SotDH T5 - CHAPITRE 1 PARTIE 3

Shizuka Jumelles (3)

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————

Une fois l’agitation de l’heure du déjeuner retombée, Akitsu Somegorou se rendit au restaurant. Il ne semblait pas avoir de raison particulière cette fois ; il était simplement venu partager un repas avec son disciple. Tous deux avaient l’habitude de venir ici déjeuner ou dîner, mais le disciple ne s’était toujours pas accommodé de Jinya et le dévisageait actuellement d’un œil mauvais.

— Maître, on ne peut pas manger ailleurs ?

— Qu’est-ce que tu reproches à cet endroit, Heikichi ? Ce n’est pas comme si tu payais.

— Je vous suis reconnaissant de m’inviter, mais j’aimerais autant éviter de manger dans un restaurant tenu par un démon, si possible.

— Hé, fais attention à ce que tu dis. On ne sait jamais qui pourrait entendre. Enfin, j’imagine qu’il n’y a que nous ici, cela dit.

Heikichi regarda précipitamment autour de lui.

— J-Je le savais. Je ne suis pas si négligent…

Le jeune garçon s’appelait Utsugi Heikichi. Il venait d’avoir douze ans cette année et apprenait l’art de la sculpture de netsuke auprès de Somegorou. Il avait accepté cet apprentissage parce qu’il rêvait de devenir, comme son maître, un utilisateur d’esprits. Pourtant, à son grand désespoir, il n’avait encore rien appris de cet art. Il en voulait à Jinya, convaincu qu’un démon n’avait rien à faire parmi les humains. Chaque fois qu’ils se croisaient, Heikichi le fusillait du regard.

— Deux kitsune soba. Allez, assieds-toi, Heikichi, dit Somegorou en ignorant les jérémiades de son disciple avant de passer commande.

Heikichi obéit à contrecœur et s’assit. Cette routine de protestations suivies de résignation était devenue habituelle, aussi Jinya n’y prêta-t-il aucune attention et se mit à préparer les soba sans un mot.

— Voilà, deux kitsune soba.

— Merci. Dis-moi, je me suis toujours demandé… pourquoi ton kitsune soba est servi avec du tofu frit ? Ça devrait plutôt être tanuki soba !

— C’est une question de région, en réalité. Là d’où je viens, les renards étaient vénérés, alors j’ai opté pour « kitsune », pour porter chance.

À Kadono, où Jinya avait grandi, on vénérait une déesse du feu nommée Mahiru-sama. Selon la légende, c’était autrefois un renard vivant dans la forêt locale. Se rappelant cela, Jinya avait baptisé ce plat kitsune soba sur un coup de tête, « kitsune » signifiant « renard ». Le plat rencontra un franc succès, comme s’il avait été béni, et devint rapidement le plus vendu du restaurant.

— Oh, je vois, dit Somegorou. Hé, dépêche-toi de manger avant que tes nouilles ne refroidissent, Heikichi.

— Oui, Maître, répondit celui-ci en soupirant. — …C’est peut-être un démon qui les a préparées, mais la nourriture, elle, n’a rien fait de mal.

Le jeune garçon avait assurément un sacré caractère, mais cela ne dérangeait pas particulièrement Jinya. L’impertinence d’un enfant ne le troublait en rien. Était-ce parce qu’il avait vécu un temps à Edo, où la gentillesse n’était pas monnaie courante, ou bien simplement parce qu’il s’était adouci avec l’âge ? Quoi qu’il en soit, Jinya sentait en lui une légère transformation au fil du temps.

— Ah, je m’en lasse jamais, fit Somegorou après une bouchée.

— C’est bon, oui. Mais êtes-vous certain qu’on puisse vraiment laisser un démon en liberté comme ça, Maître ?

— Si ton seul but, c’est de tuer des démons, alors va donc étudier auprès de Nagumo au Sabre Démoniaque, ou de Kukami au Magatama. Les Akitsu sont des onmyôji, on extrait les émotions des objets pour en faire des démons, alors ce serait honteux de les haïr aveuglément alors même qu’on s’en sert. Un démon, c’est rien d’autre qu’une émotion poussée à l’extrême. Ce n’est pas à nous de supposer s’il est malfaisant ou non, mais de le découvrir.

