THE TOO-PERFECT SAINT T3 - CHAPITRE 3
Les mots du défunt
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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Harmonisation : Raitei
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Après avoir quitté le manoir de l’Archevêque Henry, le prince Osvalt et moi montâmes dans notre carrosse et regardâmes un moment le paysage défiler au dehors. Sans raison apparente, voir défiler ce panorama paisible me rendait nostalgique, alors même que ce n’était pas ma patrie. J’avais éprouvé la même chose lorsque j’étais nouvelle à Parnacorta.
Au fond, ma patrie était Girtonia, non Parnacorta, pourtant c’était Parnacorta qui me manquait. Ce n’était pas comme si je n’avais plus aucun lien avec Girtonia, Hildegarde et Mia s’y trouvaient encore, après tout. Mais malgré cela, le royaume où je voulais rentrer chez moi, c’était Parnacorta.
— Hé… Dame Philia.
— Ah, oui, qu’y a-t-il, Votre Altesse ?
Le prince Osvalt m’avait un peu surprise en m’interpellant alors que j’étais plongée dans mes pensées. C’était imprudent de ma part. Je me laissais trop distraire en sa présence.
— À propos de ce que vous avez dit tout à l’heure. Cela ne vous ressemblait pas. Vous aviez deviné que l’Archevêque Henry se mettrait en colère si vous mentionniez Dame Elizabeth, n’est-ce pas ?
Le prince Osvalt me demanda ce qui avait motivé mes paroles, peut-être parce qu’il avait perçu quelque chose d’inhabituel dans mon comportement. Moi non plus, je n’aurais pas voulu agir ainsi ni dire pareille chose. S’il jugeait cela peu conforme à ma personne, c’est que j’avais pleinement dépassé les bornes. C’était la première fois qu’il me réprimandait.
— J’ai mal choisi mes mots. J’y ai réfléchi.
— Je vois.
— Mais cet échange m’a convaincue que l’Archevêque Henry avait réécrit le testament.
— Quoi ? En êtes-vous certaine, Dame Philia ?
J’avais volontairement dit une chose aussi désagréable pour irriter l’Archevêque Henry et le pousser à laisser échapper la vérité. Il avait commis plusieurs lapsus au cours de notre entretien. Jusqu’à ce soir, je n’écartais pas la possibilité qu’il n’ait pas touché au testament du défunt Pape, ce qui m’aurait contrainte à renoncer à la charge de Sainte et à devenir Pape. S’il avait été un comédien irréprochable, j’éprouverais peut-être encore la crainte de m’être trompée. À présent, cette crainte s’était dissipée. C’était pour moi le signe que j’avançais vers la vérité. Je pouvais désormais aller de l’avant sans hésitation. Il ne restait plus qu’à présenter à l’Archevêque Henry des preuves irréfutables, sur lesquelles je pouvais à présent me concentrer.
— L’Archevêque Henry a fait un lapsus pendant le dîner.
— Vous parlez de ce qu’il a dit sur vous ? Sa manière de vous parler m’a mis en colère, moi aussi.
— Non, pas cela. Il a pour ainsi dire avoué avoir réécrit le testament.
— Vraiment ? Je ne me souviens pas qu’il ait dit une chose pareille.
J’expliquai au prince Osvalt de quelle manière l’Archevêque Henry s’était trahi pendant le dîner. Il m’avait sournoisement provoquée et avait tenté de me mettre mal à l’aise pour clore la discussion. Mais, peut-être parce qu’il s’était trop pris à son propre jeu, ses répliques sonnèrent improvisées lorsque nous ripostâmes par des remarques personnelles.
— La première fois, ce fut lorsque je l’accusai d’avoir altéré le testament du Pape. Il répondit qu’il n’avait jamais changé le nom dans le testament, du sien au mien.
— Qu’y a-t-il de bizarre ? Je ne pense pas que cela suffise à prouver qu’il l’a fait.
— Si, cela peut suffire. S’il n’avait vraiment pas retouché le testament, il n’aurait pas précisé qu’il changeait le nom depuis le sien. L’Archevêque Henry savait que son nom figurait dans le véritable testament.
— Quoi ? Mais enfin, il a dit cela parce que vous… attendez, non, vous ne l’avez pas dit. Vous n’avez jamais dit que son nom était dans le testament !
L’idée que l’Archevêque Henry fût le véritable successeur désigné dans le testament ne reposait que sur mes conjectures. Après tout, à moins que le testament ne fût diffusé et rendu public, la seule personne qui en connaissait le contenu était l’Archevêque Henry.
C’est pourquoi je commençai par dire seulement qu’il avait réécrit le testament. Et pourtant, lorsque l’Archevêque Henry réfuta cette affirmation, il déclara qu’il n’avait pas changé le nom dans le testament, du sien au mien. Pourquoi avoir dit une telle chose ? Parce qu’il savait que son propre nom figurait dans le testament. Il n’y avait pas d’autre explication.
— Il a commis une autre erreur quand j’ai mentionné Elizabeth.
— Ah, ça ! Il était vraiment furieux, alors. J’étais trop distrait pour prêter attention à ce qu’il disait.
— Il a dit qu’Elizabeth n’avait rien à voir avec cela.
— Ah ! Oui, oui. Mais qu’y a-t-il d’étrange là-dedans ? L’Archevêque Henry aimait Dame Elizabeth. Comme elle est sa sœur, il ne voudrait certainement pas l’impliquer dans ces histoires…
Comme Son Altesse le disait, l’Archevêque Henry aimait sa sœur. Mais en retournant sa formulation, une certaine vérité apparaissait.
— Votre Altesse, lorsqu’il a dit « Elizabeth n’a rien à voir avec cela », avez-vous perçu l’implication sous-jacente ? Si l’on renverse la phrase, cela implique : « Mais l’Archevêque Henry, si. ».
— Hein ? Ah, oui, maintenant que vous le dites, vous avez raison ! Si votre accusation avait été manifestement fausse, il aurait répondu avec colère : « Cela n’a rien à voir ni avec Elizabeth ni avec moi ! ».
Sous le coup de l’émotion, l’Archevêque Henry avait aussitôt défendu sa sœur bien-aimée. Si l’allégation selon laquelle il avait modifié le testament avait été sans fondement, il lui aurait suffi de la nier. Au lieu de cela, il avait insisté sur le fait qu’Elizabeth n’était pas impliquée. C’était une réaction excessive. Coupable, il avait ressenti le besoin de défendre Elizabeth.
— Ces deux éléments m’ont convaincue que c’était, sans l’ombre d’un doute, l’Archevêque Henry qui avait altéré le testament. En d’autres termes, je peux désormais affirmer avec assurance que l’injonction me désignant comme prochain Pape est invalide.
— Je suis surpris que vous ayez pu déduire autant de choses à partir d’un échange si bref.
— Le roman policier que j’ai emprunté à Lena m’a été utile.
Pour utiliser la logique afin de mettre au jour les contradictions dans les paroles d’autrui, il fallait d’abord le laisser parler, puis le laisser révéler ses émotions. C’était tiré d’un roman que Lena m’avait recommandé lorsque j’avais mentionné n’avoir aucun passe-temps. En me rappelant ce livre, et à quel point il captivait Lena, je citai cette phrase au prince Osvalt.
— Ah, ça ? Ce n’est pas la série Le Détective Larmoyant ? Celle avec le détective qui pleure tout en arrêtant les criminels ? Lena me l’a recommandée, à moi aussi.
— Oui, celle-là. Une fois que j’ai commencé, je n’ai plus pu m’arrêter.
— Je vois. Eh bien, si vous dites que c’est intéressant, je devrais peut- être m’y mettre aussi… attendez !
