COTEY3 T2 - CHAPITRE 1

S’intégrer

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Un dimanche matin, je regardai par la fenêtre de ma chambre. Il ne pleuvait pas assez fort pour qu’on parle d’un véritable déluge, mais c’était tout de même une pluie persistante, typique d’une journée maussade. Sortir avec un parapluie par un temps pareil avait de quoi rebuter. Je m’étais déjà changé avant dix heures, et sans perdre de temps, j’attrapai un parapluie et me dirigeai vers le hall du dortoir.

Une fois monté dans l’ascenseur, je remarquai que le sol était mouillé. Il restait des traces des élèves qui étaient déjà sortis plus tôt.

Yoshida — Yo, salut salut !

L’ascenseur atteignit le rez-de-chaussée. Dès que les portes s’ouvrirent, un garçon vêtu d’un sweat à capuche, posté près de l’entrée, se retourna et me salua d’un signe de la main. C’était Yoshida, un camarade de classe.

Moi — Bonjour.

Après cet échange de salutations brèves, Yoshida tourna aussitôt le regard vers le canapé. Shimazaki, que l’on venait d’appeler, se leva aussitôt. Il ôta de son oreille droite un écouteur sans fil et rangea le petit boîtier, probablement un étui dédié aux écouteurs, dans sa poche. Je m’approchai de Shimazaki, qui se tenait aux côtés de Yoshida, et lui posai la question.

Moi — Qu’est-ce que tu écoutais ?

Il rangea ses écouteurs dans leur étui, puis répondit tout en synchronisant ses pas avec ceux de Yoshida.

Shimazaki — Je travaille ma compréhension orale avec des audios en anglais. J’essaie d’optimiser le temps en vue des examens.

Il ne voulait visiblement pas perdre une minute, même en attendant un camarade.

Yoshida — Hein, t’es pas bon en anglais ? Pourtant t’as eu une meilleure note que moi, non ?

Yoshida leva les yeux vers le plafond, comme pour se remémorer les résultats passés.

Shimazaki — Comparé à toi, c’est pas vraiment parlant. Et puis, c’est un fait que l’anglais est ma matière la plus faible.

Yoshida — Bon bon, c’est ma faute, j’aurais pas dû faire de comparaison.

Malgré l’expression de dépit sur son visage, Yoshida reconnut son tort sans discuter. C’est justement parce qu’il avait une conscience claire de ses points faibles et qu’il y répondait par des efforts concrets que Shimazaki parvenait à figurer parmi les meilleurs élèves de troisième année. Il était pleinement au fait que c’était bien la fin du lycée pour eux. Rien d’étonnant, venant d’un ancien de la classe A.

Moi — Il t’a quand même bien piqué au vif. Tu n’as même pas bronché.

Yoshida, que je connaissais comme quelqu’un de plutôt impulsif, ne semblait nullement contrarié par les propos de Shimazaki.

Yoshida — J’avoue, ça m’agace un peu, mais ce type est toujours en train d’étudier. Moi, à côté, j’ai pas autant la foi. C’est normal qu’il y ait une différence.

Même s’il s’exprimait ainsi, cela tenait peut-être aussi au fait qu’ils s’entendaient tout simplement bien.

Moi — Au fait, ces derniers temps, t’as vraiment rien fait d’autre qu’étudier, non ?

Shimazaki — C’est possible. J’y passe au moins cinq heures par jour.

Ces cinq heures ne comprenaient évidemment pas les cours suivis à l’école. Je ne savais pas combien de temps les autres terminale consacraient à l’étude personnelle, mais cinq heures par jour ne me semblaient certainement pas négligeables.

Yoshida — Moi, je ne tiendrais jamais cinq heures.

Dit-il en agitant les bras de manière exagérée.

Shimazaki — Être diplômé de la classe A, c’est juste se garantir une sécurité. Si on vise une bonne fac, ce genre d’efforts, je suis loin d’être le seul à les fournir. Ce soir, je vais à un cours de soutien au Keyaki.

Yoshida — T’es sérieux… Jusqu’où tu comptes aller, en fait…

Il y avait effectivement des cours de soutien destiné aux élèves de l’établissement dans le centre commercial. Cela ne me concernait en rien, donc je n’y avais jamais mis les pieds. Mais j’avais entendu dire qu’on pouvait y participer gratuitement, sans avoir à dépenser de points, à condition d’avoir une conduite exemplaire et un projet d’études clair.

Moi — Des cours de soutien, hein. Il y a beaucoup d’élèves là-bas ?

Par simple curiosité, je posai la question à Shimazaki, mais il se contenta de me fixer intensément.

Shimazaki — Tu ne le sais pas ? Rien que chez les terminale, on est une vingtaine actuellement. Par rapport à un lycée classique, c’est peu, mais d’ici les vacances d’été, il y en aura sûrement plus.

Autrement dit, davantage d’élèves allaient s’y mettre pour préparer les examens d’entrée à l’université.

Shimazaki — Yoshida, tu as des résultats plus que corrects, toi aussi, non ? Tu ne veux pas y jeter un œil ?

Même s’il y avait une différence entre eux, Yoshida n’en restait pas moins doué. S’il comptait poursuivre ses études, les cours de soutien semblait être la meilleure option à ce stade. Mais Yoshida balaya la proposition d’un revers.

Yoshida — Laisse tomber. Je n’ai pas d’exigence particulière pour la fac, n’importe laquelle fera l’affaire. Même mes jours de repos je devrais les passer à étudier ? C’est bon, j’en peux plus. Tu n’as pas l’impression d’étouffer, à bosser tout le temps comme ça ?

Sans attendre de réponse, il tourna le dos à Shimazaki malgré sa sincérité.

Shimazaki — Si tu n’as pas envie, tu n’as pas envie, je ne vais pas te forcer. Tant que ça ne gêne pas, j’ai bien le droit de faire ce que je veux, quand je veux, n’est-ce pas ?

Peut-être agacé par le manque d’entrain de Yoshida, Shimazaki le fixa d’un air renfrogné.

Yoshida — B-Bien sûr, c’est ton droit. Pas la peine de t’énerver, hein…

Yoshida leva les mains en signe de reddition, tout en s’excusant à la hâte.

Yoshida — Bon, hum, et sinon ? Pourquoi tu nous as fait venir, Ayanokôji et moi  ?

Il toussa pour changer de sujet et interrogea Shimazaki. C’est vrai que je me posais la question. Il aurait pu profiter de ce précieux jour de repos pour étudier tranquillement tout seul.

Shimazaki — Pour être honnête, c’est uniquement Ayanokôji que je voulais voir. Mais comme on n’a pas un rapport qui permettrait de discuter tranquillement tous les deux, je me suis dit que ta présence faciliterait les choses.

Autrement dit, la discussion que nous allions avoir n’avait rien à voir avec Yoshida. Cela dit, le mot « discussion » employé par Shimazaki donnait au moins une vague idée de ce qu’il avait en tête.

Moi — Je vois. Bah, de toute façon, c’est pas la première fois qu’on me demande un service.

Avec un sourire en coin, Yoshida lâcha un soupir faussement résigné.

Yoshida — Bon, puisque tu insistes, je vais jouer le jeu. Ayanokôji, prends le temps de bien discuter avec Shimazaki, hein.

En disant cela, Yoshida, à ma droite, posa une main sur mon épaule gauche.

Moi — Tout dépend du sujet. Qu’est-ce que tu veux me dire, au juste ?

