SotDH T5 - CHAPITRE 2 PARTIE 1
Fleur Stérile (1)
—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————
Son corps était engourdi. Son souffle était saccadé. Ses jambes pesaient comme du plomb. Pourtant, il avançait toujours.
— Reste avec moi ! Nous allons bientôt rejoindre les forces principales !
Un souffle haletant frôla son oreille, et une faible réponse lui parvint.
— Ah… J’aurais… aimé… voir la nouvelle ère…
— Qu’est-ce que tu racontes ?! Nous la verrons, portée par nos propres mains ! Nous ne devons pas mourir ici !
Son camarade sur le dos, il poursuivit le long chemin. Tous deux avaient mis leur vie en jeu ensemble, et l’idée d’abandonner l’autre à son sort ne lui effleura jamais l’esprit. Il avançait, encourageant sans cesse l’homme affaibli qu’il portait.
— Hé… Oui… dit son camarade en esquissant un dernier sourire. — Nous ferons… advenir… une nouvelle…
Et, ainsi, il rendit son dernier souffle.
La guerre de Boshin fut un conflit qui se déroula de 1868 à 1869 entre l’armée du nouveau gouvernement, composée principalement de l’alliance Satsuma-Chôshû, et les forces shogunales, ainsi que l’alliance Ôetsu-Reppan-Dômei. Elle eut lieu de la fin du Bakumatsu au début de l’ère Meiji et s’acheva sur la victoire de l’armée du nouveau gouvernement. Après la guerre, les forces vaincues furent publiquement démantelées et la légitimité du gouvernement Meiji à régner sur le Japon devint une réalité incontestable.
Les samouraïs s’étaient battus avec acharnement dans les deux camps. Mais même si tant d’entre eux avaient donné leur vie, l’ère nouvelle qui s’ouvrait n’était plus la leur. Si l’époque d’Edo pouvait être appelée l’ère des samouraïs, sa fin marquait aussi la leur.
***
C’était en mars, la neuvième année de l’ère Meiji (1876). Jinya marchait sur la rue Sanjô en compagnie de sa fille Nomari. Elle avait désormais treize ans et avait gagné un peu en maturité, mais elle aimait toujours profondément son père. Elle l’accompagnait volontiers chaque fois qu’il sortait acheter des provisions pour le restaurant, et c’était ce qu’ils faisaient aujourd’hui lorsqu’il s’arrêta soudain dans sa marche.
— Père ? demanda Nomari en levant vers lui des yeux inquiets. Le ruban rose qu’il lui avait offert retombait sur ses épaules, retenant ses cheveux noirs relevés.
— … Hein ? Oh, pardon.
— Il y a un problème ? Tu n’as pas l’air bien.
— Ce n’est rien. Rien du tout.
Il tenta de minimiser son trouble, mais son expression restait crispée tandis qu’il fixait le journal qu’il tenait à la main. Un colporteur qui criait « Numéro spécial ! Numéro spécial ! » les distribuait au bord de la route, et le contenu avait frappé Jinya comme un coup fatal.
— … Le décret d’abolition du port du sabre, hein ?
Afin d’asseoir davantage sa légitimité, le gouvernement Meiji entreprit d’abolir tout ce qui pouvait encore rappeler l’ère d’Edo. Edo fut renommée Tokyo, le système féodal fut remplacé par un système préfectoral, et les samouraïs furent réduits au rang de classe guerrière, un statut qui n’était plus qu’un titre vide.
Plus tard, le 7 février de l’an 6 de l’ère Meiji, la pratique de la vengeance d’honneur fut interdite par ce que l’on appela le « Décret d’interdiction des vendettas ».
À l’époque d’Edo, venger le meurtre d’un parent était un droit allant de soi. Un samouraï qui pleurait un proche assassiné sans chercher à le venger était tourné en ridicule et n’était pas considéré comme un vrai guerrier par les autres. Mais désormais, tuer au nom de la vengeance était un crime, pur et simple.
Plus tard encore, en l’an 9 de l’ère Meiji, fut promulgué le décret d’abolition du port du sabre. Il interdisait à tous la possession publique de sabres, à l’exception de ceux qui portaient le costume de cour parmi la noblesse, les militaires et les officiers de police. En somme, ceux qui n’appartenaient pas à la classe privilégiée du gouvernement Meiji perdaient leur droit de porter un sabre. C’était le dernier clou planté dans le cercueil des samouraïs.
— Comme les temps changent…, murmura Jinya.
