SotDH T5 - INERLUDE 1 PARTIE 5
Conte de Pommes d’Amour et de la Nymphe Céleste (5)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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11 août.
— Merci ! Revenez nous voir !
La voix d’une jeune fille enjouée résonna dans le restaurant animé.
C’était le quatrième jour d’Asagao Au Soba du Démon. Ne voulant pas être un fardeau complet, elle avait aidé à la tenue de l’établissement durant ce temps, en lavant la vaisselle et en effectuant divers services.
Le soleil était sur le point de se coucher lorsque le dernier client quitta les lieux. Jinya ferma le restaurant, décrocha le noren de l’entrée et commença à préparer le dîner. Le repas du soir serait composé de tempuras, de miso dengaku, d’un mélange de concombre et d’algues assaisonné au vinaigre, et d’une soupe miso aux oignons verts et au tofu frit. Il y avait bien quelques restes du restaurant, mais l’ensemble demeurait un festin assez luxueux. Seuls le père et la fille, ainsi que la nymphe céleste y prenaient part ; la quatrième pensionnaire était absente.
— Kaneomi-san met vraiment du temps à rentrer, dit Nomari avec inquiétude.
Rester dehors trop tard n’était pas bon, surtout pour une femme.
— Ne t’en fais pas. Je suis sûr qu’elle a ses raisons, répondit Jinya.
— Mais si jamais il lui arrivait quelque chose ?
— Elle est plus forte qu’elle n’en a l’air. Ça devrait aller.
— Hmm. Bon, si tu le dis.
Elle sembla rassurée par ses paroles.
Ces derniers temps, Kaneomi sortait souvent et manquait de nombreux repas partagés. Elle prétendait s’absenter pour un rendez-vous galant, mais Jinya n’était pas assez naïf pour prendre cela au pied de la lettre.
Elle refusait de lui dire ce qu’elle faisait réellement, mais cela lui convenait. Ses affaires lui appartenaient. Si elle lui demandait de l’aide, il la lui donnerait, mais elle demeurait libre de ses choix et capable de pourvoir à ses propres besoins.
— Le dîner est vraiment bon aujourd’hui.
— N’est-ce pas ?
Nomari, de nouveau joyeuse, échangea un sourire avec Asagao. Les choses avaient été un peu tendues entre elles le premier jour, mais elles s’étaient peu à peu rapprochées. Asagao, qui se goinfrait à présent de tempura, avait quelques années de plus que Nomari, mais paraissait avoir le même âge qu’elle. Toutes deux se comportaient comme des sœurs.
— Je suis étonnée que tu saches vraiment cuisiner, Kadono-kun.
— Oui, eh bien, je voulais que Nomari puisse manger de la bonne nourriture et fraîche. Bon, je suppose que ce n’est pas si frais que ça puisque le tempura vient des restes du restaurant.
— Sans blague. On dirait que tu es un vrai papa de la tête aux pieds.
— Hmm ?
Jinya ne demanda pas ce qu’elle voulait dire, car il aurait été trop fastidieux de lui faire expliquer chacune des absurdités qui lui passaient par la bouche. Mais « papa » ne sonnait certainement pas comme un mot japonais.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
Il ne s’était même pas rendu compte qu’il la fixait. Elle eut un petit rire, un peu gênée. Elle paraissait heureuse, mais quelque chose dans son expression sonnait faux.
— Rien, répondit-il.
La nymphe céleste était censée être échouée dans une terre étrangère. Alors pourquoi, se demanda Jinya, Asagao n’évoquait-elle pas les événements de la veille, qui lui avaient offert l’objet sacré nécessaire pour regagner les cieux ?
***
Azusaya Kaoru n’avait pas de bonnes notes, et elle n’était pas douée en sport. Elle n’était pas une prêtresse dont l’histoire remontait à l’époque Edo, ni l’héritière d’une lignée d’exorcistes depuis des générations. Elle n’était qu’une lycéenne ordinaire, semblable à tant d’autres. La banalité de son existence n’avait jamais été un problème pour elle, et elle appréciait sa vie au lycée. Mais parfois, elle détestait le fait de n’avoir rien de spécial.
— Asagao ? appela Jinya.
