THE TOO-PERFECT SAINT T3 - CHAPITRE 4

Un serment d’amour en terre étrangère

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Opale
Harmonisation : Raitei

———————————————–

La cérémonie de succession pontificale approchait à grands pas. Si je voulais utiliser le sort de communication avec les morts qu’Hadès avait utilisé, je devais être capable de manipuler pleinement la magie divine.

— Je dois me concentrer… puis amplifier la magie dans tout mon corps.

J’utilisai les principes fondamentaux de la magie ancienne pour amplifier la puissance magique en moi. En partant du bout des doigts, j’élargis peu à peu la zone de puissance. Ce jour-là, pour la première fois, j’allais tenter de convertir toute la magie de mon corps en magie divine.

— Je dois absorber autant de mana que possible dans l’air.

Jusqu’ici, cela ressemblait à une routine que j’avais exécutée d’innombrables fois. J’absorbai du mana afin d’accroître ma propre puissance magique.

— Ensuite, je dois condenser toute la magie de mon corps, comme si j’exécutais une technique d’exorcisme.

Tant que je m’en tenais aux méthodes que j’avais pratiquées, tout se passerait sans accroc. Je me concentrai, résolue à maintenir ma concentration, et commençai lentement à comprimer ma magie.

Un seul faux pas pouvait faire s’emballer ma magie et déclencher une explosion. Une Robe de Lumière me protégeait, mais l’échec comportait malgré tout un risque de blessure.

— J’ai enfin réussi, haletai-je.

Sans tout l’entraînement rigoureux que j’avais enduré par le passé, je n’aurais sans doute pas maîtrisé cela aussi vite.

Pendant mon entraînement, j’avais tiré le meilleur parti de ma formation intensive de Sainte. Mon maître, Hildegarde, m’avait fait passer jour après jour à accomplir des tâches minutieuses pour m’apprendre à rester concentrée. Me concentrer sur plusieurs choses à la fois était devenu une seconde nature, ce qui me permettait de m’atteler pleinement à ce nouveau défi.

— Stupéfiant, dit Erza. — C’est donc cela qu’on appelle la magie divine ? La puissance que vous dégagez est comparable à celle de la dernière fois, lorsque vous avez affronté Asmodeus.

— Dame Philia ne nous déçoit jamais, dit Klaus—. N’est-ce pas incroyable, Dame Erza ? Nous avons une Sainte capable d’utiliser la magie divine.

— Erza… Klaus…

Une fois que j’eus converti avec succès ma propre magie en magie divine, Erza et Klaus, qui m’avaient appris les techniques d’exorcisme et m’avaient assistée à plusieurs reprises dans mon entraînement, vinrent me parler.

— Alors, pensez-vous pouvoir maîtriser le sort de communication avec les morts à temps ? Canaliser la magie divine n’est que le début. Lancer un véritable sort est bien plus difficile.

Erza avait raison. Apprendre à se servir de la magie divine n’était qu’un début. La maîtriser n’était que la condition préalable pour lancer un sort divin. Il fallait une bien plus grande précision pour l’orienter vers l’incantation.

— Sans aucun doute. Ce ne sera pas facile, mais je suis certaine de pouvoir y parvenir.

— Oh ? Vous paraissez bien sûre de vous.

— Le sort de communication avec les morts est considéré comme l’un des sorts divins les plus simples, expliquai-je. — Il n’y a aucune raison que je ne puisse pas l’apprendre à temps.

Les sorts divins variaient grandement par leur degré de difficulté. Hadès avait lancé des sorts de résurrection et de mort instantanée qui dépassaient de loin ce que l’esprit humain pouvait concevoir. On pouvait y consacrer toute une vie sans parvenir à les maîtriser. Le sort de communication avec les morts était un jeu d’enfant en comparaison. Même quelqu’un comme moi, qui venais tout juste d’apprendre à utiliser la magie divine, avait une chance réelle de le maîtriser.

— Penser que nous pourrons communiquer avec l’esprit du Pape grâce à un sort divin, dit Klaus. — J’ai du mal à imaginer comment cela se déroulera.

— J’invoquerai l’esprit de quelqu’un monté au ciel et je communiquerai avec lui. D’après ce que j’ai compris, sa voix portera assez pour que vous l’entendiez tous. Un témoignage décrivait une voix résonnant dans tout le secteur.

Il existait peu d’exemples historiques avérés de sorts divins lancés, mais le sort de communication avec les morts faisait partie des rares dont je pus trouver des traces écrites. D’après ces témoignages, la voix de la personne invoquée résonnait sur une zone assez vaste. Heureusement pour moi, je ne serais pas la seule à entendre mon échange avec le Pape.

— Je vois, dit Klaus. — Mais que se passerait-il, supposons seulement, que votre sort fonctionne et que la tromperie de l’Archevêque Henry soit mise au jour ? Il y aurait un tumulte. Ses actes seraient jugés répréhensibles.

— Ça, nous le savons. Quel genre d’idiot pose une question aussi élémentaire ?

— Aïe ! Dame Erza, pas de coups dans le ventre !

— Alors ne nous fais pas perdre de temps avec tes balivernes. Tu n’es pas en train de prendre peur, n’est-ce pas ?

Erza toisa Klaus de haut en bas avec mépris.

Je savais pourquoi Klaus tenait à aborder le sujet, même si la réponse paraissait évidente. Falsifier le testament du Pape constituait un crime grave. Dans la religion de Cremoux, les Archevêques n’étaient dépassés que par le Pape. Les fidèles leur faisaient une profonde confiance. Il était impensable qu’une personne portant un tel titre trahît la confiance du Pape.

— Si le public apprend la transgression de l’Archevêque Henry, dis-je. — À quel point sera-t-il puni ?

— C’est étrange, de votre part, de poser une telle question, dit Erza. — Je vous garantis que l’on réclamera la mort, sinon pire. Je suis certaine que vous le saviez déjà.

Ce scandale pouvait saper l’autorité de l’Église de Cremoux, si bien que la réaction serait forcément extrême. Peut-être, comme l’avait dit Erza, avais-je évité d’envisager les conséquences. Révéler la vérité reviendrait à condamner l’Archevêque Henry à mort. Je n’avais pas osé affronter cette laide vérité.

— Je pense que vous avez raison, Erza. Je devais connaître les implications de ce que je faisais.

— Ne me dites pas que vous prenez peur, vous aussi. Il tente de détruire la vie d’un inconnu par esprit de vengeance. Cet homme n’est pas digne de la soutane.

— N’y a-t-il aucun moyen de régler l’affaire en privé ?

— Bien sûr que non. Je ne vous laisserai pas reculer. Peu m’importe à quel point vous avez le cœur tendre. Dans cette situation, la clémence n’est pas envisageable.

— Mais je…

L’Archevêque Henry était le cousin de Grace et le frère aîné de la fiancée du prince Reichardt. Je n’avais pas eu beaucoup de contacts avec lui, mais il était loin de m’être étranger. En outre, les Saintes étaient censées sauver les gens du danger. Infliger la mort à quelqu’un allait à l’encontre de cela.

— N’avez-vous pas dit que vous vous prépareriez à tout ce qui pourrait arriver ? Vous décevriez ceux qui veulent votre bonheur. Les « si » et les « mais » ne sauveront personne.

— Erza…

— Votre patrie est devenue une honte absolue quand vous avez laissé ce prince stupide livré à lui-même. Alors, quelle est votre excuse ? Votre cadette doit être bien plus forte que vous. Elle a envoyé cet imbécile et vos parents au cachot.

Mia était plus forte que moi. Je le savais. Je ne possédais pas la même force qu’elle. Elle avait, à elle seule, affronté le prince Julius et ses partisans et déclenché une révolution.

Aurais-je pu en faire autant ? La réponse était non. Je n’aurais pas pu.

— L’Archevêque Henry ne mérite ni votre pitié ni votre compassion. Il a transgressé un tabou. Il a trahi les dieux. Ne serait-ce pas faire preuve de miséricorde que de lui laisser une chance d’expier ses fautes ? Cela fait partie de votre devoir de Sainte.

Je ne dis rien.

— Vous devez poursuivre votre propre bonheur. C’est tout ce que je veux pour vous.

Poursuivre mon propre bonheur ? Je pensais le faire déjà. Peut-être me manquait-il encore la détermination d’aller jusqu’au bout.

— Oh ? Ai-je bien entendu ma Grande Sœur souhaiter le bonheur de quelqu’un d’autre ? Voilà qui n’arrive pas tous les jours.

— Mammon ? Depuis quand es-tu là ?

— Mmm… Tu aimerais bien le savoir, pas vrai ?

Comprenant que Mammon rôdait derrière elle depuis un bon moment, Erza se retourna d’un coup et le fusilla du regard. Elle tremblait visiblement.

— Pourquoi ne nous rendrais-tu pas service en mourant une bonne fois pour toutes ?

— Gyaaaahhh !

L’argument d’Erza avait fait mouche. Si je m’arrêtais maintenant, je trahirais tous ceux qui avaient risqué leur propre bien-être pour moi. Je n’en serais jamais arrivée là sans Erza, Klaus et Alice, ni sans les autres qui m’avaient soutenue, comme le prince Osvalt et Lena.

Je ne pouvais pas ignorer leurs sentiments. Je devais me battre pour moi-même. L’Archevêque Henry avait peut-être ses raisons, mais elles ne me concernaient pas. Je voulais simplement rentrer au pays que j’aimais, auprès des personnes qui m’étaient précieuses.

Je ne reculerais pas. J’allais maîtriser le sort de communication avec les morts et forger l’avenir que je désirais.

Avec le recul, je n’avais probablement jamais été aussi fidèle à moi-même.

* * *

— Hmpf. D’abord un chien m’a aboyé dessus et je suis tombé, et maintenant je dois te payer dix mille lild. La chance n’est pas avec moi aujourd’hui.

— À moi de lancer les dés… Trois.

Je jouais à un jeu de plateau avec le prince Osvalt et nos amis tandis que je me remettais de l’entraînement au sort divin. Après avoir vérifié le chiffre des dés, je déplaçai mon pion, un carrosse, sur le plateau.

— Changement de carrière ? On dirait que je suis cuisinière, à présent…

— Qu’y a-t-il ? Vous n’avez pas l’air ravie.

— C’est juste que je suis à peu près certaine que le restaurant ferait faillite si j’en étais la cuisinière.

Ce n’était qu’un jeu, alors exercer des métiers que l’on n’aurait jamais embrassés dans la vie réelle faisait partie du plaisir. Je le comprenais, mais cuisinière ? Je ne pouvais imaginer pire pour moi. Je m’étais toujours dit que je pouvais m’en tirer dans n’importe quelle profession, pourvu qu’elle n’impliquât pas de cuisiner.