Comme l’avait dit Shimazaki, nous n’étions pas proches. S’il avait tenu à me parler malgré cela, c’est qu’il avait une raison bien précise. Et ce qui m’intriguait encore plus, c’était cette histoire de parapluie. S’il ne s’agissait que de discuter, il n’y avait aucune nécessité de sortir par un temps pareil. On aurait très bien pu se retrouver dans la chambre de l’un d’entre nous.

Shimazaki balaya rapidement les environs du regard, puis planta ses yeux dans les miens.

Shimazaki — Aujourd’hui, je vais t’arracher ton secret.

Moi — …Mon secret ?

Shimazaki — On n’avancera à rien en parlant ici. Viens, tu comprendras bien assez tôt.

Sur ces mots, Shimazaki quitta le hall, ouvrit son parapluie et s’éloigna d’un pas décidé.

Yoshida — C’est quoi ce délire… Il va où, ce type ?

Moi — Aucune idée. Il avait parlé du Keyaki, je crois…

Après un bref échange de regards avec Yoshida, nous nous mîmes à sa poursuite.

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Shimazaki marchait en tête du groupe, se dirigeant droit vers le Keyaki. Une fois arrivé, il glissa son parapluie dans le support prévu à l’entrée, tira d’un coup sec la housse plastique et l’enfila par-dessus. Nous l’imitâmes avant de pénétrer dans le bâtiment. Sans ralentir, il se dirigea vers la librairie, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il daigna se retourner vers nous.

Yoshida — Une librairie, hein. Tu voulais juste y jeter un œil au passage ?

Shimazaki ignora le commentaire de Yoshida et entra dans le magasin sans la moindre hésitation, se dirigeant droit vers le rayon pédagogie, là où étaient exposés les ouvrages de soutien scolaire.

Shimazaki — C’est pour ça que j’ai amené Ayanokôji.

Il ne s’agissait manifestement pas d’un simple détour, mais bel et bien de leur destination finale.

Shimazaki — Dis-moi quels livres de soutien tu utilises d’habitude, et sur quoi tu travailles en ce moment.

En entendant cela, je compris enfin ce que Shimazaki avait en tête.

Moi — Je vois. C’était donc ça.

Shimazaki — En regardant les résultats du dernier examen spécial, j’ai compris que tu étais meilleur que moi. Je ne prétends pas pouvoir te rattraper en un jour ou deux. Mais malgré tout, je n’ai aucune intention d’abandonner.

Lorsqu’il évoqua les cours de soutien, il me jeta un regard furtif. Une réaction sans doute dictée par un réflexe de compétition. Même s’il ne faisait que chercher à réduire un peu l’écart entre nous, il voulait connaître une méthode d’apprentissage plus efficace. La volonté de Shimazaki me parvint avec une intensité limpide.

Yoshida — Dis-lui, Ayanokôji.

Pris entre les deux, Yoshida me poussa à parler. Mais je ne répondis pas. Plus précisément, je ne le pouvais pas. J’aurais voulu exaucer son souhait. Pourtant, je ne connaissais pas moi-même la réponse. Alors que la majorité des lycéens consacraient leurs efforts à un apprentissage encore obscur, j’avais terminé cette étape depuis l’enfance. Pour moi, les études actuelles n’étaient rien d’autre qu’une simple révision. Je n’étais donc pas en mesure de lui fournir la réponse qu’il espérait.

Yoshida — Hé, Aya…

Shimazaki — Laisse tomber, Yoshida. On dirait qu’il n’est pas disposé à me répondre aussi facilement.

Devant mon silence, Shimazaki fronça les sourcils.

Shimazaki — Je ne comptais pas repartir les mains vides avec ta méthode. Si tu veux, je peux te payer en points personnels, ou bien… s’il y a autre chose que tu veux, je suis prêt à en discuter…

Alors qu’il tentait de négocier, résolu à percer le mystère, je l’interrompis.

Moi — Si la discussion d’aujourd’hui portait sur un sujet que je pouvais résoudre, j’aurais été prêt à t’aider de bon cœur.

Shimazaki — …Tu aurais été prêt ? Ton secret d’étude serait-il un secret commercial ? Ou bien… est-ce que tu espérais un paiement plus conséquent ?

Moi — Non, je ne veux aucune récompense. Si ton niveau s’améliore, Shimazaki, cela profitera au rendement global de la classe. Ce sera déjà une forme de contrepartie suffisante. Et peu importe jusqu’où tu progresses, cela ne me portera jamais préjudice.

Je m’efforçai d’expliquer les choses aussi clairement que possible. Mais j’imaginais que cela ne suffirait sans doute pas.

Shimazaki — Je comprends, oui, en théorie. Mais même ainsi… j’ai du mal à croire que tu veuilles vraiment me le dire. Est-ce que tu aurais peur que je finisse par te rattraper ?

Moi — Ce n’est pas ça. Si tu crois que je fais ça par fierté mal placée, tu te trompes. Je n’ai aucune envie de me vanter d’être le meilleur, ni de conserver cette position coûte que coûte.

Il y avait, dans cette école, des élèves plus doués que moi dans bien des domaines. Je l’espérais. Et je le voulais. S’il existait quelqu’un capable de me surpasser même juste en études, alors je voulais en être le témoin direct.

Shimazaki — Maintenant que j’en ai dit autant, dis-moi quels livres de soutien tu utilises. Et ta méthode de travail, ton emploi du temps… j’aimerais que tu me dises tout, dans les moindres détails.

Shimazaki me fixait d’un regard perçant, bien décidé à tout comprendre, et ajouta avec une franchise désarmante :

Shimazaki — Et même si ça ne donne aucun résultat, je ne t’en voudrai pas. Je penserai simplement que ce n’est pas une méthode faite pour moi. Alors tu peux parler librement.

Son attitude face aux études, cette sincérité-là, semblait authentique. Et Yoshida, profitant de l’occasion, vint se placer à ses côtés.

Yoshida — Ah, au passage, tu pourrais m’apprendre aussi ? Si t’as une méthode efficace, j’aimerais bien l’essayer.

Que devais-je faire ? Les méthodes classiques que j’utilisais pour aider Karuizawa, n’étaient sans doute pas adaptées à des élèves de leur niveau. En fait, je n’étais pas non plus en mesure de mettre en œuvre une pédagogie fondée sur la logique propre de la White Room. Avec la certitude qu’on finirait par douter de moi, je me résolus à leur dire une partie de la vérité.

Moi — Pour être honnête, je n’utilise presque plus ce genre de livres.

Shimazaki — …Quoi ? Attends, mais tu n’es inscrit à aucun cours de soutien, non ? Tu arrives à résoudre des questions difficiles, voire même des exercices hors programme, alors comment tu fais ?

Moi — C’est souvent le fruit du hasard. Je tombe régulièrement sur des explications en ligne. Il y a plein de vidéos qui traitent des questions difficiles, maintenant. Il se trouve que, dans une de celles que j’ai regardées, un problème similaire avait été abordé. Voilà tout.

Shimazaki — Mouais… J’imagine que ça peut arriver.

Peut-être justement parce qu’il était bon élève, Shimazaki paraissait encore plus suspicieux. Il ne répondit pas, mais son regard trahissait un certain scepticisme. Même si je sentais qu’il me soupçonnait de mentir, je me permis d’insister sur le fait que je ne suivais aucun site ou chaîne en particulier. Au bout du compte, il me classerait sûrement dans la catégorie de ceux qui préfèrent garder leurs secrets. Tant pis.

Moi — Cela dit… je pense que certaines références peuvent vous être utiles à tous les deux.