Elle s’était figée, perdue dans ses pensées, alors qu’elle transportait un bol de soba. Sa voix était plate, mais il était sans doute inquiet pour elle. Elle s’excusa rapidement et reprit son service. D’un signe de tête, il se remit à cuisiner.
Depuis son entrée au lycée, Kaoru s’était retrouvée mêlée à divers incidents étranges les uns après les autres, mais jamais elle n’aurait cru voyager dans le temps jusqu’à l’ère Meiji. Heureusement, elle avait eu la chance de tomber sur le Jinya de cette époque et avait trouvé le gîte et le couvert. Elle avait même fini par comprendre le sens du nom étrange qu’il lui donnait de temps à autre. En somme, elle était heureuse de l’avoir rencontré.
Et pourtant, il n’était pas le Jinya qu’elle connaissait. Son Jinya à elle n’aurait jamais choisi de laisser passer son comportement étrange sans un mot. Son Jinya était un homme plus âgé, attentionné et prévenant, qui ne restait jamais indifférent en voyant quelqu’un en difficulté. On retrouvait encore un peu de son Jinya dans celui-ci, à travers la manière brusque dont il cherchait malgré tout à aider les autres, mais ce n’était pas le même homme.
— Bienvenue. Oh… Ce n’est que toi, Somegorou.
— Ne sois pas trop heureux de me voir. Sers-moi un kitsune soba.
— Bien sûr.
Akitsu Somegorou venait pratiquement tous les jours, semblant apprécier ses plaisanteries avec Jinya bien plus que le repas en lui-même.
Kaoru n’était pas surprise que Somegorou soit encore proche de Jinya ici. Amusée, elle songea à quel point tout cela paraissait étrange.
— Oh ? Quelque chose de drôle, Asagao-chan ? demanda Somegorou.
Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle souriait.
—Tu n’as qu’à me prévenir si jamais Jinya essaie de te faire des avances. Je lui remettrai les idées en place.
— Hé, ne viens pas ternir ma réputation, répliqua Jinya.
Il était toujours plus détendu que d’ordinaire lorsqu’il était avec Somegorou. Jinya aurait pu le nier, mais tous deux avaient bien l’air assez proches pour être considérés comme les meilleurs amis du monde.
— Quoi ? Je n’ai rien dit de mal. J’essayais juste de la rassurer, parce que les types à la mine sombre comme toi font peur aux filles.
— Ça, c’est… vrai.
Kaoru, elle, n’avait jamais eu peur de Jinya, ni dans son époque ni dans celle-ci. Mais Jinya semblait beaucoup se soucier de son air intimidant.
Les deux hommes continuèrent d’échanger leurs plaisanteries.
Kaoru souriait, heureuse rien qu’à les écouter.
La vie ici était agréable, confortable même… Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait un peu peur de repartir.
***
Les étés à Kyôto étaient étouffants. La ville, enclavée dans une vallée entourée de montagnes, laissait difficilement circuler l’air, si bien que la chaleur du jour persistait la nuit. Mais on disait que les températures extrêmes mettaient en valeur la beauté des saisons, et ce n’était peut-être pas entièrement une mauvaise chose.
Après avoir souhaité bonne nuit à Nomari, Jinya retourna au restaurant pour boire un verre. Il n’avait pas d’en-cas pour accompagner son saké, mais la chaleur persistante de l’été et la lumière vacillante des lanternes suffisaient à donner une saveur de saison.
La chaleur qui glissait dans sa gorge avait quelque chose de réconfortant.
Il but seul en silence un moment, jusqu’à ce qu’il entende une porte coulisser.
— … Kadono-kun ?
Il leva les yeux et vit Asagao qui se tenait là, un peu hésitante, comme si elle craignait de déranger. Elle portait le yukata qu’il lui avait donné pour dormir.
— Désolé. Je t’ai réveillée ? demanda-t-il.
— Pas du tout. Je n’arrivais juste pas à trouver le sommeil.
Elle souriait d’un air gêné. Pourtant, son sourire semblait un peu triste, et il eut l’impression que ce n’était pas la faible lumière qui lui jouait des tours. La nymphe céleste qui riait toujours de bon cœur avait disparu. À sa place se tenait une enfant qui paraissait perdue et sans défense.