Lorsque je mentionnai le livre recommandé par Lena, le prince Osvalt joignit vivement les mains, inclina la tête, puis planta son regard dans le mien. Cela faisait un moment que nous ne nous étions pas ainsi fait face avec autant d’intensité.
— Se pourrait-il que vous ayez provoqué l’Archevêque Henry exprès ?
— Euh, oui, c’est ce que j’ai fait.
— Ha ha ha ! C’est incroyable comme il est tombé dans votre piège ! Je suis désolé de vous avoir réprimandée alors que je n’avais aucune idée de ce qui se passait vraiment !
— Pas du tout. C’est parce que vous m’avez admonestée que l’Archevêque Henry n’a pas compris ce que je cherchais à faire.
Parce que Son Altesse avait agi avec tant de naturel, l’Archevêque Henry ne trouva pas ma question sur Elizabeth suspecte. Il avait même affiché un air victorieux lorsque le prince Osvalt me gronda.
— La colère émousse l’esprit. Je suis heureuse d’avoir pu susciter cette émotion chez lui.
— Je vois, je vois. Moi-même, je me laisse assez facilement emporter. Je ferais mieux de faire attention.
— Vous n’y êtes pas obligé. Je vous trouve merveilleux tel que vous êtes. En vérité, je préférerais que vous restiez ainsi.
Se grattant la tête, le prince Osvalt jeta un regard en coin et rit.
— Hein ? C’est un peu embarrassant. Ha ha… Je suis heureux que mon côté enfantin vous plaise.
Je ne trouvais pas Son Altesse enfantin. Je voulais plutôt qu’il comprenne combien j’aimais la manière franche dont il me guidait toujours en avant, en toute circonstance, où que nous soyons et à tout moment.
Avant que nous nous en rendions compte, nous nous tenions fermement la main dans le carrosse qui tanguait. À dire vrai, en cet instant, je ne voulais que nul ne vînt troubler ce bonheur.
Quelles que fussent les circonstances de l’Archevêque Henry, il n’était plus question de reculer. Je comprenais d’une certaine manière qu’il avait des raisons douloureuses d’agir ainsi. Il était probable qu’il éprouvait pour moi quelque chose comme de la haine. Parce que l’Archevêque Henry et moi refusions de transiger, cette lutte ne serait pas aisée.
— Cela s’annonce comme une lutte de volontés, dis-je à Son Altesse.
— Dans ce cas, nous ne perdrons pas. Vous et moi, nous sommes tous les deux têtus. Jusqu’à ce jour, nous avons vécu sans nous plier pour complaire aux autres.
Je me mis à rire.
— C’est vrai.
Prince Osvalt, avez-vous conscience du nombre de fois où vos paroles m’ont donné du courage ? Grâce à vous, j’ai l’impression de pouvoir aller n’importe où.
* * *
Le lendemain, le prince Osvalt et moi nous rendîmes à la Bibliothèque royale de Dalbert. Erza avait obtenu l’autorisation pour que nous parcourions des ouvrages d’études magiques, des temps anciens jusqu’à nos jours.
Comme on pouvait s’y attendre de la deuxième plus grande bibliothèque du continent, les livres consacrés aux études magiques y surpassaient largement ceux des bibliothèques de Parnacorta et de Girtonia. Certes, cette collection n’égalait pas celle de la plus grande bibliothèque du continent, appartenant à l’Institut de Recherche Magique de Gyptia, mais je m’attendais à y trouver amplement les informations nécessaires.
— Hmm, je ne peux pas lire les langues archaïques, alors je vais voir si des ouvrages plus récents contiennent ce que vous cherchez.
— Je suis désolée de vous faire aider ainsi, Votre Altesse.
— Non, tout va bien. Rester assis à attendre n’est pas dans ma nature. Et puis, puisque Leonardo et les autres se sont vu refuser l’entrée, je dois faire tout mon possible.
Apparemment, la famille royale de Dalbert n’approuvait pas que
tant de parnacortiens aient un accès illimité à sa collection de livres rares et de manuscrits précieux. Seuls le prince Osvalt et moi fûmes autorisés à entrer. Pour gagner du temps, Son Altesse m’aida dans mes recherches. Je triais des manuscrits anciens pendant qu’il consultait la littérature moderne, en notant les titres et numéros de page des ouvrages qui contenaient les informations souhaitées. Après tout, il serait plus efficace de tout lire d’un seul tenant ensuite. Alors que nous luttions contre une pile de manuscrits, une voix douce s’éleva.
— Dame Philia… et le prince Osvalt aussi. Cela faisait longtemps.
— Alice !
— Oh, Dame Alice, est-ce bien vous ?
C’était Alice Aesfill, la Sainte de Dalbert, qui officiait également comme exorciste. La famille Aesfill se réclamait de la lignée de la Sainte Salvatrice Fianna, et Alice était la descendante directe de Fianna. J’étais devenue amie avec cette Sainte-exorciste d’exception lors du Sommet des Saintes, et nous continuions d’échanger des lettres.
— J-Je l’ai appris par Erza, balbutia Alice. — Je suis désolée. J’aurais voulu vous faire visiter la capitale moi-même à la place de Klaus, mais j’étais un peu occupée.
— Ce n’est rien. J’ai entendu dire que vous étiez occupée à renforcer les barrières autour de la Terre Sainte en vue des funérailles de Son Éminence.
Alice avait dressé de puissantes barrières en quatre-vingt-huit sites à travers la Terre Sainte. Même sous la protection du Grand Cercle de Purification, on ne pouvait exclure la possibilité que des monstres, fût-ce affaiblis, s’en prennent aux funérailles. En règle générale, lors de tout grand événement ou cérémonie en Terre Sainte, on érigeait des barrières supplémentaires pour empêcher les forces du mal de s’infiltrer. C’était à cette tâche qu’Alice s’était consacrée ces derniers jours.
— Certains pensaient que le Grand Cercle de Purification suffirait à nous protéger, mais l’avis qu’il ne fallait pas rompre avec la tradition l’a emporté. Puisqu’on m’a confié la mise en place des barrières, je voulais faire le meilleur travail possible. D’autant que vous seriez aussi aux funérailles.
— Voyons, il n’y avait pas lieu de vous inquiéter pour moi…
— Non, je vous respecte plus que quiconque, il m’est impossible de ne pas m’inquiéter.
C’était aimable de sa part de s’en préoccuper et de travailler si ardemment pour mon bien. Peut-être la forte concentration de mana que nous avions ressentie en Terre Sainte la veille venait-elle des barrières d’Alice qui se refermaient autour de nous. La Terre Sainte possédait sans nul doute, dès l’origine, une concentration de mana plus élevée qu’ailleurs, mais elle avait été si dense que même le prince Osvalt l’avait perçue.
— Merci, Alice. Je vous respecte aussi. J’apprends toujours beaucoup grâce à vous.
— Pas du tout. C’est plutôt à moi de dire cela…
Nous bavardâmes joyeusement un moment, puisque c’était notre première rencontre depuis le Sommet des Saintes. Bien que des démons eussent perturbé cette réunion, elle avait été un échange significatif pour nous, les Saintes, non, pour le maintien de la paix à travers le continent.
— Dame Alice, merci d’avoir convaincu Klaus lorsque nous étions en désaccord, dit le prince Osvalt. — Je crois que je vous ai déjà remerciée la dernière fois, mais rien ne m’empêche de le faire encore.
Lorsque la magie d’Asmodeus m’avait piégée dans les Limbes, Klaus avait tout tenté, jusqu’au bout, pour empêcher le prince Osvalt de s’y rendre afin de me secourir. J’avais appris par Son Altesse et Mia que c’était Alice qui l’avait décidé à céder, allant jusqu’à se porter personnellement garante de cette décision. Cet appui d’Alice avait été le facteur décisif qui avait fait fléchir Klaus. En d’autres termes, elle m’avait sauvé la vie.