— Ne dites pas ça ! Je suis sûr que ça s’arrangerait d’une façon ou d’une autre. Vous n’avez pas brûlé vos biscuits, la dernière fois que vous en avez fait, n’est-ce pas ?

— Non. Ils étaient presque crus.

— C’est tout de même un grand pas dans la bonne direction !

Était-ce vraiment le cas ? Je ne progressais pas à force d’essais et d’erreurs : Lena me coachait avec passion, et pourtant je ne m’étais pas améliorée du tout. Je me sentais pitoyable. J’espérais pouvoir un jour remercier Lena de ses efforts en apprenant à cuisiner correctement.

— La profession de Dame Philia mise à part, dit Lena. — J’arrive un peu à imaginer le prince Osvalt en berger !

— N’est-ce pas ? J’ai l’impression que ça me va aussi.

— Je vous vois tout à fait mâchonner un brin d’herbe.

Le prince Osvalt progressait sur le plateau en tant que berger. Lena avait raison. Pour une raison ou une autre, ce métier ne lui allait pas si mal. C’était peut-être à cause de sa carrure robuste et des longues heures qu’il passait dehors à travailler aux champs.

— Bien, au suivant…

— Dame Philia, vous avez de la visite.

— Ah, oui. Ce doit être Erza.

— Philia !

— Mia ?

Mia surgit de derrière Leonardo, me saisit fermement les deux mains et sourit.

J’en restai pétrifiée. Je ne m’attendais pas à voir Mia. J’avais supposé qu’elle se trouvât encore à Girtonia. Était-elle venue parce qu’elle s’inquiétait pour moi ?

— Tu me tenais à distance, Philia, dit-elle. — Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de l’aide ? Quand j’ai appris que tu devenais le Pape, j’ai été tellement inquiète !

— Tu t’inquiétais pour moi ?

— Bien sûr que oui ! Je savais que tu voulais passer le reste de tes jours à Parnacorta avec le prince Osvalt !

— …

Hum, un instant. Ma sœur m’embarrassait complètement devant le prince Osvalt… Elle avait raison, bien sûr, mais elle n’avait pas besoin de crier mes sentiments sur tous les toits. Le mot « humiliant » était bien en dessous de la réalité.

— Euh… Mia, je suis juste heureuse de te voir. Tu as dû te donner du mal pour venir.

— Pourquoi je ne l’aurais pas fait ? Tu étais là pour moi dans mes heures les plus sombres. À mon tour de t’aider.

— Merci. Mais comment as-tu su où me trouver ?

Comment Mia, qui vivait à Girtonia, savait-elle que je me trouvais à Dalbert ? J’avais gardé la situation sous silence pour éviter toute inquiétude inutile, si bien que je ne pus m’empêcher de me poser la question.

— Le prince Reichardt me l’a dit. Il voulait que je vous aide tous les deux.

Le prince Osvalt se leva d’un bond, surpris.

— Vous tenez cela de mon frère ? Est-ce vrai ?

Comme Son Altesse, je ne m’attendais pas à ce que le prince Reichardt se tourne vers Mia pour obtenir de l’aide. Il ne semblait pas approuver notre projet d’affronter l’Archevêque Henry. Mais s’il avait envoyé Mia pour nous soutenir…

— Le prince Fernand a dit qu’il vous soutiendrait, même si cela devait causer des ennuis à Girtonia, dit Mia. — Et le prince Reichardt est de votre côté, lui aussi. Tu n’as aucune inquiétude à te faire, Philia.

— Le prince Fernand a dit cela ?

— Oui. Il veut vraiment se racheter. S’il avait été plus fiable auparavant, tu n’aurais pas subi une telle injustice.

Je n’avais rencontré le prince Fernand, le prince héritier de Girtonia, qu’une seule fois, lorsque je lui avais été présentée après mes fiançailles avec Julius. Il ne s’était certainement pas ouvert à moi ce jour-là. Depuis, Mia l’avait aidé à abaisser ses défenses et à se remettre sur pied, ce qui lui avait permis de se consacrer à la reconstruction de son pays avec une détermination sans égale. Elle possédait manifestement une force qui me manquait.

Non seulement c’était une jeune fille charmante, adorée de tous ceux qui la connaissaient, mais elle avait eu l’audace d’envoyer en prison le prince Julius et ses propres parents. En tant que sœur aînée, je n’éprouvais que de la fierté.

— Tu es quelqu’un de si fort, Mia, et ton soutien me réconforte. Mais malgré tout, je ne peux pas imposer cela à Girtonia.

— Qu’est-ce que tu racontes, Philia ?

— Tu ne devrais pas mettre ton royaume en péril. Cette fois, c’est à moi de prouver ma force. Ton inquiétude compte énormément pour moi, mais je peux m’en charger.

C’était mon combat, pas celui de Mia. Je ne pouvais pas la laisser s’y faire entraîner. S’il ne m’avait fallu que la moitié du courage de Mia, j’aurais pu régler cela. La seule option qui me restait était de devenir plus forte.

— Tu es tellement bête, Philia !

— Hein ?

— Je veux t’aider ! Tu es venue m’aider, alors que tu savais que j’allais me fâcher ! Je n’ai pas à me justifier d’être là pour ma grande sœur ! Je veux être à tes côtés, quoi qu’il arrive !

J’étais si heureuse que Mia soit venue. Voir son visage plein de vie me donnait du courage. Mais, en même temps, m’en remettre à son aide ne me paraissait pas juste. M’accrochais-je à un orgueil dérisoire parce que j’étais l’aînée ? Ou un autre sentiment me guidait-il ?

— Même Hilda s’inquiète pour toi et m’a demandé de t’aider, continua Mia. — Nous sommes de la même famille, n’est-ce pas ? S’il te plaît, laisse-moi t’aider !

— Mia, je…

Le sourire de Mia avait disparu et ses joues étaient trempées de larmes. La vue de ma sœur en pleurs me fit regretter la froideur dont j’avais fait preuve. C’était exactement ce pour quoi Emily m’avait réprimandée par le passé. Elle m’avait appris que demander de l’aide n’était jamais une honte.

Mia comptait plus que tout pour moi. Elle m’aimait, alors que nous avions passé des années séparées. Elle s’intéressait à moi quand personne d’autre ne s’en souciait. Elle m’était plus précieuse que quiconque. C’était précisément pour cela que j’avais particulièrement peur qu’elle soit blessée.

Le prince Osvalt posa une main sur mon épaule.

— Pourquoi ne respectez-vous pas la détermination de Dame Mia, Dame Philia ? dit-il, m’exhortant à accepter son aide.

J’avais fait pleurer Mia. Quelle sorte de sœur aînée faisait cela ? Je ne méritais pas un titre élevé comme « Sainte Salvatrice ». Je voulais une chance de plus, pourvu qu’il ne fût pas trop tard.

— Mia…

— Phili… Hein ?!

Je serrai Mia contre moi. Je sentis la chaleur de son corps. Elle était si chaude. Nous n’étions peut-être pas liées par le sang, mais cela ne changeait rien au fait qu’elle était ma seule et unique sœur.

Elle s’était précipitée à mon secours dès qu’elle avait appris que j’étais en difficulté. Comment aurais-je pu ne pas l’aimer ?

— S’il te plaît, laisse-moi recommencer, dis-je. Mia. — Je veux que tu m’aides.

— … Bien sûr. Laisse-moi faire. Je ferai n’importe quoi pour toi. J’affronterais n’importe quel adversaire, aussi farouche soit-il ! Tu peux compter sur moi, sœur… je veux dire, grande sœur !

Ma cadette m’adressa un sourire malicieux. Il n’y avait vraiment personne qui brillât aussi magnifiquement qu’elle.

Le prince Osvalt m’avait rappelé quelqu’un lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois. Je venais enfin de comprendre de qui il s’agissait. Tous deux se ressemblaient. Non seulement ils étaient d’une gaieté sans bornes, mais ils étaient aussi d’une volonté incomparable. À leurs côtés, je me sentais plus forte, moi aussi.

Avec le prince Osvalt et Mia à mes côtés, il n’y avait plus rien à craindre.

* * *

— Tu comptes invoquer l’âme du Pape pour lui parler ?! Utiliser un sort divin est bien trop dangereux, même pour toi !

Lorsque j’expliquai à Mia comment je comptais révéler la tromperie de l’Archevêque Henry, elle s’écria d’horreur. Mia était une Sainte, comme moi, et savait à quel point les sorts divins pouvaient être dangereux. Elle me lança un regard inquiet.

— Ne t’en fais pas. J’ai déjà réussi à activer le rituel avec une précision considérable. Je suis confiante, je n’échouerai pas.

— Tu n’es pas confiante de réussir, mais tu es confiante de ne pas échouer. Ça te ressemble tellement.

— Il n’y avait aucune intention particulière derrière ma tournure…

— Si tu en es sûre, alors je dormirai sur mes deux oreilles. J’ai confiance en toi.

Mia accepta mon affirmation sans hésiter.

À force d’entraînement, j’avais considérablement accru mon taux de réussite. J’étais certaine de pouvoir lancer le sort le moment venu. Je n’allais pas trahir sa confiance.

— Mais, Dame Philia ! Et si cela échouait ? Ce serait une catastrophe ! N’y a-t-il pas une méthode plus sûre ?

— Ne t’en fais pas, Lena. Je m’emploie à rendre cette méthode aussi sûre que possible.

— Si vous dites que c’est sûr, alors ça l’est ! J’ai confiance en vous !

Je n’avais donné à Lena qu’une explication très sommaire du fonctionnement du sort divin. Les déflagrations qu’elle entendait chaque jour depuis le jardin l’avaient rendue plus anxieuse que Mia.

Le prince Osvalt fut surpris de la rapidité avec laquelle Lena retrouvait son enjouement habituel.

— Hé, Lena. Êtes-vous sûre de vouloir la croire sur parole ?

— Êtes-vous en train de dire que vous ne faites pas confiance à Dame Philia, prince Osvalt ?

— Bien sûr que si.

— Alors je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas de même.

— Bien sûr, mais… Vous prenez toujours les choses trop à la légère.

La douceur et la légèreté de Lena me remontaient toujours le moral. Son attitude me réconfortait profondément, et elle était une amie précieuse avec qui je pouvais tout partager.

— Ne dites pas cela, prince Osvalt, l’interrompis-je. — Je suis heureuse que Lena ait foi en moi.

— Bien sûr, Dame Philia ! J’ai toujours foi en vous !

— Hmpf.

Le prince Osvalt croisa les bras et jeta un coup d’œil en coin au visage rayonnant de Lena.

— Si vous insistez, Dame Philia, j’imagine que Lena est très bien comme elle est.