— Donc, c’est une question de fierté ?

— Non, de respect. Puisqu’on tire notre pouvoir des émotions, c’est à nous plus qu’à quiconque de les respecter.

Somegorou avait véritablement l’air d’un maître accompli en réprimandant ainsi son disciple avec douceur. Lors de leur rencontre à Edo, Somegorou n’était pas aussi mesuré. Il avait même averti Jinya que les démons étaient des créatures à traquer. Lui aussi, avec le temps, avait évolué.

— Pour résumer, il y a des bons et des mauvais parmi les démons, comme chez les humains. On ne peut pas juger les autres quand on ne les connaît même pas.

— Je comprends ce que vous voulez dire… mais je n’arrive toujours pas à accepter les démons.

— Voyons, voyons. Tu comprendras avec le temps. Enfin, j’espère que ce sera plus tôt que tard.

La discussion s’arrêta là, et ils se remirent à manger. Somegorou avait généralement une approche plutôt détachée avec son disciple, mais le voir lui offrir de véritables conseils avait quelque chose de réconfortant. C’était sans doute ce que ressentaient Ofuu et Naotsugu en observant Jinya s’occuper de Nomari.

— Être maître, ça ne doit pas être de tout repos, dit Jinya.

— Ha ha, c’est sûr. Mais j’imagine qu’être père, c’est pas beaucoup plus facile.

Ils échangèrent un sourire en coin, dans une atmosphère paisible. L’amitié naissait parfois dans les circonstances les plus inattendues.

— Pourquoi être devenu ami avec un démon ? grogna Heikichi en fusillant Jinya du regard.

Jinya poussa un soupir et esquissa un nouveau sourire amer. Après tout, ce n’était qu’un gamin.

— Allons, cesse donc de le regarder comme ça, le réprimanda Somegorou.

— Oui, oui.

Heikichi détourna les yeux avec un air boudeur avant de se remettre à aspirer ses nouilles bruyamment. Le réprimander ne faisait que le rendre plus renfrogné, apparemment.

Jinya le laissa faire et orienta la conversation vers un sujet un peu plus sérieux.

— Somegorou, j’aimerais te poser une question à propos de Kaneomi.

La nuit précédente, Somegorou avait prétendu que Kaneomi était une vieille connaissance. Jinya voulait savoir quel genre de personne elle était, mais le regard de confusion que lui renvoya Somegorou l’étonna.

— Kaneomi ? Qui ça ?

— La femme d’hier.

— Ah, elle s’appelait Kaneomi, hein ? Ça faisait si longtemps que je l’avais pas vue, j’avais complètement oublié.

Somegorou hocha la tête, but une gorgée de thé, puis se redressa.

— Pour dire la vérité, je ne la connais pas si bien que ça. Nous n’avions pas grand-chose à voir l’un avec l’autre.

— Alors, comment la connais-tu ?

— Eh bien, je connaissais son maître. On exerçait le même métier. On s’est battus côte à côte à plusieurs reprises, mais il semblerait qu’un démon ait fini par l’avoir.

C’était tout ce qu’il fallait à Jinya pour saisir à peu près la situation. Kaneomi avait servi un maître assez puissant pour se battre aux côtés de Somegorou, mais ce dernier avait perdu la vie face à un démon.

Désormais seule, elle s’était tournée vers la seule personne qu’elle connaissait et qui pourrait lui venir en aide : l’ancien camarade de son maître, Somegorou. C’est ainsi qu’elle avait entendu parler de Jinya et était venue lui demander de tuer le démon nommé Jishibari.

— Elle cherche donc à se venger.

— On dirait bien. Tu en apprendras sûrement plus en lui posant directement la question. Mais fais preuve de tact. Elle est plus fragile qu’elle ne le laisse paraître.