— C-Ce n’est rien. C-C’est juste que, euh, la force des sentiments de Son Altesse pour vous m’a vraiment touchée… Alors j’ai été heureuse d’apprendre que vous étiez fiancés tous les deux. Je crois que tous ceux qui étaient présents à ce moment-là ont pensé que vous auriez dû entendre les paroles de Son Altesse, pas nous.
— Vraiment ? dit le prince Osvalt. — Je me souviens à peine de ce que j’ai dit alors. Ce n’était pas trop embarrassant, n’est-ce pas ?
— Non, pas du tout. J’ai trouvé vos paroles très belles.
Mia m’avait dit que c’était quasiment une demande en mariage. Que Son Altesse avait-elle dit exactement ? Elle semblait l’avoir réellement oublié, si bien que, hélas, je ne le saurais jamais.
— Quoi qu’il en soit, Dame Philia, Votre Altesse, toutes mes félicitations pour vos fiançailles.
— Merci, dis-je.
— Eh bien, c’est grâce à vous, Dame Alice, que nous pouvons être ensemble, ajouta le prince Osvalt.
Plus que tout, je me sentais bénie de recevoir tant de félicitations pour mes fiançailles. Dans ce royaume seulement, j’avais reçu les vœux non seulement d’Alice, mais aussi d’Erza, de Mammon et de Klaus. J’avais également eu des nouvelles de Mia et d’Hildegarde, dans ma patrie, ainsi que de Grace et d’Emily, à Bolmern, sans parler des innombrables félicitations reçues à Parnacorta. Je voulais remercier chacun pour ses paroles chaleureuses.
— Au fait, Dame Alice, dit le prince Osvalt. — J’ai entendu dire qu’on vous avait ordonné de vous rendre à Parnacorta pour prendre la place de Dame Philia. N’est-ce pas un peu délicat pour vous de nous voir ainsi en personne ?
Comme le disait Son Altesse, pour compenser mon départ à Dalbert, l’église mère de Cremoux avait ordonné à Alice d’aller à Parnacorta pour me remplacer comme Sainte du royaume. Moi aussi, je craignais qu’elle n’éprouvât à mon égard des sentiments compliqués.
— Eh bien, en effet, la famille Aesfill protège Dalbert depuis l’époque de Dame Fianna. J’aime ce royaume plus que quiconque !
Les yeux d’Alice se remplirent de détermination. Son amour pour sa patrie ne pouvait être plus clair. Toute Sainte digne de ce nom considérait le royaume qu’elle protégeait comme son plus grand trésor. Lorsque j’avais quitté Girtonia pour Parnacorta, j’avais eu l’impression que mon cœur allait se briser en mille morceaux. J’étais bien sûr malheureuse d’avoir été vendue, mais il m’était presque impossible d’accepter que je ne puisse plus demeurer la Sainte de Girtonia, ce royaume dont j’avais consacré la prospérité. Si Alice était profondément affligée à l’idée de quitter son royaume contre son gré, c’était tout naturel.
— Dans ce cas, Alice…, commençai-je.
— Mais c’est la foi de Cremoux qui a sauvé mon ancêtre, Dame Fianna, après tout. Je dois donc suivre la volonté de l’église mère. Ne vous inquiétez pas pour moi, Dame Philia. Un autre petit rire nerveux lui échappa.
En voyant le joli sourire d’Alice, je compris à quel point elle était forte intérieurement. Je sentais que ce sourire n’était pas feint, il venait du cœur.
Elle avait décidé d’accepter son triste destin et les tracas qui pourraient l’accompagner, et de vivre avec espoir. Moi, en revanche, je n’avais trouvé ma résolution qu’en arrivant à Parnacorta.
— Au fait, j’ai appris par Erza que vous soupçonniez un faux concernant le testament du défunt Pape. Par l’Archevêque Henry, je veux dire.
— Oui. Ce n’est plus une simple suspicion, j’en suis convaincue.
— Vous en êtes convaincue ? Si c’est vrai, c’est impardonnable… Mais avez-vous des preuves ?
Alice se pencha, à la fois choquée et curieuse. Mais, plus que tout, elle paraissait inquiète. Mes paroles trop assurées l’avaient peut-être troublée.
— Ne vous en faites pas pour cela. Je compte présenter des preuves solides.
— Vraiment ? Vous avez l’air si sûre. Vous avez vraiment des preuves ?
— Oui. Veuillez regarder ce document.
Je montrai à Alice quelque chose que le prince Osvalt et moi avions trouvé à la bibliothèque. On pouvait dire que ce document exposait tout mon plan. Quant aux détails, tout ce que je pouvais en dire était que, s’il aboutissait, je pourrais prouver sans l’ombre d’un doute que l’Archevêque Henry avait altéré le testament de Son Éminence. J’étais certaine que c’était l’atout maître qui nous tirerait de l’ornière où nous nous trouvions.
— N-N’est-ce pas au sujet d’Hadès, le dieu des Enfers ? P-Pourquoi ceci… ?
C’était exact. Mes recherches portaient sur Hadès, le dieu des Enfers. Souverain des domaines de la vie et de la mort, Hadès transcendait la compréhension humaine. Les sorts divins qu’il employait avaient tous trait à la mortalité.
Un testament était une lettre laissée par le défunt. La seule personne certaine d’en connaître l’authenticité était le mort qui l’avait rédigée.
— J’ai l’intention de m’adresser à celui qui a rédigé le testament lui-même : le défunt Pape.
— C-C’est… c’est impossible. Dame Philia, vous êtes sérieuse ?
Alice semblait avoir deviné ce que je cherchais à faire. Moi-même, je savais que c’était une idée déraisonnable, mais le défunt Pape connaissait à coup sûr la vérité.
— L’un des sorts d’Hadès permet de parler aux morts. Je compte m’en servir pour communiquer avec l’âme de Son Éminence.
— Tout sort de Hadès est un sort divin ! Il s’accompagne d’un risque de mort !
Alice connaissait les dangers des sorts divins. Elle était aussi Sainte, je n’étais donc pas surprise qu’elle sût ces choses.
— Si cela me permet de rentrer à Parnacorta avec Son Altesse, je suis prête à prendre quelques risques, dis-je.
Alice pressa le prince Osvalt de m’arrêter.
— V-Votre Altesse, ce que Dame Philia veut faire dépasse l’inconscience ! Allez-vous vraiment ne pas l’en empêcher ? V-Vous ne le savez peut-être pas, mais la magie divine est si dangereuse qu’il y a eu à peine des Papes, dans toute l’histoire, qui l’ont utilisée !
Je me sentis extrêmement coupable de l’inquiéter, mais j’avais déjà arrêté ma décision et parlé des risques à Son Altesse.
— Je ne peux pas arrêter Dame Philia, répondit le prince Osvalt. — J’ai proposé que, si ce sort impliquait de risquer la mort, il vaudrait mieux simplement vivre à Dalbert, mais elle n’a pas cédé. Elle a même dit qu’elle ne transigerait jamais sur ce point.
— M-Mais…
— Alice, dis-je. — Ne pas pouvoir contempler l’avenir de mon royaume bien-aimé en tant que Sainte, avec le prince Osvalt à mes côtés, me serait plus douloureux que la mort.
J’aimais Parnacorta. Bien sûr, il y avait des choses auxquelles je m’étais attachée personnellement. Mais, plus que tout, je crois que je l’aimais parce que c’était le royaume que le prince Osvalt aimait.
