THE KEPT MAN t1 - CHAPITRE 4
L’homme entretenu connaît sa place dans le monde
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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Harmonisation : Raitei
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Dans les histoires, les personnages se font toujours assommer avant de se réveiller prisonniers dans un lieu inconnu. Dans mon cas, cependant, parce que j’étais foutrement coriace, je n’avais pas perdu connaissance. J’avais simplement été bâillonné et ligoté, puis Polly et ses compagnons masculins m’avaient jeté dans une calèche. Après un trajet houleux, ils me poussèrent devant un manoir du quartier huppé, au nord de la ville.
Ils me conduisirent dans un sous-sol et attaché à une chaise. Il y avait des taches de sang sur les murs et le sol en pierre. Je ne savais pas quel riche possédait cette maison, mais il avait un goût sacrément tordu pour avoir fait construire une pièce spécialement conçue pour faire souffrir les gens. La porte de fer par laquelle nous étions passés était verrouillée, elle aussi. Je fermai les yeux en attendant, car j’avais mal au crâne, et ce fut un seau d’eau renversé sur ma tête qui me réveilla. Devant moi se tenait un noble inconnu, accompagné de ce que je supposai être ses gardes personnels, et de Polly.
— Tu es réveillé ? Voilà un an que je meurs d’envie de te revoir.
Elle respirait la confiance, l’arrogance et le contrôle. Et sa façon de parler était d’une telle familiarité. Elle avait les cheveux blonds et courts, des taches de rousseur, et des traits agréablement décalés. Mais elle n’avait plus rien à voir avec la Polly que je connaissais. Elle pouvait bien se couper les cheveux et les teindre, sa personnalité n’était pas censée changer sur un simple coup de tête.
— Ça fait longtemps. J’ai été surpris de voir à quel point tu avais changé.
— J’imagine, répondit Polly en tapant du pied avec assurance. — Voilà qui je suis. La vraie moi. Regarde. Tu ne trouves pas ça incroyable ?
Tout cela n’était qu’une vaste mise en scène. Elle esquissa quelques pas de danse, à deux doigts de se mettre à chanter.
— Je suis déçu, dis-je en prenant soin de soupirer.
Il y avait des taches sombres sur la peau de son cou.
— Même toi, tu as fini par y succomber.
Il y a un an, Polly fut une femme bien sombre. Elle buvait trop, faisait des crises et se mettait en colère à tort et à travers. Mais elle ne s’était jamais abaissée à prendre de la drogue.
— C’est tellement bon. C’est incroyable. Je n’arrive pas à croire à quel point j’étais stupide de m’en faire autant pour ça. Et c’est pareil pour ma tête. J’étais toujours embrumée, mais une seule petite prise et j’ai l’esprit aussi affûté qu’un rasoir.
Elle leva un sachet aussi gros que son visage.
— Qu’en dis-tu, Matthew ?
— Non merci, répondis-je fermement.
La princesse chevalier n’était pas la seule que j’avais vue devenir accro à cette saloperie. En remontant jusqu’aux Lames Infinies…non, depuis mes tout débuts comme mercenaire, j’avais vu bien trop d’imbéciles bousiller leur vie avec ça. C’est pour ça que je haïssais ce truc à ce point.
— Oh, dommage.
Elle me lança un sourire espiègle, plongea un doigt dans le sachet et lécha la poudre blanche qui y restait collée. Son visage se transforma, traversé d’une extase absolue. Vu son expression, je pouvais deviner qu’elle était tombée accro à bien plus que de la simple Release.
— Où étais-tu, et avec qui ?
Polly n’était pas capable de survivre seule. Il y avait forcément quelqu’un avec elle.
— Un prince, dit-elle.
Je crus d’abord que la drogue lui avait déjà grillé le cerveau, mais il y avait dans ses yeux une admiration manifeste, sinon une véritable adoration.
— Il est arrivé tout de suite après que tu m’aies laissée. Et il m’a sauvée de cette ville horrible et dépravée. Mon prince.
— Ah, tu parles de lui ?
Je jetai un coup d’œil à l’homme debout derrière Polly.
Il devait avoir un peu plus de trente ans. Des cheveux roux soigneusement coiffés, un visage dur, mais noble, un corps athlétique et des vêtements de qualité.
— Je vois que tes goûts ont changé. Tu te laisses attendrir par des petits coqs de basse-cour, maintenant ?
— Ah. Voilà donc le plaisantin dont on m’a tant parlé, dit l’homme en s’avançant d’un pas pompeux. — On ne lui sent pas l’ombre d’un bon élevage. Un rat de caniveau sans talent, de basse extraction.
— Et ça fait de moi quelqu’un de meilleur que toi.
L’homme, qui était un ancien noble de Mactorade, pâlit instantanément.
— Tu m’as bien eu, admit-il.
— Ce ne serait pas très drôle comme blague. Tu cherches peut-être à cacher ton insigne, mais ces vêtements ressemblent beaucoup à ceux que porte ma princesse chevalier. Ce n’est pas une mode très répandue par ici. Et ta coupe est très soignée.
C’était assez évident : c’était un ancien noble du royaume de Mactarode. S’il n’était pas de la famille royale, il devait au moins être comte. Ça commençait à expliquer pourquoi on m’avait enlevé.
— Donc, je suis un appât pour faire venir Arwin.
Elle devait sûrement faire obstacle à un plan visant à s’emparer de l’héritage du royaume. Mais s’ils l’attaquaient directement, ils ne gagneraient jamais. Ce petit coq de basse-cour avait peut-être un peu de talent au combat, mais Arwin était nettement plus forte.
— Ton intuition est juste. C’est vrai, admit l’homme, pour une raison inconnue.
Polly se chargea de le présenter.
— Voici Roland William Mactarode. Comme tu l’as deviné, il est le fils d’un marquis de Mactarode. Et il va bientôt hériter du titre.
— C’est ce que je pensais. Je pouvais le deviner à sa tête d’ahuri. Comme le cul couvert de boutons d’un gobelin.
Le gobelin… pardon, le petit coq de basse-cour me donna un coup de poing.
— Tu ne devrais pas l’insulter. C’est le cousin de la princesse chevalier et l’un des héritiers possibles du trône de Mactarode. Je suis désolée pour ses manières ignobles, Seigneur Roland, dit Polly, prenant garde à ne pas fâcher son prince. — Il est le troisième fils d’un marquis, et puisque tous ses frères sont morts dans la grande invasion de monstres, il est désormais l’héritier.
— Ancien héritier, corrigeai-je en ricanant. — Le pays n’existe plus depuis longtemps.
Cette fois, il daigna me donner un coup de pied dans le ventre. La chaise bascula en arrière avec moi dessus, et Polly dut me redresser.
Merci, ma chérie. Ça va vraiment faciliter la prochaine claque.
— J’ai une question pour Son Altesse. Pourquoi as-tu sauvé Polly ?
Elle s’était convaincue que je l’avais abandonnée, puis avait erré dans la ville dans un sale état. Elle devait ressembler à un vrai sac.