Je ne la voudrais pas autrement. C’était la présence invariablement joyeuse de Lena qui rendait mon manoir si gai.

— Philia, dit Mia. — Je comprends que tu vas invoquer l’âme du Pape et lui parler, mais comment accéderas-tu à son corps ? Tu n’entrerais quand même pas de force en Terre Sainte ?

L’entrée de la Terre Sainte était ceinte d’immenses murailles et de portes monumentales, et les chevaliers de Dalbert ainsi que les membres de l’église mère de Cremoux la gardaient jour et nuit. Mia avait raison. Compte tenu de mon rôle, forcer l’entrée n’était pas envisageable.

Pourtant, la question de m’approcher du corps du Pape ne m’avait nullement inquiétée.

— As-tu oublié, Mia ? Je suis destinée à devenir le prochain Pape. La cérémonie de succession se tiendra en Terre Sainte. Cela me donnera une occasion concrète de m’approcher du corps du Pape.

— Ah oui. J’ai eu un trou, l’espace d’un instant.

Mia se tapa la tête et tira la langue. Elle avait eu la même réaction lorsque je l’avais corrigée, moi, Sainte plus expérimentée. Malgré son côté étourdi, Mia était une personne sincère, douée pour apprendre. Elle ne répétait jamais deux fois la même erreur, ce qui faisait sa force.

— Il y a encore une question qui me tracasse, Philia, dit-elle.

— Ah bon ?

— Oui. Le stratagème de l’Archevêque Henry visait-il vraiment seulement à bouleverser Parnacorta ?

Il y avait dans les yeux de Mia un éclat perçant qui n’y était pas l’instant d’avant. Elle semblait convaincue que l’Archevêque Henry avait un autre mobile.

Après avoir conclu que l’Archevêque Henry avait réécrit le testament du Pape, j’avais émis l’hypothèse que ses motivations étaient liées à la mort d’Elizabeth. Avais-je manqué quelque chose ?

— Bonne question. J’ai bien envisagé d’autres possibilités, mais c’était la seule à laquelle je sois parvenue.

Je ne voyais rien d’autre qui eût pu pousser l’Archevêque Henry à commettre un tel acte, si bien que j’avais presque forcé les pièces du casse-tête à s’emboîter. Après tout, rien d’autre ne nous reliait.

Elizabeth était notre seul lien. Je n’avais même jamais rencontré Elizabeth, je n’avais fait que prendre sa place lorsque j’étais devenue la Sainte de Parnacorta.

— Je sais. L’Archevêque Henry et toi ne vous êtes même jamais rencontrés, donc je ne vois pas pour quelle autre raison il t’en voudrait. J’imagine qu’il faut accepter cela comme son mobile, aussi étrange que cela paraisse.

— Son mobile n’a aucune importance ! protesta Lena. — Dame Philia est absolument certaine qu’il a modifié le testament.

— Mais n’est-il pas curieux que la vérité ait été mise au jour aussi facilement ? N’est-ce pas un peu suspect ?

— Hein ? On ne peut pas remettre tout en question, Dame Mia !

La vérité avait-elle été dévoilée si aisément ? Maintenant qu’elle l’avait dit, Mia n’avait pas tort.

Une minute… Et si l’Archevêque Henry avait délibérément semé des indices pendant notre dîner pour laisser entendre que c’était lui qui avait altéré le testament ? Était-ce possible ? Si oui, toutes les conclusions auxquelles nous étions parvenus jusque-là avaient peut-être été orchestrées par lui.

L’idée d’avoir été profondément induite en erreur me glaça le dos.

— Le mobile de l’Archevêque Henry, hein ? dit le prince Osvalt. — La théorie de Dame Philia tenait la route quand je l’ai entendue, mais à présent… La surveillance accrue autour de ce manoir me tracasse.

— Vous avez remarqué cela aussi, prince Osvalt ?

— Je reste soldat dans l’âme. Je vois quand les troupes sont plus nombreuses. Peut-être que l’Archevêque Henry connaît nos plans.

J’avais, moi aussi, remarqué la surveillance accrue. Je n’étais toutefois pas convaincue que notre objectif eût été percé à jour. Si notre projet d’employer un sort divin pour converser avec l’âme du Pape avait fuité, on s’attendrait à ce qu’on nous oppose des obstacles plus immédiats.

— Je doute que qui que ce soit ait deviné nos…

Non, ce n’était pas vrai. Et si l’Archevêque Henry m’avait intentionnellement manipulée pour me faire croire qu’il avait altéré le testament du Pape ? Et si tout ce scénario avait été monté par lui, y compris mon apprentissage du sort divin ?

Mes conclusions pouvaient être terriblement erronées.

— Et si le but de l’Archevêque Henry était de… ?

— Qu’y a-t-il, Philia ? Tu es devenue toute pâle.

Imaginer le véritable objectif de l’Archevêque Henry me fit frémir.

Si une chose pareille devait arriver, ce pays, non, peut-être même l’ensemble de Sedelgard, serait…

Si mes soupçons étaient fondés, alors l’Archevêque Henry avait réellement jeté toute prudence aux orties.

— Quoi qu’il arrive, tu peux me laisser gérer cela ! Je te protégerai de n’importe qui, Philia, que ce soit l’Archevêque Henry ou quelqu’un d’autre, peu importe !

Mia bomba la poitrine en lançant cette déclaration hardie. Elle était vraiment digne de confiance. À ses côtés, aucun obstacle ne me paraissait insurmontable.

— Merci, Mia. Je sais que je peux compter sur toi. C’est pour cela que j’ai pour toi une tâche plus importante, et elle ne consiste pas à me protéger.

— Une tâche plus importante ? fit Mia, déconcertée.

Si l’Archevêque Henry avait vraiment percé tous nos plans à jour, je devais confier une autre mission à Mia.

— Oui. Je veux que tu…

Je dis à Mia ce que j’avais besoin qu’elle fasse pendant la cérémonie de succession pontificale.

Il n’y avait plus de retour possible. Alors que la cérémonie approchait, je m’appliquai à rendre nos préparatifs irréprochables.

* * *

— Prête à partir ?

— Oui. Tu parais bien plus calme à présent.

Ce qui ne m’étonnait guère.

— Je ferai de mon mieux, Philia, dit Mia. — Tu peux compter sur moi pour mener cela à bien.

C’était le jour de la cérémonie de succession pontificale. Une fois que j’aurais bu le sang divin du Saint Graal, je deviendrais le nouveau Pape, contrainte de demeurer dans le pays où se trouvait la Terre Sainte et de servir, pour le reste de mes jours, en tant que représentante de Dieu. Entre autres devoirs, le Pape de Cremoux devait protéger personnellement la Terre Sainte, ce qui signifiait que mes déplacements seraient plus restreints que lorsque j’étais une Sainte.

Je comptais régler cela une bonne fois pour toutes afin d’éviter ce destin.

Je n’éprouvais aucune rancune personnelle envers l’Archevêque Henry. Peut-être nourrissait-il du ressentiment à mon égard, mais je ne ressentais aucune animosité envers lui. Cela aurait été plus facile si j’avais été en colère. Si j’avais eu la haine au cœur, j’aurais peut-être pu l’envoyer à son châtiment sans le moindre regret. Quoi qu’il en fût, il me revenait la besogne ingrate de le confondre. Je n’échapperais pas à ce devoir.

J’avais vu de mes propres yeux la force de Mia. Ma sœur travaillait sans relâche pour sauver sa patrie, même lorsque cela lui coûtait. Si je voulais appeler Parnacorta mon foyer et servir comme Sainte, je devais faire preuve de la même détermination que le prince Osvalt et Mia.

Une fois que je m’étais engagée dans la tâche qui m’attendait, je me sentis étrangement calme. Mon état d’esprit était exactement celui que je souhaitais.

— La dernière fois que nous nous sommes vues, on aurait dit que vous alliez reculer, dit Erza. — Mais cela ne semble plus d’actualité.

— Pardon de vous avoir inquiétée, Erza.

— Ooooh ! Je ne m’attendais pas à te voir ici, Mia ! s’exclama Mammon. — J’ai l’impression que tu es encore plus mignonne que la dernière fois. Oublie donc cette cérémonie de succession pontificale et laisse- moi plutôt t’emmener en rendez-vous !

— Je décline poliment.

— Ton sourire est si splendide, même quand tu me repousses !

Erza et Mammon étaient arrivés au manoir.

Tous deux m’accompagnaient comme gardes du corps, au cas où il se produirait quelque chose d’inattendu pendant la cérémonie de succession. J’étais reconnaissante de leur aide, même s’ils étaient, au fond, alliés à l’Église mère.

— Je suis désolée de vous causer tant de tracas, dis-je.

— N’y pensez pas, me rassura Erza. — Cette crise a été causée par l’un des nôtres. Et puis, mon travail d’exorciste tournait au ralenti ces temps-ci.

— Et moi, je ne suis qu’un pauvre familier embarqué pour aider Grande Sœur à tuer le temps.

— Pas de jérémiades. Je pourrais te faire travailler bien davantage si je le voulais. En fait, ce serait peut-être une bonne idée.

— Petite Dame Philiaaa ! Dites à Erza que les démons ont des droits, eux aussi !

Comme à l’accoutumée, Erza et Mammon se chamaillaient en plaisantant. Depuis les incidents de disparitions mystérieuses, je les connaissais assez pour savoir que je pouvais compter sur eux.

Avec Erza et Mammon de notre côté, tout irait bien. Je me mis en route vers la Terre Sainte l’esprit parfaitement serein.

— C’est donc la Terre Sainte, hein ? Venir ici avec toi était mon rêve, Philia. Je suis si heureuse qu’il se réalise.

— Je ne m’attendais pas à ce que cela arrive de cette manière, mais je suis contente que tu sois là, toi aussi, Mia.

En tant que Sainte, Mia avait l’autorisation d’entrer en Terre Sainte. Le prince Osvalt, en tant que membre de la royauté, et Erza et Mammon, en tant que membres de l’Église mère, avaient reçu, eux aussi, leur laissez-passer. Une autorisation spéciale était requise pour entrer, surtout un jour aussi important, avec la cérémonie de succession en cours, mais nous ne rencontrâmes aucune opposition. Tous ici, à l’exception de Mia, avaient assisté aux funérailles du Pape, si bien que je n’étais pas trop inquiète, même s’il restait une chance que l’Archevêque Henry tentât d’intervenir. Heureusement, cette crainte se révéla infondée.

Pour autant, rien ne garantissait que notre chance perdurerait. Je ne pouvais pas baisser ma garde. Je devais me préparer à toute éventualité.

— Tu as l’air tendue.

— J’ai toujours cette tête-là.