J’aimais l’expression de Son Altesse chaque fois qu’elle parlait de l’avenir du royaume et de la manière de l’améliorer pour son peuple. J’aimais travailler la terre avec lui et voir jaillir une nouvelle vie.
C’était Parnacorta ou rien. Après tout, j’avais déjà décidé d’y vivre avec Son Altesse.
— Mais je ne veux pas pour autant faire preuve de témérité. Je vais approfondir mes recherches sur la magie divine et essayer d’en atténuer au maximum les risques.
— Puisque Dame Philia a pris sa décision, dit Son Altesse. — Il ne reste plus qu’à croire en elle. C’est pourquoi j’ai décidé de l’aider dans ses recherches et de la soutenir.
Il m’avait fallu du temps pour convaincre le prince Osvalt, puisqu’il était aussi têtu que moi. Nos allers-retours s’étaient prolongés jusque tard dans la nuit.
— D’ailleurs, ce que vous avez dit m’a encore plus encouragée à le faire, dis-je à Alice.
— Hein ?
— Vous aimez votre royaume autant que j’aime le mien. Vos paroles m’ont donné envie de faire ce qu’il faudra pour que nous puissions toutes deux rester dans nos royaumes bien-aimés.
Sans la moindre faute de sa part, Alice s’était trouvée entraînée dans mes problèmes et l’on la contraignait à quitter sa patrie. Si je ne pouvais au moins empêcher cela, je n’oserais pas affronter son amie, Erza.
— Vous êtes l’un et l’autre beaucoup trop téméraires, mais je comprends la force des sentiments qui vous lient. Si ma présence ne vous dérange pas, je pourrais vous aider dans vos recherches.
— Bien sûr, nous vous en serions reconnaissants.
Ainsi, nous passâmes le reste de la nuit tous les trois à éplucher les ouvrages de la bibliothèque royale et à recueillir les informations dont nous avions besoin. Grâce à l’ampleur des connaissances d’Alice en matière d’exorcisme et d’autres domaines que je maîtrisais peu, nous pûmes travailler bien plus efficacement. Je parvins aussi à établir une manière relativement plus sûre de pratiquer la magie divine. J’avais franchi un pas vers sa maîtrise.
— Bon, il se fait tard. Arrêtons-nous ici.
— Je suis désolée de ne pas avoir été très utile. J’aurais dû étudier plus sérieusement, comme Dame Philia.
— Qu’est-ce que vous racontez, Alice ? répondis-je. — C’est grâce à vous que j’ai pu conjuguer les forces des techniques d’exorcisme et de la magie ancienne pour mettre au point une façon de maîtriser la magie divine en toute sécurité.
Les techniques d’exorcisme consistaient à concentrer la magie en un point unique pour déchaîner une puissance purificatrice, tandis que la magie ancienne s’appuyait sur le rassemblement, dans le corps, de la magie présente dans la nature.
Avec l’aide d’Alice, nous avions découvert que les méthodes d’acquisition de ces deux types de magie pouvaient également s’appliquer à la magie divine, laquelle exigeait de condenser et d’amplifier la puissance magique en même temps.
Nous lûmes de nombreux cas d’échecs dans l’usage de la magie divine, tels que la libération accidentelle de magie faute de l’avoir concentrée en un point unique, ou l’emballement de la magie après avoir échoué à amplifier sa puissance. À ce qu’il semblait, nos ancêtres s’entraînaient à plusieurs formes de magie à la fois, ce qui pouvait être dangereux.
Nous en conclûmes que l’on pouvait atténuer les risques liés à la magie divine de la manière suivante. D’abord, il fallait se consacrer à la perfection d’un seul type de magie avant d’en aborder un autre. Ensuite, lorsqu’on s’exerçait à employer simultanément les deux types de magie, il convenait de commencer par une faible quantité de puissance magique et de l’augmenter progressivement.
— Eh bien, si vous voulez bien m’excuser… ah !
Un gargouillement sonore résonna dans la quiétude de la salle, et Alice porta aussitôt la main à son ventre. Son visage vira rapidement au rouge. Que devais-je dire ?
— Pardon, dis-je. — Mon estomac s’est mis à gargouiller. Leonardo doit être en train de préparer le dîner. Dame Alice, voudriez-vous vous joindre à nous ?
— Q-Quoi ? V-Votre Altesse, euh, je…
— J’ai faim moi aussi, dit Son Altesse. — Alice, venez avec nous, je vous prie.
— Euh, d’accord.
Nous rentrâmes à notre manoir, Alice à nos côtés. À bien y penser, ce serait le premier repas que je partagerais avec elle. Si le Sommet des Saintes s’était achevé sans incident, nous aurions peut-être eu davantage d’occasions d’échanger, mais il s’était terminé précipitamment. À présent que l’occasion se présentait, je voulais passer plus de temps à parler avec Alice.
* * *
— Q-Qu’est-ce que c’est ?
— Euh, Leonardo, est-ce que ce serait… ?
— Leonardo, allez-vous cuisiner cela ?
À notre retour au manoir, je trouvai dans le jardin une grande planche installée. Y trônait un impressionnant tas de viande à l’aspect familier. Il n’y avait aucun doute. C’était la viande que j’avais vue à mon arrivée à Dalbert.
— Bon retour, Dame Philia, Votre Altesse. Et vous devez être Dame Alice. Je suis le majordome de Dame Philia, Leonardo.
— O-Oui, Monsieur Leonardo. Je suis Alice Aesfill. Enchantée.
Leonardo s’inclina avec netteté tandis qu’Alice se présentait avec nervosité. Comme on pouvait s’y attendre de Leonardo, bien qu’ils ne se fussent croisés que brièvement auparavant, il semblait se souvenir d’elle.
Le prince Osvalt désigna le tas de viande.
— Leonardo, qu’est-ce que c’est, dehors ?
— Oh, vous avez remarqué ?
— Eh bien, c’est la première chose que n’importe qui verrait en entrant dans le manoir.
L’air satisfait, Leonardo répondit :
— En fait, j’étudie la cuisine dalbertienne. En faisant des courses dans la plus grande épicerie de la capitale, je suis tombé sur ces ingrédients de choix et j’en ai acheté.
— Des ingrédients de choix, hein ? remarqua le prince Osvalt.
— C’est de la poitrine de dragon, une spécialité de Dalbert ! J’ai été tenté d’acheter la pièce entière, mais je me suis retenu.
— Bien sûr.
Je savais bien reconnaître cette viande, celle du spectacle de dépeçage de dragon. N’empêche que Leonardo me surprenait. Il aimait certes cuisiner, mais je ne pensais pas qu’il se lancerait si tôt dans la viande de dragon. La poitrine, à elle seule, était énorme. Elle avait à peu près la taille d’une vache.
— De quoi faire quantité de portions, dit Leonardo. — Nous pourrons en partager avec le voisinage.
— Vous allez cuisiner la pièce entière ? s’écria Alice. — Je viens de Dalbert, mais je n’ai encore jamais vu quelqu’un acheter une poitrine de dragon entière.
— Au besoin, Dame Philia mangera les restes.
— Leonardo !
Pour stocker de l’énergie dans mon corps, la catalyser et la convertir en puissance magique, j’avais suivi un entraînement consistant à beaucoup manger. De ce fait, je pouvais absorber des portions destinées à plusieurs dizaines de personnes. Je n’aurais toutefois jamais songé à faire une chose aussi peu modeste devant Son Altesse et Alice.
— C’est trop demander à Dame Philia, dit le prince Osvalt. — Je mangerai autant que je le pourrai.
— Vous ne devez pas, Votre Altesse. Je ne puis vous laisser faire cela tout seul. Je vous aiderai à finir la viande, dis-je au prince Osvalt.
