THE KEPT MAN t1 - CHAPITRE 3

Un an auparavant

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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Harmonisation : Raitei

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— Voilà presque un an que je vis avec toi.

Je poussai un soupir en pesant dans ma paume le maigre poids des pièces d’argent.

— Tu me prends pour un gamin de cinq ans ou quoi… Sérieusement, c’est tout ?

Il n’y avait que trois petites pièces d’argent dans ma main.

— Ce n’est pas assez ? demanda Polly en détournant les yeux, l’air peiné.

Ses prunelles noisette luisaient de larmes. Pour retenir son émotion, elle s’acharnait à passer nerveusement ses doigts dans ses cheveux noirs, ternes et plats. Le dos de sa main et ses doigts étaient marqués de bleus, un cadeau d’un client qui l’avait frappée avec le fourreau de son épée.

— Ça ira, répondis-je. Ça fera l’affaire.

C’étaient des iris d’argent, plus connus sous le nom de Petits-Argents. Chacune de ces pièces valait à peine de quoi s’offrir une chope de bière et une bouchée de pain. Peut-être qu’un moine ascète s’en serait contenté.

— Mais un homme a ses obligations. J’ai promis de boire un coup ce soir.

— Alors pourquoi tu n’y vas pas ? demanda Polly, étonnée que je dise une chose pareille.

— Tu sais comment c’est. Ce n’est pas sain de se contenter d’un seul verre avant de rentrer.

— Donc ce n’est pas assez, conclut-elle, chancelante. — Je suis désolée. Je ne gagne pas grand-chose. C’est bon, je vais en parler au patron. Je prendrai deux fois plus de clients.

Elle enfouit son visage entre ses mains et éclata en sanglots. Une fois que Polly commençait, elle ne pouvait plus s’arrêter.

— Je suis désolé. C’est de ma faute.

— Non, c’est la mienne. Ça l’a toujours été. Je suis désolée d’être nulle en tout et de me faire frapper par les clients. C’est parce que je suis une idiote sans valeur.

— Ce n’est pas ta faute.

— Alors c’est celle de qui ?

— La mienne.

J’aurais préféré ne pas le dire, mais c’était sorti. Mon manque de volonté me répugnait.

— C’est ma faute.

Quelqu’un frappa à la porte. Les seuls autres habitants de l’étage, à part Polly et moi, étaient les rats.

— Hé ! Polly ! Tu vas flirter encore longtemps ? C’est l’heure de bosser !

C’était un domestique du bordel. Ce gros sac n’avait jamais appris à parler à voix basse. Il ne savait pas qu’on pouvait porter plainte pour tapage ?

— Tu vois ? À force de faire ta tête de mule, voilà qu’ils doivent venir me chercher.

— T’as raison. On n’a plus le temps, dis-je en me résignant. — Bon, c’est réglé. Je reste ce soir. Une fois mon verre terminé, je repars.

Après avoir raccompagné Polly, je m’effondrai sur le lit, épuisé. Ce dernier eut l’audace de grincer. J’avais l’impression que ma vie entière avait toujours été soumise aux caprices des autres. Né cinquième d’une fratrie de huit, je naquis dans une famille de fermiers, puis fus vendu comme esclave à l’âge de huit ans, pour qu’il y ait une bouche de moins à nourrir.

On m’utilisa, on m’abusa, et quand je parvins enfin à m’enfuir, ce fut pour tomber dans une bande de brigands.

Une autre forme d’esclavage.

Je m’échappai encore, errant de ville en ville, jusqu’à ce que je finisse par trouver un foyer chez des mercenaires. C’est là que j’appris à me battre. Je partis à la guerre. Eh oui, je tuai un certain nombre de personnes.

À dix-huit ans, j’acceptai l’invitation d’un camarade mercenaire à devenir aventurier. Je me mis à affronter des monstres à la hache et à la lance, et d’autres compagnons se joignirent à nous. Je devins célèbre, j’avais de l’argent et même beaucoup d’attention de la part des femmes. Tout allait à merveille. Enfin, la chance semblait me sourire après toutes ces mésaventures que j’avais endurées. Mais j’avais oublié une chose : dans ce monde, on peut toujours grimper, mais tout aussi bien tomber.

Et puis ce foutu Dieu Soleil de mes deux me vola toute ma force. Je ne pouvais même plus bosser, encore moins être aventurier. Cela faisait un an que j’avais échoué dans cette ville, où je vivais en gigolo pour une prostituée émotionnellement instable. Avec de l’argent, les choses auraient peut-être tourné autrement, mais j’avais tout dépensé. Et voilà où ça m’avait mené : affalé sur un lit moisi qui menaçait de s’effondrer.

Je suppose que je l’avais mérité. Mais je n’avais pas envie de me lamenter en me disant que si j’étais mort en combattant des monstres, j’aurais été épargné par tant d’humiliations. Ce n’était pas dans ma nature. Tant que j’étais en vie, je continuais. Le suicide, très peu pour moi. Si j’avais eu ce genre de penchant, j’aurais croqué le téton de ma vieille dès la naissance pour la forcer à m’étouffer.

— Hmph. Advienne que pourra.

On ne savait jamais ce que la vie nous réservait. Peut-être que demain matin, ce Dieu Soleil à la con se prendrait les pieds dans un poil de cul et se fracasserait le crâne, comme ça. Alors que je passais devant l’orphelinat, un visage familier apparut. Une gamine, une tête de plus que les autres, courait après un garçon torse nu.

— Hé, microbe.

— Oh, c’est toi, Matthew, répondit April avec un regard délicieusement contrarié. — Me parle pas. Je dois lui remettre des vêtements. Hé ! Reviens ici ! Tu vas choper la crève !

Et elle reprit sa course-poursuite. Elle avait l’air d’une fillette charmante comme tant d’autres, mais personne en ville n’était assez idiot pour tenter quoi que ce soit avec elle. La guilde des aventuriers tenait les lascars à carreau, et elle était la petite-fille du maître de guilde. Celui qui aurait eu la mauvaise idée de lui faire du mal aurait eu droit à un aller simple pour l’au-delà avant midi. Malgré son jeune âge et sa petite taille, elle venait régulièrement aider à l’orphelinat, et elle mettait parfois la tête dans la guilde pour faire semblant d’en faire partie.

— On est censé respecter ses aînés, non ? Et moi, je le suis largement.

— « Matthew est un sac à merde, alors évite de traîner avec lui. » Voilà ce que Pap… enfin Grand-père, m’a dit.

Mais qu’est-ce que ce vieux fossile raconte à sa petite-fille ?

— Dez l’a dit aussi.

J’aurais bien envie d’écraser ce nabot barbu.

— D’ailleurs, en parlant de Dez, il m’a dit que tu donnais des cours aux gamins ici, lançai-je. — Tu pourrais me donner des leçons à moi aussi, un de ces jours ?

— Même si t’es un adulte ?

— Je suis pas très doué pour l’écriture. Mon nom, c’est à peu près tout ce que je sais écrire.

— Hors de question, répondit-elle avec plus de véhémence qu’il n’en fallait. — Allez, ouste. Fiche le camp, avant que je me mette à crier.

— D’accord, d’accord.

Ce fut une petite distraction agréable. J’étais sorti de la torpeur qui m’avait saisi en quittant la maison.

— Assure-toi de rentrer avant le coucher du soleil. C’est dangereux dehors. J’ai entendu parler de ravisseurs.

April eut un reniflement de mépris et courut vers le bâtiment sans un mot de plus.

J’en avais fini avec les adultes. Il était temps de passer aux choses sérieuses.

— Tu pars déjà ?

Sterling m’agrippa le bras, rouge écarlate. Il savait ce que ça voulait dire, quand je me levais.

— Exact.

— Non, tu peux pas. Reste boire avec nous, Matthew. T’as presque rien bu.

Il passa un bras autour de mon cou, comme un amant. Je tentai de le repousser, en vain. Même ce gringalet capricieux et bien trop choyé était plus fort que moi.

— Eh, lâche…

Le bras de Sterling quitta mes épaules. Il fut projeté en arrière, s’écrasa contre le mur de la taverne, puis s’écroula au sol, où il se mit à ronfler.