Je traînais souvent dans les librairies. Parmi les livres que j’avais eu l’occasion de feuilleter, je me souvenais du contenu de certains. Assez pour indiquer lesquels pouvaient leur convenir.

Moi — Si ça vous suffit, je veux bien vous faire quelques recommandations.

Ce n’était pas un refus d’enseigner, mais plutôt la volonté de transmettre ce que je pouvais transmettre. Ce qui méritait d’être repris, je souhaitais que ce le soit. Et je voulais qu’ils comprennent clairement cette intention. La suite dépendait de Shimazaki. Tout reposait sur sa manière de le recevoir. Allait-il me voir comme un sale type qui refusait de jouer franc-jeu et passer à autre chose ? Ou bien, même en doutant de moi, choisirait-il malgré tout de transformer ce qu’il pouvait en source d’apprentissage, pour progresser ? Sans presque l’ombre d’une hésitation, Shimazaki acquiesça et déclara :

Shimazaki — Très bien. Je vais accepter tes recommandations.

Il avait décidé que, pour progresser, il devait commencer par essayer de me faire confiance. Pour répondre à sa demande, je lui indiquai les livres de soutien qui me semblaient les plus pertinents. Tous deux les prirent sans hésiter, mais Yoshida reposa immédiatement le sien. Car selon le niveau d’exigence et l’université visée, les contenus de ces ouvrages variaient énormément. Ce qui convenait à Shimazaki, en quête d’un niveau élevé, était probablement inutile pour Yoshida. Alors, après m’être renseigné sur la situation de Yoshida, nous nous mîmes à chercher ensemble un livre mieux adapté pour lui. Nous passâmes environ trente minutes dans le rayon.

Ce livre-là ne va pas, l’autre non plus ne fait pas l’affaire.

Nous les prenions, les feuilletions, puis les reposions, encore et encore. Cela aurait pu paraître futile, mais pour ma part, je n’en retirai aucune lassitude. Au contraire, je trouvai cette parenthèse plutôt agréable. Et même si cela avait pris du temps, nous finîmes par choisir, en fonction des besoins de Yoshida, le livre de soutien qui lui convenait le mieux.

Cela pouvait sembler anodin, mais cela donnait un vrai sentiment d’accomplissement, comme si nous avions uni nos forces pour atteindre un but commun. Ensuite, nous nous séparâmes un instant pour flâner chacun de notre côté, au cas où l’un de nous trouverait un autre livre à acheter, avant de nous retrouver à nouveau à l’intérieur de la librairie. J’avais repéré quelques magazines et romans intéressants, mais comme mes points personnels étaient assez limités, je décidai de ne rien prendre.

Shimazaki — C’est quoi, ces bouquins ?

Il désigna la pile que Yoshida tenait dans les bras en revenant vers nous. En plus des ouvrages de soutien scolaire que nous lui avions conseillés, il en avait pris beaucoup d’autres.

Yoshida — Ah, ça ? Bah, je peux bien acheter autre chose, non ?

Les livres que Yoshida tenait étaient des magazines de mode masculine et des mangas. Leurs contenus portaient sur le style vestimentaire et l’apparence pour plaire à la gent féminine ainsi que sur l’art de la conversation et quelques techniques de séduction.

Yoshida — Les études, c’est important, mais je veux aussi prendre l’amour au sérieux. Il nous reste moins d’un an, les gars. Ce serait du gâchis de rater ma dernière chance de sortir avec une fille au lycée.

Il lâcha ça en se dirigeant vers la caisse avec nous.

Shimazaki — On ne peut pas vraiment parler de dernière chance…

Shimazaki fit une remarque un peu agacée, sans chercher à cacher sa lassitude.

Cela dit, il n’avait pas totalement tort. Même une fois devenu étudiant ou adulte, on ne peut pas exclure l’idée d’une relation avec une lycéenne. Non, en fait… Avec une trop grande différence d’âge, ça poserait clairement problème. Tandis que je m’égarais dans ces réflexions, je me dis qu’il devait y avoir une autre raison, plus personnelle, derrière les achats de Yoshida.

Moi — Tu veux dire… parce que tu risques de ne plus revoir Shiraishi ?

On pourrait dire que c’était une condition liée à notre scolarité, un compte à rebours qui durerait jusqu’à l’obtention du diplôme de Kôdo Ikusei. Je voulais simplement clarifier ses intentions. Mais dès que j’eus prononcé le nom de Shiraishi, Yoshida sursauta, au point de laisser tomber un des livres.

Yoshida — Hé, oh ! Ayanokôji, t’es obligé de sortir des conneries pareilles ?!

Il fit mine de vouloir me faire taire, mais les mots étaient déjà lâchés.

Moi — Je posais juste la question, parce que je trouvais ça curieux… Je n’ai pas le droit ?

Yoshida — B… Bien sûr que non ! Et puis d’abord, c’est pas comme si j’aimais Shiraishi, ok ?! Je te l’ai déjà dit, non ?!

Yoshida avait beau nier de toutes ses forces, son attitude disait exactement le contraire. Quant à Shiraishi, elle aussi semblait convaincue des sentiments qu’il éprouvait pour elle. À 99 %, non… à 100 %, on pouvait dire qu’il avait le béguin.

Shimazaki — …Shiraishi ? Tu es amoureux de Shiraishi… ?

Lui qui marchait quelques pas devant nous, se retourna et jeta un coup d’œil à Yoshida, penché pour ramasser son livre, tout en murmurant d’un ton calme.

Yoshida — Mais non, je ne suis pas amoureux ! C’est juste que… je la trouve un peu intéressante, c’est tout… !

Sa réponse trahissait plus que jamais ses véritables sentiments. Son visage criait qu’il était éperdument amoureux. À l’inverse, Shimazaki, qui ne jurait que par les études, semblait totalement indifférent aux histoires de cœur. Jusqu’à ce que je voie son expression s’assombrir légèrement, comme si une pensée soudaine lui traversait l’esprit.

Shimazaki — …C’est vrai…?

Devant un Shimazaki soudainement assombri, au ton bien plus grave qu’auparavant, Yoshida se mit à paniquer. En un instant, mille pensées traversèrent mon esprit, jusqu’à ce qu’une hypothèse s’impose.

Yoshida — Attends… Tu serais pas l’un des mecs de sa prétendue liste des cent ?!

Shimazaki — Hein ? « Liste des cent » …? N’importe quoi.

Shimazaki poussa un soupir stupéfait, puis afficha un air agacé.

Shimazaki — Yoshida. Est-ce que tu aimes vraiment Shiraishi ?

Yoshida — J-je t’ai dit que non, je la trouve juste un peu intéressante, c’est tout !

Plus il niait, plus cela confirmait l’évidence. Et à en juger par son regard, Shimazaki en était arrivé à la même conclusion que moi.

Shimazaki — Peu importe ça. Écoute bien : cette histoire, ce n’est qu’une rumeur. Ne prends pas ce genre de bêtises au pied de la lettre.

Yoshida — O-oui… tu n’as pas tort… Mais on dit bien qu’il n’y a pas de fumée sans feu.

Shimazaki — Encore faut-il savoir d’où vient ce « feu », non ? Ce surnom, c’est Shiraishi elle-même qui l’a lancé volontairement.

Ce surnom de « Pourfendeuse de cent hommes » me troublait depuis un moment. Mais que Shimazaki le réfute aussi fermement et sous un angle aussi inattendu m’étonna sincèrement. Quant à Yoshida, il en resta encore plus bouleversé. Sa gorge sembla se nouer, incapable d’émettre le moindre son. Après un court moment de flottement, il reprit la parole d’une voix tremblante.