— C’était un hasard. Ou peut-être devrais-tu appeler ça le destin, expliqua-t-il, racontant que sa calèche roulait de nuit quand elle avait croisé une femme en train de crier. — Elle était dans un état épouvantable. Je l’ai prise sous ma garde, pensant qu’elle avait subi quelque catastrophe. Elle semblait bien connaître la ville, alors j’ai pensé qu’elle pourrait être une bonne guide. En plus, quand j’ai vraiment regardé son visage, j’ai réalisé à quel point ses traits étaient beaux.
Polly rougit. Voilà comment Polly la rêveuse avait rencontré ce petit coq de basse-cour et s’était mise à le voir comme un prince.
— C’est à ce moment-là que tu lui as refilé de la drogue ?
Je voyais clair dans le plan de Son Altesse. Elle n’était qu’un cobaye pour confirmer les effets de la drogue. Une putain vulgaire et sans instruction était le sujet parfait. Et les tests s’étaient si bien passés qu’il avait fini par l’utiliser un peu comme une servante. Une fois son usage terminé, on pouvait la jeter sans problème. Un outil bien pratique.
— Elle semblait avoir perdu confiance après que tu l’aies abandonnée. Alors c’était un petit remontant. Une petite dose, c’est complètement inoffensif.
— Oui, c’est exactement le genre de phrase qu’on prononce quand on pousse quelqu’un dans un marais sans fond.
« Juste un peu », « une petite dose », « un tout petit échantillon ». « Je vais m’en sortir ». « D’autres y arrivent très bien ». Ce qui est drôle, parce que si tu glisses au bord d’une falaise, la seule direction, c’est vers le bas. C’est ce qui est arrivé à une certaine princesse chevalier, quelque part, si mes souvenirs sont bons.
Bande de cons.
— Eh bien, c’est très louable de ta part d’offrir ta bonté à une femme de passage, alors que ton pays s’effondre autour de toi.
— Il n’est pas tombé. Mactarode renaîtra. Il renaîtra, oui ! Ce sera un nouveau pays, sous l’œil vigilant de notre Dieu tout-puissant.
— Ouais, il faut bien ça, hein ? dis-je.
Il venait dans un autre pays perdre son temps avec des plans comme celui-ci. Clairement, c’était juste un riche enfant gâté qui n’avait rien de mieux à faire.
— Tu n’avais vraiment pas besoin de me prendre en otage. Il y a plein d’assassins à embaucher.
— Le but n’est pas simplement de la tuer.
Bien sûr, toute personne susceptible de tirer profit de la mort d’Arwin était suspecte. Si mal joué, la prétention de Roland au trône elle-même pourrait être remise en cause. La meilleure option aurait été qu’elle se fasse dévorer par des monstres dans un donjon, mais elle continuait de survivre à ses aventures, au grand dam de Roland.
— Au départ, je comptais l’abrutir à la drogue il y a un an, pour en faire une totale dépendante. Puis je comptais lui en offrir davantage en échange du trésor secret.
— ……
Voilà donc ce qui avait amené ce charmant monsieur dans notre ville prospère. Quelle merveilleuse idée. Je souhaitais qu’il meure étouffé par ses propres pets.
— Mais ce plan n’est plus nécessaire. Parce qu’elle t’a trouvé, son chien errant.
Cela avait fait baisser la cote de la princesse chevalier chez les nobles survivants de son royaume. Certains parlaient même de lui retirer son droit au trône. Pas qu’ils en aient le pouvoir, mais ils étaient assez pompeux pour penser pouvoir le faire.
Brûlez en enfer, tous autant que vous êtes.
— C’est pourquoi j’avais la permission de l’ignorer. Mais la situation a changé.
Il expliqua qu’un certain nombre d’autres prétendants étaient soudainement morts, ce qui faisait revenir la prétention d’Arwin au trône en grâce auprès d’une faction des nobles restants.
— Incroyable ! Comment cette putain pourrait-elle être la future reine ?!
— Elle est toujours mieux qu’un incompétent petit coq de basse-cour.
Il me frappa encore. À mains nues, ça ne faisait pas mal, mais c’était humiliant.
— Tu es sûr de ne pas aller un peu trop vite avec toute cette histoire d’héritage du trône et de future reine ? Souviens-toi, ton pays est complètement envahi par des monstres, excréments et pisse de leur part inclus. Tu n’as jamais entendu le proverbe : « Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué » ?
— Silence !
— Et d’abord, est-ce que restaurer le royaume ne demande pas de conquérir le Millénaire du Soleil de Minuit et de s’emparer de son trésor au cœur du donjon ? Si tu exiles la princesse chevalier avant ça, comment comptes-tu l’obtenir ? Tu vas te lancer dans ce donjon, toi ?
— Ce n’est pas la seule terre qui existe. Il y a plein de manières de restaurer un royaume. Beaucoup plus pratiques que de chasser une armée de monstres, d’ailleurs.
Je dus lui reconnaître ça. Je n’avais cessé de le dire, encore et encore.
— Et que comptes-tu faire d’elle quand elle viendra ici ? La tuer ?
— Je ne ferai rien de tel, ricana Roland. — Je veux simplement confirmer les horribles rumeurs qui courent à son sujet.
— Tu crois être malin, mais ta partie basse est très honnête. Cette dernière est déjà dressée.
Son poing s’abattit de nouveau. La quatrième fois.
— Polly ! Coupe-lui la bite !
— Mais enfin, comment peux-tu suggérer une chose pareille ? C’est si effrayant que j’en rétrécis déjà.
Polly fixa mon entrejambe avec une affection à peine dissimulée.
— Elle me semble bien vivante, en tout cas.
— Hélas, mon petit garçon est dans sa phase rebelle. Il n’écoute plus son père.
— Alors, je suppose qu’il va falloir l’aider à quitter le nid, non ?
— Eh bien, il peut être un vilain garçon qui défie son père, mais on est toujours liés à la hanche, on peut dire. Parfois, une petite rébellion peut être touchante. Tu l’adorais aussi autrefois, tu te souviens ?
— Alors réponds à ça, lança-t-elle, ses yeux devenus aussi pointus que des harpons. — Où est passé le stock de Release de Tri-Hydra ?
— Que veux-tu dire ? demandai-je.
— Tu te souviens d’Oscar ? L’ancien mec de Vanessa.
— Ah oui, ce nom me revient. Mais pas son visage.
— Il a détourné une partie du stock de Tri-Hydra pour la donner au Seigneur Roland. Mais juste avant que la transaction ait lieu, Oscar a tout simplement disparu. Peu après, le groupe Tri-Hydra lui-même s’est effondré, et maintenant on ne peut plus mettre la main sur cette Délivrance.
— Il doit sûrement cavaler tout seul quelque part, hein ?
— C’est ce qu’on pensait. Alors on a passé l’année à le chercher partout, mais impossible de le retrouver.
— Pas de chance, hein ? Dommage.
J’allais lui dire de garder le moral quand un fracas énorme me coupa la parole.