— J’aime pas les ivrognes.

— Tu m’as sauvé. Merci, bon petit.

Je caressai la tête velue qui allait avec cette barbe poilue. Dez m’enfonça son poing dans le ventre et me plia en deux.

— J’ai aussi horreur des gens trop familiers.

Pas moyen de plaisanter avec ce type. Je me redressai en me frottant le ventre.

— T’es en retard. Y a eu un souci ?

On devait boire ensemble ce soir, Dez et moi. Mais Sterling m’était tombé dessus, et je n’avais plus un sou.

— Deux abrutis ont foutu le bazar à la guilde.

— J’imagine que tu as su t’en sortir.

Personne en ville ne pouvait battre Dez, en tout cas. Il les expédiait plus vite qu’il ne lui fallait pour caresser sa barbe.

— Les ivrognes, c’est rien. Ceux-là étaient pires. Ça a dégénéré.

— Des gangsters ?

Dez secoua la tête.

— Aegis.

C’était un groupe d’aventuriers en pleine ascension, composé de sept… non, six membres. Leur cheffe s’appelait Arwin Mabel Primrose Mactarode, une princesse du royaume perdu de Mactarode, détruit par les monstres. Une épéiste hors pair qui s’était lancée dans le donjon du Millénaire du Soleil de Minuit, dans l’espoir de rebâtir son pays. Sa force et sa beauté lui avaient valu le surnom de Princesse Chevalier Écarlate, et les bardes chantaient déjà ses exploits : comment elle avait vaincu un chevalier en duel à l’âge de sept ans, et comment elle affrontait désormais les monstres pour protéger les innocents du royaume, et ainsi de suite. Comme bien souvent, les tendances faisaient des ravages : impossible de mettre les pieds dans une taverne sans entendre au moins une fois une de ces chansons. Avec tout le temps que je passais à boire, j’étais devenu un véritable érudit en matière d’Arwin.

— C’était un de ses sous-fifres, ou un nouveau je suppose. Il paradait en racontant en long, en large et en travers les exploits de la princesse. Et ça a tourné en baston générale avec d’autres aventuriers.

— Et elle, qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Elle était pas là. Quand elle est là, ils se tiennent à carreau. Mais dès qu’elle disparaît, ils se lâchent.

— Il y en a un qui est mort récemment, non ?

— Ouais. Un lindworm l’a eu.

Le lindworm est un genre de serpent géant, tapi au fond des donjons. Il passe le plus clair de son temps enroulé sur lui-même à dormir, mais une fois réveillé, rien ne pouvait les apaiser. Leur corps avait la taille d’une rivière, et ils se tortillaient jusqu’à vous fondre dessus. Leurs écailles étaient dures comme l’acier, leur queue pointue comme une flèche, leurs crocs longs et tranchants comme des épées. J’étais déjà tombé sur un lindworm, dans un autre donjon. Quand il avait ouvert sa mâchoire, elle était plus haute que moi. Ma seule option avait été de détaler.

On racontait qu’un lindworm avait déjà entièrement encerclé un château et écrasé son seigneur ainsi que ses chevaliers à l’intérieur.

— Il s’est fait avaler toute la moitié inférieure du corps.

— Pauvre gars. S’il avait bouffé le haut aussi, il aurait au moins été épargné l’humiliation de finir comme un cadavre aussi pitoyable. Et maintenant, au lieu de retourner dans le donjon, ils cuvent leur vin en se battant ?

S’ils avaient besoin de se défouler, c’était à ça que servaient les bordels. Pas à emmerder tout le monde.

— Je comprends ce qu’ils ressentent, dit Dez. — Chaque jour, c’était une lutte pour survivre.

Le métier d’aventurier, c’était vivre en équilibre au bord de la mort. Beaucoup, beaucoup de gens dormaient dans un lit un jour, et dans un cercueil le lendemain. Dez et moi nous étions retirés du front, mais l’état d’esprit, cette sensation d’être là-bas, me restaient encore bien ancrés.

— Bon, ça devient sinistre, dis-je en me levant.

— Tu pars déjà ? Je viens juste d’arriver.

— Justement. Et tu es en retard.

Comme il faisait une tête grognon, je lui donnai une pichenette sur sa joue barbue.

— Ta femme doit accoucher bientôt, non ? Va lui tenir compagnie.

— Occupe-toi de tes oignons.

Un nouveau poing, aussi léger qu’un boulet de canon, m’atterrit dans le ventre. Pour un jeune marié qui voulait juste cacher sa gêne, c’était peut-être un peu excessif. Une fois Dez parti, je traînai dans le Quartier des Tavernes. Les rires imbibés d’alcool fusaient de partout, et l’odeur de viande grillée me chatouillait les narines. Mon estomac grogna. Les attouchements involontaires de ce foutu Barbu l’avaient réveillé, et il réclamait maintenant son dû.

Tais-toi donc, ou on va m’arrêter pour trouble à l’ordre public.

J’étais d’humeur à le faire taire à coups de bière dans une échoppe bon marché, mais je n’avais plus un sou, et plus personne n’acceptait de me faire crédit.

Dans ce genre de situation, le mieux, c’était encore de trouver un ami et de lui taper à boire. Sauf Sterling. Lui, c’était l’exception.

Je passai d’une porte à l’autre, jetant un œil à l’intérieur, à la recherche d’une tête connue. En vain. Les seuls visages familiers appartenaient à des voyous qui m’avaient déjà extorqué du fric. Un gamin plus petit que moi d’une tête s’approcha en se léchant les lèvres, et je pris la fuite sans demander mon reste.

— Hé.

Quelqu’un tira sur ma manche alors que je m’étais glissé dans une ruelle. Une femme blonde portait une robe découvrant les épaules et me lançait un sourire équivoque. L’odeur de sa poudre me piqua la gorge.

— Qu’est-ce que tu fais ce soir, Matthew ?

Maggie était une prostituée que je connaissais, à plus d’un titre, et à plusieurs reprises. Elle dissimulait bien son âge, mais elle avait largement passé la trentaine.

— Rien qui te concerne, malheureusement.

— Tu t’inquiètes de ce que Polly va penser ? Elle n’a pas besoin d’être au courant.

Elle ignorait donc qu’il était des plus malpoli de faire des avances au mec d’une collègue ?

— J’apprécie l’offre, mais on dirait que tu as déjà de la compagnie, dis-je.

Accrochée à sa manche, se trouvait une adorable fillette d’environ sept ans, aux cheveux de la même couleur que ceux de Maggie.

— Maman…

— Oh, Sarah, tu sais que tu n’as pas le droit d’être ici, dit-elle en s’accroupissant pour la prendre dans ses bras.

Le père était un aventurier, c’était tout ce que je savais. Il était sans doute mort à l’heure qu’il est, ou avait disparu vers une autre région. La pauvre gosse avait encore besoin de sa mère, mais cette dernière devait se vendre pour mettre de quoi manger sur la table, dormant avec un homme différent chaque nuit.

— Maman, je me sens seule. On peut aller dormir maintenant ?

Maggie regarda sa fille, puis moi. Malgré la supplique de Sarah, elle allait finir dans le lit d’un inconnu en sueur. Sinon, c’était la rue pour elles deux. Je fouillai dans ma poche et glissai dans la main de Maggie la minuscule pièce d’argent que j’y trouvai.

— Tiens. Je te paie la nuit. Fais en sorte que ta fille puisse au moins dormir tranquille. Ces temps-ci, dehors, c’est devenu flippant.

Voisin-Gris abritait toutes sortes de types dangereux. Les violences et les trafics étaient fréquents, et la rumeur disait qu’un gang de criminels kidnappait des enfants pour les vendre à des tarés. Maggie fixa longuement la pièce dans sa paume, puis inclina la tête en silence, chargée d’émotion. Je posai un genou à terre pour pouvoir regarder Sarah de plus près.

— Salut, ma petite dame. Il paraît que tu joues avec  microbe de la guilde des aventuriers. Elle parle souvent de toi. J’espère qu’elle n’est pas trop méchante avec toi.