Ce regret était partagé par tous ceux qui avaient vécu avec le sabre à leur côté. Sans même s’en rendre compte, il tendit la main gauche vers Yarai.
Son sabre et sa haine ne signifiaient rien pour le Meiji. L’ère nouvelle née des jours tumultueux du Bakumatsu ne lui inspirait qu’une suffocante oppression.
Shhhft, le vent souffla.
Après un repos complet, elle dégaina sa lame dans un geste fulgurant. Le son de l’air fendu pouvait facilement se confondre avec celui d’une brise. Le gris sombre de l’acier étincelait d’orange sous le soleil couchant qui baignait la cour.
Kaneomi se concentrait tout entière sur ses mouvements. À chacun de ses gestes, ses cheveux et ses vêtements s’élevaient, son entraînement au sabre semblant se muer en danse. Si ses pas rappelaient une danse, alors le sifflement de l’air tranché en devenait la musique. Trancher, balayer, percer. Elle déployait avec grâce toutes les bases du sabre. Le sabre était un outil pour tuer, et les arts martiaux n’étaient rien d’autre que des techniques pour ôter la vie, pourtant il se sentait malgré lui captivé.
Peu à peu, sa danse gagna en vitesse, jusqu’à devenir un tourbillon de mouvements. Puis, enfin, un dernier coup farouche s’abattit, et Kaneomi s’immobilisa.
— Magnifique, dit-il.
Son éloge était bref, mais c’était précisément ce qui le rendait si sincère.
Le soir tombait. Jinya avait suivi sans sourciller la pratique de Kaneomi dans la cour arrière du Soba du Démon.
Sa forme n’avait rien d’artificiel et offrait un spectacle admirable. La rigueur de son entraînement se reflétait dans ses gestes affinés et empreints de sérénité.
— Kadono-dono, fit-elle avec surprise en remarquant sa présence.
Jinya maniait le sabre avec plus de force qu’elle, aussi son éloge la prit-il quelque peu de court.
— C’était un beau maniement du sabre, que l’on n’atteint pas avec de petits efforts.
— Tu me flattes. Ces compétences ne sont rien, et elles ne vaudront bientôt même plus cela.
Son sourire empreint de douleur montrait qu’elle avait dû entendre parler du Décret d’abolition du port du sabre. Son visage s’assombrissait, malgré la sérénité dont elle avait fait preuve quelques instants plus tôt.
Jinya s’assit sur la véranda. Kaneomi l’ignora et fit balancer son sabre deux fois, puis une troisième, avant de fixer sa lame, comme pour vérifier qu’elle était bien encore dans sa main.
— Tu as entendu la nouvelle, toi aussi ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Je vois. À vrai dire, je savais que ce jour arriverait, et pourtant je reste désemparée maintenant que c’est officiel.
Avec un sourire inhabituellement fébrile, elle posa sur son sabre un regard triste. Elle ressemblait à une enfant en proie aux doutes. Jinya ne chercha pas à lui offrir de paroles de réconfort, mais il comprenait ce qu’elle ressentait.
Le décret l’avait, lui aussi, bouleversé. Sa main gauche s’était avancée d’elle-même vers Yarai, vérifiant la présence familière à son côté.
— Kaneomi, le maniement de ta lame… pourrais-tu abandonner la chose ?
— Certainement pas. Cette lame est ce que je suis. Comment pourrais-je jamais m’en séparer ?
Sa voix était décidée, mais teintée de découragement, et ses paroles simples reflétaient les propres pensées de Jinya.
— Je ressens la même chose…
Il était encore jeune lorsqu’il avait reçu son premier sabre. C’était un sabre de bois, offert par le père de son ami d’enfance. Pensant que la force lui permettrait de protéger bien des choses, Jinya l’avait manié avec une ardeur insensée. Rien n’avait changé lorsqu’il reçut un vrai sabre.
Il avait manié sa lame pour protéger autrui. Pour cela, il avait connu autant de succès que d’échecs au fil des années. Mais avec le temps, les fardeaux qu’il portait s’étaient accumulés, et son sabre s’était souillé de chaque charge superflue. Pourtant, jamais il n’avait songé à l’abandonner.
Le sabre n’était qu’une arme, mais avec les années, il était devenu un bouclier pour protéger ce qu’il chérissait. Un simple outil s’était changé en ami ; un compagnon de vie était devenu son identité même. Le sabre avait toujours été à ses côtés, et voilà que l’ère nouvelle exigeait qu’il le laisse derrière lui.
— Kadono-sama, sommes-nous arrivés jusqu’ici pour être effacés ?