— Allons, Dame Philia. Vous n’avez pas à vous forcer. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je mange beaucoup, vous savez.
Pour une raison étrange, j’avais envie de discuter la parole du prince Osvalt.
— Pas à ce point, répliquai-je. — Laissez-moi m’en charger, je vous prie.
Alice nous observait d’un regard doux.
— Erza avait raison, dit-elle. — Vous allez bien ensemble, tous les deux.
— Monsieur Leonardo ! annonça Lena. — La taverne un peu plus haut a dit qu’elle pouvait nous débarrasser d’une partie de la viande de dragon.
— Un restaurant à l’est fait savoir qu’il serait heureux de recevoir gratuitement un ingrédient d’une telle qualité, ajouta Himari.
— Lena ! Himari !
Il semblait que Lena et Himari, ne voulant pas laisser Leonardo en faire trop, étaient allées demander aux établissements voisins s’ils accepteraient un peu de notre viande de dragon. Le prince Osvalt et moi n’avions plus à nous inquiéter de devoir manger toute la montagne de nourriture.
— Hmm, dit Leonardo. — C’est un peu dommage de devoir servir des portions plus petites, mais au moins nous pourrons goûter à cette délicatesse ce soir. Je vais commencer à cuisiner tout de suite. Il me tarde de découvrir comment tirer le meilleur parti de cette odeur unique.
— Oui, nous attendons tous cela avec impatience, alors allez-y. Nous avons faim.
— Laissez-moi faire. Ce soir, vous goûterez le Spécial Leonardo, un mélange unique de dizaines d’épices que j’ai élaboré moi-même. Que cet assaisonnement polyvalent vous transporte vers un paradis aromatique !
Leonardo, d’excellente humeur, se dirigea vers la cuisine les bras chargés de viande de dragon. En tant que majordome, il était sans égal, mais, lorsqu’il s’agissait de cuisine, il lui arrivait parfois de se laisser emporter. Lena et moi y étions bien habituées, mais Alice, qui ne l’était pas, le regarda avec stupéfaction jusqu’à ce qu’il disparût à nos yeux.
En attendant le dîner, nous dégustâmes une tisane préparée par Lena. Alice se prit aussitôt d’affection pour Lena et Himari, et nous passâmes ensemble un moment agréable.
— Désolé de vous avoir fait attendre ! La viande de dragon, la spécialité de Dalbert, est prête !
À l’appel de Leonardo, nous nous rassemblâmes autour de la table du dîner.
Je regrettai qu’Alice ait dû attendre si longtemps.
Alice sourit.
— Ça sent bon. J’ai toujours aimé les plats de dragon, alors j’ai hâte d’y goûter.
Elle semblait passer un bon moment, si bien que je me réjouissais finalement que Leonardo eût acheté la viande de dragon.
Le prince Osvalt dit qu’il n’avait goûté à la viande de dragon qu’une seule fois, lors d’une précédente visite à Dalbert. Pour moi, ce serait une première, et j’étais très curieuse. Un peu nerveuse, je portai un morceau à ma bouche.
— C’est bon. Non. C’est délicieux, Leonardo.
— Cela convient-il à votre palais, Dame Philia ? Si oui, rien ne pourrait me rendre plus heureux, dit Leonardo.
On disait de la viande de dragon qu’elle avait une odeur très forte. Son goût était décrit comme sauvage, giboyeux, voire sanguin. L’odeur de la chair non traitée emplissait la bouche d’un goût de fer. C’était pourquoi Leonardo l’avait gardée dehors, sur de la glace, avant de la cuisiner, d’ailleurs la poitrine de dragon était si énorme qu’elle tenait à peine dans la cuisine.
Il avait eu recours à une astuce habile pour traiter l’odeur. En ajoutant des épices, il transforma l’effluve âcre en un arôme agréable qui conféra à la viande une saveur ample.
Alice n’eut que des éloges pour le résultat.
— Incroyable. Je n’ai jamais mangé une viande de dragon aussi bonne. Monsieur Leonardo, êtes-vous vraiment majordome ?
— Oh ho ho… La cuisine n’est qu’un passe-temps. Je sers Dame Philia en tant que majordome. Recevoir les invités fait partie de mes fonctions, aussi est-ce le plus grand honneur d’entendre que vous êtes satisfaite de votre repas, Dame Alice.
Après avoir profité du dîner un moment, j’appelai Himari. Avant de quitter Parnacorta, je lui avais demandé de m’aider à recueillir certaines informations.
— Himari, en plus de l’enquête à Parnacorta, je t’ai aussi priée de te renseigner sur un point dans ce royaume. Où en es-tu ?
— Je vous prie de m’excuser de vous avoir fait attendre si longtemps. J’ai enfin mené mon enquête à la pleine satisfaction de mes exigences. Mais êtes-vous certaine qu’il soit prudent d’en parler ici ?
Elle n’avait pas tort. Comment devais-je m’y prendre ? Je ne trouvais pas juste d’en faire un secret pour les autres.
— Himari, puisque tout le monde est réuni, autant communiquer l’information. Après tout, c’est pour cela que nous sommes venus dans ce royaume. Cette affaire concerne non seulement Son Altesse, mais aussi Alice, Lena et vous-même.
— Comme il vous plaira.
J’informai les convives à table qu’Himari s’apprêtait à exposer ses conclusions dans tous leurs détails. Je jugeais qu’ils devaient en être informés, puisqu’ils étaient tous concernés. Tous nous regardèrent avec appréhension.
Le prince Osvalt ne tarda pas à prendre la parole.
— Alors, Himari, sur quoi enquêtiez-vous exactement ?
Si j’avais différé mon départ de Parnacorta jusqu’au dernier moment, c’était pour chercher des indices sur les motivations de l’Archevêque Henry. Himari avait pu obtenir certaines informations et elle poursuivit ses recherches même après être venue à Dalbert.
— Je suis allée chercher l’endroit où le corps de la défunte Sainte Elizabeth avait été enterrée.
Cette simple phrase figea tout le monde, ils fixèrent Himari avec stupeur. Le sujet était d’une extrême délicatesse. Moi-même, j’avais l’impression de mettre mon nez là où il ne fallait pas.
Elizabeth, ancienne Sainte de Parnacorta, fiancée du prince Reichardt, cousine de Grace et de ses sœurs, et sœur de l’Archevêque Henry. Cette affaire lui était inextricablement liée.
— Himari, ce n’est pas un sujet de conversation pour le dîner.
— Je vous prie de m’excuser, Lena. Dans ce cas, dois-je remettre cela après le repas ?
— Non, dit le prince Osvalt. — Ce que vous venez de dire a piqué ma curiosité. Je ne puis plus me concentrer sur la nourriture. Continuez, Himari.
La réaction très raisonnable de Lena m’avait fait envisager de remettre cette discussion, mais lorsque le prince Osvalt pria Himari de poursuivre, Lena acquiesça.
— Mais qu’entends-tu par « chercher le corps de Dame Elizabeth » ? dit Lena. Nous avons déjà visité la tombe de Dame Elizabeth. Tu n’as pas besoin de te donner cette peine. Nous savons où elle est.
— Il n’y a rien dans cette tombe. Elle est vide.
— Qu’avez-vous dit ?! Cela ne se peut pas !
Comme je m’y attendais, le prince Osvalt fut le plus choqué. Il était naturel qu’il fût atterré d’apprendre que la tombe de la fiancée de son frère était vide. À l’exception d’Alice, qui ne connaissait pas Elizabeth, les autres affichaient eux aussi l’horreur.
— Je n’ai jamais rien entendu de tel de la part de mon frère. Himari, êtes-vous certaine qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?
