Chapitre 28 – Propriétaire 1

Nous suivîmes Lee Jihye et pénétrâmes dans Chungmuro. Yoo Sangah, voyant la porte d’accès du quai complètement brisée, murmura :

— …L’atmosphère est chaotique.

Alors que nous gravissions la voie de la ligne 3, nous aperçûmes quelques personnes assises.

[Vous êtes entré à Chungmuro.]
[Le troisième scénario est actuellement en cours.]
[Le canal #GIR-8761 est actif.]
[Le canal #BIR-3642 est actif.]

À partir de Chungmuro, l’échelle du scénario s’élargissait, et le nombre de canaux de dokkaebi augmentait. Ce naïf de Bihyung allait avoir du mal à suivre, désormais.

Quelques hommes d’âge mûr nous aperçurent et agitèrent la main.

— Oh, la petite samouraï. Tu nous ramènes du monde ?

— Oui.

« Une samouraï », hein. Je suppose que l’on pouvait qualifier Lee Jihye ainsi, si l’on ignorait l’identité de son sponsor. Tôt ou tard, ils le paieraient. Lee Jihye fronça les sourcils en les regardant.

— Vous êtes encore ivres ?

— Hahaha ! Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre, dans un monde devenu pareil ?

Ces quadragénaires paraissaient détendus, bien loin du comportement de survivants d’une catastrophe. Rien d’étonnant, vu qu’ils portaient des uniformes militaires. C’était radicalement différent de la station Geumho. L’histoire commençait véritablement ici.

— Mais vos amis sont passés par le tunnel ? Impressionnant… Ils doivent avoir pas mal de pièces, non ?

L’un des hommes se tourna alors vers Yoo Sangah.

— Jeune fille, comment tu t’appelles ? Tu veux louer une chambre pas chère ?

— …Une chambre ?

— Haha, vous ne connaissez pas encore le système ici ? Cet endroit—

Lee Jihye coupa sèchement les paroles de l’homme d’âge mûr.

— Les ahjussis. Arrêtez d’essayer d’arnaquer les nouveaux.

— Uhuh, ils finiront par l’apprendre de toute façon. Tout le monde fait ça pour survivre…

— Si vous ne voulez pas finir blessés, dégagez.

Le visage de l’homme pâlit à ces mots.

— Cette… gamine a déjà appris les mauvaises manières.

— Hé, Kang-ssi. Laisse tomber.

Les hommes d’âge mûr se détournèrent et disparurent du côté de la ligne 4. Lee Jihye rengaina son épée.

— Je vous ai amenés ici, alors débrouillez-vous maintenant. Je ne suis pas votre nounou.

Cette gamine parlait avec une telle indifférence.

Je regardai autour de moi. Chungmuro, c’était la scène du troisième scénario, un endroit régi par des règles complètement différentes.

— M-Merde ! Approche et je te tue… !

Un homme, au milieu du quai de la ligne 3, agitait un couteau en menaçant les passants. À ses pieds, une dalle d’un pyeong (3,306 m²) émettait une lueur verte qui s’élevait dans l’air.

Yoo Sangah demanda :

— …Pourquoi il fait ça ?

— Je ne sais pas.

Je pouvais deviner, mais ce n’était pas le moment de l’inquiéter.

Il y avait de nombreuses personnes assises sur la ligne 3, armées de couteaux. Contrairement aux hommes d’âge mûr d’avant, les visages ici étaient remplis de désespoir. J’observai brièvement la scène, puis demandai à Lee Jihye :

— Est-ce que Yoo Joonghyuk est ici ?

Lee Jihye, qui s’apprêtait à partir, tourna la tête à l’évocation de « Yoo Joonghyuk ». Une lueur de méfiance s’alluma dans son regard.

— …Qui êtes-vous ?

Yoo Joonghyuk avait déjà endommagé cette enfant. Cela dit, je comprenais. Il était difficile de mettre la main sur une Constellation du niveau du Dieu de la Guerre Maritime, même en fouillant toute la Corée du Sud. Si j’avais été à la place de Yoo Joonghyuk, je ne l’aurais probablement pas trouvée si tôt après mon arrivée à Chungmuro.