Polly avait frappé le mur avec sa massue. La pointe s’y était fichée, envoyant des éclats de pierre s’éparpiller sur le sol. Comme je l’avais pensé quand elle m’avait frappé plus tôt, même une boule de fer pareille ne pouvait pas avoir tant de force avec un bras de femme derrière. C’était sans doute un effet de la drogue qui lui donnait une force décuplée. Les expériences du petit coq de basse-cour fonctionnaient.
— Oui, on a échoué, dit Polly en souriant. — Cette ville est la seule qui reste. Je parie que quelqu’un a déjà tué Oscar. Il avait beaucoup d’ennemis à cause de ses sales affaires.
— Peut-être.
— Mais il n’y a aucun signe d’un nouvel arrivage de Release sur le marché. Le seigneur Roland en est donc venu à soupçonner que sa réserve est cachée quelque part dans cette ville.
— Mes condoléances.
Il y avait donc un véritable trésor de drogue pourrissant dans cette ville ?
— Foutez-moi la paix, vous voulez bien ? Je n’étais pas proche d’Oscar, et je ne sais pas où est son stock. C’est vrai je le jure devant les dieux.
— Quand es-tu devenu aussi dévot ? Tu détestais les prêtres avant. Chaque fois qu’on passait devant une église, tu la frappais du pied, tu lui crachais dessus, ou tu pissais sur le mur, dit-elle.
Quel dommage quand les gens se rappellent de tes bêtises de jeunesse.
— Mais il semble que tu ne saches vraiment pas, continua-t-elle. — Ce n’est pas grave. Et la quantité que tu as volée, alors ?
Pendant un instant, je fus complètement perdu.
— Tu es le seul à pouvoir être responsable. L’entrepôt de Tri-Hydra était entièrement rempli de Release il y a un an. Mais au moment où les gardes sont arrivés, il était en feu. Tout est parti en fumée. Mais une partie du contenu avait disparu. Presque tous les survivants ont été arrêtés, donc les seuls qui ont pu emporter la drogue, c’est la princesse chevalier et toi.
— Ah, ça, dis-je, comprenant soudainement. — C’est l’endroit où ils retenaient les gamins. Tu sais qu’ils étaient aussi impliqués dans des enlèvements, non ? C’est Arwin qui a sauvé les mômes.
— Menteur, cracha Polly. — Nous avons des preuves. Une petite quantité de Release circule dernièrement. Et c’est la même formule que celle que produisait Tri-Hydra.
J’étais stupéfait.
— C’est toi qui la fais fuiter, hein ?
— Non, non. Ce n’est pas moi. Honnêtement, je ne sais pas de quoi tu parles, protestai-je. — Plus de Release dans les rues ? Je venais juste d’achever Terry de la Griffe du Tigre. Était-ce son dernier stock ? Ou celui de quelqu’un d’autre ?
— Si tu continues à faire l’idiot, tu vas en payer le prix. Pas un prix trop dur, cela dit. Ça te procurera seulement des frissons.
— Tes goûts ont changé cette dernière année ? me demandai-je. — Tu adorais jouer au petit cheval avant.
— Toujours le cas. Mais j’ai découvert que j’aimais aussi tenir le fouet.
Ce n’était pas un jeu que j’appréciais vraiment.
— Je ne trouve pas excitant d’être torturé par des femmes. Ni de torturer, d’ailleurs.
— C’est drôle, parce qu’on a quelqu’un ici qui meurt d’envie de te faire un peu mal.
Polly claqua des mains. Un homme d’une vingtaine d’années s’avança. Il portait une armure en cuir sale, des bottes craquelées, des gants en cuir. Il avait l’air d’un aventurier, mais il tenait une masse métallique cloutée et une lame effroyable, les outils d’un autre métier. Avait-il changé de classe pour devenir bourreau ?
Eh, les jobs étaient rares ces temps-ci.
— C’est toi Matthew ? Il ricana méchamment. Enfin, le jour où je vais te tuer. Ça fait longtemps, trèèès longtemps que j’attends.
— Pardon, on s’est déjà vus ? Ah, tu serais ce singe dont j’ai volé la nourriture par accident il y a quatre ans ? Désolé, j’étais vraiment affamé ce jour-là.
Il me gifla du revers de la main.
— Je m’appelle Norman ! Tu as tué mes frères, Nathan et Neil ! Nash m’en a parlé avant de disparaître ! Tu l’as tué aussi, hein ?!
Ça tenait la route, mais en même temps, c’était rageant. Ce barbu allait devoir m’offrir un verre pour ne pas avoir mentionné ce détail.
— Maintenant, je suis le dernier des quatre frères… mais les Cieux veillent sur moi pour que je puisse venger ma famille. C’est un soulagement, je te le dis.
— En parlant de soulagement, je suis content d’avoir la confirmation que tu es le dernier. Tu pourrais passer un message à maman et papa ? Dis-leur juste… de ralentir un peu, peut-être ?
Des étincelles et des étoiles jaillirent de mes yeux. Entre la gifle et ce coup, il savait frapper.
— Si tu ne nous dis pas ce qu’on veut savoir, il va t’arracher les dents et t’écorcher le visage. Tu trouves pas ça effrayant ? C’est quoi ton plan maintenant ?
— Je n’ai pas de plan. Je ne peux pas te dire ce que je ne sais pas, dis-je, ignorant la menace de Polly d’un haussement d’épaules. — Voilà un avertissement. Tu ferais mieux de couper les ponts avec ces types tout de suite. Une fois que tu auras fait une erreur terrible, il sera déjà trop tard. Tu as oublié ce qui s’est passé l’année dernière ?
Le sourire disparut de son visage.
— Tu parles de Maggie ?
— Exact. Tu as vendu sa fille, Sarah, à des hommes ignobles pour une somme dérisoire. Tu lui as fait vivre un enfer. Tu l’as regretté, non ? Et tu as tout de suite bu tout l’argent que tu avais reçu. Tu es revenue me coller et pleurer.
— C’est vrai. Je l’ai fait, murmura-t-elle, la tête baissée. — J’étais idiote. J’ai vendu Sarah sans réfléchir.
— Toi-même tu dis que tu es plus intelligente maintenant. Tout le monde fait des erreurs. L’important, c’est ce qu’on en apprend. Tu devrais donc savoir à présent quelle est la bonne décision.
— Oui, Matthew. Tu as raison, dit-elle en hochant la tête. — Tu vois…
Elle releva la tête. Je frissonnai ; son sourire était si éclatant qu’il en devenait déplacé. Un sourire pur, empli d’une foi absolue et inébranlable en sa propre justice.
— Cette fois, je me suis assurée qu’elle ne pourrait être vendue à personne.
Mon esprit se vida. Je compris ce que Polly voulait vraiment dire et refusai catégoriquement d’en saisir la portée.
— Tiens, regarde.
Elle plongea la main dans son sac et lança un objet à mes pieds. Mon souffle se coupa net. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas maudit d’avoir une intuition aussi juste.
C’était une main d’enfant, tranchée au poignet.