— C’est une cérémonie importante, Dame Mia, dit le prince Osvalt. — Il est naturel que Dame Philia soit un peu nerveuse.

Le prince Osvalt s’y mettait à son tour.

— Mais nous sommes là, tous les deux. Philia, tu n’as pas besoin d’être si anxieuse.

— Je l’ai dit, c’est simplement l’expression de mon visage ! Je ne suis pas nerveuse du tout.

Mon esprit était concentré. Tout allait bien.

— Vous en êtes sûre ? À mes yeux, vous avez l’air encore plus tendue qu’en quittant le manoir.

— Vous l’avez remarqué aussi, prince Osvalt ? Je savais que je ne rêvais pas !

Il était impossible de leur faire changer d’avis. Ils se focalisaient sur la même chose. Mon visage était-il à ce point crispé ? Je n’en avais nullement l’impression.

— N’est-ce pas mon expression habituelle ? demandai-je.

— Tu es bien belle, quoi que tu aies sur le visage, Petite Dame Philia, dit Mammon.

Erza affirma qu’elle ne voyait aucune différence, mais je ne pus m’empêcher de m’inquiéter. Et si j’étais anxieuse sans m’en rendre compte, au point d’échouer le sort ?

— Tout ira bien. Souvenez-vous : vous rentrez avec nous. Concentrez- vous seulement là-dessus.

— Prince Osvalt…

Le prince serra doucement ma main. Je sentis comme un poids se lever. Il devait bien y avoir, depuis le début, une tension superflue en moi. Je ne l’avais pas perçue.

— Je savais que vous redonneriez le sourire à Philia, dit Mia. — C’est bien notre prince Osvalt.

— Je suis certaine de ne pas sourire, répliquai-je.

— Pourquoi détournes-tu le visage, alors ? me taquina Mia.

Elle saisissait chaque occasion de se moquer de moi et du prince Osvalt. C’était une cause perdue.

Tout en bavardant, nous atteignîmes les abords de l’autel de la Terre Sainte.

— Vous devez être Dame Philia. Nous vous attendions. Veuillez monter sur l’estrade. Et ensuite…

— Nous ne pouvons pas vous accompagner sur l’estrade, dit Erza,— Nous devons reculer. Je vous souhaite bonne chance, Sainte Salvatrice.

— Je ne pourrais pas être plus déterminé que toi, Petite Dame Philia, ricana Mammon. — Vas-y sans te faire de souci, d’accord ?

— À tout à l’heure, dit Mia.

— Bonne chance, Dame Philia.

Il était temps de dire au revoir à tout le monde. C’était normal que je fusse la seule autorisée à monter sur l’estrade.

Après avoir reçu les paroles chaleureuses de mes amis, je m’avançai vers l’estrade, un pas après l’autre.

L’Archevêque Henry, debout à côté de l’autel, s’inclina respectueusement devant moi.

— Dame Philia, ou peut-être devrais-je dire, Votre Sainteté. Le moment est presque venu. Je ne puis cacher mon exaltation devant la naissance du nouveau Pape.

— Vraiment ?

Il eut un léger rire.

— Bien sûr. Je suis sûr que feu ma sœur serait ravie de voir une consœur Sainte de Parnacorta devenir Pape.

Le visage de l’Archevêque Henry s’étira en un sourire. Je connaissais mal Elizabeth, mais d’après ce que m’avait confié Grace, elle ne paraissait pas du genre à se réjouir d’une telle chose.

— Commencez par rendre hommage à l’ancien Pape à l’autel. Puis buvez le sang divin afin de nous guider tous, poursuivit l’Archevêque Henry. — À présent, futur Pape Philia, il est temps d’ouvrir la cérémonie.

— Très bien.

Je gravis les marches de l’estrade, puis gagnai le Saint Graal et le cercueil, au-dessus de l’autel. L’Archevêque Henry ne semblait pas sur le point d’agir. Je devais pouvoir me concentrer correctement sur le sort divin.

— D’abord, convertir toute la magie de mon corps en magie divine…

— Hein ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est si lumineux !

— Je croyais qu’elle s’apprêtait à commencer la cérémonie !

Je remplis mon corps de magie divine, plus aisément que je ne l’avais jamais fait. Des exclamations s’élevèrent parmi les dignitaires de l’Église qui supervisaient la cérémonie, mais je n’étais pas près de m’arrêter.

— Bien, commençons ! Sort de communication avec les morts !

— Est-ce un tremblement de terre ? lança quelqu’un.

— Regardez le ciel ! La lumière se déverse sur Dame Philia ! cria une autre voix.

— Pas de doute possible ! Un sort divin !

Comme prévu, la tâche s’avérait assez éprouvante. J’avais l’impression que je m’évanouirais à la moindre baisse d’attention. Je me contraignais à pratiquer une forme de magie qui n’était pas destinée aux mortels, et elle sapait mes forces à un rythme alarmant.

Pourtant, tout cet entraînement en valait la peine. Le sort de communication avec les morts réussit.

— Incroyable. Quelqu’un a invoqué mon âme au moyen d’un sort de communication avec les morts. Qui êtes-vous ?

— Ravie de faire votre connaissance, même si « faire votre connaissance » n’est peut-être pas le terme adéquat, répondis-je. — Je suis Philia Adenauer, Sainte de Parnacorta.

— Je vois. Sainte Salvatrice Philia. Pourquoi m’avoir rappelé en ce monde ? Il doit s’agir d’une affaire de la plus haute importance.

— C’est la voix du Pape !

— Elle a dû recourir à un sort divin pour communiquer avec les esprits !

— Mais dans quel but ?!

L’âme du défunt Pape me parla d’une voix grave. Après que je me fus présentée, il me demanda sans détour pourquoi je l’avais appelé. Il avait sans doute compris que je ne pourrais pas maintenir le sort bien longtemps.

Les personnes autour de moi semblaient avoir reconnu que l’âme du Pape était descendue jusqu’à nous.

— Pardonnez-moi d’aller droit au but. Dans votre testament, il est écrit que vous m’avez désignée comme votre successeur. Est-ce exact ?

C’était la question à laquelle j’étais venue chercher une réponse. C’était pour cela que j’avais tant travaillé, avec l’aide de tous ceux qui m’entouraient. Le prince Osvalt, Erza, Mammon, Alice et Mia… Sans le courage qu’ils m’avaient insufflé, je n’aurais jamais pu lancer ce sort en toute sécurité et avec succès.

J’attendis la réponse. L’entendre rendrait tous nos efforts payants.

— Quoi ? Pourquoi en serait-il ainsi ? J’ai désigné Henry comme prochain Pape ! Pourquoi dirait-il le contraire ?

— Quoi ?

L’âme du Pape, qui paraissait réellement ébranlée par ma révélation, affirma qu’il avait nommé l’Archevêque Henry pour lui succéder, et non moi. Tous les regards se tournèrent en même temps vers l’Archevêque Henry.

— De quoi parle-t-il ?

— Le Pape a nommé l’Archevêque Henry comme successeur ?

— Pourquoi ? Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ?

Les assistants s’exclamèrent de surprise en se rapprochant de l’Archevêque Henry.

J’avais entendu ce que je voulais entendre. Il était temps de résorber avec précaution le sort de communication avec les morts…

— Comment osez-vous m’approcher ?

— Argh !

L’Archevêque Henry leva brusquement le bras et souleva une rafale qui projeta au loin la foule qui l’entourait. Il jeta ses lunettes et se tourna vers moi, les yeux hagards.

— Vous vous êtes surmenée, n’est-ce pas, Philia ? Tout se déroule comme prévu.

Un éclat menaçant passa dans son regard tandis qu’une immense porte aux ornements sinistres se matérialisait au-dessus de sa tête.

C’était le sort de téléportation qu’emploient les démons…

La porte grinça, et une cage massive de métal vert s’abattit sur moi dans un fracas, m’emprisonnant.

J’avais manqué de prudence. J’avais senti que quelque chose clochait, mais j’étais trop épuisée pour m’écarter.

— Voici le fruit de mes recherches sur la magie démoniaque. Qu’en pensez-vous ? J’ai capturé la Sainte Salvatrice comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Plutôt impressionnant, vous ne trouvez pas ?

— Est-ce bien le métal auquel je pense ?

— Ha. Cette cage est en effet forgée en métal absorbant la magie. Votre magie divine est désormais mienne. Mon plan s’est déroulé à la perfection. J’ai enfin déjoué celle qu’on appelait « la Sainte la plus puissante de l’Histoire », celle qui a effacé l’héritage de ma sœur !

Serrant dans la main une sphère noire, l’Archevêque Henry ricana triomphalement. À l’opposé du sourire doux qu’il affichait auparavant, son expression dégorgeait de malveillance.

Ma cage ressemblait de façon troublante à celle qu’Asmodeus avait utilisée pour drainer la puissance de ses victimes. L’objectif de l’Archevêque Henry semblait être d’absorber ma magie divine.

La sphère de cristal noire qu’il tenait se mit à luire d’une lumière irisée tandis qu’elle aspirait ma magie divine à travers la cage, exactement comme prévu.

— À présent, moi aussi, je pourrai utiliser la magie divine ! Hadès reviendra du royaume des morts et m’aidera à assouvir ma vengeance. J’emploierai la puissance d’Hadès pour détruire non seulement la Sainte Philia, mais tout le royaume de Parnacorta. Et toi, Elizabeth, je te ramènerai à la vie ! Il ne me reste qu’à me débarrasser d’abord de cette Sainte stupide ! Ensuite, nous célébrerons ensemble les fruits de ma vengeance !

Il semblait que le véritable but de l’Archevêque Henry fût de ressusciter Hadès, de se venger de moi et de ramener Elizabeth à la vie.

J’avais joué exactement dans la main de l’Archevêque Henry en invoquant l’âme du Pape. Il m’avait manipulée du début à la fin.

— Même si vous ranimez Hadès, dis-je. — Vous ne pourrez pas le faire vous obéir. Vous ne ferez que déchaîner le chaos sur ce pays… non, sur l’ensemble du continent de Sedelgard.

— C’est là qu’intervient le Bâton du Serviteur Sacré ! Mes fidèles serviteurs sont en route pour s’en emparer à l’instant même. Désolé de vous l’apprendre, mais il est inutile de courir après eux. Vous n’arriverez pas à temps !

Le Bâton du Serviteur Sacré, qui permettait à celui qui le maniait de contrôler les dieux, était censé être conservé dans un lieu sûr, mais il semblait que les gardes du corps démoniaques de l’Archevêque Henry étaient déjà partis le récupérer.

C’était le pire scénario que j’aurais pu imaginer.

Pourtant, j’avais fait tout ce que je pouvais. À partir de là, tout dépendait de Mia.