— Je suis un compagnon de Yoo Joonghyuk. Un de ceux qui sont revenus vivants.

— …Compagnon ? Comment c’est possible ?

Lee Jihye me fixa avec suspicion. Je haussai les épaules, sans honte.

— Il comprendra si tu lui en parles. Où est Yoo Joonghyuk en ce moment ?

— … Le Maître n’est pas là.

— Vraiment ? C’est embêtant. J’ai quelque chose à lui dire.

L’expression de Lee Jihye se tordit alors qu’elle me regardait avec un mélange de trouble et de trahison. Ah, je savais parfaitement ce qu’elle pensait de Yoo Joonghyuk. De plus, elle l’appelait déjà « Maître »… Ça allait être difficile d’obtenir sa coopération ainsi.

Lee Jihye interpella un garçon accroupi dans un coin.

— Hé, toi là-bas !

— Hein ? Oui, oui !

— Surveille-les pour moi ! Je vais chercher le Maître.

Le garçon nous regarda d’un air perplexe.

— …C’est qui, eux ?

— Je sais pas. Des amis du Maître ?

À ces mots, les yeux des gens sur le quai s’écarquillèrent. Ils nous observaient avec étonnement, presque avec révérence.

— …Des amis de Yoo Joonghyuk-ssi ?!

Le garçon courut vers nous en s’exclamant. Il semblait avoir à peu près le même âge que Lee Jihye.

— Vous êtes vraiment des amis de Yoo Joonghyuk-ssi ?

Je ne pouvais pas mentir face au regard clair de ce garçon. Du moins, si j’avais été une personne ordinaire.

— C’est un bon ami.

Dernièrement, je ne ressemblais plus vraiment à une « personne ordinaire ». Du moins, pas ici.

Alors que je m’occupais de Jung Heewon, toujours inconsciente, j’écoutai d’une oreille distraite le garçon me parler de Chungmuro. Lui aussi, tout comme Lee Jihye, faisait partie des disciples de Yoo Joonghyuk.

— …Donc, nous avons suivi Yoo Joonghyuk-ssi. Vous m’écoutez ?

— Oui.

Bien sûr que non. J’écoutais à peine. Les récits héroïques du psychopathe Yoo Joonghyuk ne m’intéressaient guère. En résumé, c’était à peu près ça :

— Il y a trois jours, Yoo Joonghyuk est apparu et a sauvé quelques-uns d’entre vous, dont Lee Jihye, des monstres. C’est bien ça ?

Le garçon fronça les sourcils, vexé que son histoire soit résumée de manière aussi lapidaire.

— Euh, ce n’est pas si simple…

Il était clairement fasciné par Yoo Joonghyuk. Une figure d’une puissance écrasante les avait sauvés sans prévenir. Il aurait été étrange qu’ils ne le suivent pas. Ce que le garçon ignorait, c’était qu’il n’avait survécu non pas parce que Yoo Joonghyuk était un type bien, mais parce qu’il avait eu la chance d’être aux côtés de Lee Jihye.

— Puis-je vous poser quelques questions ? demanda poliment Lee Hyunsung, me tirant de mes pensées.

— Oui, allez-y.

— Comment se passe l’approvisionnement en nourriture ici ?

— Eh bien… c’est un peu embarrassant à dire… Certains, comme moi, dépendent de Jihye. C’est elle qui chasse et demande ensuite à Yoo Joonghyuk-ssi de cuisiner…

Je ne sais pas à quel moment il avait préparé ça, mais Lee Hyunsung sortit un carnet de notes et commença à écrire. Un vrai soldat.

— Et pour l’eau potable ?

— On échange de la nourriture ou des pièces avec « l’Alliance des Propriétaires » à l’étage.

— …L’Alliance des Propriétaires ?

Je me redressai brusquement. Là, ça devenait intéressant.

Le garçon ouvrit la bouche avec hésitation :

— Ce sont les propriétaires qui contrôlent la zone de Chungmuro. Ils occupent les étages supérieurs, et on les appelle l’Alliance des Propriétaires.