— Il y a environ un mois, alors que je cherchais Oscar, je l’ai aperçue avec Maggie. Elles étaient si heureuses ensemble. Et ce serait tellement triste que quelqu’un comme moi les sépare à nouveau. Alors j’ai fait en sorte qu’elles ne puissent plus jamais être séparées, dit-elle avec une joie malsaine.
Jamais auparavant je n’avais ressenti une telle répulsion viscérale envers une femme dont j’avais un jour été amoureux.
— Après avoir coupé leurs mains, je les ai liées ensemble. N’est-ce pas beau ? Maintenant, elles ne pourront jamais être séparées, continua-t-elle, se tortillant, ivre de ses propres paroles.
Elle ne remarqua pas que Norman et même son cher prince la regardaient avec une consternation silencieuse.
— Le problème, c’est que je n’ai pas bien arrêté l’hémorragie. Alors elles sont toutes les deux mortes. Oh, ne t’inquiète pas. Je me suis assurée qu’elles aient une tombe. Toutes les deux dans la même, bien sûr. Maintenant, mère et fille seront ensemble pour l’éternité. C’est beau, non ?
Je l’entendis rire. J’avais entendu ce rire il y a un an aussi. Elle était alors sombre, faible de caractère et s’excusait sans cesse, mais j’aimais sa façon de sourire. Qu’est-ce qui l’avait changée ? La douleur de son passé ? Roland ? La drogue ? Moi ? Tout ce que je savais, c’est que la Polly que je connaissais n’existait plus dans cette femme.
La main avait été salée pour qu’elle conserve sa forme. La peau était décolorée, mais je distinguais encore nettement des taches d’encre et des marques de stylo sur les doigts. L’image du visage joyeux et plein d’espoir de la fillette traversa mon esprit.
— C’est dommage, Polly, soupirai-je. — Tu t’es vraiment trouvé des penchants vraiment dégueulasses.
Elle ne semblait pas m’entendre. Polly s’était mise à danser comme dans une comédie musicale. Je supposais que ça devait être celle du diable qui dévorait une pauvre mère innocente et son enfant.
— On a assez parlé du passé, non ? intervint Roland. — Tu sais tout de la situation. Si tu ne parles pas honnêtement, tu subiras le même sort que cette malheureuse fille.
Norman se joignit à la conversation.
— Ce ne sera pas une mort facile, non plus. Je vais faire ça lentement et douloureusement, jusqu’à ce que tu abandonnes et que tu me supplies de t’achever.
Ça devenait ridicule.
— D’abord, la seule personne à qui je supplie quoi que ce soit, c’est la princesse chevalier, et je lui dis : « S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît, ne pourrais-tu pas augmenter mon argent de poche ? »
— Et je t’ai déjà dit non.
Nous nous retournâmes tous. C’était sa voix, bien qu’elle n’aurait pas dû être là. La porte de fer était ouverte. Un grand homme brutal glissa tête la première dans l’escalier menant au sous-sol. Et franchissant son corps inconscient pour entrer dans la pièce, il n’y avait personne d’autre que la belle princesse chevalier en personne : Arwin Mabel Primrose Mactarode.
— Apprends à lire entre les lignes, Matthew.
Arwin examina la pièce. Ses sourcils se froncèrent avec un dégoût douloureux en voyant la petite main tranchée. Après une courte prière, elle posa son manteau dessus. Elle soupira ensuite d’un ton las en voyant cette personne.
— Re bonjour, Roland. Je ne pensais pas te rencontrer dans un endroit pareil.
— Impossible… Quoi… ? Comment… ? bafouilla-t-il, abasourdi.
— Il ne passe pas inaperçu, répondit-elle en relevant son joli menton dans ma direction. — Même tôt le matin, les gens observent. Un mendiant l’a vu être chargé dans une calèche. Il n’a pas vu le visage de Matthew, mais il a dit : « Il n’y a qu’un seul faible dans cette ville avec une carrure énorme qui ne peut pas se battre contre les maigres bras d’une femme. »
— Grossier, dis-je, rougissant.
Arwin me coupa d’un regard, puis se tourna vers Roland.
— J’avais entendu dire que tu avais disparu il y a environ un an. J’étais certaine que tu avais frappé à la porte d’une église quelque part pour entrer dans les ordres… et voilà le résultat de ta conversion au culte du Dieu soleil ? Pathétique.
Pardon ?
— Silence ! s’emporta Roland.
— C’était pareil après la catastrophe. Certains t’ont reproché d’abandonner la foi de tes ancêtres, mais je connais la douleur de perdre sa famille. Je ne me suis pas opposée à ça, parce que je pensais que tu méritais la paix de l’âme. Mais à la place, tu as abandonné tes devoirs et succombé à ta nouvelle foi. C’est pour ça que ton père a renoncé à toi.
— Renoncé à lui… ? interjetai-je. — Je croyais qu’il était censé être l’héritier du titre de marquis.
Arwin secoua la tête.
— Il fut un temps où cela aurait pu être vrai. Mais il a été déshérité après avoir offert les bijoux de famille, héritage ancestral, à l’église du Dieu Soleil. Il n’est plus que Roland maintenant, rien d’autre.
Ah, donc un ancien noble au sens propre. Il s’était laissé engloutir par la religion et avait perdu le chemin de sa vie. Pas la moindre sympathie de ma part.
— Ça ne sert à rien d’avoir simplement des objets précieux de famille. Maintenant, j’entends la voix du Dieu Soleil !
Beaucoup de ceux qui propageaient la religion du Dieu Soleil étaient des scélérats qui forçaient leurs fidèles à travers une discipline impitoyable afin qu’ils aient des « révélations », causant leur mort et leur soutirant des sommes colossales. Tout cela était clairement insensé, mais il y avait toujours plus d’idiots prêts à se faire avoir.
— Je n’imagine pas que ce soit une chose très agréable à entendre. J’aurais voulu pouvoir oublier, mais ce n’était pas une option pour moi. Ça me déprimait.
— Tu dois être Arwin, alors, interrompit Polly joyeusement
C’était comme si elle n’avait rien entendu de ce qui venait d’être dit. Et c’était sûrement le cas. Même avec moi, Polly n’écoutait jamais ce qui ne lui plaisait pas. Elle tournait autour d’Arwin, les yeux brillants et fascinés.
— Tu es tellement belle. J’aurais dû savoir que la chevalière princesse serait dans une autre catégorie. Désolée, mais on n’a pas encore reçu ton invitation. Peut-être au prochain bal.
— Ah oui. C’était une coutume, n’est-ce pas ? répondit Arwin, se rappelant une information désormais sans rapport avec sa situation. — Une invitation à la royauté ne peut pas être envoyée par simple lettre, bien sûr. Soit l’expéditeur, soit l’organisateur de l’événement doit venir en personne, ou un serviteur digne de confiance et de bonne naissance doit être envoyé. Et considère ceci comme un avertissement amical : ne t’appuie pas sur des connaissances incomplètes ou partielles. Tu ne ferais que te ridiculiser.
— Oooh, oui, bien évidemment, Sa Grande et Immense Royauté est tellement différente de nous, pauvres mortels. J’apprends déjà tant de choses rien qu’en me tenant dans sa divine lumière, babilla Polly.