Somegorou n’ajouta rien, et Jinya ne jugea pas utile d’insister. La conversation en resta là. Lorsque la nuit tomba, Jinya se rendit au pont Gojo Ohashi en compagnie de Kaneomi. Même s’ils étaient un homme et une femme, leur excursion n’avait rien de romantique. Kaneomi dégageait un air sombre, et Jinya était absorbé par ses propres pensées.

Le démon qui apparaissait chaque nuit, Jishibari, ressemblait apparemment beaucoup à Kaneomi. Il ignorait pourquoi. D’après ce qu’avait dit Somegorou, il pouvait supposer qu’un lien les unissait d’une manière ou d’une autre, mais il hésitait à poser la question directement. Le savoir n’y changerait rien, de toute façon. Il tuerait le démon, puis le dévorerait. C’était la seule raison pour laquelle il avait accepté ce travail. Plutôt que de s’attarder sur des détails, il valait mieux se concentrer sur le combat à venir.

— Vous connaissez les Shizuka jumelles ? demanda soudain Kaneomi, rompant le silence.

— Oui, répondit Jinya. — C’est une petite plante à fleurs blanches qui pousse à l’ombre et fleurit de la fin du printemps au début de l’été. Elle ressemble à la Shizuka solitaire, mais au lieu d’une seule tige florale, elle en fait apparaître deux côte à côte, comme deux fines colonnes blanches, d’où son nom de Shizuka jumelles.

Une femme que Jinya avait connue autrefois lui avait appris bien des choses sur les fleurs, ce qui lui permettait aujourd’hui de répondre sans hésiter. Kaneomi sourit légèrement de côté et secoua la tête.

— Vous vous y connaissez bien en fleurs, mais je parlais du nô[1] de Zeami.

— Oh…

Il connaissait un peu les fleurs, mais il était loin d’être aussi familier avec les chants nô.

Toujours tournée vers l’avant en marchant, Kaneomi poursuivit :

— Il y avait un sanctuaire nommé Katte dans un village appelé Yoshino. Là-bas, chaque 7 janvier, les habitants avaient coutume de cueillir des légumes près de la rivière Natsumigawa, au pied de leur montagne, et de les offrir à leur divinité…

___

Un jour, une femme connue sous le nom de Cueilleuse de légumes se rendit comme chaque année à la rivière Natsumigawa. Tandis qu’elle cueillait les légumes, une autre femme apparut.

« Si vous retournez à Yoshino, je vous en prie, portez la nouvelle. Que les gens me pardonnent et pleurent mes fautes, afin que je puisse trouver le repos. »

À travers ses larmes, la femme adressa sa supplique à la Cueilleuse de légumes. Cette dernière lui demanda son nom, mais elle ne répondit pas. Elle disparut simplement dans les airs.

Intriguée par cette apparition, la Cueilleuse de légumes retourna dans son village et raconta au grand prêtre ce qui s’était passé. Mais au fil de son récit, son visage et sa voix commencèrent à changer. Le grand prêtre, stupéfait, demanda :

Qui va là ?

La Cueilleuse de légumes répondit :

Je suis Shizuka.

Au sanctuaire de Katte, on disait que Shizuka Gozen, danseuse de cour et maîtresse de Minamoto no Yoshitsune, avait captivé les prêtres par sa danse à l’époque de sa capture par les opposants politiques de Yoshitsune. En fait, le monticuleur lequel elle aurait dansé subsistait encore à l’intérieur du sanctuaire. Connaissant bien cette histoire, le grand prêtre comprit que l’esprit qui possédait la Cueilleuse de légumes pouvait être celui de Shizuka Gozen.

Puisque nous ne pouvons tenir de service, offrez-nous votre danse.

Convaincu, le grand prêtre demanda à l’esprit de danser. La Cueilleuse de légumes se rendit dans la trésorerie du sanctuaire, d’où elle sortit un splendide hakama[2] et une tunique de soie légère ornée de fleurs sauvages d’automne, les mêmes vêtements de danse que Shizuka Gozen avait confiés au sanctuaire. Elle les enfila, puis se mit à danser, ses gestes souples, mais gracieux, d’une beauté envoûtante. Cela ne pouvait être que la danse de Shizuka Gozen elle-même.