* * *

(Mia)

— Il y a une chance que le véritable objectif de l’Archevêque Henry soit de réveiller Hadès et de ramener Elizabeth à la vie. Il pourrait essayer d’extraire ma puissance magique par la même méthode qu’Asmodeus et d’acheminer ma magie divine pour exécuter ce sort.

Selon Philia, amener celle-ci à employer le sort de communication avec les morts pour demander la vérité au Pape était probablement le but de l’Archevêque Henry.

En d’autres termes, tout ce qu’elle et le prince Osvalt avaient fait jusque-là correspondait exactement à ce qu’il avait prévu. Il avait retourné contre elle le génie de ma sœur. Quel fléau.

Bien sûr, Philia le surestimait peut-être. Il cherchait peut-être seulement à l’arracher à Parnacorta par dépit. Pourtant, à entendre l’ampleur des moyens qu’il avait déployés, cela ne me semblait pas un mobile suffisant. Philia le pensait aussi.

Peu de gens auraient parié sur la mince chance que Philia maîtrise un sort divin, chose que peu de mortels avaient accomplie. L’Archevêque Henry, cependant, semblait avoir une haute opinion des capacités de ma sœur. C’en était révoltant. Non seulement il avait profité de ma sœur, mais il s’était appuyé sur notre confiance pour nous prendre tous au dépourvu.

— C’est ton rôle de garder le Bâton du Serviteur Sacré, Mia. Nous ne pouvons pas laisser l’Archevêque Henry réveiller Hadès.

Philia, en préambule, elle espérait simplement se faire des idées, me confia la mission de protéger le Bâton du Serviteur Sacré. J’étais fière qu’elle me fasse autant confiance.

Le Bâton du Serviteur Sacré se trouvait de l’autre côté de la porte derrière moi. J’avais dressé une barrière pour empêcher les démons de se téléporter à l’intérieur, mais je ne savais pas ce que je pourrais faire s’ils enfonçaient la porte. En somme, mon rôle consistait à empêcher quiconque de me dépasser.

— Pour prouver que le testament du défunt Pape est faux, je devrai lancer un sort de communication avec les morts. Toutefois, cela me laissera momentanément immobilisée. Je ne pourrai peut-être pas éviter qu’on absorbe ma puissance, même en sachant ce qui m’attend.

— Je veillerai à ce que cela n’arrive pas. Je vous protégerai, Dame Philia.

— Non. Je ne pense pas que quiconque pourra s’approcher de l’autel pendant qu’on drainera ma magie. Vous devrez intervenir une fois ce processus terminé.

— Vous n’allez pas me dire de rester à l’écart parce que c’est trop risqué ?

— Je sais que vous viendrez à mon secours, quel que soit le risque.

En écoutant Philia et le prince Osvalt s’échanger des promesses pleines d’affection, il devint clair que Philia s’attendait déjà à se faire drainer sa magie divine. L’important était ce que nous ferions ensuite. Il nous suffisait d’empêcher l’éveil d’Hadès. Le Bâton du Serviteur Sacré, une arme capable de contrôler les dieux, ne devait en aucun cas tomber entre les mains de l’Archevêque Henry. Quoi qu’il en fût, mon cœur était léger. Philia, ma sœur aînée que je respectais tant, s’était tournée vers moi pour demander de l’aide.

— Tu as l’air drôlement heureuse.

— Quoi ? Ah ah ah, ça se voyait tant que ça ?

Pourtant, je n’étais pas la seule dont Philia avait requis l’aide. Il y avait aussi Erza Notice, l’exorciste. Elle était venue de l’Église mère pour protéger Philia lorsque les disparitions mystérieuses avaient commencé et avait fini par gagner sa confiance. Pour être franche, l’attitude condescendante d’Erza m’irritait profondément, mais Philia soutenait qu’elle avait un cœur d’or. Peut-être que la notion de bonté de Philia se trouvait un peu décalée. Cela dit, Erza ne me paraissait pas une mauvaise personne. Elle était compétente. L’extermination des démons était son domaine d’expertise, si bien qu’elle excellait dans l’offensive, tandis que nous, Saintes, accordions davantage d’importance à la défense.

À tout le moins, nous pouvions compter sur les talents remarquables d’Erza.

— C’est la première fois que tu me confies une tâche, Philia. Tu m’as déjà dit que j’étais une vraie Sainte, mais aujourd’hui, j’ai l’impression que tu reconnais enfin ma valeur.

— Ma reconnaissance a-t-elle tant d’importance ?

— Bien sûr que oui. Tu as toujours été mon idole.

Je ne travaillais aussi dur que pour lui ressembler. C’était grâce à Philia que j’endurais la dureté de l’entraînement de ma maîtresse et que je me levais chaque jour aux aurores pour m’exercer seule.

Mon bonheur paraîtrait peut-être étrange aux autres, mais cela n’avait aucune importance. Philia m’avait accordé sa confiance, et j’étais résolue à remplir mon rôle.

— Tu es un vrai trésor, Petite Dame Mia, dit Mammon. — Mignonne et travailleuse, en plus. Et si on dînait en ville après tout ça ? Rien que tous les…

— Je décline poliment.

Mammon était un démon. Il me faisait la cour sans arrêt, mais j’imagine que c’est ainsi que sont les démons. Lorsque nous avions rendu visite au manoir de Philia, il avait même flirté avec ma mère adoptive. Il ne semblait guère faire de distinctions entre les femmes.

— On ne t’appelle pas la plus rapide des Saintes pour rien. Tu m’as éconduit à une vitesse record. Mais ça ne fait que me faire tomber encore plus amoureux. Je ferai tout ce qu’il faudra pour être avec…

— Ça suffit, Mammon, coupa Erza. — Cesse immédiatement si tu tiens à garder ta tête sur tes épaules.

Au moment même où Erza pointait son fauchon rouge sur Mammon, j’entendis deux voix basses et étouffées.

— Alors, le Bâton du Serviteur Sacré est là derrière !

— Hein ?

Philia avait mentionné que deux démons accompagnaient l’Archevêque Henry et que leur puissance magique dépassait la mienne et celle d’Erza. En vérité, elle les croyait au niveau de Mammon, un démon de haut rang.

— Orius et Vapra ? dit Mammon. — Je vois que vous remuez la queue pour ce type, ces temps-ci. Ça doit être dur, d’être des pantins impuissants incapables de faire quoi que ce soit sans l’aval de votre maître.

Il y eut un long silence. Puis les deux démons rejetèrent leur capuche en arrière, dévoilant leur visage. Ils arboraient une crinière, comme des lions.

Quoi qu’il en fût, ils étaient deux contre trois. En termes de nombre, nous avions l’avantage.

Mammon devait espérer attirer leur attention en les provoquant. S’ils nous fondaient dessus, nous pourrions renverser la situation et…

— Nous allons détruire cette porte.

Deux cercles magiques surgirent de nulle part et se mirent à tirer des disques sombres, qui pulvérisèrent la porte dans un fracas assourdissant. Les démons franchirent l’entrée sans même nous accorder un regard. Les piques de Mammon parurent les laisser totalement indifférents.

Euh, lequel était Orius et lequel était Vapra, déjà ? Peu importe.

— Chaîne de Lumière Sainte !

Je projetai de mes mains deux chaînes de lumière, qui entravèrent les démons.

Comme Mammon l’avait rappelé, ma capacité à déclencher des sorts en un temps très bref m’avait valu le surnom de « la plus rapide des Saintes ». Grâce au rituel ancien que j’avais employé pour amplifier ma puissance magique, les chaînes n’étaient pas faciles à briser non plus, du moins, elles n’étaient pas censées l’être.

— Nous devons apporter le Bâton du Serviteur Sacré à notre maître !

— Hein ?! Vous êtes sérieux ?

Ces démons étaient d’une puissance insensée. J’avais renforcé ma magie pour rendre mon sort aussi puissant que possible, mais ils arrachèrent tout de même les chaînes par la seule force.

Zut. J’avais entendu dire que les démons posaient un défi plus ardu que les monstres, et j’en avais même affronté un menaçant nommé Asmodeus par le passé, mais les voir se libérer si facilement me piquait tout de même.

— Beau travail, petite sœur de la Sainte Salvatrice !

— Tu nous as fait gagner largement assez de temps !

— Hein ?

Alors que je maudissais silencieusement ma malchance, Mammon et Erza envoyèrent les démons valser à travers la pièce, les empêchant d’aller plus loin. J’aurais dû me douter que des professionnels de la lutte contre les démons sauraient quoi faire. Ils avaient mis à profit le temps que je leur avais offert pour préparer leur attaque.

— Nous devons apporter le Bâton du Serviteur Sacré à notre maître !

C’était la seule réplique que ces démons savaient dire ? S’ils avaient été réduits à l’état de pantins comme Mammon l’avait dit, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un peu de peine pour eux. Pour que l’Archevêque Henry en arrive là, son obsession de ressusciter sa sœur devait lui avoir fait perdre son humanité.

— Ma sœur m’a confié la garde de cet endroit. Il est hors de question que je vous laisse passer ! Chaîne de Lumière Sainte !

— Le même sort encore, Mia ?

— Non, celui-ci est différent. Cette fois, j’en lance vingt ! Vingt Chaînes de Lumière Sainte !

Je n’augmentais pas seulement la vitesse et l’intensité de mon sort, mais aussi le nombre de chaînes. Cela devrait bien retenir même les démons les plus violents.

Aussitôt qu’ils se relevèrent, je les entravai de vingt chaînes de lumière.

— Waaagh… Nous devons apporter le Bâton du Serviteur Sacré à notre maître…

Les démons se tordirent, mais les chaînes tinrent bon. Je les avais capturés, et je n’avais aucune intention de les laisser s’échapper.

Philia ! Ai-je été à la hauteur de tes attentes ? J’espère que tu me couvriras de nombreux éloges !

***

(Philia)

— Hé hé hé… Le moment est enfin arrivé ! Il est temps de lever le rideau sur ma vengeance ! Ton talent sera ta perte, Philia ! J’ai attendu si longtemps pour t’enterrer, toi et cet arrogant Reichardt, de mes propres mains !

L’Archevêque Henry s’avança à grands pas vers moi en brandissant son cristal irisé. Il avait délibérément choisi de m’exploiter pour assouvir sa vengeance, en partie à cause de sa rancune irrationnelle à mon égard. Sa haine pour moi et pour le prince Reichardt allait plus loin que je ne l’avais pensé.

M’avait-on jamais haïe à ce point ? Julius avait été cruel envers moi, mais je ne me souvenais pas qu’il eût affiché une hostilité aussi ouverte. Le contraste avec l’aménité qu’il montrait auparavant me choqua. J’ignorais que la colère et la cruauté pussent à ce point altérer l’apparence de quelqu’un.