Elle contourna mon dos et appuya le tranchant de son poignard contre ma gorge.
— Eh bien, peut-être que si je demande assez humblement, elle daignera répondre. Pose ton arme, ou tu ne connaîtras plus jamais l’étreinte de ton amoureux ici.
Arwin pinça les lèvres et fronça les sourcils. Elle avait l’air plutôt troublée, mais je la connaissais assez pour savoir que c’était son visage de colère.
— Tu sais, je crois que je ne me suis même pas présentée. Je suis Polly, l’ex-petite amie de Matthew, continua-t-elle, inconsciente de la situation, berçant ma tête.
— Au fait, comment tu tiens le coup ? Matthew est un vrai monstre au lit, non ? C’est le pire quand tu dois bosser le lendemain matin et qu’il ne te laisse pas dormir.
— …
Ah oui. La colère d’Arwin montait définitivement.
— Tu crois que je bluffe ? Que je ne ferais pas de mal à un ex ? Eh bien, tant pis.
Elle tapota la lame du couteau contre ma gorge. Si elle voulait, elle pouvait me trancher la gorge en un instant.
— Pose ton arme !
Arwin ignora sa menace et lança sèchement :
— Ce n’est pas mon amoureux.
Polly fit une moue perplexe.
— Alors, c’est qui ?
— C’est mon homme entretenu.
Un silence s’abattit sur le sous-sol. Il fut brisé par des éclats de rire bruyants.
— Oh mon Dieu, c’est trop fort. Il semblerait que la Princesse Chevalier Ecarlate soit un peu une perverse ! J’ai entendu dire qu’un héros avait sept femmes, mais là, ça doit être le contraire, s’esclaffa Polly en se tenant les flancs.
— Tu as vraiment sombré bien bas, princesse Arwin, lança Roland. Il fit tinter une petite clochette, faisant accourir des hommes armés dans le sous-sol.
Tous avaient l’air de voyous ou d’aventuriers ratés. Ils étaient plus de vingt, un très mauvais signe. Arwin ne serait pas battue en combat singulier, mais être encerclée par une telle masse dans un espace clos, c’était chercher les ennuis.
Mais le pire, c’était d’être coincé dans une pièce avec autant d’hommes sales et en sueur à la fois. J’avais la nausée.
— Tu t’es mêlée à des déchets et tu as déshonoré ta noblesse. Comme je le pensais, cette idée de restaurer le royaume grâce au trésor du donjon n’était qu’un rêve dans un rêve.
— En effet, acquiesça Arwin. — Je suis tombée en disgrâce. Je n’étais pas aussi courageuse ni aussi forte que je le croyais. J’étais faible, lâche, méchante, paresseuse, ignorante, instable. J’ai perdu beaucoup de choses que je ne retrouverai jamais. Si je pouvais redevenir celle que j’étais, je l’arrêterais par la force. Je lui dirais de faire face à la réalité.
Puis elle éclata en un large sourire insolent. Oui, insolent.
— Il y a cependant des choses que je n’ai découvertes qu’en tombant en disgrâce et en m’enlisant dans ce monde brutal. L’ancien moi pouvait être une princesse pure, royale et belle, mais certaines choses, je ne les possède qu’aujourd’hui parce que je me suis baissée pour patauger dans la boue.
— Par exemple ? lançai-je.
Elle sourit froidement.
— Qui a dit que je venais seule ?
Un fracas énorme retentit au-dessus. Le sous-sol trembla, de la poussière tomba du plafond.
— Qu’est-ce que c’était ? Que se passe-t-il ? sanglota Roland, pâle et à quatre pattes.
Un homme à l’allure coriace dégringola les escaliers du sous-sol. Puis un autre. Puis un autre encore. Tous semblaient avoir reçu un coup dans le ventre. L’un ressemblait plus à un chevalier, mais son armure était enfoncée, lui meurtrissant la chair. C’était de la folie. Des pas irréguliers approchaient.
Et effectivement, descendant les marches sur ses courtes jambes, il y avait le barbu. Il portait un casque à cornes, une armure brun foncé, et un simple marteau de guerre appelé Numéro 31, une arme qu’il avait lui-même conçue. Même un énorme dragon plierait là où cette masse le frapperait. Dez, « la Forteresse Mobile », arrivait, armé jusqu’aux dents.
Depuis la Tour du Dieu Soleil, il avait entassé toutes ses armes au fond de son espace de stockage, ne voulant plus voir ce qu’il ne pouvait plus fabriquer. Et maintenant, il les avait ressorties. On ne pouvait qu’en rire.
— Arrête de sourire comme ça, espèce de sac à merde.
— Tu as l’air plus affûté que depuis des années. Un rendez-vous avec ta femme ce soir ?
— Continue de rire, vermine, grogna-t-il, sans vraiment y croire.
Dez asséna un coup à un homme qui l’attaquait, puis arracha à mains nues les cordes qui me retenaient prisonnier. Je me retournai et vis Arwin en plein combat avec quelques hommes de Roland. Comme je le redoutais, elle peinait face à leur nombre.
— Va l’aider, lui ordonnai-je.
— Tu es sûr ? demanda-t-il, signifiant que je serais en danger s’il s’éloignait.
Mais ça ne me posait pas de problème.
— Si tu la laisses se faire ne serait-ce qu’une égratignure, je t’arracherai chaque poil de ta barbe.
— Entendu.
Il me donna un dernier coup de poing dans le ventre pour la chance, puis se dirigea à pas lourd vers elle. Sa démarche était lente, mais assurée. Tous ceux qui se trouvaient entre lui et sa cible furent mis à terre. Il frappa un homme avec son marteau, le souleva d’une main et le lança comme une pierre contre celui qui combattait Arwin. Quelqu’un fonça sur Dez, mais le marteau de guerre le transforma en une purée sanguinolente. Il avait déjà tué plus d’un millier de monstres sans sourciller. Même à l’époque, je ne sais pas si j’aurais pu le battre. Quelques hommes commencèrent à fuir.
— Lui ! Prenez ce type en otage ! hurla Roland, ruinant mon plan de rester en retrait en sécurité.
Maintenant, les brutes venaient vers moi.
Merde, merde, merde.
Je pris la fuite, mais je fus bientôt acculé contre un mur. Je me retrouvais là en compagnie de deux hommes aussi grands que moi, et Norman.
— T’es prêt ? grogna-t-il en haletant, pointant une épée ébréchée vers moi, au lieu de son fouet.
— T’as pas entendu les ordres ? Il a dit de me capturer, pas de me tuer.
— Je m’en fous !
Je pus à peine esquiver. L’épée heurta le mur de pierre, y ajoutant un éclat. Norman secoua son poignet engourdi, mais sa rage ne faiblit pas.
— Vengeance pour mes frères !
Je parvins à sauter de nouveau sur le côté, mais cette fois je perdis l’équilibre. Les deux grands hommes me maintinrent fermement sur les côtés. Je ne pouvais pas les dégager. Norman afficha un sourire cruel et leva son arme.