Il n’eut pas de réponse à lui donner. Mais une chose était certaine.
— Je ne sais pas. Mais… je crois que nous avons manqué le moment où nous aurions dû mourir.
La mort ou le déshonneur. Vivre au-delà de l’instant où l’on aurait dû périr pouvait être chose ignoble. Hatakeyama Yasuhide avait entrevu ce futur, et c’est pourquoi il avait choisi de mourir en samouraï. Peut-être avait-il eu raison.
Jinya leva les yeux vers le ciel qui se dissolvait dans le crépuscule, se souvenant du sourire de cet homme mort en samouraï.
— Hé, patron ? Vous avez entendu la nouvelle au sujet du décret sur les sabres ?
Deux clients l’interpellèrent soudainement un jour, à l’heure du déjeuner. Il s’était installé depuis quelque temps à Kyôto, et nombre de clients lui adressaient la parole sans faire de manière. En général, il s’efforçait d’être avenant, mais ce jour-là il n’en avait pas la force. Son visage était plus crispé que jamais.
— … Oui.
— Une bonne chose, pas vrai ? Voilà qui a remis à leur place tous ces types qui se baladent avec un sabre ! Nous sommes vraiment entrés dans un tout autre monde, désormais.
— … Vraiment ?
Les deux hommes cessèrent de manger dans leur exaltation, préférant parler avec enthousiasme du décret d’abolition du port du sabre. Jinya savait qu’ils n’avaient aucune mauvaise intention, mais il ne parvenait pas à leur donner de véritables réponses. Il était simplement trop habitué à la présence de Yarai à ses côtés.
— Le pays grouillait autrefois de ces fichus rônins, toujours à se croire importants sous prétexte qu’ils portaient un sabre. Mais maintenant nous en serons débarrassés ! Hourra pour le nouveau gouvernement !
— Tu l’as dit ! Et regarde un peu le gâchis que ces stupides samouraïs ont fait du pays. On aurait dû leur retirer leurs sabres depuis longtemps ! Ce n’est pas comme s’ils avaient eu le cran de s’en servir !
— Exactement ! On se porte mieux sans les samouraïs. Pense seulement à combien la vie était dure quand ils dirigeaient, comparé à maintenant.
Le cœur de Jinya se serrait à chaque éclat de rire tonitruant des deux hommes. Il avait l’impression qu’ils se moquaient du sabre auprès duquel il avait vécu tout ce temps.
Sans s’en rendre compte, il serra les poings. Il s’apprêtait à leur lancer un regard noir quand Somegorou vida le contenu d’un kitsune soba sur leurs têtes.
— Aïe ! s’écrièrent-ils, éclaboussés de soupe brûlante.
— Oh, vraiment désolé. Je commence à me faire vieux, vous voyez. Je ne sais plus trop ce que je fais parfois. Je deviens peut-être gâteux, qui sait.
Somegorou n’essaya même pas de feindre sérieusement l’ignorance, ni même de regarder les deux hommes. Il afficha un sourire factice et croisa les bras, feignant une surprise moqueuse devant ses propres gestes.
— Mais il t’est passé quoi par la tête ?!
— Crois pas que tu vas t’en tirer comme ça !
Son numéro ne fit qu’attiser leur colère, leurs visages rougissant alors qu’ils criaient sur lui. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il cessa de jouer l’imbécile.
— Ce qu’il m’est passé par la tête ? Je vous renvoie la question.
La température sembla chuter de quelques degrés. En réalité, non, mais le ton glacé et le regard mordant de Somegorou donnaient cette impression. Les deux hommes se raidirent, ressentant une intensité farouche difficile à imaginer de la part d’un homme d’âge mûr déjà passé la quarantaine. Les autres clients du restaurant observaient la scène avec nervosité.
— Vous avez un sacré culot de parler comme vous l’avez fait. Dégagez, imbéciles. La prochaine fois, vous ne vous en sortirez pas avec seulement des soba sur la tête, dit Somegorou.
Ses yeux exprimaient une fureur silencieuse mais brûlante.
Accablés, les deux hommes reculèrent d’un pas. Somegorou avait affronté nombre de démons et en était sorti vivant, et son regard seul pouvait être considéré comme une arme. Les hommes avaient perdu toute envie de se battre.
— Pff, sortons d’ici.
— Ouais. On ne remettra plus jamais les pieds dans ce restaurant !
Ils quittèrent la salle en fulminant, lançant des répliques dignes de méchants se seconde zone. En réalité, ils ne payèrent même pas leur repas.