Yoshida — Attends… Une rumeur ? Comment tu peux en être aussi sûr ?

À ces mots, Shimazaki balaya discrètement les alentours du regard, plus prudent encore qu’il ne l’avait été dans le hall du dortoir.

Heureusement, la librairie était presque vide, et l’atmosphère très calme. Une fois rassuré, il s’approcha de Yoshida et baissa la voix.

Shimazaki — Tu te souviens de quand cette rumeur a commencé à circuler ?

Yoshida — Hmm… Je dirais… l’été de l’année de seconde… ? À l’époque, on parlait déjà d’une vingtaine de mecs.

Pour atteindre cent, il fallait bien commencer tôt. Sauf si elle avait déjà commencé au collège, il était normal qu’au début, les chiffres soient plus modestes. Mais je n’étais pas en position de me prononcer sur ce que j’ignorais.

Shimazaki — Pour être exact, tout a commencé après l’examen sur l’île déserte. C’est pile à ce moment-là que Shiraishi et Nishikawa se sont rapprochés. Et dans les deux semestres qui ont suivi, cette rumeur absurde avait commencé à circuler.

C’était un pan inconnu de l’histoire de la classe A de seconde. Yoshida, tout en se remémorant ces souvenirs à voix basse, tapotait machinalement son menton avec le coin d’un magazine.

Yoshida — Tu veux dire… que c’est Nishikawa qui a lancé la rumeur ?

Shimazaki — Je n’ai pas de preuve formelle. Mais à peu de choses près, c’est ça. Même si l’histoire des vingt mecs était vraie, passer à cent, ça ne tient pas debout. Ajouter quatre-vingts garçons d’un coup dans cette école, c’est totalement irréaliste. Il suffit de réfléchir deux secondes pour s’en rendre compte.

J’avais moi aussi entendu parler de cette histoire de cent mecs par Nishikawa. Je lui avais même demandé, par curiosité, si ça allait grimper jusqu’à deux cents, et elle m’avait répondu qu’une centaine suffisait pour avoir de la notoriété. Peut-être que dès le départ, les chiffres avaient été exagérés, amplifiés peu à peu, jusqu’à devenir une « réalité ». Mais une question me vint soudain à l’esprit : pourquoi avait-elle fait ça ?

Yoshida — M-mais comment tu peux être aussi catégorique ? Tu ne sais rien de ce qu’elle faisait au collège, non ?

De son côté, Yoshida semblait avoir perçu un tout autre point, et s’en prit de nouveau à Shimazaki.

Shimazaki — C’est vrai, je ne sais rien de son passé. Mais admettons que ce soit vrai : en quoi ça t’empêche de l’aimer, Shiraishi ?

La réplique de Shimazaki fut sèche, presque cinglante. Yoshida recula d’un pas, visiblement déstabilisé par ce ton abrupt.

Yoshida — N-non… c’est pas ça… mais…

Shimazaki — Après tout, même si je n’étais pas au collège avec elle, je peux te dire avec certitude que cette rumeur exagérée est fausse. Parce que depuis le jour de notre entrée, je n’ai cessé de l’observer.

À peine eut-il prononcé ces mots que Shimazaki sembla réaliser ce qu’il venait d’avouer. Son visage se crispa, et il détourna aussitôt les yeux. Dans la librairie silencieuse, un malaise étrange s’installa entre nous.

Shimazaki — …Je veux dire, j’observe tout le monde dans la classe, pas que Shiraishi…

Longtemps après, Shimazaki ajouta cette justification maladroite, mais c’était trop tard : impossible de faire semblant de ne pas avoir compris.

Yoshida — Tu…

La raison même pour laquelle il pouvait rejeter cette rumeur. Yoshida avait saisi l’implication de ses paroles. Mais s’il l’exprimait trop directement, Shimazaki risquait de se braquer. Entre le désir d’en avoir le cœur net et le réflexe de retenue, son visage exprimait un combat intérieur évident.

Shimazaki — T’as mal compris, Yoshida… C’est pas ce que tu crois.

Yoshida — J’ai très bien compris… Peu importe. Dans ce cas, ça me va. Et puis, j’ai jamais dit que j’étais intéressé par Shiraishi, hein…

Leurs regards fuyants, leurs voix hésitantes… et pourtant, la conversation se poursuivait. Il semblait clair que tous deux éprouvaient pour Shiraishi un sentiment qu’aucune autre fille de l’école ne leur inspirait. Même si Shiraishi savait qu’elle plaisait, leur comportement montrait que cette assurance n’était pas usurpée.

Shimazaki — Bon. On a fini, non ? On devrait y aller. Inutile de déranger davantage les gens dans la librairie.

Shimazaki détourna le regard de Yoshida et conclut ainsi.

C’est vrai, nos achats étaient terminés. Rester là à discuter aurait seulement gêné le personnel. Et de toute manière, ce genre de discussion avait tout intérêt à rester à l’écart des oreilles indiscrètes.

Yoshida — …Tu as raison.

Sur ce, nous passâmes rapidement à la caisse, puis quittâmes la librairie.

2

Je m’étais dit qu’une fois les achats terminés, nous allions nous séparer là. Mais Shimazaki proposa que nous fassions un détour pour aller nous asseoir un moment dans l’espace détente. Ils n’avaient sans doute pas envie que tout se termine sur une note aussi gênante.

Cette pensée me traversa naturellement l’esprit, ce qui prouvait peut-être que ma compréhension des émotions avait légèrement progressé. Il était pratiquement impossible de prouver objectivement la teneur de l’atmosphère d’une situation. Mais en observant les expressions des personnes présentes, en captant leur tension ou leur malaise, il devenait possible de corriger sa perception.

Autrement dit, cette atmosphère existait bel et bien dans l’esprit de chacun. À mon arrivée dans cette école, il m’était arrivé plus d’une fois de ne pas saisir ces subtilités et d’agir à contretemps. Même quand j’en avais un vague pressentiment, cela restait superficiel. La plupart du temps, je n’étais sûr de rien. C’était dû à ma méconnaissance des émotions et à mon absence totale d’expérience en la matière. Mais à présent, j’avais un peu changé.

Je parvenais désormais à ressentir de manière intuitive ce que les autres éprouvaient. Et cela sans même en avoir conscience. Shimazaki déposa les livres qu’il venait d’acheter sur un banc, puis se dirigea vers le distributeur automatique.

Shimazaki — Tu veux boire quelque chose ? C’est moi qui offre. Pour te remercier de m’avoir aidé à choisir les manuels.

Il me lança cette proposition en se plaçant face au distributeur.

Moi — Tu es sûr ?

Shimazaki — Bien sûr. À voir ta tête tout à l’heure à la librairie, on devine que tu fais attention à tes dépenses. Changer de classe a dû coûter une petite fortune.

Puisqu’il insistait, autant accepter avec gratitude.

Yoshida — Et moi, alors ?

Shimazaki — Tu paies toi-même.

Yoshida — Radin…

Grommelant à voix basse, Yoshida se leva et alla se poster devant l’autre distributeur, à côté de Shimazaki.

Shimazaki — En fait, j’aurais bien voulu t’inviter à un café, mais là-bas, c’est bondé.

Avec la pluie et les élèves en congé qui cherchaient à passer le temps, le café avait été pris d’assaut. En passant devant tout à l’heure, on avait vu une file qui débordait jusqu’à l’entrée. C’était sans doute pour cette raison qu’il avait choisi de discuter ici, aujourd’hui.