Merde…
La sueur me coula dans la nuque.
Il était assez proche pour ne pas rater. L’épée effleura mon flanc et se planta dans le mur, immobile. Norman, les yeux grands ouverts et bouche bée, s’effondra au sol. Une entaille diagonale sur son dos laissait couler le sang.
— C’est vraiment dommage, lança le guerrier avec mépris. — Sans la demande de Son Altesse, je t’aurais tué moi-même.
— Oh, toi aussi tu es là, Ralphie !
C’était Ralph, le compagnon d’Arwin.
— Ce n’est pas Ralphie. Je suis un guerrier au service de Son Altesse. Je ne sauverais jamais un misérable comme toi de mon propre chef.
Avec Norman à terre, les deux autres hommes prirent la fuite. Je m’affaissai mollement contre le mur. Ralphie me dévisageait avec un dégoût glacial.
— Non, je ne parle pas de moi. Je veux dire que tu es venu pour Arwin.
— Bien sûr que je suis venu, répondit-il avec indignation. — Mon épée existe pour elle. C’est aussi simple que ça.
— Je t’aime, Ralph.
— Ne sois pas dégoûtant.
— Allez, laisse-moi montrer un peu d’appréciation. Je ne vais pas te mordre.
— Assez plaisanté.
Il me saisit le bras et me releva.
— Il n’y a plus d’ennemis à l’étage. Monte et hors de ma vue.
— Oui, oui.
Je n’étais pas assez enfantin pour insister pour rester ; il était clair que je n’étais qu’une distraction ici. Dez seul pouvait gérer le reste. Je cherchai une occasion, puis me dirigeai vers l’escalier. Je pouvais monter et me détendre un peu pendant qu’ils faisaient le ménage.
Mais juste avant d’atteindre les marches, je vis une femme immobile, totalement confuse : Polly. Elle fixait Arwin, et ses yeux étaient remplis de fureur, de folie et de plaisir. Elle attendait son moment pour porter un coup fatal. De préférence en la découpant membre par membre. Comme elle avait coupé la main de cette gamine de huit ans.
— Hé, Polly. Tu t’es perdue ?
Je parlai sans même m’en rendre compte. Polly se retourna brusquement.
— Tu veux savoir où est la Release, hein ? Je peux te le dire. Suis-moi, annonçai-je, puis je montai précipitamment l’escalier.
Je savais que ça marcherait. Polly était désespérée. Dans sa tête, si elle ne retrouvait pas la drogue, Roland risquait de l’abandonner.
— Pas si vite !
Je regardai par-dessus mon épaule et vis Polly courir après moi, le poignard levé. Mon plan avait fonctionné, mais je ne pouvais pas encore me réjouir. C’était une idée impulsive, et je ne savais pas quoi faire ensuite. Elle pourrait finir par me découper aussi. Mais il fallait que je le fasse. C’était le moment de régler le désordre de l’année passée.
— Tu ne m’échapperas pas ! cria-t-elle en gravissant les marches.
Quelle que soit la drogue qu’elle prenait, elle lui donnait une puissance explosive décuplée. Elle allait m’attraper d’ici peu. J’atteignis le haut des escaliers et entrai dans un couloir somptueux du manoir ; le sol était même couvert d’un tapis rouge. Je pouvais voir dehors par les fenêtres, mais malheureusement le ciel était couvert.
Putain.
Ma prochaine idée fut de fermer la porte et d’essayer de la barricader, mais le verrou était cassé. D’après le type de dégâts, ça ne pouvait être que Dez. Ce barbare ne comprenait donc pas les outils de la civilisation ? Il n’y avait rien d’autre à portée pour que je puisse bloquer l’ouverture, alors je me retournai pour fuir.
La porte s’ouvrit violemment derrière moi. Je ne pouvais pas courir dehors, car je ne savais pas où était la sortie. Elle m’attraperait pendant que je me perdrais. Même les fenêtres étaient grillagées. Ma seule option pour l’instant était un autre escalier montant encore plus haut. Je n’avais aucun plan, c’était de l’instinct pur. Si je m’arrêtais, je mourrais. Riez si vous voulez.
— Allez, Matthew, attends-moi ! On va s’asseoir et discuter. Comme au bon vieux temps…
— Je ne me souviens pas qu’on ait déjà discuté alors que tu avais un couteau à la main.
Sentant sa présence se rapprocher de plus en plus, je saisis un vase à fleurs sur le palier et le lançai derrière moi, puis arrachai une tapisserie du mur et renversai une armure en pied. Je savais que tout cela était vain, mais l’ancien Matthew n’était pas fait pour être un martyr acceptant sa mort en silence.
— Ne fuis pas, ne fuis pas…, supplia-t-elle, poursuivant sa course.
Le vase ou autre chose avait dû la toucher ; du sang coulait sur son front. Voir une femme saigner, les yeux injectés de sang, brandissant un couteau en furie me faisait reculer, d’une certaine façon.
Malgré mes maigres efforts, je ne parvenais pas à creuser l’écart. Au contraire, elle gagnait du terrain.
Je continuai de sauter les marches, sentant la sueur couler, jusqu’à apercevoir un peu plus de lumière devant moi. Par la fenêtre, on voyait que les nuages se dissipaient un peu. Un rayon de soleil perçait les nuages comme une colonne venue du ciel.
Victoire. Encore un peu.
Mon souffle se faisait court tandis que je me propulsais vers le haut. Je maudissais ma propre faiblesse, la suppliant de partir au plus vite.
Va plus vite, idiot. Tu veux crever ?
Je me motivai ainsi tandis que j’arrivais vers le sommet. D’un rugissement, je me jetai contre la porte au bout de l’escalier et la défonçai. Il y avait un ciel bleu derrière. La brise était divine sur ma peau en sueur. Le toit du manoir était une grande terrasse. Il n’y avait qu’une maigre rambarde au-dessus du jardin bordé de pierre en contrebas. Roland se tenait sans doute ici pour donner des ordres à ses serviteurs. J’avais presque envie de leur faire construire une potence pour ce faux marquis. Une bonne idée, à mon avis.
Polly déboula dans l’encadrement une fraction de seconde après moi, arborant la grimace effroyable d’une goule. Je me retournai, serrai le poing et lançai un coup de poing droit en plein soleil.
Je n’avais rien senti.
Polly s’encastra dans l’encadrement aussi facilement qu’un morceau de papier froissé, s’écrasant contre le mur à côté du haut de l’escalier.
— Ah… guh…
Du sang jaillit de sa bouche, et ses yeux roulèrent, incapables de comprendre ce qui venait de se passer. Mais ses muscles réagirent par instinct, ses pieds poussant son corps contre le mur. Elle était aussi instable qu’un veau nouveau-né.
Ce n’était pas assez fort. J’avais voulu la tuer d’un seul coup, mais je me retournais à ce moment-là, et c’est au même instant que ma force revenait, donc mon estimation avait été un peu faussée.
Je ne pouvais pas enchaîner dans l’obscurité, là où ma force disparaît
— Ce coup t’a déjà fait la petite mort[1] ? Tu as toujours été rapide à finir, lançai-je.
