dire que c’est tiré par les cheveux ou que t’as l’esprit sacrément tordu.
Devant l’étonnement de Hashimoto, Morishita me lança un regard suspicieux sans dire un mot.
Morishita — Difficile à dire. Qui sait ce que ce fameux Ayanokôji Kiyotaka mijote dans l’ombre. Peut-être, je dis bien peut-être, qu’il est impliqué.
Hashimoto — Tu vas un peu loin, là. Mais si c’est vrai, alors Ayanokôji est très couillu. Et franchement, plus nos alliés sont forts, mieux c’est.
Peu importait la tournure que prendraient les choses, Hashimoto semblait décidé à en tirer le positif.
Moi — Si vous me surestimez trop, vous risqueriez d’être déçus.
Hashimoto — Alors je vais te surestimer encore un peu plus. Juste au cas où.
Je pensais prendre mes précautions, mais il semblait clair qu’Hashimoto n’allait pas dans mon sens.
4
En quittant le Keyaki, il était déjà un peu plus de cinq heures de l’après-midi. Le ciel restait encore d’un bleu éclatant, mais le soleil couchant s’apprêtait à faire son entrée.
Moi — Désolé, je dois passer quelque part avant de rentrer.
Hashimoto — Passer quelque part ? Alors qu’on devait rentrer ensemble…
Hashimoto posa sa question d’un ton désabusé. Voulait-il vraiment rentrer au dortoir avec moi ?
Moi — Je voulais faire un tour à la bibliothèque au bâtiment scolaire.
Hashimoto — Ah, Shiina, hein… D’ailleurs, on l’a un peu interrompue pendant qu’elle te parlait, ce matin.
Sous prétexte de ses propres priorités, il semblait vouloir dire qu’il ne pouvait rien y faire si je prenais cette décision.
Hashimoto — Dans ce cas, je vais sagement te regarder t’éloigner. On rentre, Morishita, Shiraishi.
Morishita — Je n’ai pas envie. Pourquoi je devrais rentrer main dans la main avec Hashimoto Masayoshi ?
Hashimoto — Personne t’a parlé de te tenir la main, tu vas un peu loin dans tes délires…
Morishita — Même sans ça, je n’ai pas envie de rentrer avec toi. Je vais encore traîner un peu au Keyaki avant de rentrer. À plus !
Après une pirouette légère et théâtrale, Morishita repartit vers le centre commercial.
Moi — On dirait que Morishita te déteste bien plus que je l’imaginais.
Hashimoto — Peu importe. Me faire détester par cette fille, franchement, je m’en fiche. Bon, Shiraishi, on rentre ensemble, alors…
Shiraishi — Je dois moi aussi passer quelque part avant de rentrer. Une prochaine fois, Hashimoto-kun.
Hashimoto — Ouah… Vraiment ? Quel dommage…
Quand Morishita l’avait repoussée, Hashimoto n’avait pas bronché, mais le refus de Shiraishi sembla le toucher davantage. Il quitta les lieux, les épaules légèrement affaissées.
Shiraishi — Je peux marcher un peu avec toi, Ayanokôji-kun ?
Moi — Tu vas aussi au bâtiment scolaire ?
Shiraishi — Non. Je voulais juste discuter encore un peu avec toi.
Moi — Avec moi ? Comparé à Hashimoto, je ne suis pas très intéressant à écouter, tu sais.
Shiraishi — Tu es bien trop modeste. Je trouve que tu es quelqu’un de vraiment intéressant, Ayanokôji-kun.
Même si elle me complimentait, je n’arrivais pas à m’en réjouir. Cela dit, même si c’était de la pure flatterie, ses mots ne respiraient aucune mauvaise intention. Shiraishi se plaça à mes côtés, et nous nous mîmes en marche, côte à côte, en direction du bâtiment des cours. À ce rythme, il ne nous faudrait que quelques minutes pour atteindre la grille.
Moi — En y repensant, c’est la deuxième fois qu’on se retrouve tous les deux, comme ça.
La première fois, c’était le lendemain de mon transfert dans la classe C. Ce matin-là, j’étais venu très tôt pour observer mes nouveaux camarades.
Shiraishi — Hehe, c’est vrai. Même si ça ne remonte pas à si longtemps.
Moi — …Effectivement.
Par la suite, je continuai à partir tôt chaque matin pour aller en cours, mais Shiraishi ne fut plus jamais la première à arriver en classe. Aujourd’hui, je la voyais plutôt comme le genre d’élève à entrer un peu plus tard. Ce jour-là, elle avait mentionné qu’elle s’était levée tôt exceptionnellement, ce qui prouvait bien que ce n’était pas dans ses habitudes.
Moi — Quel genre d’impression est-ce que je te donne, Shiraishi ?
Shiraishi — Oh, comme c’est direct.
Moi — Hein ?
Shiraishi — Je pensais que tu étais plutôt du genre réservé, Ayanokôji-kun. Tu poses une question sacrément audacieuse.
Moi — Non… Ah, vraiment ? On pourrait l’interpréter comme ça. Désolé.
Peut-être que ma formulation donnait l’impression que je l’interrogeais sur ses sentiments, comme dans une relation amoureuse.