Tous les spectateurs restèrent émerveillés, mais peu à peu, ils commencèrent à distinguer une ombre derrière la cueilleuse de légumes. En plissant les yeux, ils parvinrent à deviner la silhouette d’une autre danseuse. Sur la scène se tenait la femme possédée, et derrière elle, le fantôme de Shizuka Gozen. Les deux Shizuka dansaient à l’unisson.

— Et c’est ainsi que naquit l’histoire de Shizuka jumelles, conclut Kaneomi.

— Danser avec un fantôme… Quelle étrange histoire, commenta Jinya.

— En effet. Mais ce qu’il y a d’étrange, ce n’est pas que le fantôme de Shizuka Gozen soit apparu.

La voix de Kaneomi se teinta d’une certaine tristesse.

— Si la cueilleuse de légumes a pu danser, c’est parce qu’elle avait été possédée par Shizuka Gozen. Mais alors… aurait-elle pu continuer à danser une fois que le fantôme de Shizuka Gozen s’était manifesté ?

Peut-être que la danse venait d’elle-même. Peut-être était-ce un écho des souvenirs laissés par Shizuka Gozen. Ou peut-être était-ce tout autre chose, quelque chose que nul ne pourrait jamais comprendre.

— Qui pourrait le dire ? Je crains de ne pas être si instruit que ça. Ce genre de sujet compliqué me dépasse un peu.

Jinya jeta l’éponge sans insister. Ce n’était qu’une conversation vide de sens pour tuer le temps.

Quelles que soient ses réflexions, il n’y aurait jamais de réponse définitive à ce mystère, alors il cessa d’y penser, redressa le regard avant de reprendre d’un ton posé :

— De toute façon, on n’a plus vraiment le temps de bavarder.

Le pont Gojo Ohashi se profilait désormais à l’horizon. Bien que la distance fût encore importante, la lumière de la lune permettait de discerner la scène avec netteté. Une femme se tenait sur le pont, clairement visible. Elle paraissait jeune, vêtue d’un haori[3] masculin, d’un hakama par-dessus son kimono, et ses yeux rouges, luisants dans la pénombre, la faisaient ressortir même dans l’ombre la plus profonde.. S’il éprouva d’abord une certaine surprise mêlée de méfiance à sa vue, ce fut surtout l’étonnement qui domina.

— Intéressant. Une audience avec Shizuka Gozen en personne, lança-t-il d’un ton sarcastique, tout en dégainant Yarai et en pointant la lame vers le démon, le regard sévère.

Le démon était l’image crachée de Kaneomi.

— Jishibari…

Grimaçant, Kaneomi foudroya du regard le démon. Elle dégaina à son tour son Yatonamori Kaneomi et en dirigea la pointe vers son adversaire. La tension de ses muscles et le léger déplacement de ses appuis révélaient sa maîtrise du sabre.

— Je vais te faire rendre ce qui m’appartient aujourd’hui.

— Eh bien, tu ne renonces jamais, hein ? Je te l’accorde.

La voix du démon, bien que semblable à celle de Kaneomi en apparence, était différente. Celle de Jishibari était légèrement plus aiguë, son ton plus enfantin. Elle n’avait pas cette voix rauque caractéristique des démons. Tant par l’apparence que par la voix, elle ressemblait à une humaine.

— Tu as amené ton petit ami, cette fois ?

Sur un ton moqueur, elle plissa les yeux et détailla Jinya avec une expression de mépris.

Il abaissa son sabre sur le côté, la lame pointée derrière lui, prêt à frapper.

— Je m’appelle Jinya. Serais-tu prête à me donner ton nom ?

Les yeux de Jishibari s’écarquillèrent. Elle le dévisagea de la tête aux pieds, comme si elle contemplait quelque chose d’étrange.

— Oh, tiens donc. J’ai tellement entendu parler de toi.