Je pris la canette de café noir que Shimazaki avait achetée pour moi. Après ouverture, je la fis rouler un peu dans ma main, puis pressai doucement le haut avec le doigt. Un léger parfum de café noir s’échappa de l’ouverture de la canette en aluminium.

Shimazaki — J’en bois souvent, du café noir.

Tout en disant cela, Shimazaki tenait lui aussi une canette du même type.

Moi — Tu aimes ça ?

Shimazaki — Honnêtement, pas trop. Mais c’est indispensable pour rester concentré. L’effet stimulant est puissant.

On comprenait que ce qui l’intéressait, c’était avant tout l’effet du café. Soit dit en passant, Yoshida était toujours devant le distributeur, en train de marmonner dans sa barbe, hésitant encore sur son choix.

Shimazaki — Tu comptes réfléchir encore longtemps ? Si tu n’as pas envie de boire, t’obliges pas.

Shimazaki le regarda en lui lançant cette remarque.

Yoshida — Même si j’ai soif, je préfère éviter de trop boire. Dans ce genre de moment, vous hésitez jamais entre deux tailles, vous ?

Tout en parlant, Yoshida se déplaça d’un bond sur le côté du distributeur. Il nous jeta un regard en croisant les bras, puis pointa tour à tour deux bouteilles du doigt. L’une contenait 500 ml de thé, l’autre 280 ml, identiques en tout point… sauf pour la quantité.

Yoshida — En termes de volume, 280 ml, ce serait parfait. Mais vu que la 500 ml coûte seulement 20 points de plus, j’hésite.

Ce genre de dilemme ne se limitait pas aux boissons. Dans les magasins aussi, les gros sachets de friandises offraient plus pour moins cher, mais au détriment de la praticité par rapport aux petits formats.

Shimazaki — En général, on privilégie le rapport qualité-prix, non ? Si c’est juste 20 points de plus, autant prendre celle de 500 ml.

Shimazaki répondit du tac au tac. Il devait avoir le même genre de réflexes dans ses choix du quotidien.

Yoshida — C’est vrai… Même si au final, on finit souvent par ne pas la finir. Mais en pensant rentabilité…

Moi — Moi, je prendrais celle de 280 ml. Si tu sais dès le départ que tu ne la boiras pas en entier, le goût risque de changer si tu la gardes trop longtemps. Et une bouteille en plastique ouverte attrape vite les bactéries. Même si c’est du thé, la zone du goulot est en contact avec la bouche, alors il faut aussi penser à l’hygiène.

Yoshida — Ugh… Tu n’as… pas tort. Il ne faut pas négliger l’aspect hygiénique…

Même si j’étais un peu hors-sujet, je lui transmis malgré tout le fond de ma pensée. Il replongea alors dans l’indécision. Finalement, sa décision se matérialisa au moment où il appuya sur le bouton.

Il sortit une bouteille de 500 ml du distributeur. En la tenant dans la main, il arborait un air qui ressemblait moins à de la satisfaction qu’à un doute intérieur du type « Est-ce que j’ai bien fait ? ». Mais même s’il avait choisi celle de 280 ml, son expression aurait sans doute été la même.

Alors qu’il venait de boire d’une traite un tiers de la bouteille, je remarquai que son regard tourné vers Shimazaki trahissait une forme d’agitation.

Il semblait ne pas savoir comment relancer la discussion entamée à la librairie.

Moi — Shimazaki. À propos de l’histoire de Shiraishi et des cent…

J’estimai que c’était à moi de lancer le sujet, alors je posai la question sans détour. Yoshida nous rejoignit aussitôt et s’assit à côté de Shimazaki.

Yoshida — Tu crois à ce genre de rumeur, toi aussi, Ayanokôji ?

Moi — Quand je l’ai entendue de la bouche de Nishikawa, j’y ai cru, oui. Mais ce que tu as dit tout à l’heure m’a paru étrange. D’habitude, quand des surnoms circulent entre classes, ça finit toujours par se savoir. Mais là, sur Shiraishi, je n’ai jamais rien entendu.

Yoshida — S-Sérieux ? Vu ta réaction, on dirait bien que tu n’étais vraiment pas au courant…

Bien sûr, il était aussi possible que je m’en fiche complètement. Mais pour être honnête, je n’avais jamais entendu son surnom… ni même son nom tout court, venant d’un autre élève.

Shimazaki — Si on part du principe que tout ce que tu dis est vrai, pourquoi Shiraishi aurait-elle lancé une rumeur pareille ?

L’hypothèse selon laquelle elle voulait éloigner les garçons, Yoshida l’avait sûrement envisagée. Il devait y avoir pas mal de prétendants qui n’aimaient pas les filles au passé amoureux trop chargé. Mais Yoshida, par exemple, en avait entendu parler sans pour autant renoncer. Ce n’était donc pas une méthode infaillible. Et si elle laissait cette rumeur se propager à d’autres classes et même à d’autres promos, cela éveillait en moi une forme de malaise.

Shimazaki — Ce n’est qu’une supposition… mais je pense que Nishikawa éprouve peut-être quelque chose de spécial pour Shiraishi. Et que c’est de là que vient la rumeur. Pour éloigner les garçons de Shiraishi, quoi de mieux que cette histoire de cent mecs ? Certains accepteraient de fréquenter une fille jugée légère, mais la plupart des garçons la fuiraient.

Shimazaki énonça cette hypothèse comme une piste possible. Un bref instant, le visage de Yoshida se crispa légèrement, mais il garda son calme.

Yoshida — …Qu’est-ce que tu racontes ? Nishikawa est une fille !

Shimazaki — On vit à une époque où l’amour ne se limite plus aux relations hétéros.

Yoshida — Peut-être… mais Shiraishi, franchement, j’y crois pas du tout.

Shimazaki — Va savoir. En tout cas, elle n’a montré aucun intérêt pour les garçons jusqu’ici. Peut-être qu’elle a compris ce que ressentait Nishikawa et qu’elle l’a laissée faire, qui sait.

Shimazaki hocha la tête après avoir terminé son café. On ne pouvait rien affirmer pour l’instant, mais c’était une hypothèse à garder en tête.

Yoshida — Mais c’est quand même un peu extrême, non ? Pour éviter les garçons, faire passer aux yeux de tous pour une fille facile… Ça paraît insensé.

Shimazaki — C’est aussi ce que je pense. Mais en poussant ce raisonnement plus loin, une autre hypothèse émerge.

Face à l’air perplexe de Yoshida, Shimazaki poursuivit :

Shimazaki — Et si Shiraishi n’avait jamais été intéressée par les garçons ? Et si, justement, parce qu’elle préférait quelqu’un comme Nishikawa, elle avait choisi de répandre une rumeur qui la ferait détester des garçons, sans qu’elle n’en soit dérangée.

Yoshida — Hein… N-Non, t’es sérieux là… !?

Éloigner modérément les garçons, et en retour, se rendre accessible aux avances des filles. C’était une idée qui cochait toutes les cases. On ignorait encore si Nishikawa connaissait vraiment les préférences de Shiraishi, mais cette possibilité ne pouvait pas être écartée.

Il semblait bien que la phrase échappée par Shimazaki, le fait qu’il l’observait en permanence depuis le début du lycée, n’était pas une simple exagération.

Mais en même temps, certains éléments ne tenaient plus debout. La rumeur venait de Nishikawa, tandis que Shiraishi, de son côté, n’en avait jamais soufflé un mot. Il était possible qu’elle se soit propagée sans que la principale concernée n’en ait conscience. Toutefois, comme elles étaient dans la même classe, elle avait forcément fini par en entendre parler.