— Que la purge commence ! Je débuterai par toi, Philia Adenauer. Une fois que j’aurai effacée ton existence, tes proches suivront. Ou bien devrais-je faire l’inverse ? Je pourrais ainsi t’infliger un chagrin plus profond…

— Puis-je vous poser une question ? dis-je. — Je comprends que vous me haïssiez, mais je ne parviens pas à en saisir la raison. Comment peut-on haïr à ce point une personne que l’on vient à peine de rencontrer ?

La détestation que me vouait l’Archevêque Henry perçait dans chacun de ses mots. J’ignorais qu’elle fût si profonde. Je m’attendais à ce qu’il s’appropriât ma magie divine, mais je pensais que sauver Elizabeth constituait sa motivation première. Était-il donc à ce point ulcéré que j’eusse pris sa place à Parnacorta ?

— Vous osez prétendre ne pas comprendre comment vous avez provoqué ma colère ? Quelle absurdité ! En tant que Sainte de Parnacorta, vous enchaînez les succès et l’on vous en exalte à chaque fois. Comment Elizabeth se serait-elle sentie ? Vous avez beau être fière de vos prouesses, tandis que vous monopolisez l’attention du monde, ma sœur, qui a sacrifié sa vie pour son pays, a été entièrement oubliée ! On la considère comme une Sainte inutile. Autant dire que vous l’avez tuée de vos deux mains !

Ainsi donc. L’Archevêque Henry me rendait responsable d’avoir effacé l’héritage d’Elizabeth par mon œuvre à Parnacorta.

C’était, à toutes fins utiles, une accusation infondée ; mais de son point de vue, je passais sans doute pour la coupable.

— Et par-dessus le marché, le Pape, le Pape lui-même, a déclaré qu’il ferait de vous la Sainte Salvatrice ! Il était la seule personne en qui j’avais confiance ! Il a conféré le titre qu’aucune autre que Fianna n’avait jamais porté à la femme même qui a dérobé le rôle légitime de ma sœur ! Il a presque craché sur la tombe d’Elizabeth !

L’Archevêque Henry me lança un regard perçant. Julius s’était montré tout aussi venimeux lorsqu’il avait dévoilé ses véritables sentiments à mon égard, mais la rage d’Henry était autrement plus profonde.

— Je comprends que vous m’en vouliez, dis-je. — Mais j’ai entendu dire que vous étiez un ecclésiastique d’une grande intégrité, dévoué aux fidèles. Un homme tel que vous ne saurait ignorer la vanité qu’il y a à se salir les mains par vengeance. Plus encore, pensez-vous que vos actes rendraient heureuse l’Elizabeth que vous chérissez ? Je vous en prie, ouvrez les yeux. Il est encore temps.

D’après ce que Grace m’avait dit d’elle, Elizabeth débordait d’amour. À cet égard, elle avait été une Sainte idéale. J’avais du mal à croire qu’elle désirât être rappelée à la vie par des moyens égoïstes et téméraires.

— Assez de tes remarques condescendantes ! Qu’en saurais-tu ? Tu as tout ce dont n’importe qui pourrait rêver ! Et qu’importe ce que voudrait Elizabeth ? C’est moi qui te hais ! Je veux anéantir jusqu’au dernier ceux qui ont fait de ma sœur une risée, toi, Reichardt, et tout le royaume de Parnacorta !

Comme je le craignais, mes paroles ne l’atteignirent pas, tant sa colère l’aveuglait. L’Archevêque Henry s’était mué en homme obsédé par la vengeance.

C’en était tragique. Selon l’évêque Bjorn, l’Archevêque Henry avait jadis été un homme d’une piété profonde, adoré des fidèles. Le visage bienveillant qu’il avait arboré au dîner avait dû être, autrefois, son vrai visage.

En tant que personne qui croyait au même Dieu, il m’était insupportable de voir la tristesse et la colère transformer un homme à ce point.

— Qu’est-ce que c’est que cette expression pitoyable ? Tu te lamentes sur ta propre superficialité ?

— Non. Je suis seulement peinée que votre cœur ait été brisé par les circonstances et par votre grande bonté. Je prie pour que Dieu vous pardonne. Je vous en prie, ne commettez pas d’autres péchés.

L’Archevêque Henry était tenaillé par une fureur qu’il n’avait aucun moyen d’exprimer. Il ne désirait que frapper à l’aveugle. Un homme qui avait gravi les échelons jusqu’au rang d’Archevêque ne pouvait pas ignorer la différence entre le bien et le mal, et pourtant il semblait s’en prendre à lui-même plus qu’à quiconque, incapable de lutter contre les circonstances qui lui causaient tant de douleur.

Henry éclata de rire.

— Comment quelqu’un d’aussi arrogant peut-il paraître si posé ? Je ne m’attendais pas à t’entendre prétendre me plaindre. Je suis heureux ! Je suis sur le point d’acquérir le pouvoir des dieux et de l’employer pour écraser les citoyens ingrats de Parnacorta ! Reichardt, l’assassin de ma sœur ! Toi, la femme qui a effacé son héritage ! J’effacerai de ce monde chacun d’entre vous !

Rien de ce que je pouvais dire ne l’atteindrait. Il était entièrement consumé par son désir de vengeance. Submergé par la haine, il ne convoitait plus que la puissance nécessaire pour donner corps à ses fantasmes de représailles. Il n’y avait pas un seul pan de ce monde sans Elizabeth qu’il fût prêt à pardonner.

— Le Bâton du Serviteur Sacré ne tardera pas à m’être apporté. Alors viendra le moment de réveiller Hadès, le dieu des enfers. Sa force dépasse la compréhension humaine. Je t’accorderai le privilège d’assister à ce spectacle avant de mourir ! Allons, tords-toi de douleur en gémissant sur ton impuissance ! J’ai tant attendu ce moment !

— Le Bâton du Serviteur Sacré n’arrivera pas, fût-ce en l’attendant toute une vie.

À ces mots, l’Archevêque se tut. Son sourire s’effaça et son expression se tendit. Il me foudroya de nouveau du regard. Je pouvais encore, au moins, capter son attention. C’était la vérité. L’Archevêque Henry ne mettrait jamais la main sur le Bâton du Serviteur Sacré. Il était protégé par les personnes en qui j’avais le plus confiance.

— Eh bien. Je t’aurai donc surestimée. Tu crois que je n’ai pas prévu un moyen de récupérer le bâton ? Tu perds ton temps si tu penses qu’un bluff me fera vaciller et te donnera une chance de t’échapper. Peux-tu être plus naïve ? Permets que je t’éclaire. Mes sbires sont des démons de haut rang. Le bâton est peut-être gardé derrière une porte épaisse et renforcée, mais pour eux…

— Philia ! Nous avons le Bâton du Serviteur Sacré !

— Quoi ?! Comment est-ce possible ? Comment cette femme a-t-elle le bâton ?

Mia venait d’apparaître, le Bâton du Serviteur Sacré à la main. Quand l’Archevêque Henry la vit, il s’effondra au sol, accablé. J’étais heureuse d’avoir eu foi en elle pour lui confier cette mission. Elle l’avait exécutée à la perfection.

— Dame Philia ! Cette cage ! Arghhh !

— Oh ?! O-Osvalt ! Q-quand êtes-vous arrivé ?!

Le prince Osvalt bondit en avant et détruisit la cage avec une lance chargée qu’Erza avait préparée. J’étais vacillante, n’ayant pas encore recouvré mes forces, si bien qu’il me soutînt de ses bras robustes. J’étais aussi totalement vidée de magie, et je dus absorber du mana ambiant.

— Vos manigances s’arrêtent ici, Archevêque Henry, haletai-je. — J’ai, moi aussi, une sœur que j’aime, alors je sais mieux que personne ce que vous ressentez.

Il n’y eut pas de réponse.

— Heureusement, vous n’avez blessé personne. Je demanderai l’atténuation de votre châtiment. Que diriez-vous de repartir à zéro ?

— La vengeance ne vous mènera nulle part, Seigneur Henry, ajouta le prince Osvalt. — Vous savez bien que ce n’est pas ce que Dame Elizabeth aurait voulu, n’est-ce pas ? Il est temps de renoncer et de vous rendre.

Le prince Osvalt et moi exhortâmes l’Archevêque Henry à abandonner son plan avorté. Sans le Bâton du Serviteur Sacré, il lui était impossible de commander à Hadès, si bien qu’il n’avait plus d’issue. Mais il ne cédait pas.

— Comment osez-vous prétendre comprendre mes sentiments ? Qu’est-ce que vous pourriez savoir ? Vous avez déjà tout… J’en ai assez. Permettez que je mette enfin un terme à tout cela !

— Archevêque Henry !

L’Archevêque Henry se releva, leva sa sphère de cristal et commença à incanter. Allait-il tenter d’éveiller Hadès sans le Bâton du Serviteur Sacré ? Je n’avais pas prévu une telle issue. Il fallait l’arrêter, vite.

— Du moment que j’assouvis ma vengeance, Philia Adenauer, peu m’importe la suite. Tout ce que je veux, c’est éliminer Parnacorta, ce prince Reichardt incompétent, et la femme qui a volé la place d’Elizabeth ! Que m’importe ce qu’il adviendra de ce monde ? Oui, c’est cela ! Au moins, je ne resterai pas à lécher mes plaies. Éveille-toi, Hadès, dieu des enfers !

Nul d’entre nous ne put cacher sa stupeur.

Un immense cercle magique s’étendit sur le sol, suivi d’un fracas qui eût pu ébranler tout le continent.

Il était trop tard. Avant que j’eusse le temps de bouger, Mia libéra une lame argentée en forme de croix, lumineuse, mais cela ne suffit pas à arrêter l’Archevêque Henry. Son sort d’éveil réussit, et Hadès, le dieu des enfers, s’arracha à son sommeil.

Je ne m’étais pas préparée à cela. L’Archevêque Henry savait précisément combien les dieux étaient redoutables. Jusqu’ici, son plan s’était déroulé avec une précision méticuleuse. Je ne m’attendais pas à ce qu’il sombre dans une destruction aveugle.

Un homme aux cheveux longs, pourvu d’ailes noires, émergea du cercle magique. Le niveau de magie divine qui émanait de lui éclipsait le mien. La pression qu’il créait était telle que j’eus l’impression qu’une tornade s’élevait devant moi.

Nimbée d’une pâle lueur aux reflets irisés, sa silhouette rayonnait d’une majesté telle qu’elle faillit me mettre à genoux. Le regard qu’il posa sur moi était d’un vide alarmant. Je ne devais paraître, à ses yeux, qu’un caillou insignifiant au bord du chemin.