Il semblait qu’elle avait déjà entendu parler de lui. Peut-être couraient-ils, parmi les démons, de sinistres rumeurs à propos de celui qui traquait les siens.

— Je suis Jishibari. Sur les ordres de Magatsume-sama, je chasse actuellement les humains.

Avec une théâtralité affectée, Jishibari se présenta poliment.

Encore ce nom : Magatsume. Magatsume-sama ? Un individu, donc. Était-ce le supérieur de ce démon ?

— Magatsume est-il ton maître ? demanda Jinya.

— Hein ? Non, pas du tout.

— Alors qui est-ce ?

— Désolée, mais tu es venu bavarder ? répliqua le démon avec un rictus.

Il était inutile de l’interroger.

— C’est vrai. J’aurai mes réponses après t’avoir abattue.

Ses souvenirs lui appartiendraient, une fois qu’il l’aurait dévorée.

Il fit le vide en lui. Qu’elle soit une femme n’y changeait rien, il la frapperait sans hésiter.

— Kadono-sama, Jishibari n’est pas un démon ordinaire. Je vous en prie, soyez prudent, dit Kaneomi.

— Entendu.

D’un œil calme, Jinya observa Jishibari. Sa silhouette était fine, semblable à celle de Kaneomi.

À sa posture, elle ne paraissait pas formée aux arts martiaux. Elle ne montrait aucun signe de transformation imminente, et hormis le haori d’homme qu’elle portait, elle semblait être une femme tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Pourtant, Kaneomi avait été vaincue par ce démon. Il devait donc y avoir quelque chose à quoi se méfier. Sans doute une capacité démoniaque propre à Jishibari. Sans baisser sa garde, il ajusta sa posture pour réduire la distance.

— Hein ?!

Il s’arrêta net. Juste au moment où il allait s’élancer, quelque chose fonça droit sur lui. Sans attendre, il dévia l’objet d’un coup d’épée.

— …Une chaîne ?

Ayant perdu de son élan, une chaîne avec une petite boule de métal à son extrémité tomba sur le sol.

Il n’eut pas le temps de se demander d’où elle venait : la chaîne s’anima soudain et fusa de nouveau vers lui. Il la repoussa une fois encore, puis recula pour reprendre de la distance. Il inspira profondément et fixa Jishibari du regard, ses yeux s’écarquillèrent aussitôt.

Il y en avait cinq… non, six, en comptant celle qu’il venait d’écarter. Les chaînes ondulaient en encerclant le démon. Chacune était indépendante des autres, reliée à rien, comme si elles avaient jailli du néant avec leurs lourdes boules de métal sombre.

— Je m’appelle Jishibari, et c’est aussi le nom de mon pouvoir…

Le démon esquissa un sourire arrogant et tendit paresseusement un doigt, d’abord en direction de Kaneomi, puis de Jinya.

— …Jishibari.

Les chaînes jaillirent tels des serpents, cliquetant tandis qu’elles lançaient leurs boules de métal vers leur proie, semblables à des mâchoires hérissées de crocs. Elles visaient à la fois Kaneomi et Jinya.

Ce démon pouvait créer des chaînes et les manipuler à sa guise. C’était la première fois que Jinya voyait une capacité de ce genre, mais il en comprit aussitôt la dangerosité.

Avec un tel pouvoir, même un corps faible pouvait se battre sans difficulté. Il aurait été trop risqué d’esquiver de justesse, car elle en contrôlait chaque mouvement. Il bondit donc de côté avec un grand saut.

Un choc sourd retentit quand une chaîne heurta son sabre. L’une de celles qu’il avait évitées contourna sa position pour l’attaquer dans le dos. Mais il s’y attendait, et para le coup avec Yarai en lançant un regard par-dessus son épaule.

Jishibari reformait déjà son cercle de chaînes autour d’elle.

— Eh bien. Tu as des yeux derrière la tête, ou quoi ?

— Et si c’était le cas ?