Sarah jouait souvent avec les enfants de l’orphelinat. C’est comme ça qu’elle avait fait la connaissance d’April.

— Non, elle est super gentille. Pas méchante du tout. Et elle me donne des bonbons et elle apprend à lire aux autres enfants, dit Sarah en comptant sur ses doigts.

— Et toi ?

— J’aime bien April, mais j’aime pas apprendre.

— Moi non plus, riai-je. — C’est une chic fille, alors sois gentille avec elle, d’accord ?

— Promis, répondit-elle en bombant fièrement son petit torse pendant que je lui ébouriffais les cheveux.

Je lui fis un signe de la main et me relevai pour partir. Juste au moment où je tournais au coin de la rue, j’entendis Sarah lancer bien fort :

— Maman, j’ai bien joué mon rôle ?

Interloqué, je me retournai et vis Maggie se précipiter pour lui plaquer une main sur la bouche, l’air coupable.

Quelle comédienne.

— C’est bon, garde la pièce. Le prix de ce spectacle de qualité, dis-je en haussant les épaules avant de reprendre ma route.

Je m’engageai dans une ruelle étroite qui me mena à une rue plus éloignée du centre. Mais ma déambulation ne faisait que commencer. Je savais que si je voulais boire, il me fallait de l’argent. Mais je n’avais ni force, ni cervelle, ni compétence. S’il y avait une chose que je savais faire, c’était tirer mon coup.

Là, au moins, je savais que j’avais ce qu’il fallait en matière de taille et de technique. Si seulement une superbe veuve blonde traînait dans le coin, dévorée par le désir et en quête du bon gars pour la satisfaire. Trente ans, ce serait parfait, et un peu plus, ça m’irait aussi.

— C’est quoi, ça ?

J’étais arrivé devant le Rugissement du Lion d’Or. Contrairement à la taverne d’où je venais, c’était un établissement pour les gens pleins aux as. La preuve : une chope de bière coûtait cinq fois plus que là-bas. Et moi, je préférais la quantité à la qualité, cinq fois plus de plaisir pour le même prix, c’était un bon deal. En temps normal, j’aurais passé mon chemin sans même jeter un œil. Sauf que, cette fois, j’avais aperçu un visage familier à la fenêtre.

C’était la Princesse Chevalier Écarlate en personne, Dame Arwin.

Je me plaquai contre le mur à côté de la vitre et jetai un coup d’œil à l’intérieur. Elle était assise seule sur un tabouret, un verre à la main. Aucun compagnon en vue. Ce n’était pas étrange de la voir boire. Elle avait de l’argent, évidemment, et même une princesse chevalier avait parfois le droit d’avoir envie de boire seule. Peut-être qu’elle m’offrirait un verre, si je le lui demandais. En temps normal, elle aurait tout simplement refusé. Peut-être même qu’elle m’aurait cogné pour l’avoir tenté.

Mais entre le gargouillement désespéré de mon estomac et la beauté discrètement mélancolique de son profil, mon instinct de survie céda. Je poussai la porte du Hurlement du Lion d’Or. L’intérieur était éclairé de chandelles tamisées et si calme qu’on n’aurait jamais deviné le vacarme de la ville à l’extérieur.

Il y avait quatre clients en tout, la princesse chevalier comprise, et derrière le comptoir, un homme barbu d’une quarantaine d’années faisait la vaisselle en silence, sans doute le gérant. Il me lança un regard ouvertement méprisant, juste pour avoir osé franchir la porte. Le message était clair : « Dégage, minable ». À en juger par le mobilier, il avait investi une fortune dans cet endroit. Si je volais ne serait-ce qu’une assiette, j’aurais sûrement de quoi me nourrir le lendemain.

Ignorant son regard discourtois, je m’installai à côté de la princesse chevalier.

— Une bière.

— Et tu as de l’argent ? demanda-t-il.

Sa bouche était aussi désagréable que ses yeux.

— Bien sûr que j’en ai. Bien plus que ce que tu gagnes, c’est certain.

Mentir, c’est mal, évidemment. Mais certaines choses sont plus importantes que la vérité. Par exemple, respecter mon principe de ne jamais me ridiculiser devant une belle femme.

— Montre d’abord.

— Voilà.

Je fis glisser une pièce d’argent sur le comptoir. Malgré toutes ses plaintes, la bourse de Sterling contenait encore huit petites pièces. Je m’étais servi sans vergogne de plus que ce que j’avais réellement dépensé pour lui, mais je pouvais bien considérer que le reste couvrait les frais de ma patience à l’avoir supporté. Le gérant ramassa la pièce sans un mot et me tendit une chope de bière. La princesse chevalier ne me jeta même pas un regard en coin. Elle m’ignorait totalement.

Mais je voyais bien à son attitude qu’elle n’avait pas baissé sa garde.

Si je me hasardais à lui poser la main sur l’épaule avec des intentions douteuses, je finirais aussitôt au sol, jeté dehors sans autre forme de procès.

Impossible de trouver une brèche pour lui parler, alors je restai là, à siroter ma bière tiède par petites gorgées, l’air d’un radin misérable.

Personne ne parlait dans la taverne. Le silence était total. Le brouhaha extérieur paraissait venir d’un autre monde. J’aimais discuter de tout et de rien avec des types comme Dez ou Sterling, mais parfois, vivre ce genre de moment avait son charme aussi.

J’étais assez adulte pour apprécier l’alcool en silence. Surtout quand j’étais en si belle compagnie.

— …Qu’est-ce que tu veux ? demanda enfin Arwin en me lançant un bref regard de côté.

Ah, donc elle avait décidé d’en finir avec son attitude silencieuse. Je croyais que mon existence même ne s’enregistrait pas dans son esprit. Apparemment, je la taquinais plus que je ne le pensais.

— Rien. Juste discuter, comme on le fait là.

— Alors tu as satisfait ton désir.

Elle se remit à fixer le comptoir. Même avec mon incompétence sociale, je compris qu’elle était en train de me dire de dégager, sans le dire explicitement.

— C’est moi qui décide si je pars ou non. Tu ne me donnes pas d’ordres.

Je n’étais pas assez idiot pour laisser passer une occasion de me rapprocher d’une femme aussi magnifique.

— Alors je vais partir, répliqua-t-elle.

Elle posa une pièce d’or sur le comptoir et se leva de son tabouret. Je me précipitai pour ouvrir la bouche.

— …J’ai entendu dire que tu avais perdu un compagnon.

Le visage d’Arwin se durcit. C’était donc vrai. Quand un aventurier buvait seul, il y avait souvent une raison de ce genre.

— Je connais cette sensation. C’est dur. Perdre un ami proche, c’est pas le genre de truc qu’on surmonte d’un claquement de doigts. Cette tristesse, cette impuissance, cette saloperie de vide qui te ronge de l’intérieur, jusqu’à ce que t’aies l’impression d’avoir perdu la moitié de toi-même. C’est pas seulement dans les cauchemars : tu vois sa mort à chaque instant, même en plein jour. Tu bois pas parce que c’est bon ou parce que l’ivresse te fait oublier. Tu bois pour pas te cogner la tête contre un mur ou t’arracher les cheveux avec la peau du crâne.

— …

— On a encore des compagnons. On n’est pas seuls. On devrait se concentrer sur ceux qui sont encore là, ceux qui ont besoin d’aide. Mais tout ça, c’est que des conneries logiques. Les obligations, les « tu dois » et les « il faut », ça guérit rien du tout. Le temps finira peut-être par soigner la blessure, mais rien ne garantit que tu tiendras jusque-là. Personne le fera à ta place. Ahhh… Tu crois qu’il faut combien de temps, hein ?

Je remarquai qu’Arwin avait repris place, et cette fois, elle me faisait face. Un peu plus tôt, elle fixait le comptoir sans même me regarder.

— Désolé d’avoir remué le couteau dans la plaie. Je m’excuse.

Je m’attendais à ce qu’elle me frappe. Mais dans son regard, je ne vis ni colère ni mépris, juste de la stupeur. Apparemment, mon discours avait eu l’effet escompté.