— Il n’est pas étonnant que vous ignoriez la vérité, Votre Altesse, répondit calmement Himari. — Même Sa Majesté l’ignore. Cela n’est connu que de Son Altesse le prince Reichardt et d’un petit nombre d’initiés.
Comme je l’avais soupçonné, cette information était strictement confidentielle. Himari avait dû se heurter à bien des obstacles pour la mettre au jour.
— Attendez un instant. Même si c’était le cas, qu’est-ce qui vous a poussée à aller vérifier sa tombe ? demanda le prince Osvalt. — Elle ne se trouvait même pas dans ce pays quand elle est décédée. Que se passe-t-il, Dame Philia ? Je ne comprends pas du tout.
Les doutes de Son Altesse étaient parfaitement naturels. Il devait être difficile d’imaginer qu’une étrangère venue de Girtonia, comme moi, eût perçu quelque chose qui échappait même à la famille royale de Parnacorta.
En vérité, j’avais senti que quelque chose clochait depuis ma première visite à la tombe de Dame Elizabeth. Une crise persistait alors dans ma patrie et je ne pouvais me permettre d’y réfléchir. Mais cette affaire récente avait ravivé mes soupçons.
— Lorsqu’une personne dotée d’un grand pouvoir magique est enterrée, la végétation dans l’immédiat voisinage de sa tombe est en général visiblement plus luxuriante. Or, lorsque j’ai visité la tombe de Dame Elizabeth, je n’y ai vu aucune trace d’un tel phénomène. Je trouvais cela inhabituel pour la tombe d’une Sainte.
— Quoi ? Je l’ignorais.
— Les personnes de grand pouvoir magique étant rares à l’origine, c’est un phénomène peu courant. Et il existe des exceptions, si bien qu’il est compréhensible que personne ne l’ait remarqué.
Il existait des exceptions. Cette seule précision dissipa mon malaise. Il n’aurait eu aucun sens que le prince Reichardt se rendît sur la tombe de sa défunte fiancée si son corps n’y reposait pas. Qui ferait pareille chose ?
— Avant de prier Himari d’enquêter sur cet incident, je m’étais renseignée sur l’Archevêque Henry.
— Hmm…
— J’ai aussi interrogé l’évêque Bjorn au sujet de la dispute entre l’Archevêque Henry et Son Altesse le prince Reichardt.
— Vraiment ? Je savais qu’ils s’étaient disputés, mais j’ignore totalement à propos de quoi. Alors, Dame Philia, pour quel motif se sont-ils querellés ?
— L’Archevêque Henry a exigé du prince Reichardt qu’il le laisse emmener le corps d’Elizabeth à Dalbert.
D’un côté se tenait l’Archevêque Henry, qui voulait ramener le corps de sa précieuse sœur dans sa patrie. De l’autre, le prince Reichardt refusait de livrer le corps de sa fiancée bien-aimée. D’après l’évêque Bjorn, la dispute tournait en rond, et l’Archevêque Henry refusait absolument de céder.
— L’évêque Bjorn a dit que le prince Reichardt avait rejeté l’exigence de l’Archevêque Henry, expliquai-je. — Mais cette affaire continuait de me troubler, alors j’ai demandé à Himari, qui recueillait déjà des informations sur l’Archevêque Henry, de sonder les circonstances autour de cet épisode.
— À la demande de Dame Philia, dit Himari. — J’ai recherché l’emplacement du corps de Dame Elizabeth. Il en est ressorti que Son Altesse le prince Reichardt avait donné à l’Archevêque Henry la permission de l’emporter.
— Je n’arrive pas à croire que mon frère ait pu faire une chose pareille.
Himari poursuivit :
— Je pense que l’Archevêque Henry a fait appel à la culpabilité de Son Altesse le prince Reichardt, en insistant sur le fait qu’il était la cause de la mort d’Elizabeth.
Après tout, l’Archevêque Henry avait voulu que le prince Reichardt pousse Elizabeth à cesser d’exercer ses fonctions de Sainte. Cependant, le prince Reichardt avait respecté la décision d’Elizabeth de se consacrer à son royaume.
Elizabeth aimait Parnacorta de tout son cœur et voulait consacrer toute sa vie à son royaume en tant que Sainte. Elle semblait s’être âprement disputée à ce sujet avec son frère aîné, l’Archevêque Henry.
Après ces précisions de Himari, le prince Osvalt croisa les bras et hocha la tête.
— Je savais que Dame Elizabeth voulait montrer à mon frère comment vivre jusqu’au bout une vie de Sainte. J’ai toujours admiré sa force.
— Quand Dame Elizabeth est morte, l’Archevêque Henry a dirigé sa colère contre le prince Reichardt et contre Parnacorta, reprit Himari. — Il a quitté le royaume en emportant avec lui le corps de Dame Elizabeth.
Reportant toute sa colère sur l’homme et sur le royaume qu’il tenait pour responsables de lui avoir arraché sa chère petite sœur, l’Archevêque Henry avait dû désespérément vouloir séparer Elizabeth de Parnacorta. C’est ainsi que j’étais venue à interpréter les événements. Son chagrin d’avoir perdu sa sœur avait fait de lui un démon dévoré par la rage.
— A-Alors, ne me dites pas que le but de l’Archevêque Henry est…
— Je pense qu’il s’agit de sa vengeance contre Parnacorta. Depuis le début, il n’a jamais caché son hostilité à mon égard, moi qui ai succédé à Elizabeth.
— Je ne peux pas croire que l’Archevêque Henry, mû par la vengeance contre Parnacorta et Dame Philia, ferait une chose pareille…
Ce n’était pas seulement le prince Osvalt. Alice, elle aussi, paraissait incrédule.
Un Archevêque ne cédait le pas qu’au Pape. L’Archevêque Henry avait subi un entraînement rigoureux et des épreuves morales pour accéder à cette charge. Tout fidèle sincère de la foi de Cremoux aurait du mal à l’admettre.
— Ce ne sont que des conjectures, dis-je. — Mais peut-être cherche-t-il à se venger en m’arrachant à Parnacorta, puisque j’en suis la Sainte.
— Il irait jusqu’à modifier le testament du défunt Pape pour cela ? Impossible ! s’écria le prince Osvalt, faisant tressaillir tout le monde.
Comme je le craignais, la confusion ne faisait que s’aggraver. Nous aurions peut-être dû expliquer les choses un peu plus posément.
— Votre Altesse, calmez-vous, je vous prie. Ce n’est encore qu’une hypothèse.
— Pardon. Mais mon frère s’inquiétait sans cesse pour Dame Elizabeth, à un point qu’il était difficile à voir. Il la soutenait de tout son cœur… et pourtant…
Le visage plissé d’une amertume contrite, le prince Osvalt baissa les yeux. Sa frustration devait être incommensurable. À le voir si meurtri, je ne trouvais pas de mots pour l’apaiser, mais je savais ce que je devais faire.
— Je parlerai au défunt Pape pour mettre la vérité au jour.
Hadès, le dieu des Enfers, disposait d’un sort permettant de communiquer avec les âmes des morts. Si je parvenais à maîtriser ce sort, je pourrais tout éclaircir. C’était la meilleure façon d’aider Son Altesse.
* * *
— Comme je m’y attendais, c’est très difficile.
En essuyant la sueur qui me coulait du front, je ressentis une tension comme jamais encore.
L’amplification de la puissance magique était une technique de magie ancienne, que j’avais déjà maîtrisée. À présent, je m’exerçais à la concentration de la magie en un point, une technique d’exorcisme.
— Alice et Erza m’avaient donné quelques conseils, mais ce n’est vraiment pas si simple… Ah !