— Ô Hadès, dieu des enfers ! Vous vous êtes éveillé de votre sommeil ! Je sais que vous pouvez envoyer n’importe quoi au royaume des morts. Aide-moi à assouvir ma vengeance !

Hadès bâilla.

— Qui es-tu ? Je venais enfin de sombrer dans un sommeil agréable…

— Hein ? Gah !

Hadès jeta un regard à l’Archevêque Henry, les yeux d’un éclat terne. Henry fut projeté en arrière avec une force prodigieuse et vint s’écraser contre l’autel. S’il respirait encore, il demeurait complètement immobile et, à l’évidence, inconscient.

— Oups.

Hadès bâilla de nouveau.

— Cette sieste m’aura rouillé. J’ai oublié d’envoyer son âme au royaume des morts.

J’avais lu que Hadès pouvait, d’un sort létal, arracher en un instant l’âme de n’importe quel être vivant. L’Archevêque Henry avait échappé à la mort par pur hasard.

Une angoisse écrasante me submergea, plus grande encore que celle que j’avais ressentie face à Asmodeus. Les mortels ne pouvaient défier les dieux. Leurs actes devaient être acceptés, si absurdes fussent-ils. Si un humain provoquait la colère d’un dieu, la faute retombait entièrement sur l’humain, quelles que fussent les circonstances.

En même temps, je ne pouvais pas rester là à regarder la situation dégénérer.

— Autant me remettre en forme. Pourquoi n’enverrais-je pas quelques âmes alentour au royaume des morts ?

Il s’apprêtait à tuer plusieurs personnes, simplement parce qu’il en avait envie. La mort d’humains ne signifiait rien pour lui. Comme je le craignais, laisser Hadès sans entraves était dangereux ; et il n’existait qu’une seule façon de vaincre cette menace.

— Mia ! Donne-moi le Bâton du Serviteur Sacré !

— Philia… Oh, d’accord !

J’essayai de courir vers Mia, mais mes forces étaient encore à plat. Tout ce que je pus faire fut de tendre le bras.

Notre seul espoir était d’employer le Bâton du Serviteur Sacré pour rendormir Hadès. Mia, comprenant la situation, se précipita vers moi.

— Hein ? Attendez… Est-ce le Bâton du Serviteur Sacré ? Vous, simples mortels, pensez-vous pouvoir manier une telle arme ? Quelle insulte !

Hadès s’avança sans un bruit vers Mia et leva la main. La lumière qui en jaillit ne pouvait signifier qu’une chose : il lançait un sort divin. Hadès était sur le point d’arracher l’âme de Mia.

Dans un fracas, un gouffre qui semblait sans fond s’ouvrit dans le sol. À cet instant, Mammon rattrapa Mia, esquivant la magie de Hadès. Sous le choc, elle laissa tomber le bâton.

— On l’a échappé belle, Petite Dame Mia. Ça va ?

— M-Mammon. Merci infiniment.

— Hé, je ne suis pas du genre lâche à rester planté là quand une Dame est en danger.

— Mais et le pied…

La magie de Hadès avait emporté le pied droit de Mammon.

— Ce corps est une construction artificielle, haussa-t-il les épaules. — Tant que la magie létale ne touche pas ma vraie forme, ça va. Je suis juste heureux que tu n’aies rien.

Une fois encore, la nature démoniaque de Mammon joua en sa faveur. La structure du corps d’un démon différait largement de celle d’un humain. L’âme d’Asmodeus seule avait suffi à semer la dévastation. Mammon s’en sortirait, il lui suffisait de rattacher son pied.

— Des démons ici aussi ? fit Hadès. — Peu importe. J’ai seulement besoin de ce bâton…

Erza ramassa le bâton que Mia avait laissé tomber et se rua vers moi à toute allure. Son agilité eût fait pâlir n’importe quelle Sainte. Elle venait encore de me sauver. Il ne me restait qu’à recevoir le bâton.

— Halte-là. Qui t’a donné la permission de prendre cela ?

— Magie d’exorcisme ! Canon de Purification !

Alors que Hadès fondait sur Erza, elle lança le bâton en l’air et forma un signe de croix avec les doigts, projetant vers lui un immense vortex de lumière.

Cette audace prouvait que même un dieu ne pouvait lui inspirer la moindre crainte. Sa magie d’exorcisme déclencha une déflagration, et le bâton, qu’elle avait lancé en l’air, fendit la fumée pour voler vers moi. Toutefois, sa précipitation lui fit mal juger sa trajectoire, et il dévia.

Le prince Osvalt s’élança et attrapa le bâton au vol.

— Merci, Dame Erza !

Il courut vers moi.

Si seulement j’avais pu bouger, il serait déjà mien. Quelle frustration.

— Je m’occuperai de cette insolente plus tard, déclara Hadès. — D’abord, j’ai besoin de ce bâton…

— Dame Philia !

— Prince Osvalt !

Hadès fondit sur nous en un clin d’œil. Rassemblant mes dernières forces, je tendis la main et pris le bâton au prince Osvalt.

— Misérable humaine ! Je ne te laisserai pas t’en servir, quoi qu’il arrive…

— Hadès, dieu des enfers ! Je vous implore d’obéir à mon ordre !

J’avais sans cesse absorbé le mana singulièrement dense de la Terre Sainte, si bien que je parvins à convertir ma propre puissance en magie divine dès que je saisis le bâton. Tandis que j’infusais ma magie dans le Bâton du Serviteur Sacré, un vent furieux me déséquilibra. Je faillis laisser échapper le bâton.

— Ça va, Dame Philia. Je suis là !

Osvalt me soutint, ce qui me permit de lever le bâton et d’en libérer la puissance.

Une tornade s’éleva jusqu’aux cieux. Puis le silence tomba autour de moi à tel point que je crus avoir perdu l’ouïe.

— Hadès, dieu des enfers. Je suis désolée d’avoir troublé votre paisible sommeil. Pourriez-vous nous rendre un service et vous rendormir ?

J’ordonnai à Hadès de regagner son sommeil. Le Bâton du Serviteur Sacré l’avait rendu inoffensif, si bien qu’il s’affaissa, inerte, au sol, mais, à l’écoute de mon ordre, il se redressa et acquiesça d’un signe ferme.

Le prince Osvalt laissa échapper un souffle tandis qu’un cercle magique se déployait sur le sol.

— C’est le même cercle que tout à l’heure…

Hadès entra dans le cercle, puis se laissa glisser à nouveau dans un profond sommeil.

Je fus soulagée, mais l’usage deux fois de la magie divine m’avait laissée fort affaiblie.

— Dame Philia ! Dame Philia ! Tout va bien ?!

La voix du prince résonna au loin, mais je n’eus pas la force d’ouvrir les yeux. Pardon, prince. J’ai juste besoin de me reposer un instant…

* * *

— Ouh… Hein ? Où suis-je ?

Quand j’ouvris les yeux après ce qui m’avait semblé un long sommeil, je tombai sur les visages inquiets de mes amis. Tout me revint. J’avais renvoyé Hadès au sommeil à l’aide du Bâton du Serviteur Sacré, puis je m’étais effondrée sous le poids de l’effort. L’usage de la magie divine infligeait un lourd tribut à l’endurance, et je venais à peine de lancer un sort de communication avec les morts, si bien que je m’étais sans doute trop dépassée. C’était un rappel sévère du fait qu’il me fallait encore m’entraîner.

— Rien de cassé, Dame Philia ?

— Je suis désolée de vous avoir inquiété, prince Osvalt. Comme vous le voyez, tout va bien. Je vous en prie, ne faites pas cette tête.

— En réalité, rien ne va. J’ai entièrement dépendu de vous jusqu’à la dernière seconde.

Fronçant les sourcils, le prince Osvalt maudit sa propre incompétence. Il se trompait. Non seulement il m’avait tirée de ma cage, mais il m’avait apporté le Bâton du Serviteur Sacré et m’avait soutenue pour que je tienne debout. C’était moi qui avais dépendu de lui, et je n’en éprouvais que de la honte.

— Je vous en prie, ne vous blâmez pas, Votre Altesse. Je ne serais pas ici sans vous. Contentons-nous de remercier le ciel que tout le monde soit sain et sauf.

Après un instant, il acquiesça.

— Oui. Vous avez raison, Philia.

— Hein ? Oh ! Prince Osvalt !

Avant que je m’en aperçoive, le prince Osvalt me serrait dans une étreinte ferme. Je n’avais pas senti sa présence avec une telle intensité depuis notre chevauchée pour sauver Mia. Non, c’était différent, alors. À l’époque, je m’étais cramponnée à lui pour ne pas tomber du cheval.

Cette fois, je me laissai gagner par la chaleur du prince Osvalt. J’eus l’étrange sensation que toute ma tension fondait.

— Je suis si heureux que vous soyez saine et sauve ! Je ne pouvais supporter l’idée de vous perdre ! Je suis tellement soulagé !

— Pardonnez-moi de vous avoir inquiété.

— Cela m’est égal. Vous n’avez pas à vous excuser. Je suis juste… heureux que vous soyez en vie, Philia.

Mon intention était d’éviter toute action téméraire qui pût mettre ma vie en danger, et pourtant j’avais fini dans cet état pitoyable. Les paroles bienveillantes de Son Altesse me rendirent infiniment reconnaissante d’être encore là.

— Je vous suis reconnaissant, à vous aussi, Dame Mia. Vous avez lancé des sorts de guérison sur Philia tout du long.

— Oh, il n’y a pas de quoi me remercier, dit Mia. — Il est tout naturel que je soigne ma sœur.

— Tu lançais Guérison Sainte sur moi ? Mon corps me paraissait étrangement léger. Je devais sans doute cela à sa magie.

— Oui. Je savais que l’épuisement causé par la magie divine ne se soignerait pas facilement, mais j’espérais t’apporter un peu de réconfort. C’était peut-être inutile, puisque tu as dormi toute la journée, mais je ne pouvais pas rester sans rien faire.

— Merci, Mia. Je n’y serais pas arrivée sans toi. Tu as protégé le Bâton du Serviteur Sacré, aussi.

Mia se mit rire.

— Je voulais te rendre la pareille depuis longtemps, Philia. Je suis heureuse que ce vœu se réalise enfin.

Elle m’adressa un sourire malicieux.

— En tant que petite sœur, j’étais ravie de te donner un coup de main. Je veux que nous soyons des sœurs qui s’entraident.

Nous n’étions peut-être pas liées par le sang, mais notre lien dépassait celui d’une famille. Je ressentais la même chose. Après tout, Mia était…

— Tu es la meilleure sœurette du monde. Je suis fière d’être ta sœur.