— …Toi aussi, tu étais aventurier ?

— Autrefois.

J’en avais perdu, des compagnons, depuis mes années de mercenaire. C’était arrivé aussi au sein des Lames Infinies. Des erreurs stupides, des imprévus, des trahisons, de la paresse, des attaques surprises, et j’en passe. Les gens autour de moi avaient tendance à mourir facilement.

C’est pour ça que j’adorais ce petit Barbu maladroit et sincère : tu pouvais le cogner, le brûler, le trancher, ou lui faire tomber un rocher dessus, il revenait toujours frais comme une rose. Arwin planta sur moi un regard perçant.

— Tu as été blessé ?

— On peut dire ça.

J’avais aucune envie de parler de ce foutu Dieu Soleil, surtout pas alors que je discutais avec une femme aussi belle.

— Bref, je parle d’expérience. C’est normal d’être triste. Je te dis pas d’oublier les souvenirs. Garde autant de colère, de peur et de haine qu’il te faut. Mais ne garde pas les regrets. Ça, c’est un poison à ne pas emporter avec soi.

— Emporter ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda Arwin.

— Les regrets, c’est comme la drogue. Tu t’en sers pour fuir ta douleur, et au final, tu finis noyé dans ton apitoiement, jusqu’à ne plus pouvoir t’en sortir.

— …

Arwin baissa les yeux vers son verre. La vibration fit onduler le rouge du liquide.

— « Si seulement j’avais fait ça à la place ». « Si seulement je m’en étais rendu compte plus tôt ». Une fois que tu commences à penser comme ça, ça n’en finit plus. C’est que du fantasme. Tu ne trouves pas ?

Elle ne répondit pas. À son regard baissé, je compris qu’elle plongeait dans ces pensées, essayant de mettre de l’ordre dans ce qu’elle ressentait vraiment.

J’expirai.

— Je peux t’écouter, si tu veux parler. Je suis pas mauvais pour ça. Qu’est-ce que tu en dis ? Allons boire ailleurs. Tu peux régler l’addition ici et…

Quelqu’un me frappa dans le dos. Pris totalement par surprise, je tombai à quatre pattes, les mains sur la tête. Puis un blondinet, le visage cramoisi, m’envoya un coup de pied en plein menton. Le coup me fit rouler violemment sur le dos.

— Arrête, Ralph ! cria Arwin, tentant de l’empêcher d’aller plus loin. — Que signifie toute cette violence ?

— Vous ne devez pas fréquenter cette misérable vermine, Votre Altesse, dit-il, comme s’il me connaissait.

Il secoua la tête, lui saisit la main et se dirigea vers la sortie. Venez. Nous devons partir.

— Messire Lewster nous attend.

Il comptait bien l’emmener de force, même si elle protestait.

— Lâche-moi, Ralph !

— Non. Aujourd’hui, vous allez m’écouter, Votre Altesse. Nous avons besoin de vous dans le donjon, au plus vite et…

— Ça suffit !

Elle avait presque hurlé. Le bar entier devint silencieux. Même Ralph s’était figé, stupéfait. Arwin était devenue pâle en lui arrachant la main, probablement déjà en train de regretter cet accès d’émotion.

— …Je ne suis pas une enfant. Je peux rentrer seule, murmura-t-elle.

— Pardonnez-moi. Mais nous perdons notre temps ici. Je comprends que ce soit douloureux, mais cela a assez duré…

Ralph était désolé, mais toujours résolu à la ramener. Arwin accepta à contrecœur de le suivre.

— Vos boissons, dit le tenancier avant qu’ils ne quittent complètement l’établissement.

Ralph fit volte-face et s’avança d’un pas sec vers le comptoir, la main claquant contre le bois. Vu d’où j’étais, je ne voyais pas, mais au bruit, je soupçonnai qu’il avait posé une pièce d’or. La porte se referma, et j’aperçus le visage d’Arwin à travers l’entrebâillement. Elle avait l’air totalement perdue.

Alors, elle est partie…

Je comptai jusqu’à cinquante avant de me relever. Je pouvais encaisser une centaine d’autres de ses pichenettes sans y passer. Je ne pouvais juste pas rendre les coups.

— Bon, j’y vais aussi. Désolé pour le dérangement, dis-je.

Arwin était partie, et il n’y avait plus personne ici pour me payer un verre, alors je n’avais plus aucune raison de rester. Je n’étais même plus légèrement ivre. Finalement, je décidai de rentrer. Le lit unique de la chambre était vide.

Elle n’était pas encore rentrée. J’étais attiré par le lit, prêt à m’y étendre un moment, quand une forme sombre surgit de sous la table. Elle grimpa comme une araignée et s’enroula autour de mes jambes.

— Si tu veux jouer à chat, Polly, je suis partant, dis-je en lui prenant la main pour la relever.

Sans surprise, elle se débattit. J’ouvris la fenêtre pour laisser entrer la lumière de la lune, révélant l’état pitoyable de Polly. Le bord de ses yeux était rouge sombre, ses cheveux en désordre, et ses lèvres fendues.

— Ils t’ont bien arrangée, encore une fois, hein ?

Les prostitués bon marché attiraient les pires clients. Des tarés qui ne pouvaient jouir qu’en frappant une femme, du genre à se faire bannir des bordels un peu plus décents, ceux qui protégeaient leurs filles comme des biens de valeur.

 On n’avait pas de pommade médicinale luxueuse sous la main. Je me levai pour chercher de l’eau, histoire de lui laver le visage au moins, mais Polly s’agrippa à mes jambes.

— Pardon, Matthew, sanglota-t-elle en étalant son maquillage bon marché, morve et larmes sur mon pantalon. — C’est ma faute. J’ai encore tout foiré.

— C’est pas vrai. C’est pas ta faute. C’est celle du salaud qui t’a fait ça.

— Non. C’est pas grave, répondit Polly en se rongeant l’ongle du pouce, un tic quand elle s’inquiétait. — Ce dernier était toujours à moitié arraché. C’est ma faute, je suis qu’une merde. C’était un client. Je suis censée sourire et faire semblant, même s’il est un peu brutal. C’est ce que papa répétait tout le temps. Tu le sais, pas vrai ?

— Ouais.

 Je l’avais jamais rencontré, mais je connaissais cette phrase-là par cœur.

— Je veux devenir quelqu’un de meilleur. Y’a aucune règle qui dit qu’une pute doit forcément se faire traiter comme de la merde. Peut-être que je suis pas aussi instruite que Vanessa, mais je peux au moins devenir une pute futée.

— Exactement. Tu peux.

— Alors m’abandonne pas. S’il te plaît, Matthew. Je vais faire de mon mieux. Tu sais que j’écris bien, tu l’as vu. Je pourrais bosser comme scribe[1] si je voulais. Si j’avais un peu d’argent, je pourrais même monter un commerce. On pourrait lancer un truc tous les deux. Pas besoin que ce soit ici.

Comme souvent, Polly oscillait entre contrition et ambition. Le problème, c’est que je ne l’avais jamais vue faire quoi que ce soit pour vraiment changer sa situation. Ça ne durait même pas trois jours, tous ses rêves se fanaient la nuit même où ils naissaient. Mais en parler lui permettait de se fantasmer en femme brillante et compétente. Elle pleurait sur son sort, n’arrivait pas à sortir de ses regrets, mais n’en tirait jamais d’élan pour changer quoi que ce soit. C’était une forme d’ivresse plaintive. Elle était déjà accro avant même de toucher à l’alcool ou à la drogue.

— Qu’est-ce qu’on pourrait vendre ? Du vin, ce serait bien, mais tu boirais tout, Matthew. Sinon, du sel, du blé, des chandelles, qu’est-ce que t’en penses ?

Tous ces trucs étaient monopolisés par la guilde des marchands. C’était justement les biens de consommation courante qui étaient les plus surveillés, les plus visés par les contrôles et les interdictions de commerce non autorisé. Même si on rejoignait la guilde, y’aurait pas de place pour de nouveaux venus. Les idées de Polly étaient toujours creuses et irréalistes.