Je poussai un cri lorsque la magie à mes doigts explosa dans un grand crépitement. Comme je me couvrais d’une Robe de Lumière pendant l’entraînement, je n’étais pas blessée. Je ne pouvais toutefois m’empêcher de penser que si cela arrivait alors que la magie n’était concentrée qu’au bout de mes doigts, faire circuler la puissance divine dans tout mon corps exigerait des efforts minutieux.
— Dame Philia ! Quel était ce bruit à l’instant ? C’était vraiment fort.
Ayant entendu l’explosion, le prince Osvalt accourut à mes côtés, affolé. L’avais-je effrayé ? Il devait être inquiet. D’un air soucieux, Son Altesse me regardait comme si elle voulait dire quelque chose.
— Ce n’était qu’une petite erreur. Comme je vous l’ai dit l’autre jour, si je m’exerce en me couvrant ainsi d’une Robe de Lumière, je peux éviter d’être blessée par les déflagrations de puissance magique et atténuer le danger.
Après de longues recherches, j’avais découvert que presque tous les cas de blessures mortelles lors des tentatives de maîtrise de la magie divine provenaient d’explosions magiques accidentelles. Je m’étais dit qu’en portant une Robe de Lumière, je pourrais m’en protéger en absorbant toute explosion accidentelle pendant l’entraînement. À présent, je mettais cette théorie à l’épreuve. Comme on pouvait s’y attendre, il y eut d’abord quelques ratés magiques, mais j’avais jusqu’ici évité toute blessure grave.
— Eh bien, ne vous surmenez pas. Si cette méthode ne fonctionne pas, vous pourrez en essayer une autre.
— Pas d’inquiétude. Je suis certaine de réussir. Je vais acquérir la magie divine pour maîtriser ce sort divin. Supportez-moi encore un peu.
— Je m’inquiète, voilà tout. Je ne vous ai jamais entendu prononcer le mot « impossible », Dame Philia.
— Vraiment ?
Il avait raison. D’expérience, le travail acharné menait au succès, et je n’avais sans doute jamais exprimé de doute devant Son Altesse. Il restait pourtant bien des domaines où je peinais : la cuisine et l’art de tenir une conversation intéressante continuaient de me déconcerter.
J’espérais naturellement m’attaquer un jour à ces points faibles. Je voulais montrer mes progrès au prince Osvalt, de retour à Parnacorta ; m’appliquer dans les domaines où j’excellais était à tout le moins la moindre des choses.
— Veuillez vous écarter, Votre Majesté. Je vais recommencer. N’allez pas vous laisser prendre dans la déflagration.
— Euh, d’accord. Je me répète, mais tâchez de ne pas trop forcer.
Une fois le prince Osvalt en retrait, je repris mon entraînement. La fois précédente, j’avais perdu ma concentration en cours de route ; c’était l’erreur dont je devais me méfier plus que tout.
— Je vais commencer par amplifier la puissance magique au bout de mes doigts. Puis je concentrerai mon attention en un seul point.
— La lumière que vous émettez devient de plus en plus intense…
— Je dois me concentrer. Je maintiens ma concentration et je convertis ma puissance en magie divine.
— Ouh ! Quelle est cette lumière ? Elle est si vive ! Aussi éclatante que le soleil !
En irradiant d’un éclat aveuglant, je convertis la magie à mes doigts en magie divine.
Argh. Mes doigts étaient lourds comme du plomb, et j’avais l’impression que le moindre tressaillement risquait de déclencher une nouvelle explosion.
— Haa… haa… Je dois me concentrer. Je dois canaliser davantage de magie en un seul point…
— Dame Philia !
— L’échec n’est pas permis !
La lumière pâlit lentement, miroitant comme un prisme.
Sans surprise, il était difficile de garder le contrôle. Pourtant, je tins bon. Pour utiliser le sort divin, il me faudrait faire circuler la puissance magique dans tout mon corps… mais la première étape avait réussi.
— Ouf… Je suis un peu fatiguée, à présent.
Comme je chancelais, peinant à rester debout, le prince Osvalt me retint dans ses bras.
— Vous êtes plus épuisée qu’après notre excursion en montagne. Il est temps de faire une pause. Gaspiller vos forces maintenant entraînera des problèmes plus tard.
Une pause ? Je comprenais bien ce que le prince Osvalt voulait dire. Une attention qui se dégradait me rendait moins efficace. Il devait se rendre compte des risques de s’entraîner dans un état imparfait.
Autrefois, j’aurais sans doute campé sur mes positions et continué quoi qu’il arrive. À présent, toutefois, je pensais d’abord à rester en vie. Mon ambition était de rentrer au royaume de Parnacorta avec Son Altesse à mes côtés. Je ne voulais pas compromettre ma santé sans raison.
— Je suivrai votre conseil et je vais faire une pause, Votre Altesse, dis-je.
— Bien. C’est préférable, dit le prince. — Je sais que vous ne voulez pas perdre de temps, mais rester au manoir ne vous donnera peut-être pas la tranquillité d’esprit nécessaire. Et si nous allions nous promener dans le parc que Klaus nous a montré l’autre jour ? Cela nous aidera peut-être à nous aérer l’esprit.
J’acceptai respectueusement l’offre de Son Altesse. Ce jour-là, pas un nuage à l’horizon, et la brise était d’une fraîcheur délicieuse.
À mon arrivée à Parnacorta, l’idée même de faire une pause ne me traversait jamais l’esprit. Je me souvenais de l’inquiétude que cela avait causée à Lena et à Leonardo. L’entraînement rigoureux que j’avais enduré pour devenir une Sainte respectable m’avait donné confiance en mon endurance, mais j’avais fini par comprendre qu’avoir trop foi en sa propre force était en soi un danger. En chemin, j’avais sacrifié ma capacité d’émotion, oubliant comment sourire et exprimer mes sentiments.
— Quelle bonne idée. Je serais ravie de vous accompagner, dis-je.
— Parfait. Laissez-moi appeler un carrosse.
Souriant plus largement qu’à l’ordinaire, le prince Osvalt m’aida à monter dans le carrosse.
Le royaume de Dalbert était un lieu véritablement pittoresque. Les citoyens pouvaient goûter un moment de détente dans ses vastes parcs commémoratifs, et la plupart des habitants que nous croisions arboraient un sourire.
C’était précisément pour cela que je voulais que Dame Alice continue de servir comme Sainte du pays. C’était elle qui avait préservé le bonheur de ses citoyens depuis si longtemps.
— Il nous faudra bientôt rentrer, dis-je. — Mammon a emmené Alice à Parnacorta hier. L’étau se resserre.
Craignant que le Grand Cercle de Purification ne perde de son efficacité, j’avais demandé à Mammon si je pouvais rentrer un moment, mais il me l’avait refusé. Lorsqu’elle vit dans quel mauvais pas nous nous trouvions, Alice proposa d’assumer immédiatement la charge de Sainte de Parnacorta. Sans autre recours, je confiai le royaume de Parnacorta à ses soins, en promettant d’y revenir dès que je le pourrais.
— J’ai toujours voulu avoir l’occasion de vous rendre la pareille, Philia. Ne vous en faites pas. Je crois en vous.
Je regardai Alice passer par l’embrasure que Mammon, tout sourire, venait d’ouvrir, puis je promis de me montrer à la hauteur de ses attentes. Pourtant, si souvent que je raffermisse ma résolution, cela ne me paraissait jamais suffisant.
— Souvenez-vous, prenez votre temps, dit le prince Osvalt. — Dame Alice ne voudrait pas que vous vous précipitiez au point d’y laisser votre santé.
— Pardonnez-moi. J’ai encore du mal à comprendre ces « pauses » et ces « moments de distraction »…
— Autant j’apprécie vos tournures de phrases uniques, autant j’espère que vous vous habituerez vite à vous détendre.