En remontant jusqu’à l’examen de l’île déserte de seconde, il n’y avait pratiquement plus aucun doute sur le fait que Shiraishi soit au courant. Et même si Shiraishi préférait les filles, une rumeur de ce genre comportait aussi le risque d’être rejetée par les autres filles. Si tout le monde autour d’elle pensait qu’elle était attirée par les garçons, alors les filles n’oseraient pas facilement l’approcher.

Shimazaki — Comme je l’ai dit, à part le fait que cette histoire soit une rumeur, tout le reste n’est que pure spéculation. Et à vrai dire, même ça, je ne peux pas le garantir. Ce ne sont que mes idées, mes conclusions. Si vous n’y croyez pas, allez vérifier par vous-mêmes.

Sur ces mots, l’excitation de Shimazaki retomba peu à peu. Il se leva sans un mot, alla jeter sa canette de café dans la poubelle, puis revint s’asseoir calmement.

Yoshida — Dis, pourquoi tu nous racontes tout ça aussi en détail.

Shimazaki — Tu veux vraiment savoir ?

Yoshida — Oui… enfin… oui et non.

Shimazaki — Ne t’en fais pas, Yoshida. Même si tu n’avais rien demandé, je comptais en parler.

Sur ce, Shimazaki se plaça devant moi, quittant le banc où il était assis.

Shimazaki — Merci pour les manuels que tu m’as conseillés. Mais j’ai encore des choses que je veux que tu m’expliques. Je me suis dit qu’en te rendant ce service, tu finirais peut-être par ouvrir la bouche.

Pour Shimazaki, ce n’était ni Shiraishi ni la sincérité de Yoshida qui comptaient. Non. Ce qu’il plaçait en priorité absolue, c’était ses études.

Shimazaki — Tu peux me le dire maintenant, non ?

Moi — Désolé. Je n’ai rien d’autre à ajouter à ce que j’ai déjà dit.

En entendant cette même réponse, Shimazaki poussa un soupir.

Shimazaki — Faire des recherches sur internet, regarder des vidéos… Franchement, ce genre de méthodes banales n’explique pas que tu sois capable d’avoir un score parfait.

Moi — J’ai déjà dit que c’était en grande partie dû au hasard. J’aime bien fouiller tout un tas de trucs. J’ai aussi cherché comment un lycéen en terminale devait s’y prendre pour bien étudier, ce à quoi il fallait faire attention pour entrer à la fac, et dans tout ça, je suis juste tombé sur une solution qui correspondait aux questions de l’examen. Par chance.

Face à mes justifications répétées, Shimazaki serra brièvement les lèvres, puis, semblant se reprendre, soupira à nouveau.

Shimazaki — Ouais… J’imagine que tu n’allais pas tout me dévoiler aussi facilement.

Il ne chercha pas à insister davantage. Apparemment, il renonçait pour l’instant.

Il savait faire preuve de discernement et de bon sens. C’était agréable de discuter avec quelqu’un comme lui.

Shimazaki — Cela dit, une information reste une information. Un jour ou l’autre, tu me la rendras… d’une manière ou d’une autre.

Ce n’était pas une dette qu’on pouvait rembourser en argent. C’était pénible, mais je n’y pouvais rien.

La discussion qui venait d’avoir lieu avait permis d’apaiser un peu les doutes de Yoshida, qui avait des sentiments pour Shiraishi. Et elle avait aussi donné un sens à mes propres interrogations.

3

Un peu plus tard, Shimazaki annonça qu’il devait aller étudier et retourna au dortoir. De son côté, Yoshida semblait encore incapable d’ordonner ses pensées. Il était resté assis sur le banc, recroquevillé, les mains serrées autour de sa bouteille de thé à moitié vide. Il aurait peut-être mieux valu prendre un format 280 ml.

Moi — Il serait temps de rentrer, non ? J’ai l’impression que le temps va empirer.

Si la pluie se mettait à tomber plus fort, même avec un parapluie, le bas de son pantalon finirait trempé. Je l’avais interpellé, mais Yoshida ne réagit pas, comme s’il avait perdu son âme. Je restai donc assis à côté de lui, et ce ne fut que lorsque je voulus le relancer qu’il redressa soudainement le dos.

Yoshida — …Oui, tu as raison…

Après avoir répondu d’un ton las, Yoshida se leva et fit quelques pas en traînant les pieds.

Moi — Tu as oublié ton livre.

Je lui tendis le sac en papier qu’il avait laissé sur le banc. Il le prit avec la même mollesse que tout à l’heure. Visiblement, la conversation d’avant lui pesait encore sur l’esprit.

Yoshida — Si jamais Shiraishi aime vraiment les filles… Moi, je suis un mec, quoi…

Moi — Rien ne prouve encore que ce soit vrai.

Yoshida — Mais…

Moi — Si tu encaisses mal ce genre de choses, tu ferais peut-être mieux de laisser tomber pour Shiraishi. Entre les cent conquêtes, le fait qu’elle aime peut-être les filles… et ce qui pourrait encore sortir par la suite. Des trucs pires encore, auxquels tu n’es peut-être pas prêt à faire face.

Ce n’était pas propre à Shiraishi. Dès lors qu’on choisit de s’intéresser sincèrement à quelqu’un, il faut être prêt à découvrir un passé qu’on n’aurait jamais imaginé. Et si l’on n’a pas encore cette force-là, se retirer demande parfois plus de courage.

Yoshida — …Des choses que je ne veux pas affronter, hein…

Peut-être sous le choc, ou peut-être parce qu’il avait enfin reconnu ses sentiments pour Shiraishi, Yoshida ne contesta pas mes paroles.

Yoshida — C-C’est vrai… Si je ne suis pas foutu d’accepter ses cent conquêtes ou le fait qu’elle aime les filles, je ne pourrai jamais aller de l’avant.

Explorer de nouvelles possibilités exigeait d’emprunter un chemin semé d’embûches. Yoshida serra les poings. La lumière était revenue dans son regard.

Yoshida — Allez, je vais…

Moi — Plutôt que de t’inquiéter de son passé, tu ne devrais pas commencer par stresser à propos du fait que Shimazaki est probablement amoureux d’elle aussi ?

Yoshida — Gha—Pfuh !

Alors qu’il retrouvait son entrain, Yoshida fit mine de cracher du sang dans une grimace théâtrale. J’avais visiblement visé juste.

Yoshida — Aya… Ayanokôji, t’essaies de me remonter le moral ou de m’achever, là !?

Moi — J’ai peut-être mal choisi le moment, mais je voulais juste te faire prendre conscience de la situation. Ni plus ni moins.

Yoshida — C’est un peu brutal, comme façon de voir les choses…

Vu comme ça, il n’avait pas tort.

Moi — J’essaie simplement de te faire ouvrir les yeux.

Yoshida — Tu as une manière franchement brutale de t’y prendre… Mais bon, c’est bien ton genre.

Yoshida — Enfin bon… Je n’aurais jamais imaginé que Shimazaki devienne un rival en amour… pff.

Ce n’est qu’en voyant l’entrée du Keyaki complètement déserte que Yoshida osa laisser échapper ces mots. Ou plutôt, il aurait fini par les dire quoi qu’il arrive. À peine nos parapluies furent-ils ouverts que la pluie se mit à frapper fort sur la toiture.

Moi — T’aurais préféré que Shimazaki ne soit pas ton rival, hein.