— Tu veux te joindre à moi ?
— Oh, désolée, mais je ne bois pas.
— Alors je vais préparer du thé. Assieds-toi.
Il avait déjà éteint le feu du fourneau pour la journée, mais il le ralluma malgré tout, ne voulant pas manquer l’occasion d’avoir enfin une vraie conversation en tête-à-tête avec elle. Elle accepta cette offre un peu forcée, s’assit et attendit sans la moindre plainte. Bien qu’elle ne fût qu’une enfant, la jeune fille n’avait jamais montré la moindre peur à son égard, quand bien même il mesurait six shaku et avait de quoi intimider.
Bien au contraire, elle s’était montrée amicale dès leur toute première rencontre. Elle avait assurément quelque chose de mystérieux, qu’elle fût réellement une nymphe céleste ou non.
— Merci. Désolée pour le dérangement, dit-elle.
— Ce n’est rien. Nous n’avons pas eu beaucoup d’occasions de parler ces derniers temps, alors je me suis dit que ce serait le bon moment.
Une nuit d’été passée à bavarder autour d’un verre de saké et d’une tasse de thé, voilà qui ne pouvait leur faire que du bien.
Asagao lui adressa un léger sourire de l’autre côté de la table. Son enjouement habituel avait disparu, remplacé par une certaine apathie.
— Tu t’occupes vraiment bien de moi, hein ?
— Ne t’en fais pas pour ça. Tu t’es habituée à la vie ici ?
— Oui. Au début, c’était vraiment confus, mais maintenant que j’ai pris mes repères, la vie est agréable.
— Tant mieux.
Ils parlèrent à loisir. Elle jouait avec sa tasse de thé, la penchant d’un côté puis de l’autre, avant d’en siroter une gorgée et de dire quelques mots par-ci par-là. Chaque fois que leurs regards se croisaient, elle esquissait un petit sourire timide.
Elle ne laissait paraître aucune inquiétude. Elle avait certes été déconcertée en arrivant dans ce pays inconnu, mais jamais elle ne semblait préoccupée par son sort, toujours encline à profiter de l’instant. La seule fois où Jinya l’avait vue éprouver de la crainte, ce fut lorsqu’ils avaient découvert un moyen pour elle de rentrer chez elle.
— Dis, il y a quelque chose que je voulais te demander, dit-elle.
— Vas-y.
— Eh bien… Pourquoi m’as-tu laissée rester ici ? Je ne comprends pas. J’imagine que tu as toujours été comme ça, mais la plupart des gens n’hébergeraient pas une inconnue juste parce qu’elle avait besoin d’aide.
Il n’était pas certain de ce qui la poussait à dire qu’il avait toujours été ainsi, mais ce n’était pas là l’essentiel. Doucement, comme pour ne pas troubler le silence de la nuit, il laissa entrevoir une part fragile de lui-même.
— Il y a longtemps, j’ai rencontré un homme qui m’a recueilli alors que je n’avais nulle part où aller.
Sa réponse ne constituait guère une explication à sa question. C’était plutôt une réminiscence. Il revit cette nuit pluvieuse où il avait fui Edo avec Suzune. La pluie glaciale les battait sans relâche, et aucun abri n’était en vue. Mais un homme était apparu et leur avait tendu la main.
— Je me souviens encore de ce qu’il a fait pour moi. C’est peut-être pour ça que j’ai eu envie, pour une fois, de faire quelque chose qui ne me ressemblait pas.
La jeune fille afficha une expression déconcertée, ce qui n’avait rien d’étonnant puisqu’elle ignorait son passé. Mais il n’avait rien de plus à ajouter. Il se laissait seulement aller à la nostalgie, et parler davantage n’aurait fait qu’amoindrir la portée de ses mots.
— J’aimerais aussi te poser une question, si tu le permets, dit-il.
— Bien sûr. Qu’est-ce que c’est ?
— L’endroit d’où tu viens… t’ennuyait-il ?
Elle se figea à sa question. Après un long silence, elle finit par forcer sa voix :
— Pourquoi dis-tu ça ?
Son expression était gênée et ses doigts tremblaient. Mais le lui faire remarquer ne ferait que la troubler davantage, aussi but-il une gorgée et feignit l’indifférence.