Il s’était contenté d’anticiper ses gestes, mais n’avait aucune raison de le lui confirmer. Il jeta un coup d’œil à Kaneomi, à ses côtés, constata qu’elle avait elle aussi échappé aux chaînes, puis reporta son attention sur le démon.

— Voilà un adversaire bien gênant.

— En effet. Seule, je n’ai même pas réussi à lui porter un seul coup, dit Kaneomi.

— Le fait que vous ayez survécu face à elle est déjà impressionnant.

Malgré le combat en cours, Kaneomi esquissa un léger sourire à cette louange modeste. Elle savait qu’il ne faisait que lui sauver la face, mais cela restait agréable à entendre.

— Vous avez vraiment le temps de bavarder ? lança Jishibari, alors que l’air se déchira dans un rugissement. Deux chaînes souples jaillirent comme un fouet.

Jinya utilisa Ruée pour atteindre sa vitesse maximale en une seule impulsion, se glissant entre les chaînes à une allure inhumaine. Il réduisit la distance qui le séparait du démon, mais les quatre chaînes restantes formaient un écran protecteur. Les trancher ne serait pas une mince affaire.

— O-oups. C’était moins une, dit Jishibari.

Impassible, Jinya planta son regard sur Jishibari, derrière ses chaînes, et discerna une légère inquiétude sur son visage.

C’était peut-être la première fois que quelqu’un parvenait à s’approcher d’aussi près. Une sueur froide lui coulait dans le cou, mais il y avait aussi du soulagement dans son expression, elle avait réussi à se protéger à temps.

— C’est vraiment le moment de rester plantée là ? répliqua-t-il.

Son sabre n’était qu’un leurre, ce qu’il visait réellement, c’était le flanc frêle de la jeune femme, qu’il frappa d’un violent coup de pied.

— Argh !

La panique déforma les traits de Jishibari tandis qu’elle vacillait, mais elle parvint de justesse à bloquer le coup avec ses chaînes.

Jinya ne s’arrêta pas là. Tandis que le démon tentait de prendre ses distances, il lui lança un regard furieux tout en projetant Lame Volante. Sa mission était de la capturer, non de la tuer, alors il visa son bras.

Mais l’attaque n’atteignit pas sa cible. Il pensait la toucher à coup sûr, peut-être même lui sectionner le bras, mais deux chaînes surgirent juste devant elle et interceptèrent le coup.

— Ngh…

Titubante, Jishibari parvint à s’éloigner de Jinya. Elle avait réussi à se défendre, mais pas totalement. Ses chaînes, dont elle était si fière, avaient été un peu trop lentes : une manche de son kimono s’était déchirée, et une entaille aiguë marquait sa peau pâle.

En observant la vitesse anormale de Ruée et de Lame Volante projetées, Kaneomi fronça les sourcils.

— Comment avez-v … Ah, je vois. Vous êtes un démon, n’est-ce pas ?

— C’est exact.

Désormais, Jinya n’éprouvait plus de réticence à révéler ses pouvoirs démoniaques. Il s’était montré plus réservé par le passé, mais il avait depuis rencontré des personnes capables de l’accepter tel qu’il était. D’autant plus que Kaneomi lui avait été présentée par Somegorou. Il lui faisait confiance, même s’il ignorait tout de ses origines.

Il tourna les yeux vers elle et crut discerner un reproche naissant sur son visage, qui se dissipa aussitôt. Elle déclara :

— Peu importe ce que vous êtes, le fait est que vous m’aidez. Je vous accorderai donc ma confiance.

Impossible de dire s’il s’agissait d’une confiance sincère ou d’un simple calcul. Mais elle avait donné son accord pour l’instant, ce qui lui permettait de concentrer toute son attention sur Jishibari.

— Reprenons, veux-tu ?

Il s’avança et foudroya du regard le démon, encore secoué. En apparence, il restait calme. Pourtant, au fond de lui, quelque chose le troublait. Ces chaînes s’étaient révélées particulièrement pénibles. Il avait l’avantage, certes, mais rien ne disait qu’il s’en sortirait indemne. Il n’était guère surprenant que Kaneomi ait été vaincue par Jishibari. Elle possédait assez de force pour continuer à se battre, même après avoir subi deux de ses techniques.