L’Alliance des Propriétaires de Chungmuro — ce nom apparaissait bel et bien dans le Guide du Survivant.

— Quel genre de personnes sont-ils ?

— Eh bien, comment dire…

En réalité, je n’avais même pas besoin de poser la question. Si mes prédictions étaient justes, l’un des « Dix Maléfiques » se trouvait à Chungmuro en ce moment.

— Ce sont juste… des propriétaires.

C’était, en un sens, la réponse la plus exacte. Des propriétaires d’immeubles qui percevaient un loyer fixe.

À ce moment-là, Lee Gilyoung, resté jusque-là silencieux, prit la parole :

— Excuse-moi, hyung.

— Oui ?

— J’ai envie d’aller aux toilettes.

— C’est urgent ?

— Oui.

Le moment était inattendu. D’autant plus étrange que Lee Gilyoung n’était pas du genre à exprimer ce genre de besoin à voix haute. Puis je remarquai qu’il se tenait à côté d’une Yoo Sangah toute rouge.

— …Excusez-moi, je peux l’accompagner ?

Je repensai aussitôt à l’épisode de Yaksu Station, quand Yoo Sangah et Jung Heewon avaient discrètement récupéré des « produits de première nécessité ». Je comprenais ce qui se passait mais Lee Gilyoung l’avait deviné avant moi.

Le garçon, qui avait entendu la conversation, intervint :

— Il faut monter au deuxième sous-sol pour les toilettes, mais ce ne sera pas facile d’y accéder.

— …Il s’est passé quelque chose ?

— Oui. Je pense que le mieux est de voir par vous-mêmes… J’y vais aussi, vous voulez venir avec moi ?

— Allons-y.

C’est moi qui répondis. Évidemment, je n’y allais pas pour les toilettes. Je devais vérifier certaines choses. Récemment, les mouvements de Yoo Joonghyuk différaient de ceux de la « troisième régression » que je connaissais. Il fallait que je comprenne l’écart.

Nous montâmes au troisième sous-sol, emportant Jung Heewon toujours inconsciente.

— Oh, j’ai entendu dire qu’il y avait de nouvelles têtes. Vous venez voir les chambres ?

Un homme d’âge mûr, près de l’escalator menant à la ligne 4, nous héla en sifflotant.

Le garçon secoua la tête :

— Ah, désolé. On monte à l’étage…

— Eh, dommage. Faites attention.

L’homme nous fit un signe de la main et repartit sans insistance.

Yoo Sangah, intriguée, demanda :

— Ce… au fait… c’est quoi exactement, une « chambre » ? Je ne pense pas que ce soit comme celles qu’on connaît.

— C’est simple.

Le garçon désigna une dalle carrée. Les mêmes dalles que sur le quai de la ligne 3. Vertes, d’un pyeong de surface. En regardant de plus près, je vis un message apparaître dans les airs au-dessus de la dalle.

[Zone verte 0/1]

— Le nom du scénario est « zone verte », et ces dalles s’appellent des chambres.

Non loin, deux hommes se battaient pour l’une de ces dalles.

Lee Hyunsung demanda :

— C’est quoi ? Pourquoi ils se battent pour ça ?

Le garçon hésita, réticent à répondre — comme s’il craignait que nous en savoir trop mette sa vie en danger.

— Vous comprendrez en arrivant au deuxième sous-sol.

En montant, les combats se firent plus fréquents. Les numéros de chambre variaient : certaines dalles affichaient (0/1), d’autres (0/7). Ce dernier chiffre représentait sans doute la capacité de la chambre.

Je scrutai les alentours et demandai :

— Du troisième sous-sol jusqu’au premier, tout appartient à l’Alliance des Propriétaires ?

— …Oui. Ce sont de petites forces, mais l’Alliance a pris le contrôle de presque tout.

Toute l’infrastructure de Chungmuro se trouvait aux étages supérieurs, et pourtant, une seule alliance avait tout accaparé.