— Disons que c’est l’impression que tu donnes quand je t’observe. Appelle ça la sagesse d’un vieil homme, ou autre chose.
Elle baissa la tête et posa ses bras sur la table, paraissant si fragile qu’il craignit de la voir s’effondrer sur-le-champ.
— Ce n’était pas ennuyeux. J’y ai mes amies, bien sûr. Mais… parfois, être là-bas devenait épuisant.
Bien qu’il l’appelât nymphe céleste, Jinya n’avait jamais vu en Asagao qu’une enfant. Pourtant, la mélancolie qui pesait sur elle à cet instant lui prouva qu’il s’était trompé.
— Je vais à l’école, j’étudie, puis je rentre avec mes amies. En chemin, on fait toutes sortes de choses amusantes. Chaque jour est plein de joie.
La nymphe céleste leva les yeux vers le ciel bleu limpide et se remémora ses jours heureux, mais elle ne désirait pas y retourner.
Bien que liée à la terre après le vol de son vêtement sacré, Asagao ne s’était jamais plainte de sa situation.
— Mais parfois, la vie paraît aussi étouffante qu’elle est plaisante. J’ai une amie qui est prêtresse. Elle est dans la même classe que moi, mais elle est tellement plus mûre. Et je ne parle pas de son apparence. Elle sait déjà ce qu’elle veut faire de sa vie, et ses notes sont meilleures que les miennes.
Asagao n’était sans doute pas du genre à se plaindre ni à vouloir inquiéter les autres. Mais plus que tout, elle se contentait d’apprécier sa vie ici. Son séjour sur la terre lui plaisait assez pour lui faire oublier, l’espace d’un instant, la vie dans les cieux.
— Dans ma classe, il y a un garçon assis à côté de moi qui est tout simplement incroyable. Il est fort, gentil… Il porte en lui beaucoup de souffrance, mais il fait de son mieux malgré tout. Le voir me fait me sentir stupide de ne rien faire d’autre que profiter de ma vie sans réfléchir.
Jinya pouvait imaginer plusieurs façons dont elle avait pu se retrouver en ce monde, le Miroir du Renard, le pouvoir d’un démon, mais aucune n’avait plus de sens, désormais. Peut-être avait-elle seulement voulu fuir. Peut-être que sa vie quotidienne lui pesait trop, et qu’elle cherchait un lieu où respirer plus librement.
Pour le meilleur ou pour le pire, son souhait avait été exaucé. La nymphe céleste était descendue sur terre et tentait d’oublier les cieux.
— Est-ce mal de profiter de la vie ? demanda-t-il.
— Bien sûr que non. Mais ceux qui parviennent à persévérer dans la souffrance sont bien plus admirables que ceux qui n’y arrivent pas.
C’était pour cela qu’elle avait été si troublée de découvrir un moyen de rentrer. Elle venait à peine de trouver un lieu où elle pouvait respirer librement, et elle redoutait de retourner à une vie qui l’étouffait. Qui aurait pu l’en blâmer ?
Ce ne fut qu’avec retard que Jinya comprit enfin pourquoi la nymphe céleste de la légende avait été enchaînée à la terre.
Elle l’était par le simple fait d’être une nymphe, tout comme Asagao l’était par sa propre existence dans les cieux.
— Dis, Kadono-kun… Est-ce que tu es… heureux ?
Asagao releva enfin le visage et le fixa intensément. Sa question ressemblait moins à une interrogation qu’à une attente désespérée d’entendre une réponse, une supplique fragile, comme celles qu’un enfant adresse en tirant sur les vêtements d’un parent.
— Je ne sais pas.
Jinya n’avait aucun droit de prétendre avoir les réponses. Les décennies avaient passé, il avait tué tant de gens, et il restait l’homme aveugle et misérable qu’il avait toujours été. Il vida son verre d’une traite, puis reprit d’une voix plus faible :
— Je ne déteste pas la vie que je mène aujourd’hui, mais je ne peux pas dire que je suis heureux. Moi-même, je ne comprends pas. C’est pathétique, je sais.