Moi — Ce que je voulais te demander, c’est ce que tu as pensé de mon transfert. Dès le début, tu m’as accueilli très naturellement, mais en général, les gens se montrent un peu plus méfiants, non ?
Shiraishi — Et d’après toi, pourquoi ?
Elle me renvoya la balle.
Moi — Je ne sais pas… En deux ans, je n’ai jamais vraiment échangé avec toi. De l’extérieur, l’image que je renvoyais ne devait pas être très engageante.
J’avais passé sans accroc le premier examen spécial et réussi à me faire accepter par mes nouveaux camarades. Mais Shiraishi, elle, avait semblé me faire confiance bien avant ça. Il n’y avait pourtant aucun signe indiquant que Hashimoto ou Morishita lui aient soufflé quoi que ce soit à mon sujet.
Shiraishi — Tu as accepté d’intégrer la classe C après le départ de Sakayanagi, non ? Et puis, Hashimoto-kun semblait convaincu que tu deviendrais un atout majeur. Alors oui, certains avaient peut-être des doutes, mais peut-être aussi qu’il y avait des gens comme moi, prêts à croire en toi, à t’accueillir franchement.
Plutôt que de renoncer à atteindre la classe A, certains préféraient croire en une dernière chance et tout miser dessus. Il était aisé de le dire à voix haute, mais parvenir à se convaincre soi-même relevait d’une tout autre difficulté. En pensant à Yoshida ou Shimazaki, il valait mieux éviter à l’avenir de se retrouver seul avec Shiraishi. Il fallait en profiter là pour en apprendre davantage.
Moi — Je me fais peut-être des idées, mais… Est-ce que tu me portais déjà un certain intérêt avant mon transfert dans la classe C ?
Le regard que j’avais croisé ce jour-là dans la salle de karaoké, comme si elle m’observait.
Pour une fille qui m’avait à peine adressé la parole jusque-là, son attitude avait quelque chose d’étrangement familier.
Comparé à Yoshida ou aux autres garçons, il y avait dans notre relation une forme de distance différente, difficile à définir.
Shiraishi — Ah…
Ses lèvres s’entrouvrirent à peine. Ce fut à mi-chemin entre un souffle et une voix… un murmure ambigu qui s’échappa. Puis, elle s’avança lentement, s’arrêtant à quelques pas de moi, et croisa mon regard.
Shiraishi — Ah… Ça ne va pas du tout, ça.
Moi — Ça ne va pas ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je lui retournai calmement la question, mais elle ne répondit pas.
Elle continua simplement de me sourire. Le silence dura quelques secondes, comme si le temps s’était suspendu, avant que…
Shiraishi — Je suis Shiraishi Asuka.
C’est une présentation qu’elle m’avait faite depuis longtemps. Nous avions déjà partagé des déjeuners et même des jours de repos.
Alors pourquoi maintenant…
Pourquoi Shiraishi me redonnait-elle son nom, en me tendant la main ?
Shiraishi — Et toi… qui es-tu ?
Avait-elle dit cela dans un but précis… Ou cherchait-elle simplement à me déstabiliser ?
Moi — Je suis Ayanokôji Kiyotaka.
Préparé à essuyer un rire moqueur, je lui répondis en attrapant sa main. Légèrement froide, et pourtant, une tiède chaleur semblait remonter doucement le long de ses doigts fins jusqu’à moi.
Shiraishi — Dire son nom complet, ça me fait penser à Morishita, tiens.
Moi — C’est vrai…
Elle ne se moquait pas. Elle avait souri car cela lui rappelait Morishita. Hashimoto et Morishita, Yoshida et Shimazaki… Comparé à la compréhension que j’avais d’eux, je ne savais presque rien de Shiraishi. La Shiraishi que voyait Yoshida et celle que voyait Shimazaki. En confrontant leurs impressions à celle que j’avais de ma voisine, j’avais l’impression d’avoir progressé, même si ce n’était que d’un pas. Je voulais m’approcher encore un peu. Mais au final, les zones d’ombre s’étaient seulement épaissies. Camarade ou voisine, son regard semblait dire qu’elle ne pouvait se réduire à ça. Ou bien… Était-ce simplement le reflet de sa personnalité, de cette aura de mystère qui émanait d’elle ?
Shiraishi — Bon, je vais y aller. Passe le bonjour à Shiina-san de ma part.
Elle ne répondit finalement pas à ma question. Était-ce parce qu’il n’y avait pas de raison ou bien parce qu’elle ne voulait pas la donner ? Dans tous les cas, rien ne laissait penser qu’elle me voulait du mal. Il faudrait sans doute que je continue à chercher à mieux comprendre quel genre de personne elle était.
Je pris ensuite la direction de l’école et me rendis à la bibliothèque. Mais parfois, les coïncidences n’étaient tout simplement pas au rendez-vous. La vaste salle était vide de toute trace de Shiina. En demandant à la bibliothécaire que je connaissais de vue, j’appris qu’elle était partie un peu avant dix-sept heures. Un vendredi, veille de week-end, il n’était pas surprenant qu’elle ait eu quelque chose de prévu.
Et ainsi, jour après jour, mes retrouvailles avec Shiina furent de plus en plus retardées…