— Yoo Joonghyuk n’a rien fait ? Il ne vous a pas sauvés ?

— Ça…

Le visage du garçon s’assombrit visiblement.

— Il nous a dit de nous débrouiller seuls…

Je m’en doutais. C’était bien son genre. Peut-être qu’il ne leur avait jamais dit de le suivre. Subjugués par sa puissance, ils avaient nourri des espoirs insensés.

Pathétique.

Peu après, nous arrivâmes au deuxième sous-sol. Le visage du garçon se tendit.

— À partir d’ici, il faut faire attention.

Il y avait beaucoup plus de chambres au niveau B2, mais aucun combat. À la place, des gens gardaient les zones vertes d’un œil menaçant.

[Zone verte 7/7]

Nous passâmes devant eux et approchâmes des toilettes.

— Euh… Pourquoi on s’arrête ?

Notre avancée se bloqua à l’entrée du couloir menant aux toilettes. Comme étranglé par un goulot, des dizaines de personnes s’y entassaient.

— Avançons, dis-je en écartant les gens devant moi.

— Pildu-ssi ! Pitié, laissez-moi rester ! Je recommencerai plus, je le jure ! Juste un jour de plus ! Je m’endetterai pour avoir les pièces !

Un homme était aux prises avec une foule agitée.

— Allez, du calme. Reculez.

En face, des membres de l’Alliance des Propriétaires maintenaient l’ordre. Je le sentais : l’un des Dix Maléfiques était ici. Je tentai de le repérer à partir de la description du roman, mais tous se ressemblaient. Les années de domination avaient uniformisé leurs visages.

Je secouai la tête quand quelqu’un agrippa ma jambe. C’était Lee Gilyoung. Je sentis un danger et allais poser la main sur son épaule quand quelqu’un le bouscula.

— Ah.

Lee Gilyoung perdit l’équilibre et tomba.

[Le personnage « Lee Gilyoung » a pénétré sur une propriété privée !]

L’atmosphère se glaça instantanément. Certains membres de l’Alliance des Propriétaires tournèrent leurs yeux vers Lee Gilyoung.

— C’est quoi, ce gamin ?

Presque au même moment, la foule hurla et recula en panique.

— Cinglé !
— R-Reculez ! Vite !

Comme si elle n’avait jamais été là, la marée humaine reflua à toute vitesse. Les gens disparurent, et à l’endroit où ils se tenaient quelques secondes plus tôt, des lignes rouges brillèrent au sol. Un homme regarda successivement la frontière au sol, puis Lee Gilyoung.

— Hrm. Tu as l’air perdu. Tu sais où tu es, petit ?

— Le chemin pour aller aux toilettes ?

— Les toilettes ? Haha, autrefois peut-être. Mais ce gosse là… Où sont tes parents ?

— …Hein ?

— On ne t’a jamais appris qu’on ne devait pas empiéter sur le terrain des autres ?

Le terrain des autres…

Ah, c’était donc vrai. L’homme caressa la tête de Lee Gilyoung avec une expression indéchiffrable.

— Puisque tu ne le sais pas, je vais t’apprendre maintenant.

[Le personnage « Gong Pildu » a activé « Zone Armée, niveau 3 » !]

Un bruit mécanique retentit, et des tourelles miniatures rappelant des mitrailleuses Gatling surgirent du sol.

[Le personnage « Gong Pildu » réclame 500 pièces pour avoir pénétré sur sa propriété privée.]
[Si vous ne vous conformez pas à la demande, toutes les tourelles avoisinantes ouvriront immédiatement le feu.]

L’homme déclara :

— Donne-moi de l’argent.

Les tourelles chargées visaient toutes le même point. Lee Gilyoung, confus, se releva et se réfugia à mes côtés. L’homme me vit alors et éclata de rire.

— Ah, c’est donc vous son tuteur. Dans ce cas, ce serait au tuteur de payer les 500 pièces, non ?

Je souris à la main que cet homme, sans aucune gêne, tendait vers moi.

…Tu me fais rire, Yoo Joonghyuk. Tu as vraiment laissé passer ces types-là ?