Un homme habité d’autant de haine ne pouvait parler de bonheur. Quelles que soient les choses qui avaient changé, quoi qu’il en soit venu à chérir, la haine qui brûlait en lui ne disparaîtrait pas, et il l’avait accepté comme une vérité de son existence. Même avec une fille, même sans haïr la vie qu’il menait à présent, il ne pouvait s’écarter de la voie qu’il avait choisie.
— Je vois…
Peut-être étaient-ils plus semblables qu’ils ne l’auraient cru. Il connaissait lui aussi ce sentiment d’étouffement dont elle parlait.
Il n’aimait pas en reconnaître l’existence, mais il en prenait conscience chaque fois qu’il s’installait quelque part. C’était pourquoi il vivait en s’efforçant désespérément d’avancer. À l’inverse, elle, parce qu’elle se retrouvait immobile, cherchait à profiter de la vie en tant qu’Asagao.
— On ne peut pas changer ce que l’on est, dit-il. — Être en vie est déjà une lutte en soi. C’est pour ça que…
— … Il faut finir par avancer ?
Il la regarda, surpris qu’elle ait achevé sa phrase à sa place. La mélancolie qui l’enveloppait s’était dissipée sans qu’il s’en rende compte.
— Le garçon dont je t’ai parlé m’avait dit quelque chose de semblable, alors au fond je le savais déjà. Même si cet endroit est confortable, je ne peux pas rester.
Elle souriait de tout son éclat, pareille au ciel bleu limpide où elle avait sans doute volé jadis.
— Mais j’aimerais m’attarder encore un peu. Juste un peu. Ce ne serait pas mal, si je me prélassais un moment, n’est-ce pas ?
Elle gardait encore le souvenir du ciel au fond de son cœur, mais elle était simplement trop lasse pour lever les yeux vers lui à présent…
— Je pense que ce sera très bien, dit-il. — Nous avons tous besoin de repos de temps à autre.
Voilà pourquoi une pause s’imposait. Parfois, il fallait savoir s’arrêter et reprendre son souffle. Jinya savait du moins qu’il se portait mieux depuis qu’il était capable de le faire.
***
12 août.
Asagao se rendit au sanctuaire Aragi Inari et y rencontra le grand prêtre.
— Excusez-moi. Je sais que j’avais dit ne pas vouloir le faire, mais… pourriez-vous me laisser utiliser le Miroir du Renard ?
— Oh ? Pourquoi ce revirement soudain ?
— J’ai décidé qu’il était temps pour moi de faire un pas et d’aller de l’avant !
C’était l’heure du déjeuner, et Au Soba du Démon était en pleine effervescence.
Les habitués s’étaient accoutumés à la présence d’Asagao, désormais habituelle, la voyant courir de tous côtés sans relâche. Certains clients lui adressaient même quelques mots.
— Alors, tu repars, hein ? Bon pour toi. Je suis surpris que ce soit si facile, d’ailleurs. Peut-être que tu pourras faire des allers-retours entre les cieux et ici quand bon te semblera ?
De tous les clients avec qui elle parlait, Akitsu Somegorou restait le plus aimable. Après avoir commandé son kitsune soba, il l’écouta lui raconter qu’elle allait rentrer chez elle, puis la félicita.
Elle devait repartir le 14. D’ici là, elle comptait continuer à travailler Au Soba du Démon pour remercier Jinya de toute son aide.
— Pourquoi tu t’en vas si vite ? Ne me dis pas que Jinya a fait quelque chose… Non, je suppose que je n’ai pas à m’en faire. Il ne ferait jamais rien qui pousserait Nomari-chan à le détester.
— … J’ai horreur de ne pas pouvoir te contredire, dit Jinya.
Asagao éclata de rire. Jinya et Akitsu Somegorou étaient vraiment les meilleurs amis du monde, que ce soit maintenant ou dans le futur.
— C’est dommage d’apprendre ton départ. On vient à peine de se rencontrer.
Pour une fois, Kaneomi était présente. Elle ne participait pas aux tâches du restaurant ; elle se contentait de manger proprement son kitsune soba.
En y repensant, elle et Asagao n’avaient jamais vraiment eu l’occasion d’interagir, alors qu’elles vivaient toutes deux aux crochets de Jinya, et c’était dommage. Peut-être auraient-elles pu devenir amies.