À vrai dire, Jishibari n’était pas forte. Elle ne possédait ni la maîtrise martiale de Tsuchiura, ni la puissance brute du démon de l’Assimilation, et encore moins la technique écrasante d’Okada Kiichi. Parmi tous les démons qu’il avait affrontés, Jinya ne la plaçait pas parmi les plus redoutables. Et pourtant, elle était parvenue à lui échapper avec à peine une égratignure.

Ses mouvements trahissaient un évident manque d’expérience au combat. Mais entre de meilleures mains, et dans des circonstances propices, ces chaînes qu’elle contrôlait librement auraient pu devenir meurtrières. Si elles n’étaient pour l’instant qu’une gêne, c’était uniquement à cause de son inexpérience. Qu’elle trouve un jour l’occasion juste et le temps de les maîtriser, et elle deviendrait une menace sans pareille.

La main de Jinya se resserra autour de Yarai. Peu importait ce que l’avenir lui réservait, à cet instant précis, il avait l’avantage. Il ne devait pas laisser passer cette occasion. Il allait utiliser Ruée une fois encore et en finir. Il abaissa sa posture, prêt à foncer à pleine vitesse, mais il s’immobilisa en entendant une voix familière, au léger zézaiement.

— Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ?

Sans quitter Jishibari des yeux, il balaya les environs du regard. Il aperçut bientôt une silhouette assise sur la rambarde du pont. Son cœur se serra en la reconnaissant.

— Qui est cette fille… ? murmura Kaneomi.

Mais Jinya n’avait pas la force de lui répondre.

Ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois, bien trop peu pour qu’il puisse parler d’attachement. Pourtant, la voir ici le troublait profondément. Cette jeune fille, vêtue à présent d’un kimono bleu, il l’avait rencontrée quelques jours auparavant.

— Himawari…

— Bonsoir, Mon Oncle. Merci de m’avoir aidée l’autre jour.

Toujours assise sur la rambarde, la fillette lui sourit, telle une fleur d’été en pleine floraison. En pareil moment, une salutation aussi banale sonnait terriblement déplacée.

— Je suis impressionnée. Je ne pensais pas que vous arriverez à acculer ma petite sœur comme ça.

— …Ta petite sœur ?

— Oui. Jishibari est ma cadette. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je suis bien l’aînée, affirma-t-elle d’un ton léger.

Allez savoir pourquoi, mais il la crut sans peine. Tous les fragments d’informations jusque-là épars s’assemblaient enfin. Le grand nombre de démons. Magatsume. Jishibari, subordonnée de Magatsume. Et sa sœur aînée : Himawari.

— Je comprends, dit-il. — Ces démons qui t’entouraient, ce soir-là… ils ne t’attaquaient pas du tout.

C’était elle qui les menait. Cette fillette, en apparence si jeune, commandait ces démons.

— Oui. Ma mère me les a confiés. Mais j’étais vraiment heureuse que vous veniez à mon secours, même si c’était un malentendu.

Elle rayonnait de joie en disant cela, et son sourire semblait sincère. Elle avait l’air si innocente, et cela ne faisait que peser davantage sur le cœur de Jinya.

— …Qui est ta mère ?

Il s’en doutait. Mais il posa la question tout de même, espérant, sans trop y croire, se tromper.

Malheureusement, la réalité se plaît souvent à trahir les espoirs.

— Oh, je ne te l’ai pas encore dit ? répondit Himawari en souriant, les yeux doux comme des gemmes écarlates. — Ma mère s’appelle Magatsume.

 

[1] Expression esthétique et allusive dʼune des formes du théâtre classique japonais, le nô, fortement influencé par le zen, associe la danse au chant, le mime à la poésie, la musique à la littérature.

[2] Pantalon large traditionnel.

[3] Veste traditionnelle japonaise qui descend jusqu’aux hanches ou aux cuisses

error: Pas touche !!