— Je ne pourrais pas non plus rêver d’une meilleure grande sœur !

Alors que Mia et moi réaffirmions notre lien, je pris pleinement conscience de la chance que j’avais de l’avoir. J’étais submergée de gratitude depuis l’instant où je m’étais éveillée.

— Heureux de voir que tout s’est bien terminé, dit Erza. — Vous pouvez rentrer chez vous à présent. Vu votre état, demain serait peut-être plus sage, mais je peux vous renvoyer à Parnacorta dès maintenant si vous le souhaitez.

— Erza… Est-ce que je…

— Henry a été jeté en prison. L’Archevêque Olstra a été élu prochain Pape par un scrutin de dernière minute au sein de l’Église mère. Vous êtes autorisée à poursuivre votre vie en tant que Sainte de Parnacorta.

Quel soulagement. C’était le résultat pour lequel je m’étais tant battue. Cela signifiait que nous pouvions tous rentrer ensemble à Parnacorta.

— Je suis si heureuse de pouvoir rentrer chez moi. Mais une élection ? Cela a dû causer tant de problèmes à tout le monde à l’Église mère.

— Des problèmes ? Ne dites pas de bêtises. En fait, ils ont déclaré qu’ils feraient tout ce que vous souhaiteriez, puisqu’ils sont ceux qui ont provoqué cette affaire scandaleuse.

— Tout ?

— Oui, dans la mesure du raisonnable.

Pour réparer leur erreur, l’Église mère était prête à exaucer un vœu. D’ordinaire, j’aurais évité de tirer profit d’une telle situation, mais aujourd’hui faisait figure d’exception. Une chose me trottait bien l’esprit.

— Euh, serait-il acceptable que je profite de leur offre ?

— Bien sûr. Dites-moi ce que vous voulez.

* * *

Bien que je ressentisse l’urgence de rentrer au royaume de Parnacorta, je différai mon retour jusqu’à la nuit suivante.

Lorsque je méditais en Terre Sainte, je sentais mon énergie magique se reconstituer. Il était naturel que tant de gens souhaitassent s’entraîner ici.

— Comment te sens-tu ?

— Beaucoup mieux.

Après avoir obtenu l’autorisation, le prince Osvalt et moi montâmes à l’autel de la Terre Sainte. La brise nocturne était fraîche et agréable. Le lieu paraissait véritablement mystique, comme si le chaos de la veille n’avait jamais eu lieu. C’était peut-être ainsi qu’un lieu de repos des dieux devait être.

Nous y attendions quelqu’un.

Le prince Osvalt et moi échangions des banalités en nous baignant dans la clarté de la lune.

— Pardonnez-nous l’attente. Je tiendrai ma promesse, mais cet homme est un criminel de premier ordre. Les entraves ne peuvent pas être retirées et nous devrons le garder à l’œil de près.

Au bout d’un moment, Henry apparut, la tête basse et les mains prises dans des menottes. C’était lui que nous attendions. Déchu de son titre d’Archevêque et emprisonné, il paraissait visiblement amaigri, bien que deux jours seulement se fussent écoulés.

— M’avez-vous convoqué seulement pour rire de ma défaite ? dit-il. — Je ne vous croyais pas si tordue, Philia Adenauer.

— Ce n’est pas mon intention, répondis-je. — Le corps d’Elizabeth est conservé ici, en stase, n’est-ce pas ?

À l’évocation du corps d’Elizabeth, ses yeux jusque-là vides s’illuminèrent. Sa sœur devait lui être unique, même au fond du désespoir.

— Et alors ? Si vous voulez la ramener à Parnacorta, faites donc. Vous n’avez pas besoin de mon autorisation.

— Non, ce n’est pas ce que je sous-entendais, dis-je.

Je commençai à concentrer ma magie.

— Quoi ? C’est de la magie divine. Vous n’allez pas lancer un sort de communication avec les morts, n’est-ce pas ?

— Permettez-moi d’appeler son âme assoupie.

Une fois encore, je lançai le sort de communication avec les morts, permettant à une âme de revenir du monde des morts. Mais cette âme appartenait à…

— Henry. J’entends ta voix !

— E-Elizabeth ?

J’avais réussi à invoquer l’âme d’Elizabeth.

La souffrance d’Henry avait commencé lorsqu’il avait persuadé le prince Reichardt de le laisser transporter le corps d’Elizabeth à Dalbert. Il avait tenté de maîtriser la magie divine afin d’apprendre un sort de résurrection, sans succès. À un moment, il avait été près d’abandonner. Mais lorsqu’il avait reçu le testament du Pape, son désir s’était ravivé, fût-ce sous une forme dévoyée.

Le plan qu’il avait élaboré consistait à se servir de moi pour mener à bien sa vengeance et ressusciter Elizabeth. Il était mu non seulement par son animosité à mon égard, mais aussi par son désir dévorant de ramener sa sœur à la vie.

— Je suis désolée. Mes faiblesses ont causé des problèmes à tout le monde.

Elizabeth commença par s’excuser. Elle avait dû comprendre ce qui se passait.

— Tu n’as rien à te reprocher. Parnacorta n’aurait jamais dû t’imposer quoi que ce soit sous prétexte de ton rôle de Sainte.

— Ce n’est pas la faute de Parnacorta !

Les yeux d’Henry s’écarquillèrent.

— Elizabeth…

— Je suis heureuse d’avoir pu garder mon pays bien-aimé tout contre mon cœur jusqu’au tout dernier instant. Dis à Reichardt que je suis désolée. Dis-lui que la période que j’ai passée à aimer et servir le royaume de Parnacorta à ses côtés et aux côtés de son peuple est l’héritage de ma vie. S’il te plaît !

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Tu es morte ! À quoi tout cela a-t-il servi ? Ugh…

Henry se mit à sangloter. J’aurais voulu les laisser parler plus longtemps, mais j’étais parvenue à ma limite.

— Je commence à percevoir la conscience de la personne qui a invoqué mon âme. Vous devez être Philia ?

— Vous avez raison. Je suis l’actuelle Sainte de Parnacorta.

— Oh, je vois. J’espère que vous prendrez bien soin du royaume…

En fin de compte, Elizabeth me parla, à moi aussi.

J’étais au bout de mes forces. Mes jambes vacillaient, comme la dernière fois. Le prince Osvalt dut me soutenir.

— J’ai tenté de vous tuer, Philia Adenauer, dit Henry, la voix légèrement tremblante. — Pourquoi me témoignez-vous une telle clémence ?

Je n’avais pas beaucoup réfléchi à mes raisons. Si je devais m’en expliquer, que lui dirais-je ?

— Je suppose que l’une des raisons pour lesquelles j’ai repris le rôle d’Elizabeth était de vous venir en aide, Henry.

— Vraiment ? Vous êtes quelqu’un de remarquable, répondit-il. — J’aimerais vraiment voir cela, à présent, un monde où quelqu’un d’aussi résolu et bienveillant que vous devient Pape.

— Je prendrai cela comme le plus grand des compliments.

Henry m’adressa un faible sourire tandis qu’on l’emmenait.

 Je ne pouvais qu’imaginer ce qui lui avait traversé l’esprit en parlant à Elizabeth, mais je voulais croire que l’averse sans fin qui inondait son cœur s’était enfin arrêtée.

— Tout cela m’a paru se dérouler en un clin d’œil, dit le prince Osvalt. — Je ne peux pas dire que j’aie été d’un grand secours, cette fois, mais au moins tout s’est passé comme nous l’espérions.

— Vous m’avez aidée, pourtant, n’est-ce pas ? Cela dit, vous avez raison, maintenant que tout ce tumulte est derrière nous, on dirait que nous n’avons passé à Dalbert que de brèves vacances.

Je me retins.

— Non, pardonnez-moi, c’était déplacé.

— Déplacé ? Pas du tout. J’ai aimé vivre avec vous, même si ce ne fut que pour peu de temps, Dame Philia. Je pense que la vie conjugale sera très heureuse.

Tout au long de mon séjour dans le royaume de Dalbert, j’avais subi une pression constante, mais le fait de passer tout mon temps avec le prince Osvalt avait été la seule lueur d’espoir de cette expérience.

Bien sûr, le royaume de Parnacorta me manquait toujours. Mon désir de retourner dans le lieu que j’appelais chez moi avait été l’unique moteur de tout mon travail à Dalbert. Malgré cela, les souvenirs partagés avec le prince Osvalt en cette terre étaient déjà devenus des trésors précieux et lumineux.

— Regardez, Votre Altesse. C’est la pleine lune. L’air d’ici est le plus pur du monde. La lumière de la lune est si belle.

— Oui, elle l’est. Elle ne tient toutefois pas la comparaison avec votre beauté.

— Oh, Votre Altesse. Toujours aussi charmeuse.

— Je ne fais pas le charmeur. La flatterie n’est pas mon fort. J’ai simplement décidé d’être honnête quant à mes sentiments.

Avant que nous nous en rendions compte, nous nous serrions l’un contre l’autre, le regard tourné vers la lune. Les cheveux blonds du prince luisaient faiblement à la clarté nocturne, d’un éclat plus féerique qu’à l’ordinaire.

— Dame Philia, quoi que l’avenir nous réserve, mon vœu est de rester à vos côtés. Je ferai tout ce qu’il faudra pour que cela advienne.

— Je ressens la même chose. Je n’ai pu m’accrocher à la vie, dans ces instants périlleux, que parce que vous me souteniez.

Nous nous tenions la main tout en réaffirmant nos sentiments l’un pour l’autre.

Nous avions déjà établi à maintes reprises que nos sentiments étaient réciproques, mais je ne pus m’empêcher de le dire encore.

— Euh, prince Osvalt ?

— Il ne serait pas temps de laisser tomber les formalités ? Je suis sur le point de devenir ton époux, tu sais.

— Je vais continuer de vous vouvoyer jusqu’au mariage. Mais faites donc, ça ne me gêne aucunement. Je peux tout de même commencer à vous appeler Osvalt.

— Très bien. Faisons ainsi. Philia…

Nous n’avions plus rien à dire. Osvalt caressa doucement mes cheveux, et, pour la première fois, nos lèvres se rencontrèrent.

Je tremblais légèrement. Mon pouls s’accéléra, et je ne savais que faire. Je compris bien vite pourtant que ce n’était pas une sensation désagréable. Je me sentais en sécurité, comme si je pouvais confier n’importe quoi à Osvalt.

Notre baiser au clair de lune, en terre étrangère, ne dura qu’un instant, mais cet instant me parut une éternité. Je n’avais jamais embrassé personne, si bien que la nouveauté de l’expérience me donna le vertige ; elle m’apprit pourtant combien cet instant fugitif était précieux.

error: Pas touche !!