D’après Vanessa, l’experte de la guilde des aventuriers, elle n’avait pas toujours été comme ça. Polly venait d’une famille de marchands plutôt prospère. Elle n’était pas très maligne, mais elle avait bon fond, et elle aidait à la maison. Elle avait même un fiancé. Elle aurait pu faire une bonne épouse dans une riche famille de négociants.

Mais quand l’affaire familiale a coulé, sa mère s’est pendue, et son père l’a vendue à un bordel. Incapable d’accepter la réalité, Polly ne s’est jamais vraiment adaptée à sa nouvelle vie. Elle s’est accrochée à des solutions de rêve. Et c’est comme ça qu’elle s’est retrouvée tout en bas de l’échelle. Vanessa avait essayé de lui proposer d’autres moyens de gagner sa vie, mais aucun n’avait tenu plus d’une demi-journée.

Travaille dur. Regarde bien où tu en es. Ce genre de conseils directs, logiques, n’avait jamais aucun effet sur Polly. Elle opinait parfois quand on les lui disait, mais le lendemain, elle retombait dans les mêmes schémas. Pleurer et noyer son chagrin dans de l’alcool lui semblait plus simple que de faire des efforts pour améliorer sa vie. Pendant ce temps, elle vieillissait lentement, et ses forces diminuaient. Elle était quoi, une version de moi en robe ?

— C’est ça. C’est pas ta faute. Tu peux y arriver.

Alors j’avais fini par me dire que le plus simple, c’était encore de lui dire ce qu’elle voulait entendre. Finalement, la femme de Dez donna naissance à un fils. Par chance, la mère comme l’enfant étaient en bonne santé. Dez en était fou de joie. Il avait beau rester bourru et moustachu à la guilde, chez lui, c’était un papa gaga qui faisait sautiller son môme sur ses genoux. Voir mon ami aussi heureux me faisait plaisir, et me donnait surtout de nouvelles munitions pour me foutre de lui.

Je marchais en ville, cherchant une idée de cadeau à lui acheter, quand je remarquai une silhouette se glisser dans une ruelle. Je me retournai pour observer : quelqu’un en manteau gris à capuche s’engageait dans le passage. Cette cambrure et cette démarche élégante, je les aurais reconnues entre mille.  Je n’avais pas revu la princesse chevalier depuis ce soir-là. Il m’arrivait de jeter un œil au Hurlement du Lion d’Or de temps en temps, mais elle n’y était plus jamais apparue.

Elle affrontait vaillamment les donjons, tandis que moi, je passais mes journées à traîner en ville, à boire, à chercher les pièces qui traînaient au sol, et mes nuits à consoler Polly.

On n’évoluait pas dans le même monde.

Nos chemins ne devaient jamais se croiser. Notre conversation n’avait été qu’un hasard. On pouvait se croiser dans la rue ou s’apercevoir de loin, mais j’étais convaincu qu’on ne parlerait plus jamais. Mais qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Ce n’était pas sa tenue habituelle. Et ce quartier n’était pas un endroit fréquenté par les femmes de bonne naissance. Le gamin cinglé, Ralph, n’était même pas avec elle. Après une brève hésitation, je décidai de la suivre. L’odeur de tissu moisi et de pisse séchée laissée par les ivrognes imprégnait la ruelle. Vu ma carrure, je me disais qu’elle allait remarquer ma présence aussitôt, mais elle ne semblait pas s’en douter.

Plus loin, dans les angles tordus du passage, elle s’arrêta derrière un bordel appelé le Cercueil Cramoisi, sur l’Allée des Lucioles. Qu’est-ce qu’elle fichait ici ? Il y avait bien des maisons closes dans Voisin-Gris qui proposaient aussi des gigolos, mais celle-là n’accueillait que des femmes. Un instant, je me demandai si c’étaient ses goûts, jusqu’à ce que je voie l’homme qui ouvrit la porte de service pour l’accueillir.

C’était Oscar, l’amant trentenaire de Vanessa. Il avait les cheveux blonds, les yeux bleus, un visage de prince, mais je savais parfaitement que c’était une ordure, tout comme moi. Oscar souriait gentiment, mais son regard restait méfiant, toujours en mouvement. Je dus rester tapi dans l’ombre pour les observer. Il tendit un petit paquet à Arwin, et elle lui remit une bourse en échange. J’entendis vaguement le tintement des pièces.

Oscar vérifia le contenu, puis hocha la tête, satisfait.

— J’ai tenu ma part du marché, dit Arwin avec une colère à peine contenue. — Maintenant, je veux le récupérer.

— Mais enfin, de quoi parlez-vous ? dit-il avec une transparence éclatante.

Sans surprise, cela déclencha sa colère.

— Tu veux profiter de moi, espèce de misérable ?

— Je n’élèverais pas trop la voix, si j’étais vous, répondit Oscar en posant un doigt sur ses lèvres. — Je pense que c’est vous qui auriez le plus à perdre si tout cela venait à se savoir, Princesse Chevalier Ecarlate.

Même à voix basse, il parlait comme s’il venait d’abattre un dragon.

— Ça ne doit pas être très pratique de discuter en étant emmitouflée comme ça. Vous ne voudriez pas retirer votre capuche ?

— …

— S’il vous plaît, retirez votre capuche, répéta-t-il.

Arwin, à contrecœur, abaissa sa capuche, révélant sa chevelure rutilante.

— Ah oui… de près, vous êtes vraiment splendide… Attention !

La main d’Arwin avait effleuré son épée, ce qui obligea Oscar à bondir en arrière.

— Je préférerais éviter que ça ne dégénère. Trop d’attention serait gênant pour nous deux, non ?

La menace fit mouche. Arwin hésita aussitôt. La princesse intrépide, celle qui fonçait sans trembler au milieu des monstres pour sauver ses compagnons, montrait de l’inquiétude. Finalement, elle retira sa main de la garde de son épée. Certain de sa victoire, Oscar tourna lentement autour d’elle, en gardant ses distances.

— Je compte rester honnête. Vous le récupérerez. Cela dit, je crains que même toutes ces pièces d’or ne suffisent pas à payer sa véritable valeur ce que vous comprenez parfaitement, j’en suis certain, dit-il en agitant la bourse avec un léger tintement.

Elle serra les dents avec rage.

— Non, nous allons faire autrement. Ce sera une relation de longue haleine. Et l’argent, seul, c’est une chose si froide, si dure, vous ne trouvez pas ? Vous voyez ce que je veux dire, ajouta-t-il en tendant la main pour effleurer ses cheveux.

Elle pâlit, mais ne repoussa pas sa main.

— Si je suis forcé de révéler votre secret contre ma volonté, nous tomberons tous les deux. Mais je le ferai, s’il le faut. Après tout, j’ai beaucoup moins à perdre, contrairement à vous. Pas vrai ?

— …

— Contente-toi de garder tes jolies petites lèvres fermées, et personne n’aura jamais à savoir quelle relation toute spéciale on va entretenir, dit-il en tendant la main vers son cou pâle et délicat.

Je me bouchai le nez.

— Hé, toi là-bas. Qu’est-ce que tu fous exactement ? lançai-je, en imitant la voix nasillarde de ce garde à la peau sombre.

L’un de mes rares véritables talents. Je trouvais assez facile de reproduire cette intonation particulière.

— C’est toi, Oscar ? Bouge pas !

Je me mis aussi à taper bruyamment du pied pour imiter les bruits de pas qui approchent. Oscar fit claquer sa langue et prit la fuite. J’entendis un cri aigu peu après, il avait dû bousculer quelqu’un, mais au moins, il avait déguerpi. Arwin resta figée un instant, puis elle commença à rabattre sa capuche pour s’éclipser.

— Pas si vite, Princesse.

Arwin s’arrêta net et se retourna.

— Je crois que je ne me suis jamais présenté, dis-je en écartant les mains, la voix douce pour la rassurer. — Je m’appelle Matthew. Enchanté.

Elle n’accepta pas ma poignée de main. Elle était sur la défensive, comme un chien errant traumatisé.

— …Pourquoi es-tu là ?

— Je pourrais te poser la même question. Ce n’est pas un endroit pour une princesse comme toi.