— Kaneomi, il me semble que tu avais dit que tu aiderais au restaurant dans le cadre de notre accord ? lança Jinya d’un regard glacial.
Asagao fut un peu surprise de voir une telle expression sur son visage, connaissant ce qu’il deviendrait dans le futur.
— Mais Kadono-sama, me faire circuler dans le restaurant avec un sabre ne ferait que nuire à ton commerce.
— Dans ce cas, laisse simplement ton sabre de côté pendant que tu travailles.
— Tu plaisantes. Ce sabre est mon âme. Sans lui, je mourrais.
Kaneomi tenait manifestement énormément à son sabre, puisqu’elle continuait à le porter même en cette ère Meiji. Mais plus encore, cela sonnait comme une excuse pour ne pas travailler.
— Ah ah ah ! On dirait que tu n’as pas fini d’en voir, Kadono-kun, dit Asagao.
— En effet.
Il poussa un soupir, à bout de patience. Mais il esquissa un sourire imperceptible, et Asagao eut le sentiment que ce n’était pas une illusion.
— Asagao-chan, tu pars ?
— Oui. Merci pour tout, Nomari-chan.
— Oh…
Nomari parut peinée par la nouvelle. Malgré leurs débuts difficiles, les deux s’étaient bien entendues.
Elles avaient pris l’habitude de se promener ensemble le soir, d’aider Jinya à préparer les repas, vivant comme des sœurs le temps de quelques jours.
— Mais c’est dommage, pas vrai, Jinya ? dit Somegorou.
— Qu’est-ce qui est dommage ?
— Oh, tu sais bien. C’aurait pu être une bonne occasion de trouver une mère pour Nomari-chan.
— Toi et tes plaisanteries.
Le restaurant devenait toujours plus animé quand Somegorou était là. Jinya avait beau se plaindre de lui, il se montrait en réalité un peu plus bavard que d’ordinaire en sa présence.
— Asagao, commande prête.
— J’y vais !
Jinya préparait les soba, et Asagao les servait. Tous deux s’étaient habitués à ce partage des tâches et fonctionnaient presque à l’unisson.
C’était la première fois qu’Asagao travaillait dans un restaurant, mais elle y prenait plaisir. Le monde dans lequel elle avait échoué par hasard était un monde agréable.
Mais le temps s’écoulait d’autant plus vite lorsqu’on s’amusait. Avant qu’elle ne s’en rende compte, deux jours s’étaient écoulés, et le moment des adieux approchait à grands pas.
***
— C’est demain, hein ? dit-elle en soupirant.
Encore une fois, après que Nomari eut été couchée, Jinya et Asagao s’étaient retrouvés assis face à face autour de la table. C’était une autre nuit d’été humide, mais cette fois l’atmosphère paraissait plus légère.
— Tu tiens le coup ?
— Oui. C’est juste un peu de tristesse, voilà tout.
Elle souriait doucement, sans la moindre ombre de malice.
Jinya buvait son saké et Asagao son thé, et tous deux laissaient le temps s’écouler paisiblement. L’idée que ce serait la dernière fois qu’ils se retrouvaient ainsi l’émouvait un peu, et elle semblait avoir la même pensée en tête.
Sur un ton faussement léger, presque taquin, elle lança :
— Dis, que ferais-tu si je te disais que je voulais rester ici ?
Il n’eut même pas besoin d’y réfléchir. Sans hésitation, il répondit :
— C’est une question inutile.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que je sais que tu ne le dirais jamais vraiment.
Elle fit la moue, un air enfantin qui lui allait bien mieux que la mélancolie ou l’inquiétude.
— Oh, allons. Je parle en théorie.
— Mais le dirais-tu vraiment ?
— Eh bien, non…
— Alors, à quoi bon ?
Malgré son obstination, elle semblait s’amuser. La distance entre eux, ni trop proche ni trop lointaine, paraissait juste.
— Les pauses n’ont de valeur que parce qu’elles sont courtes, dit-il. — Tirées en longueur, elles perdent tout leur sens.
— Oui. Je crois que je comprends maintenant pourquoi le grand prêtre disait que demain était ma limite pour rentrer. Si je décidais de repartir après le festival, je ne rentrerais probablement jamais.