— Y avait-il quelque chose d’inhabituel dans ma façon de parler ?
Ma façon de parler semblait paraître singulière à Son Altesse. Quelle étrangeté. Elle affirmait aimer un trait inhabituel de mon caractère. Neuf fois sur dix, j’en aurais conclu que c’était elle qui était étrange, mais une gêne timide m’envahit à la place. Je remarquai que mon cœur s’était mis à battre plus vite. Cela n’avait aucun sens, nous tenions une conversation des plus ordinaires.
— Non, je vous prie de m’excuser. J’aime votre singularité, vous n’avez aucune raison de changer.
— Soit, mais en quoi suis-je si unique ?
— C’est touchant de vous voir tout prendre avec un sérieux extrême. Je crois vous l’avoir déjà dit.
— Comment ?
Je ne comprenais pas. Pourtant, j’eus l’impression qu’il m’avait déjà dit quelque chose de semblable.
Puis cela me revint. Il avait tenu un propos similaire lorsqu’il m’avait demandé ma main ; il ne m’avait pas semblé approprié de l’interroger là-dessus à cet instant. Je ne pensais pas qu’on pût être à la fois touchante et sérieuse, mais le prince Osvalt semblait avoir des goûts peu communs.
— Eh bien, je devrais peut-être vous inviter à souffler quand il me semblera que vous en avez besoin. À bien y réfléchir, ce sera parfait pour moi. J’aurai le plaisir de vous inviter à faire quelque chose.
Je me mis à rire.
— Et j’aurai le plaisir de recevoir davantage d’invitations.
— Exactement. Vous êtes très bien comme vous êtes, Dame Philia.
Son Altesse rit à son tour.
J’avais désormais dans ma vie quelqu’un qui pouvait m’aider là où je peinais. M’en remettre à une personne de confiance n’avait rien de honteux. Je le savais à présent. J’avais appris à me laisser porter par la bonté de Son Altesse et à y trouver de la joie.
— Tenez, nous sommes au parc. Attention à votre marche.
— Merci.
Je pris le prince Osvalt par la main et descendis du carrosse. La vive lumière du soleil se réfléchissait sur la fontaine et formait un éblouissant pont arc-en-ciel. Tandis que je le contemplais, le prince Osvalt s’approcha discrètement de moi et partagea le même spectacle.
— C’est vraiment un bel endroit. Nous devrions peut-être construire une fontaine à Parnacorta.
— Si vous le souhaitez, j’en dresserai les plans.
— Est-ce là l’un de vos devoirs de Sainte ?
— Non, je ne dirais pas cela. Je veux seulement me détendre ainsi avec vous, Votre Altesse.
Son Altesse et moi bavardâmes en parcourant le parc. Il était plus fréquenté que la dernière fois. Certains visiteurs portaient des vêtements inhabituels.
— Je pense que ce sont des touristes venus d’au-delà du continent, dit Son Altesse. — Dalbert entretient des liens avec des contrées lointaines.
— Ils accueillent activement des gens d’outre-mer et adoptent leur technologie et leur culture, n’est-ce pas ? Les pays de l’autre côté de l’océan ont mis au point des techniques de construction navale qui permettent aux navires de supporter des traversées dangereuses, si bien qu’ils peuvent franchir les eaux avec un risque minimal. J’ai entendu dire que Dalbert projetait de construire de grands navires pour envoyer des étudiants à l’étranger, mais la navigation n’a pas été aisée.
La mer n’était pas exempte de monstres, aussi fallait-il un moyen de maintenir en permanence une barrière à bord durant le voyage. On avait même évoqué l’idée d’emmener des Saintes en mer, mais la seule à l’avoir jamais fait était Fianna. Aucun pays ne voulait laisser sa Sainte, son bien le plus précieux, s’aventurer au-delà du rivage.
Il semblait que d’autres terres utilisaient leurs propres techniques pour traverser l’océan en sécurité, mais celles-ci n’avaient pas été partagées avec Sedelgard.
— Fianna était incroyable. Elle a parcouru le monde.
— J’ai vu des fragments des souvenirs de Fianna. Ils étaient véritablement impressionnants. Elle passa des années à voyager de pays en pays, purifiant chaque nation de ses démons.
Je contemplai la statue de bronze de la Sainte Salvatrice Fianna en repensant à son héroïsme.
Notre continent n’était pas le seul à avoir été plongé dans la crise par Asmodeus et ses sbires. Dame Fianna s’était lancée dans une grande aventure, résolue à secourir aussi des nations hors de son propre continent.
— Je l’envie d’avoir pu parcourir le monde. J’en rêvais quand j’étais enfant, dit le prince Osvalt.
— L’un des compagnons de Dame Fianna vous ressemblait, tout comme vous, honnête, droit, mû par un vif sens de la justice. Je crois comprendre que son rêve était, lui aussi, de prendre la mer. Peut-être les hommes ont-ils tendance à idéaliser de telles aventures.
— Oui, vous n’avez peut-être pas tort. Mon frère aîné a traversé une phase semblable.
— Le prince Reichardt ?
La chose me surprit. Je me pris soudain à me demander quelle relation entretenaient le prince Reichardt et le prince Osvalt lorsqu’ils étaient enfants.
— Avant de commencer sa formation en vue du trône, Reichardt était encore plus turbulent que moi. Ah, ne le répétez à personne.
— Je n’en dirai rien à âme qui vive.
— Il n’était encore qu’un enfant quand lui et Dame Elizabeth sont devenus amis. Malgré sa santé fragile, elle fut attirée par lui, et tous deux tombèrent amoureux. Au moment de leurs fiançailles, toutefois, il était devenu un élève modèle.
— Vraiment ?
Chacun avait, semble-t-il, sa propre histoire.
Moins d’un an s’était écoulé depuis ma rencontre avec le prince Osvalt, notre parcours commun restait donc relativement court. Il était bien trop tôt pour que nous nous adonnions aux souvenirs. Que notre temps passé ensemble devînt une histoire mémorable sur laquelle revenir dépendait de mes décisions à venir.
— Autant le prince Reichardt m’intrigue, autant c’est votre enfance qui m’intéresse davantage, Votre Altesse.
Je voulais en savoir plus sur le prince Osvalt. Je n’étais plus satisfaite d’avoir pour moi seule l’avenir de Son Altesse ; je désirais aussi connaître son passé. C’était le signe de l’ampleur de mes sentiments pour à son égard. Fût-ce gourmand, j’aspirais à ce que nous partagions nos avenirs et nos passés. Un jour, je voulais que nous puissions, nous aussi, parler de nos souvenirs.
— Je vous dirai tout ce que vous voulez savoir. Mais ensuite, je veux entendre comment vous étiez enfant, Dame Philia.
Tous deux, nous nous assîmes sur le banc devant la statue de bronze de Dame Fianna et parlâmes de nos passés. Je n’avais jamais imaginé qu’apprendre à connaître l’être aimé pût emplir le cœur d’une joie si grande.
— Rien ne me rend plus heureux que d’être avec vous, de voir votre visage et de vous parler.
J’eus un rire.
— Vous m’ôtez les mots de la bouche, prince Osvalt. J’en suis un peu contrariée.
— Ah, pardonnez-moi. Si Reichardt apprend que j’ai manqué de galanterie, il sera de nouveau furieux contre moi. Ha ha ha.
J’aurais voulu que nous riions encore un peu ensemble ; une minute de plus m’aurait suffi.
Je n’étais pas la seule à le souhaiter.
Si cela signifiait que nous pouvions continuer à nous regarder, à partager nos sentiments et à passer du temps ensemble, j’avais le sentiment que nous pourrions tout surmonter.