Yoshida — Évidemment. Moins j’ai de concurrents, mieux je me porte. Shiraishi est extrêmement populaire chez les garçons. C’est juste que, à cause des rumeurs sur ses cent conquêtes, y’en a très peu qui tentent quoi que ce soit avec elle. Mais si ces rumeurs sont fausses, alors ils vont tous rappliquer les uns après les autres, tu parles d’un cauchemar…

Et dans ce cas, Shimazaki serait loin d’être son seul rival.

Moi — Pourtant, tu n’as jamais envisagé de lui avouer tes sentiments.

Yoshida semblait se contenter de l’admirer de loin. D’après ce que j’avais observé, il n’avait pas encore le courage de transformer cette attirance en relation amoureuse. Cela dépendait aussi de la place que ce sentiment prendrait dans sa vie. Shimazaki, qui possédait de grandes capacités d’apprentissage, ne laissait rien au hasard et s’efforçait de progresser pas à pas, même les jours de repos. À en juger par son sérieux, son objectif devait être un établissement d’un très bon niveau. Dans ce contexte, mettre l’amour de côté n’était pas une erreur.

Yoshida — Je… je pourrais très bien changer d’avis d’un coup. Et si je commençais à lui montrer clairement que je l’aime, mes sentiments refoulés pourraient exploser d’un coup, non ?

Moi — Peut-être bien.

Après avoir admis ses sentiments devant moi et Shimazaki, Yoshida ne faisait plus vraiment d’effort pour les cacher. Les sentiments amoureux ne se contrôlent pas si facilement. Même sans expérience concrète, j’en avais bien saisi les principes.

Yoshida — Juste pour être sûr… T’es pas en train de tomber amoureux de Shiraishi, toi aussi, hein ?

Moi — Je t’ai déjà dit que non.

Yoshida — Mais si les rumeurs sont fausses, rien ne t’empêcherait de t’y mettre, non ? Tu pourrais changer d’avis. Enfin, tu passes ton temps à côté d’elle, après tout.

Yoshida semblait vraiment vouloir s’assurer que je ne m’en mêlerais pas. Il revenait à la charge, déterminé à connaître mes intentions.

Moi — Je ne sais pas trop ce que vaut une promesse verbale, mais tu n’as pas à t’en faire.

À l’heure actuelle, mes sentiments envers Shiraishi n’allaient pas au-delà d’un simple lien entre camarades de classe. Yoshida me fixa un instant pour sonder ma sincérité, puis acquiesça d’un signe de tête. Peut-être qu’il n’avait pas le choix de me croire, au fond. Il avait besoin de se convaincre lui-même.

Yoshida — Enfin, Shiraishi et ton ex, Karuizawa, sont pas vraiment le même genre, si ? Ah, c’est pas une critique, hein. Karuizawa est super mignonne, c’est sûr.

Plein de garçons voyaient Karuizawa comme une gyaru[1]. Pourtant, elle était tout autre, bien loin de cette image. Ceux qui se contentaient d’une première impression ne voyaient pas son vrai visage. Cela dit, les propos de Yoshida venaient tout de même confirmer, même involontairement, que mon ex avait un physique qui en faisait jalouser plus d’un.

Moi — Je vois ce que tu veux dire.

Comme pour la nourriture, on a tous des préférences en matière de relations amoureuses. Et c’était un fait : Shiraishi et Karuizawa n’étaient pas du tout du même type. Ce constat devait offrir un certain réconfort à Yoshida. Mais que ce soit Shimazaki ou Yoshida, ils étaient amis depuis longtemps.

Que tous deux soient tombés amoureux de Shiraishi ne me semblait pas être une simple coïncidence. Il se pourrait bien qu’au sein de notre classe, d’autres élèves nourrissent eux aussi des sentiments pour elle.

Moi —Je ne comprends pas bien un truc… Shiraishi est vraiment aussi populaire que ça chez les garçons ? Je reconnais qu’elle a un physique qui attire plus facilement les regards que la moyenne, mais dans tout le lycée, même s’il n’y en a que quelques-unes, on pourrait quand même citer une ou deux filles aussi jolies que Shiraishi.

Yoshida — Elle est vraiment irréprochable physiquement… et puis…

Moi — Et puis ?

Il ne parlait manifestement pas que de son apparence. Mais que ce soit par gêne ou par simple envie de garder ça pour lui, Yoshida ne poursuivit pas.

Moi — Qu’est-ce qui te plaît chez Shiraishi, exactement ?

J’étais allé droit au but.

Yoshida — Hein ? Ben… comment dire…

Il eut l’air embarrassé, mais finit par se lancer malgré tout.

Yoshida — Disons qu’elle dégage une sorte d’aura mystérieuse… ça m’attire.

Une aura mystérieuse. C’était peut-être la façon la plus juste que Yoshida puisse trouver pour la décrire. Moi aussi, j’avais le sentiment qu’elle dégageait quelque chose d’insaisissable, comme si elle était entourée d’un voile impénétrable. Et en entendant Shimazaki affirmer que la rumeur était fausse, ce sentiment s’était renforcé.

Moi — Une aura mystérieuse, hein. Je vois ce que tu veux dire. Mais si tu veux parler de mystère, Morishita n’est-elle pas dans une autre catégorie ?

Quand je lui demandai s’il pourrait tomber amoureux d’elle aussi, Yoshida ouvrit de grands yeux.

Yoshida — Dis pas de conneries, Ayanokôji. Morishita, ce qu’elle dégage, c’est pas du mystère, c’est de l’incompréhensible pur et simple. Tu t’es pas déjà fait tirer un bout de gomme dans le crâne par derrière, toi aussi ? C’est carrément démoniaque, ce genre de blague. Tu ne peux pas mettre Shiraishi et Morishita dans le même sac. Shiraishi, elle a une aura douce, apaisante, dans tout ce qu’elle fait.

Il avait particulièrement insisté sur le « toi aussi », preuve qu’il avait été lui-même victime d’une des blagues de Morishita. Il avait dû assister à la scène en observant Shiraishi pendant un cours libre.

Moi — Excuse-moi. Je retire ce que j’ai dit.

Comparer Morishita à Shiraishi était une erreur, et je m’en rendis compte aussitôt.

Yoshida — …Bon, tant que tu t’en rends compte. Mais… attends… tu serais pas un peu intéressé par Morishita, toi ?

Moi — Comment t’en viens à penser ça ?

Yoshida — Bah, le jour où elle a proposé de te laisser passer devant elle, j’ai trouvé ça louche. Elle parle jamais à personne, et avec toi, on dirait qu’elle te parle tout le temps. Et quand elle la ferme, elle est pas mal, non ? Une des rares personnes où l’intérieur gâche complètement l’extérieur.

Est-ce que ça suffit à tout gâcher, vraiment ?

Enfin, mieux valait ne pas insister. Si Morishita apprenait qu’on avait ce genre de discussions à son sujet, ça ne présagerait rien de bon.

Moi — Désolé de te décevoir, mais non. Et puis elle se méfie beaucoup de moi. C’est même celle qui doute le plus de ma volonté sincère de faire monter la classe en A.

Autant dire qu’on est très, très loin d’un intérêt amoureux.

Yoshida — Donc c’est pour ça qu’elle te fait passer devant elle. OK, je veux bien te croire.

Moi — Tous les jours, elle déblatère des choses incompréhensibles devant ma personne. Franchement, c’est épuisant à force.

On aurait presque dit que j’étais possédé par un mauvais esprit. L’image collait bien, à vrai dire.

Yoshida — Je comprends. Bon, dans ce cas, c’est sûr que Morishita n’est pas une candidate sérieuse. Faudrait être sacrément tordu pour tomber amoureux d’elle. Et puis t’as pas besoin de ça, franchement… Toi, tu es super populaire. Je t’envie.