Polly cracha une dent cassée et murmura :
— Tu ne disais pas que frapper les femmes n’était pas ton truc ?
— Ça c’était du missionnaire. Ça ne compte pas comme un fétiche.
— Ferme ta gueule ! Où est la drogue ?!
— Je vais te le dire tout de suite. Viens au lit, ma chérie. Je vais te montrer plein d’amour, dis-je en l’invitant du doigt.
Polly grimaça, cracha du sang, arma son poignard et se rua sur moi.
J’attendis le bon moment pour frapper, mais elle changea d’angle juste avant de m’atteindre, déboulant sur mon côté comme une bourrasque. L’éclat terne du poignard laissa une traînée de lumière en passant.
Je pouvais presque entendre son sourire derrière moi.
C’était très impressionnant. Non seulement ses capacités athlétiques de base, mais aussi ses réflexes. Elle avait dû se battre sérieusement cette dernière année. Sa malice arriva par un angle, par-dessus mon épaule.
La lame se jeta vers mon flanc, mais ne coupa que l’air ; je sautai par-dessus elle et Polly en même temps. Lorsqu’elle se retourna, frustration et choc déformaient son visage.
— Qu’est-ce que c’était que ça… ? Tu n’étais pas comme ça ! Tu m’as trompé tout ce temps ? Tu sais vraiment te battre ! Tu t’es accrochée à moi et tu m’as forcé à me vendre ! Espèce de lâche ! Vermine !
— Tu te trompes, dis-je en levant les yeux. — Désolé, mais je suis amoureux d’une autre femme maintenant. Rien que d’y penser me remplit d’une force nouvelle. Appelle ça le pouvoir de l’amour.
— Crève !
Elle me lança son couteau, puis en sortit un autre et fonça sur moi.
Je rattrapai la lame en plein vol et la brisai rien qu’avec ma prise, puis jetai le morceau de fer qu’il me restait dans la paume en direction de Polly. Ça la frappa au visage. Lorsqu’elle s’arrêta net, je réduisis la distance et attrapai son poignet.
— Ça fait mal ! Ça fait mal, Matthew. Pourquoi fais-tu une chose aussi horrible… ?
— J’ai décidé de me prêter à ton jeu, dis-je en serrant plus fort. — Tu aimes souffrir, non ?
Malheureusement, les nuages revenaient. Mon temps était compté.
— Adieu, Polly. Je suis content de t’avoir rencontrée.
— Qu’est-ce que tu vas me faire ? S’il te plaît, Matthew, non. J’ai peur. Je ne veux pas mourir. Aide-moi.
— Je parie que Maggie pensait la même chose, dis-je. — Et Sarah.
Je balançai mon bras aussi fort que je pus, arrachant Polly du sol. Une fois lancée, je la lâchai, la projetant derrière moi. Elle cria, tourna sur elle-même et disparut par-dessus la rambarde. Je crus qu’elle était tombée tête la première au sol en contrebas, jusqu’à ce que j’aperçoive le bout de ses doigts agrippant le rebord du balcon.
Polly s’accrochait désespérément à la vie. Je l’avais lancée à un angle trop élevé pour qu’elle tombe plus loin. Je m’avançai au bord et la regardai. Son visage était déformé par la terreur. Si elle avait de la chance, la chute de cette hauteur serait une mort instantanée. Sinon, elle se briserait tous les os en tombant et endurerait une douleur atroce avant de mourir.
— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû. Sauve-moi, Matthew. Je t’aime. Je me vendrais encore pour toi. Recommençons depuis le début.
— Ça ne marche pas comme ça. C’est fini, Polly.
Je ramenai ma jambe en arrière, ne ressentant rien d’autre que de la pitié.
— Je suis désolée pour Maggie et Sarah aussi. C’était entièrement de ma faute. Je suis désolée. S’il te plaît.
Je secouai la tête.
— Tu n’en vaux plus la peine.
Sur ce, je donnai un coup de pied aussi fort que je pus dans ses doigts. Son visage désespéré rapetissa de plus en plus. Le cri qui s’échappa de ses lèvres s’éteignit peu à peu pendant que je tournais le dos. Il s’arrêta avant que je n’atteigne l’escalier. Je retournai à l’intérieur et refermai la porte.
Au sol, je constatai que Polly était tombée tête la première sur la pierre. Ses yeux étaient à moitié ouverts, sa tête fendue comme un fruit trop mûr et tordue dans un angle grotesque.
— C’est un adieu. J’ai été content de te revoir. Je prierai pour ton bonheur, dis-je, les mots d’adieu que je n’avais pas pu prononcer un an plus tôt.
Il n’y eut pas de réponses en partant. Il n’y a pas de mots quand hommes et femmes prennent des chemins différents. Il suffit juste de prier pour leur bonheur et leur chance, et de tourner la page.
— Ça va ? demanda Arwin en entrant juste au moment où je revenais dans le manoir.
Elle avait l’air épuisée, sûrement à cause du nombre de personnes qu’elle avait dû battre.
— Grâce à toi, répondis-je en allant la prendre dans mes bras.
Elle me frappa dans le ventre, me faisant me plier en deux. Le soleil s’était caché derrière les nuages.
— On a fini ici. Roland est arrêté aussi. On peut laisser le reste aux gardes.
Il était prêt à se salir les mains avec la drogue, ils trouveraient sûrement d’autres raisons pour l’arrêter. Certains de ses hommes de main étaient de vrais aventuriers, comme Norman. Ils avaient mal choisi leur client.
— Un peu fatiguée ?
— Un peu, répondit-elle en hochant la tête, le visage pâle. Le poids qui pesait sur Arwin n’était pas qu’une simple fatigue.
— Si on a fini, rentrons à la maison, dis-je. — On n’a rien sur nous, mais on aura du matos là-bas.
— Ah, c’est vrai, dit-elle avec soulagement.
C’était sa corde de survie à ce moment précis.
— Matthew ! lança Dez en courant vers moi.
— Hé, Dez, tu m’as vraiment sauvé la mise. Merci, vieux. Je t’aime bien. Mais il faut que je te dise un truc qui me pèse sur le cœur…
— On n’a pas le temps de papoter ! rugit-il, des postillons volant à travers ses moustaches. — Ce clown de noble cachait une sacrée bestiole de compagnie. Elle pourrait tous nous exterminer !
— Quelle bête, alors ? Un chaton ? Ou peut-être… un chaton, j’espère ?
— Tu ne sais donc jamais quand tes blagues sont de mauvais goût, hein ? Tu veux que je t’aplatisse ?
Ce qui était effrayant avec Dez, c’est qu’il fallait le prendre au pied de la lettre. Il balançait vraiment un poing aussi lourd, et ça faisait un mal de chien.
— C’était un monstre, continua-t-il. — Ce petit gamin pourri gâté a lâché une bête qu’il gardait cachée dans un parchemin.