Somegorou fit claquer sa langue, puis reprit aussitôt son faux sourire habituel.
— Eh bien, ça s’est animé, hein ? Toutes mes excuses, tout le monde. Je vous en prie, continuez à profiter de votre repas.
Avec les gestes exagérés d’un amuseur, il s’inclina devant les clients restants. Sa comédie suffit à calmer l’agitation. Après s’être assuré que l’ambiance s’était détendue, il alla s’asseoir près de la cuisine.
— Désolé pour ça, Somegorou, dit Jinya.
— Au contraire, c’est moi qui devrais m’excuser d’avoir fait fuir tes clients.
— Pas du tout. C’était rafraîchissant à regarder.
— Ah bon ?
En tant que propriétaire du restaurant, Jinya n’était pas en position de se fâcher contre ses clients. C’est pourquoi Somegorou le fit pour lui, veillant en plus à minimiser l’incident afin que Jinya ne se sente en rien redevable. Jinya ne put s’empêcher d’esquisser un faible sourire devant la gentillesse de Somegorou.
— Au fait, Jinya…
À l’instant, l’expression de Somegorou devint grave. Il joignit ses doigts et les tint devant son visage, puis resta immobile. Dix secondes bien pleines de silence s’écoulèrent avant qu’il ne rompe enfin l’air oppressant en disant :
— Je peux avoir un autre déjeuner ?
Le kitsune soba de Somegorou gisait éparpillé sur le sol.
Après le travail, Jinya dîna avec Nomari puis se détendit dans leur logement. Il but son thé d’après-repas comme à l’habitude. Cependant, Nomari sortit de son comportement habituel en s’appuyant soudain contre son dos. Il sentit sa douce chaleur à travers les plis de leurs vêtements et se demanda ce qui lui prenait.
— Nomari ?
— Oui ?
Elle avait treize ans maintenant et gagnait chaque jour en indépendance vis-à-vis de Jinya, et pourtant elle s’appuya contre lui à cet instant. Il fut heureux de son affection, mais s’interrogea sur l’origine soudaine de ce geste.
— Il y a quelque chose ?
— Mmm, je suppose. J’avais envie qu’on me chouchoute un peu.
Elle se retourna pour le prendre dans ses bras par-derrière, comme un parent le ferait avec un enfant. Elle le serra fort, porta ses lèvres près de son oreille et chuchota doucement :
— Courage, Père.
— Nomari ?
— Je ne peux pas imaginer un monde où tu ne portes plus de sabre, mais… ça ira.
Jinya resta sans voix. Il avait cru qu’elle cherchait son attention, qu’elle voulait qu’il la cajole, mais il s’était trompé. Elle le consolait sous le prétexte de vouloir être choyée.
— … Donc c’est moi qu’on chouchoute ?
— Hé hé, bien sûr. Je vais devenir ta mère, et c’est le rôle d’une mère de prendre soin de son enfant.
Lorsqu’elle était plus jeune, elle avait déjà dit quelque chose de semblable. Il avait pensé qu’avec le temps elle réaliserait combien cette idée était insensée et qu’elle y renoncerait, mais jamais elle n’était revenue sur ses paroles. Peut-être était-ce parce qu’elle savait qu’un jour elle dépasserait Jinya lui-même.
En tant que démon, Jinya ne vieillissait pas. Dans dix années à peine, Nomari aurait déjà assez grandi pour qu’il devienne difficile de se faire passer pour son père. C’était peut-être pour cette raison qu’elle affirmait vouloir devenir sa mère, afin qu’ils puissent rester une famille dans les années à venir.
— Tu dis encore ça ? fit-il.
— Bien sûr. Tu m’as soutenue tout ce temps, alors il est normal que je grandisse vite pour pouvoir te soutenir à mon tour.
Quelle chose insensée à dire. En vérité, elle le soutenait déjà. Sa seule présence lui permettait d’être celui qu’il était aujourd’hui.
— Oh, je sais. Et si on allait se promener demain ? Puisque tu ne peux plus porter de sabre, tes mains ne seront-elles pas libres ? Nous pourrons marcher en nous tenant par la main.
Il avait trouvé le bonheur, une chose précieuse et rare. Il sourit, ressentant une joie, une véritable joie, profondément ancrée en lui.
Mais plus profondément encore, quelque chose d’inconnu projetait une ombre sur son cœur.
Il avait un ami qui se mettait en colère à sa place. Il avait une fille qui resterait auprès de lui-même au fil des ans.
Et pourtant, il lui faisait mal de savoir que le contact familier de l’acier froid s’éloignait de lui.