Moi — Je suis populaire ?

Yoshida — Ce ton détaché me fout la rage. T’as une belle gueule, tu as de meilleures notes que Shimazaki, tu es bon en sport, et en plus tu es passé de la classe A à la C pour finir leader. Tu crois vraiment qu’une fille normale pourrait ne pas craquer pour toi ?

C’est donc ça, être populaire?

Apparemment, c’est l’image que les autres avaient de moi. Même si, à une époque, j’avais été détesté par pas mal de gens, filles ou garçons. On m’accusait d’être un traître, un lâche qui cachait sa force. Mais aujourd’hui, les élèves de la classe C, mes nouveaux camarades, ne semblaient pas avoir ce genre d’idée.

Yoshida — J’aimerais trop sortir avec Shiraishi !

Yoshida, incapable de contenir ses sentiments, laissa exploser sa déclaration avec force.

Moi — Shiraishi est juste derrière et elle t’a entendu.

Yoshida — Hein !? C’est pas vrai, si !?

Pris de panique, Yoshida lança son parapluie en l’air, ainsi que le livre qu’il tenait. Par chance, je réussis de justesse à rattraper ce dernier avant qu’il ne touche le sol.

Moi — …si jamais c’était le cas, qu’est-ce que tu ferais ? C’est ça que je voulais dire.

Yoshida — Me fais pas des feintes comme ça, sérieux ! Je suis trempé maintenant !

Il ramassa son parapluie à la hâte, mais son sweat était déjà complètement mouillé.

Moi — C’est pas grave, ça va sécher vite.

Yoshida — Dis pas ça comme si t’étais pas concerné…!

Je lui rendis le livre, et nous nous remîmes en route.

Yoshida passait d’une expression à l’autre avec une facilité déconcertante, affichant à tour de rôle joie, colère, tristesse ou excitation. Et ce tourbillon d’émotions, c’était ce qu’on appelait les sentiments amoureux.

Le Yoshida que j’avais devant moi était sincèrement amoureux de Shiraishi, c’était indéniable. Mais moi, je n’arrivais toujours pas à saisir l’essence de ce genre de sentiment. Pour comprendre ce qu’était l’amour, j’étais sorti avec Karuizawa… et j’avais fini par rompre avec elle sans jamais vraiment comprendre. Je savais à quoi ressemblait une relation amoureuse entre un garçon et une fille. Mais je ne savais pas encore comment l’analyser émotionnellement.

Aimer quelqu’un.

Détester quelqu’un.

Au fond, je n’en savais rien.

S’il n’y avait pas cet objectif de maintenir l’équilibre entre les quatre classes, je pourrais profiter de l’année à venir pour essayer de le découvrir peu à peu.

Peut-être aurais-je pu envisager Karuizawa avec de vrais sentiments amoureux. Mais à présent, il était trop tard. Ce n’étaient plus que des pensées sans fondement.

En voyant Yoshida me parler avec autant de sérieux, je ne pus m’empêcher de dire ce que j’avais sur le cœur.

Moi — Tu disais que tu m’enviais… Mais c’est moi qui t’envie.

Yoshida — Hein ? Moi ? Pourquoi ça ?

Moi — Tu es capable de dire franchement que tu aimes Shiraishi. Non, le simple fait que tu aies pu comprendre que tu l’aimes… ça, je t’envie sincèrement.

Même face à un problème aussi complexe qu’une équation insoluble, Yoshida avait su s’impliquer sans hésiter.

Yoshida — N-Non, pas du tout… enfin… bon. Un amour à sens unique, c’est juste gênant, c’est tout.

Il avait voulu nier, mais s’était vite ravisé. Après un court silence, il reprit :

Yoshida — Y’a rien chez moi qui mérite ton admiration. T’étais juste ironique, hein ?

Il souriait, mais son expression laissait deviner un brin de contrariété sincère. Mais non, ce n’était pas une moquerie.

Moi — Ce n’était pas ironique. Je ne comprends pas encore ce que sont vraiment les sentiments amoureux. Ce que ça signifie, d’aimer sincèrement quelqu’un. Vouloir vivre un amour inoubliable, ne pas vouloir être quitté, ne pas vouloir être détesté. Ou au contraire, ressentir du rejet, vouloir rompre… Tous ces sentiments positifs ou négatifs, je n’arrive pas à les saisir.

Yoshida — Qu’est-ce que tu veux dire ? On ne dirait pas que tu plaisantes… Mais… t’es bien sorti avec Karuizawa, non ? Et ça a duré un bon moment, en plus.

Yoshida opposa ce fait, indiscutable.

Moi — …Laisse tomber. Oublie ça.

Même en mettant des mots sur mon ressenti, il ne comprendrait pas. De son point de vue, j’étais celui qui avait été en couple avec Karuizawa. Donc forcément, il en concluait que j’avais vécu tout ce qu’il y avait à vivre dans une relation amoureuse. Mais en entendant mes paroles, en observant ma façon de parler, il sembla saisir quelque chose, même si ce n’était pas très clair.

Yoshida — …Bon, si je continue à creuser, je vais passer pour un lourd. On va s’arrêter là.

Après un court silence, Yoshida jeta un regard vers moi, l’air de vouloir encore s’assurer d’un point.

Yoshida — Et sinon… y’a quelqu’un que t’aimes, en ce moment ?

Moi — Non.

Yoshida — Je vois… Y’a vraiment des gens comme toi, alors.

Moi — Voilà pourquoi je t’envie. Parce que tu peux aimer quelqu’un sincèrement.

Yoshida — …J’espère que tu trouveras, toi aussi. Une personne que tu puisses vraiment aimer.

Une fille qui pourrait sincèrement me faire tomber amoureux. Mon expérience avec Karuizawa, ma relation ambigüe avec Ichinose, incomprise par les autres, avaient sans doute approché ce genre de sentiment.

Trouver une fille mignonne. La trouver belle. Ressentir un frisson au moindre contact physique. J’avais déjà vécu ça, dans une certaine mesure. Mais dans mon cœur, la graine de l’amour n’avait pas encore germé. Ou bien, peut-être l’ai-je déjà ressenti sans m’en rendre compte ? Nous regardions tomber la pluie, et notre conversation s’éteignit d’elle-même.

Yoshida — Bon, on ferait mieux de rentrer, Ayanokôji. Il paraît que la pluie va empirer.

Cette phrase, je venais justement de la dire tout à l’heure… mais tant pis. Inutile de lui faire remarquer.

Nous reprîmes notre marche.

Ce bref échange avait suffi à me donner un aperçu global de ces deux-là. Ils n’étaient pas du genre à jouer double jeu, mais à dire franchement ce qu’ils pensaient, avec leurs qualités et leurs défauts.

Yoshida avait l’air dur en surface, mais il était attentionné. Shimazaki, lui, traitait tout le monde avec équité, gardait une juste distance avec ses camarades et ses amis.

J’avais aussi appris qu’ils traversaient tous deux des tourments amoureux.

En tant que camarade de classe, cette analyse me suffisait.

Ils étaient tous deux des éléments indispensables à notre classe. Des élèves fiables qui pourraient jouer un rôle important dans les mois à venir. Et s’ils rencontraient des difficultés, je les soutiendrais. Je resterais là, pour les aider et les protéger.

Alors que la pluie redoublait, nous avançâmes sans un mot vers le dortoir.

[1] L’image des gyaru est associée à la prostitution juvénile voire même à l’absentéisme scolaire. Elles sont très souvent habillées de manière excentrique. C’est une mode japonaise urbaine très marquée.

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