Eh bien, ce n’était pas une bonne nouvelle. Il y avait des crétins qui tentaient de collectionner des monstres rares pour en faire des animaux de compagnie. Le commerce de monstres vivants était interdit dans tous les pays du monde, y compris cette ville, bien sûr. Mais l’être humain a toujours voulu ce qui lui est interdit. Ces créatures changeaient encore de mains en secret, pour des sommes astronomiques. Et s’ils étaient enfermés dans un parchemin, même les plus gros monstres pouvaient être transportés facilement.
— Quel genre de… ?
Ma question était déjà inutile. Le sol trembla. Des fissures apparurent dans les murs du bâtiment. Je vis quelque chose d’immense ramper dehors. La tension crépitait dans la pièce au moment même où la porte explosa et que le jeune Ralphie bondit à l’intérieur.
— Fuyez, princesse !
Soudain, le manoir explosa tout autour de nous. Les débris dévalèrent comme une avalanche sur nos têtes. Je bondis vers Arwin pour la protéger de l’effondrement, mais ce ne fut pas nécessaire, car Dez pulvérisa toutes les tuiles, poutres et pierres qui volaient. Ralphie allait bien, lui aussi.
— C’est un… ?
À travers les tas de débris autour de nous se faufilait un serpent vert foncé aux ailes de chauve-souris. Sa queue était aussi pointue qu’une lance. Une langue rouge fourchue s’agita vers nous tandis qu’il enroulait sa longue silhouette au sommet des ruines. J’en avais vu un auparavant, mais une seule fois.
— Un lindworm…, murmura Arwin.
C’était le monstre qui avait dévoré son compagnon. Je ne savais pas s’il s’agissait de la même bête, mais son visage était pâle de peur. Cette mort l’avait profondément marquée.
— Ce n’est pas bon.
Il n’agissait pas encore violemment, si peu de temps après sa résurrection, mais tôt ou tard, il allait avoir faim et commencera à dévorer les gens. Ce n’était pas un monstre qu’on voulait affronter en ville. Il ne ferait que causer plus de dégâts. Nous avions Dez, et si j’étais dans mon état d’origine, on pourrait peut-être s’en sortir, mais malheureusement, les nuages étaient revenus.
— Pour l’instant, on devrait aider les survivants à fuir, puis demander de l’aide à la guilde. C’est trop pour les gardes.
— Ça me semble juste. Je vais essayer de le ralentir. Toi, prends la princesse et file, dit Dez.
Il avait remarqué que l’état actuel d’Arwin était inquiétant.
— Ce n’est pas comme si cette chose n’avait pas de jambes pour la faire trébucher.
Dez ne daigna pas répondre. J’imagine qu’il était trop absorbé par la situation pour remarquer ma remarque. Quelle tristesse.
— Attendez, appela Arwin. — Je m’occupe de la bête. Toi, Dez, ferme la marche.
— Tu es sûre ?
— Nous n’avons pas le temps de discuter. S’il commence à se débattre, les dégâts seront bien pires. Je peux gérer.
— Tu sais, ça ne paraît pas très convaincant quand ton visage est moite et que tes mains tremblent.
— …Tu as raison, admit-elle. — Mais si je m’arrête et que j’abandonne maintenant, ce serait un affront pour Janet. Je dois me relever, prendre position avant les autres, et combattre. Mais maintenant que je suis là, juste devant ses yeux, mes jambes flanchent. Dis-moi, Matthew, que dois-je faire ? supplia-t-elle.
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais à ce moment précis, le lindworm choisit de se dérober de son tas de débris pour foncer sur nous. Il chargea avec la force d’une bourrasque énorme, dégageant une odeur infecte, bestiale. Il n’y avait pas de temps pour fuir. Même moi, j’étais prêt au pire, mais tu connais le pouvoir du hasard ? Un autre rayon de lumière perça les nuages.
Je tendis la main, le bruit d’un rugissement furieux et le fracas des pierres dans mes oreilles. Un choc traversa mon corps, lourd comme une enclume. Mes pieds s’agrippèrent au sol. Même pour moi, c’était difficile de saisir la tête du lindworm à deux bras et d’essayer de l’arrêter. Ça devait être plus dur que quand j’avais soulevé le cyclope. Et le pire, c’était que je devais le faire, sinon nous étions tous morts.
— Comment… ? balbutia Ralphie, les yeux écarquillés.
J’espérais qu’il n’en ferait pas tout un plat. C’était juste une de ces choses. Une force latente qui se libère en urgence, et ainsi de suite.
— C’est parti !
Je sentis toutes les veines de mon corps se gonfler alors que je soulevais le lindworm et le retournais. La poussière s’éleva partout quand il s’écrasa au sol dans un grondement énorme.
— Envoie !
C’était tout ce dont Dez avait besoin pour comprendre. Il lança son cher marteau de guerre, Numéro 31, que je rattrapai d’une main avant de l’abattre sur le dessous mou du menton pâle de la bête. Les écailles craquèrent, la chair céda, les crocs volèrent en éclats, et le sang gicla. C’était le point faible du lindworm. Si tu frappais assez fort, il devenait incapable de bouger.
J’allais asséner un autre coup au lindworm qui se débattait quand soudain mon corps redevint lourd. Numéro 31 tomba de ma main au sol. Le soleil s’était caché derrière les nuages.
Cette saloperie s’allumait et s’éteignait comme un jouet d’enfant, se jouant de moi. La bête profita de l’occasion pour tenter de se faufiler dans les décombres. C’était inutile, cependant.
— Eh bien, tu demandais ce qu’il fallait faire ? dis-je à Arwin, reprenant notre conversation.
Ce n’était pas une question ordinaire de vaincre ses peurs. C’était le genre de chose qu’on ne pouvait accomplir qu’une seule fois dans sa vie, peut-être jamais. Mais je connaissais une méthode pour trouver instantanément un élan de courage.
— Dans des moments comme ça, il faut simplement dire : « Va bien te faire foutre ! »
Le monde était plein d’injustices. Des batailles impossibles à gagner. Une violence écrasante qui cherchait à vous écraser. Et même le plus grand gagnant de la vie perdrait tout lorsqu’il tirerait enfin la carte de la mort. Ici, tout le monde était perdant. Mais ça ne voulait pas dire qu’on pouvait s’allonger et perdre tout le temps. Même effrayé, pris au dépourvu et condamné, il fallait se battre. Se battre contre la merde du monde. Il n’y avait aucune raison d’être courtois à ce sujet.
— Qu’est ce que tu crois enseigner à Son Altesse ?!
— Une bonne leçon.
Ce dont elle avait besoin, c’était assez d’énergie pour avoir du répondant.
Si lancer des insultes était ce qu’il fallait pour retrouver la force de se relever, alors c’était largement suffisant.
Ne fais pas comme si tu étais au-dessus de ça, Ralph.
— Très bien.
Arwin se redressa et tira son épée. Son éclat miroir renvoyait à la fois le ciel couvert et le profil de son visage.
Le lindworm réagit en écho, s’agitant. Malgré son agonie apparente, il glissa de nouveau sur le tas de débris.
Arwin fixa les yeux ternes de la bête non sans un doré malveillant, et ouvrit la bouche.
— Va bien te faire foutre !