— Ça ne te regarde pas.

— Voilà donc comment tu remercies l’homme qui vient de te sauver d’un pervers ?

— Un pervers ? fit-elle, surprise.

— Oui, un pervers. Ou alors tu attendais ce moment avec impatience ? Si c’est le cas, je suis navré d’avoir interrompu. Tu peux toujours peloter mes fesses pour compenser. Mais je te préviens, c’est une zone érogène, alors ne t’étonne pas si je me mets à faire des bruits bizarres.

— Arrête ces inepties ! Je n’aurais jamais… oh. Pardon. Merci. C’est juste que ça m’a prise au dépourvu, c’est tout, dit-elle, soulagée, en pensant visiblement que son secret restait intact.

Mais pour moi, mes soupçons venaient de se confirmer.

— Je te revaudrai ça un jour. Mais pour l’instant, je suis pressée.

— Allons, allons, ne sois pas si pressée. Viens, trouvons un endroit pour discuter. Je te jure, je ne te ferai rien de déplacé.

— Je passe. dit-elle en rabattant sa capuche, prête à s’envoler comme un petit oiseau.

— Juste un petit moment. J’ai de l’argent aujourd’hui… oups.

Ma bourse tomba, déversant des pièces de cuivre et d’argent.

— Pardon, tu peux m’aider à les ramasser ?

Le regard d’Arwin se plissa de méfiance. Difficile pour elle de se faire donner des ordres par un voyou de mon genre. Ou alors elle pensait encore à Oscar. Quoi qu’il en soit, elle me rendit la pareille en se baissant pour m’aider. Un geste bien imprudent. Je saisis sa main et plongeai vers sa poche pour lui arracher le petit paquet.

— Qu’est-ce que tu fais ?! s’écria-t-elle en tentant de le récupérer.

Je reculai aussitôt, hors de portée.

— Allons, allons, ne crie pas comme ça, lançai-je en hâte, avant qu’elle ne dégaine son épée. — Ce n’est pas le genre de chose avec lequel une dame devrait se compromettre.

Je dépassais clairement les bornes, mais je savais très bien ce qui l’attendait si elle continuait sur cette voie.

— Il y a une excellente experte à la guilde des aventuriers. Tu dois la connaître : Vanessa, dis-je rapidement.

Dans cette ruelle étroite où le soleil ne pénétrait pas, je perdrais tout affrontement. Le plus important, c’était d’éviter le combat.

— Elle est tellement douée dans son métier que personne ne peut rivaliser avec elle dans ce domaine. Et pourtant, elle a le plus mauvais goût en matière d’hommes que j’aie jamais vu. Elle s’entiche toujours de la pire racaille. Et je regrette de dire que son mec actuel, c’est Oscar. Oui, le type avec qui tu discutais à l’instant.

Arwin tressaillit, comme si elle reconnaissait le nom.

— Il est plutôt connu comme dealer. Il achète des trucs vraiment louches à des criminels notoires, puis il les refile à des rêveurs délirants qui se prennent pour des nobles d’un royaume dans le désert, ou à des aventuriers qui ont complètement perdu la boule.

Ce que je voyais de son visage sous la capuche pâlissait.

— C’est une drogue. Et tu es une consommatrice régulière.

Arwin s’effondra aussitôt, comme si son âme venait de la quitter.

— Est-ce que je me trompe ?

Elle ne répondit pas, mais sa réaction disait tout. Peur, colère, honte et désespoir se mélangeaient comme dans un chaudron de sorcière, écumant dans un remous nauséabond. Sa main s’était portée à sa nuque, sûrement pour dissimuler les taches noires que j’y trouverais.

J’ouvris la bourse. À l’intérieur se trouvait une petite fiole remplie d’une poudre blanche. J’ôtai le bouchon et humai le contenu.

— De la Release…

Je n’en avais jamais pris moi-même, mais d’après ce qu’on en disait, une simple pincée suffisait à vous propulser dans un état d’euphorie totale, où toute peur ou pensée négative disparaissait. En échange, elle vous détruisait. En quelques années à peine, elle rongeait les os, les organes, tout ce qui vous faisait tenir debout. Elle vous arrachait des années de vie.

Et quand on essayait d’arrêter, c’était l’enfer.

Comment oses-tu vendre une merde pareille, Oscar ? L’enfer t’attend, bien au chaud.

— Uhh… uhh… bredouilla Arwin, un reste de désir dans la voix.

 Elle ne se jeta pas sur moi, ce qui prouvait qu’il lui restait encore un peu de bon sens, mais si ça empirait, elle serait prête à n’importe quoi pour en avoir, même à écarter les jambes. Je tins la fiole ouverte au-dessus du caniveau le plus proche, puis la lâchai. Le flacon et la poudre tombèrent dans la crasse.

— Je ne vais pas fouiller dans tes affaires privées, mais tu devrais vraiment pas compter sur des saloperies par…

Quelque chose me frappa à l’arrière du crâne. La princesse chevalier s’était jetée sur moi, les yeux injectés de sang.

— Espèce d’enfoiré !

Elle se rua sur moi. Je levai les bras pour me protéger, mais son poing m’atteignit en plein visage. Ses coups n’étaient pas si impactants, mais ils fusaient vite, difficiles à esquiver.

Elle franchit ma garde à plusieurs reprises, jusqu’à ce que je perde l’équilibre, et elle me projeta au sol. Une fois à terre, elle s’assit à califourchon sur moi et continua à frapper.


C’était mal parti. Je ne pouvais même pas rivaliser avec elle en force pure. Et sa rage ne l’aidait pas : ses bras se mirent à balancer dans tous les sens, de plus en plus violemment. Tout ce que je pouvais faire, c’était rentrer le cou pour que ses coups, lancés de tout son poids, atterrissent sur mon front plutôt que sur une zone plus fragile. Mon corps avait au moins gardé sa robustesse. Lorsqu’elle commença à avoir mal aux poings et qu’elle ralentit un peu, j’en profitai pour me dégager.

— Si tu tiens à ta drogue, va la chercher. Lèche la boue dans le caniveau, peut-être qu’il en reste assez pour t’envoler encore une fois.

Arwin sembla enfin reprendre ses esprits. Elle regarda ses poings rouges et gonflés, le caniveau, puis moi. Submergée par la honte, elle se replia sur elle-même et cacha son visage entre ses mains. Je crus qu’elle pleurait, mais je n’entendais rien. Au bout d’une minute, je me relevai, époussetai mes vêtements et lui tendis la main.

— Allez. Raconte-moi tout.

J’emmenai la princesse chevalier au deuxième étage de la guilde des aventuriers. Le bâtiment comportait plusieurs pièces prévues pour les réunions confidentielles. Elles étaient assez bien isolées pour qu’on n’entende rien, même si on parlait fort à l’intérieur. Ce qui en faisait aussi l’endroit rêvé pour corriger discrètement certains aventuriers. Ici, personne ne viendrait écouter. J’avais envisagé de la ramener chez moi, mais je n’avais pas envie que qui que ce soit se fasse des idées. Et puis, Polly était dehors, au travail, et ne rentrerait pas avant très tard.

Au centre de la petite pièce, une table couverte de marques et d’entailles ressemblait à un vieux vétéran plein de cicatrices. La princesse chevalier s’assit sur la chaise bancale que je lui désignai. Elle posa les mains sur ses genoux, baissa les yeux vers le sol, le visage pâle, et resta là, comme une criminelle attendant sa sentence.

— Détends-toi. Imagine que je suis un prêtre ou quelque chose du genre.

J’avais abandonné toute notion de religion bien avant ma naissance, mais pour écouter les problèmes des autres, je me débrouillais très bien.

— Soyons honnêtes, repris-je. — Tu as le Syndrome du Donjon.

Elle ne répondit toujours pas, mais ses paumes jointes et ses genoux serrés me disaient tout ce que j’avais besoin de savoir.

— Ça arrive tout le temps.