Il y aurait d’abord le festival du sanctuaire, puis celui de la contemplation de la lune, puis le Nouvel An en hiver. Si elle prolongeait son séjour une fois, rien ne l’empêcherait de recommencer. À moins de trouver la volonté de rentrer maintenant, elle risquait de ne jamais repartir.
— Voilà pourquoi je le fais. Je m’en vais.
Elle parla avec fermeté, dissimulant à merveille la pointe d’incertitude qu’elle éprouvait.
— Bien dit.
Il hocha la tête, feignant de n’avoir rien remarqué de son doute.
La nymphe céleste leva enfin les yeux vers le ciel. Que voyait-elle là-haut ? Le jeune homme lié à la terre ne pouvait le savoir. Mais leur dernière nuit ensemble fut sans nul doute paisible.
Leur temps partagé avait été bref. Pourtant, ils s’étaient compris, et c’est pour cela qu’ils pouvaient se séparer sans regret. En témoignait le sourire qu’elle arborait la veille de son départ, limpide comme le ciel d’azur.
— Bon, je vais prendre congé, dit-elle.
Le 14 août, Jinya et Asagao se rendirent ensemble au sanctuaire Aragi Inari. Le grand prêtre les conduisit dans le sanctuaire intérieur, puis les laissa aussitôt seuls afin qu’ils puissent se dire adieu.
— Alors, au revoir, Kadono-kun. Merci pour tout !
Même au moment de leur séparation, Asagao resta joyeuse. Elle s’inclina avec une révérence exagérée.
— Porte-toi bien, Nymphe céleste-dono.
— Oh, pas encore ces formalités !
Elle ne voulait sans doute pas assombrir leurs derniers instants ensemble. Elle se montrait joyeuse, mais une pointe de tristesse voilait ses yeux. Son regret de partir prouvait que ses jours passés ici avaient compté pour elle, et Jinya éprouvait la même chose.
— Je ne pourrai sans doute pas revenir, hein ?
— J’en doute. Ce sera très probablement la dernière fois que nous nous voyons.
Une coïncidence aussi providentielle ne se reproduirait pas deux fois. La légende disait que la nymphe céleste descendait parfois sur terre pour s’amuser, mais la réalité n’était pas si clémente. Il était douloureux de l’admettre, mais il s’agissait bien de leurs adieux définitifs.
— Hi hi. Je suppose que oui.
Mais Asagao porta la main à sa bouche pour étouffer un rire.
Il voulut lui demander ce qu’elle trouvait si drôle, mais elle paraissait si heureuse qu’il préféra ne rien dire. Pourquoi gâcher leurs adieux ? Qu’elle reparte avec le sourire.
— Tu as pu bien te reposer ?
— Oui. Je crois que je suis prête à faire un peu plus d’efforts de l’autre côté. Et toi, Kadono-kun ?
— Je reste tel que je suis. Je ne pense même pas à changer.
— Tu es tellement têtu.
— Et j’en suis fier.
Un léger sourire se dessina sur son visage tandis qu’elle gonflait les joues d’agacement. D’humeur expressive, elle changeait de sujet au gré de ses pensées. Ils continuèrent à échanger sur ce ton léger, jusqu’à ce que les mots s’épuisent et que le silence s’installe.
— Il est temps que je parte, alors.
Elle prit le petit couteau qu’elle avait emprunté au grand prêtre et s’entailla le pouce. Une goutte de sang rouge s’écoula, exhalant une odeur métallique. Elle se plaça devant le miroir de métal conservé au fond du sanctuaire intérieur, puis tourna la tête vers Jinya.
— Dis, Kadono-kun ? dit-elle en lui offrant son plus beau sourire. — Si jamais on se revoit, allons ensemble à un festival, d’accord ?
— Bien sûr. Je t’achèterai quelque chose si tu veux.
— Alors, une pomme d’amour.
— Marché conclu. Je n’oublierai pas.
Elle le regarda une dernière fois, puis toucha le miroir. Une lueur blanche jaillit, et elle disparut.
— … Adieu, Asagao.
Ainsi Asagao retourna-t-elle aux cieux, sans attache ni regret.
Son cœur, qui avait été lié à la terre, s’allégea de nouveau.
La nymphe céleste avait retrouvé comment voler.