Les donjons, sombres et dangereux, étaient des lieux où la mort rôdait à chaque instant. Il fallait composer avec le terrain, les monstres, les pièges et les autres humains. On ne savait jamais quand la Faucheuse pointerait le bout de sa faux. Depuis mon arrivée ici, j’en avais vu passer, des cas comme le sien.

Une fois que ce mal vous atteignait, aucune magie ne pouvait en venir à bout. Un miracle de clerc pouvait, au mieux, raviver brièvement votre instinct de survie, mais très vite, vous redeveniez un chaton tremblant. Les cas les plus légers s’en tiraient parfois dans une autre ville, tant qu’ils ne remettaient jamais les pieds dans un donjon. Mais la plupart ne pouvaient même plus se battre. Or, l’aventure, c’était un métier où on risquait sa vie. Si on ne pouvait plus le faire, il n’y avait plus de raison d’y rester. Il ne restait que deux options : la retraite ou la mort.

Quand les gens étaient poussés à bout, certains finissaient par se tourner vers la drogue. Même la Princesse Chevalier Ecarlate n’y avait pas échappé. C’était aussi simple que ça, bien que loin d’être un choix avisé dans son cas.

Elle garda la tête baissée en parlant.

— J’ai commencé… il y a environ six mois.

Tout avait commencé quand elle n’avait plus supporté les terreurs du donjon. Elle s’y rendait en cachette pour se procurer sa dose, et avait commencé à en prendre petit à petit.

— Au début, c’était bien. Je me sentais merveilleusement bien, et je progressais beaucoup plus vite dans le donjon qu’avant. Mais j’ai été vite punie pour ma stupidité.

Elle avait augmenté les doses. Désormais, elle devait en prendre tous les jours, sous peine de subir le manque. Ses mains tremblaient, elle perdait patience, et elle agressait les autres sans raison valable.

Elle devait alors en consommer davantage pour éviter que les autres ne se doutent de quoi que ce soit : un cercle vicieux.

— Et maintenant, j’en suis venue à céder le collier de jade ancestral de ma famille, juste parce que cet homme répugnant me l’a demandé.

Ce collier venait d’une princesse étrangère qui avait épousé un membre de sa lignée, il y avait bien longtemps, et valait une véritable fortune. Et elle avait tenté de l’échanger contre de la drogue… En réalité, c’était déjà fait. Voilà ce que ces substances faisaient : elles pouvaient faire perdre la tête à une princesse noble et déterminée.

Elle avait aussitôt regretté sa décision et rassemblé de quoi le racheter, mais on l’avait juste fait payer encore plus.

— Je suis le symbole de l’espoir pour la restauration de Mactarode. Le peuple ne doit pas savoir ce que je fais pour surmonter ma peur. Tu le comprends ?

— Si tu as peur, tu devrais juste tout arrêter.

— Je ne peux pas.

— Je comprends ta situation. Pour restaurer ton royaume, tu dois entrer dans le donjon et en rapporter des trésors. Très bien. Mais je vais être franc avec toi : les gens qui t’entourent sont tous des crétins sans le moindre talent. File quelques pièces à un barde, et il te chantera des exploits héroïques. Mais ça ne se passe pas comme ça dans la réalité.

Si les survivants s’étaient unis pour affronter le donjon, ce serait une autre histoire. Mais quand on laisse le sort d’un royaume entier reposer sur les épaules d’une seule femme aussi douée soit-elle, alors on est juste une merde. Rien d’autre.

S’ils voulaient un royaume, ils n’avaient qu’à en fonder un dans le désert du sud, ou envahir un autre territoire. Ils pouvaient aussi se mettre au service d’un pays voisin et le renverser de l’intérieur. Toutes ces options, aussi improbables soient-elles, avaient bien plus de chances d’aboutir que cette illusion absurde.

— Si tu as peur, dis-le. — Tu vas vraiment confier tout ça à des gens avec qui tu ne peux même pas prononcer l’évidence ?

— Ça ne te regarde pas.

— C’est vrai, acquiesçai-je en soupirant, le dos contre le dossier de la chaise. — On a échangé deux mots avant aujourd’hui, et je ne t’avais même pas donné mon nom. Je l’admets. Alors dis-moi : combien de personnes savent ce que tu endures vraiment ? Je parie que je connais la réponse : aucune.

Si elle avait seulement exprimé ses peurs et sa souffrance, elle n’aurait jamais touché à cette merde. Mais au lieu de ça, on avait posé une tiare d’espoir sur la tête de leur noble, royale et fragile princesse, et on lui avait offert des chansons en guise d’hommage. Sans jamais se soucier de la pression que ça lui imposait. Des irresponsables. Des incompétents. Des imbéciles heureux. Ils méritaient tous de crever.

— Je te préviens. Arrête complètement la drogue. C’est une connerie d’y avoir touché. Je suis pas du genre à dire aux gens quoi faire de leur vie, et je sais que je suis pas en position de donner des ordres. Mais malgré ça, je te le dis : arrête. Arrête maintenant.

Je sentais ce malaise me revenir dans la poitrine.

— J’ai vu beaucoup de gens s’amuser avec ça, et ils ont tous fini par crever d’une manière ou d’une autre. J’ai vu des types se mettre au vol pour financer leur consommation, se faire choper, et finir exécutés. J’en ai vu d’autres halluciner que leur mère était un monstre et courir vers elle pour se faire bouffer. Et d’autres encore se poignarder la gorge eux-mêmes, incapables de supporter le manque. Et je doute que tu sois en quête d’une mort particulièrement originale et inoubliable.

Personne ne leur avait demandé de faire tous ces numéros de cirque pitoyables. Et pourtant, ils l’avaient fait.

— La Release, en particulier, a des effets de manque atroces qui compensent son euphorie. Et aucun antidote ne fonctionne contre ça.

La magie était bien pratique. Elle permettait de guérir des blessures, de neutraliser des poisons, mais elle avait ses limites.

La dépendance aux drogues et les troubles mentaux comme le Syndrome du Donjon échappaient à son champ d’action. Certaines plantes magiques entraient dans la composition de la Délivrance, ce qui empêchait la création de tout antidote.

— Le mieux, ce serait d’abandonner l’idée de récupérer un trésor dans le donjon et de reconstruire ton royaume. Laisse tomber l’aventure. Pars vivre à la campagne, ou près de la mer. Repose-toi. Récupère. Confie ce fardeau à quelqu’un d’autre. Une maladie, une blessure, il y a plein d’excuses possibles. Tu as fait ta part. Laisse les moins nobles s’en charger maintenant.

— Je te remercie pour ton avertissement, dit-elle en secouant doucement la tête. — Mais… j’en ai besoin maintenant.

— Quoi, tu vas vraiment reconstruire ton pays à coups de drogue ? Qu’est-ce qu’ils écriront dans les livres d’histoire ? Que lorsque la princesse Arwin a été frappée par le Syndrome du Donjon et trop terrorisée pour se battre, elle est devenue accro à la Release et qu’elle a sauvé le royaume à la force de ses tripes de camée ?

— Si c’est ce qu’il faut, je suis prête à l’assumer.

— Alors tu vas avaler tous tes secrets, toutes tes peurs, et filer droit dans l’au-delà ? Non. Ce n’est pas le rôle d’une princesse de faire la queue d’un lézard qu’on peut couper et jeter.

— Pourquoi tu t’en soucies, au juste ? Tu l’as dit toi-même : ça ne te regarde pas.

— Tu ne donnerais pas un quignon de pain à un chaton affamé dans la rue ? Tu ne verserais pas un peu d’eau sur une fleur qui se meurt ? C’est aussi simple que ça. Chaque être humain est capable d’un geste de bonté désintéressée.

Je savais que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. D’ordinaire, j’aurais tourné les talons en me disant que ce n’était pas mon problème, ou j’aurais vendu l’info au plus offrant. Une histoire bien sale et choquante sur la Princesse Chevalier Ecarlate, ça valait sûrement de bonnes pièces.

Beaucoup de gens se réjouissent à l’idée de voir une noble fière et puissante s’écrouler dans la boue, humiliée comme les autres. J’étais comme eux. En temps normal, j’aurais même activement œuvré pour que ça arrive, si je n’avais pas gardé, quelque part au fond, un semblant de conscience. Ou alors, peut-être que je ressentais quelque chose pour cette princesse recroquevillée.

— Et mon peuple, alors ? Ils ont été attaqués par des hordes de monstres, ils ont perdu leurs terres, leurs familles. Les chevaliers, les soldats, la famille royale… aucun n’a su les défendre. Ils ne méritaient pas ça.

— Et toi, c’est toi qui as invoqué les monstres ? Ressentir une forme de responsabilité, c’est bien. Mais là, tu vas trop loin. Et tu serais surprise de voir à quel point les racines du petit peuple sont solides. Ils survivront n’importe où. Tant qu’il y a un peu d’argent et de quoi manger, ils s’en sortiront. Il n’y a qu’un très faible pourcentage qui ne peut vraiment pas continuer si le nom du royaume n’est plus Mactarode.

Elle me regarda, stupéfaite.

— Qui es-tu ?

— Juste un homme entretenu.

— Un homme… entretenu ?

La princesse était bien innocente.

— Dans une ville portuaire, loin d’ici, il y a des femmes qui gagnent leur vie en plongeant pour pêcher des poissons, des moules, des palourdes.

Arwin avait l’air perdue. Elle ne comprenait pas du tout où je voulais en venir.

— Les zones peu profondes sont vite vidées, alors elles doivent prendre un bateau et aller pêcher plus loin, là où l’eau est plus profonde. Naturellement, elles ne veulent pas descendre trop bas et se noyer. Alors elles s’attachent une corde autour de la taille. Elles ramassent autant de poissons et de coquillages qu’elles peuvent, et quand elles sont à bout de souffle, elles tirent sur la corde. C’est le signal pour les hommes restés sur le bateau de les remonter. C’est cette pratique qui serait à l’origine du terme « homme entretenu », parce que c’est lui qu’on garde sur le bateau pour s’occuper de la corde. Du moins, c’est ce qu’on dit.

Du moins, c’est ce que j’avais entendu dire, je n’avais aucune idée si c’était vrai.

— Et pourquoi les hommes ne plongent pas ?

— Peut-être que c’est leur boulot de manœuvrer le bateau. Ou alors il faut la force d’un homme pour remonter quelqu’un. J’ai aussi entendu dire que les femmes résistent mieux au froid, donc elles supporteraient mieux la plongée en eaux profondes.

Je ne savais pas pourquoi elle continuait à me poser des questions à ce sujet ; je ne faisais que transmettre ce que j’avais entendu, et j’improvisais le reste.

— En gros, en échange d’un petit salaire, il aide, soutient et console une femme. On pourrait dire que c’est comme son coach personnel.

— Et toi, tu es ce coach ?

— On peut dire ça.

Je vivais aux crochets d’une prostituée au lieu d’avoir un vrai travail. Un minable, voilà ce que j’étais.

— Je comprends que ton royaume et ton peuple comptent pour toi, mais ça ne vaut pas de sacrifier ta vie. Laisse tomber.

— Tu te trompes, répondit-elle en secouant lentement la tête. — Oui, reconstruire le royaume est important, mais… ce n’est plus de ça qu’il s’agit.

— En quoi est-ce que je me trompe ?

— …La fille de Melinda a disparu.

Melinda était apparemment une amie d’Arwin. Depuis qu’elle était devenue aventurière, la gentille princesse traitait tout le monde sur un pied d’égalité, noble ou roturier. Melinda faisait partie de ces gens. Son mari avait déguerpi peu après la naissance de leur fille. Elle avait vendu son corps pour élever l’enfant. Et cette gamine avait disparu hier. Après avoir cherché comme une folle, Melinda avait fini par découvrir que sa fille avait été enlevée par un groupe criminel.

— Je n’ai pas revu Melinda non plus. Je pense qu’elle est partie à sa recherche.

— Quel groupe ?

— Tri-Hydra, apparemment.

— Ah, merde.

Un des groupes les plus actifs en ville. Assez petit, mais spécialisé dans la vente de drogue. Et ces derniers temps, Tri-Hydra s’était aussi lancé dans la traite d’êtres humains. Certains membres étaient de vrais tarés, le genre de types qu’il valait mieux ne jamais provoquer. Quant aux gardes, inutile de compter sur eux. Espérer de l’aide de la part de gens qui acceptent des pots-de-vin, c’est comme grimper soi-même sur l’échafaud. Elle le savait, et elle était partie sauver la petite toute seule, apparemment. Une idée complètement folle, bien sûr. À sa place, j’aurais fui en pleine nuit sans demander mon reste.

— Et tes subordonnés ? Le gamin qui m’a foutu un pain la dernière fois t’obéirait au doigt et à l’œil, non ?

Elle détourna les yeux, peinée.

— Ralph n’a jamais supporté que je parle à Melinda. Il trouvait indigne pour une princesse de s’adresser à une prostituée. Les autres pensent comme lui.  Je doute fort qu’ils m’aident si je leur dis que je veux sauver la fille d’une catin.

— Alors tu devrais couper les ponts avec eux.

— Et puis, ce ne sont pas des serviteurs. Ce sont des aventuriers que j’ai réunis grâce aux relations de messire Lewster. Lui aussi s’est opposé à ce que je parte chercher la petite.

Ah, oui. Je le connaissais : le vieux paladin. Probablement puceau d’ailleurs.

— Et les autres ?

— J’en ai parlé à quelques-uns, mais dès que j’ai mentionné Tri-Hydra, ils ont tous refusé.

— Pas étonnant.

J’aurais fait pareil. Se battre pour sa vie et partir se faire tuer, ce sont deux choses très différentes. Personne ne l’aiderait. Elle voulait quand même tenter de sauver la gamine, mais à ce stade, elle ne pouvait plus se battre sans la drogue. Elle était partie en racheter (et espérait récupérer son collier), mais s’était retrouvée à la merci d’un chantage et d’un type prêt à en profiter. Et c’est là qu’elle m’avait trouvé.

— Bon, je vois où on en est, dis-je en soupirant. — Il ne te reste qu’une seule option. Tu dois abandonner Melinda et sa fille.

Elle me regarda, abasourdie.

— Messire Machin-Truc a raison. C’est de la folie de foncer seule dans un repaire de malfrats. Tu échoueras presque à coup sûr. Et même si tu réussissais, les putains de cette ville ne vivent jamais bien longtemps. Elle se fera planter par un taré ou crèvera d’une maladie.

— Tu n’en sais rien…

— Si. Je le sais.

Je tirai une mèche de mes cheveux pour chasser les images que mon cerveau me balançait à la figure.

— Je l’ai vu bien trop souvent.

Arwin se tut aussitôt. Elle avait compris que je ne mentais pas.

— Tu es peut-être forte, mais tu n’es pas une divinité. Il y a des gens qu’on ne peut pas sauver, c’est comme ça. Vouloir sauver quelqu’un, c’est noble. Mais encore faut-il être capable de se sauver soi-même. Et puis si tu étais plus proche de tes compagnons, tu n’aurais pas eu besoin que ce soit moi qui vienne à ton secours, pas vrai ?

Je me levai. Je lui avais dit ce que j’avais à dire, et avec sincérité. Ce qui venait après, c’était l’affaire de sa conscience. Qu’elle vive, qu’elle meure, ou qu’elle retourne se défoncer, peu importait. Comme je venais de le lui dire, il y a des gens qu’on peut sauver, et d’autres non. J’espérais qu’elle faisait partie des premiers. Pour moi, l’affaire était close. Je pris la direction de la sortie.

— Et toi ? demanda-t-elle dans mon dos.

Il y avait un mince filet d’espoir dans cette voix magnifique.

— Ne pose pas la question.

Je n’avais pas besoin qu’on compte sur moi. Sauf si la personne comptait rester plantée au soleil toute la journée.

— Mes services coûtent cher : ta virginité, si tu l’as encore.

— Espèce d’ordure…

Je me retournai et vis son visage cramoisi, déformé par la honte et la colère. Mais elle ne me frappa pas ; ses pieds frémirent, puis elle détourna les yeux.

— Ah, et ne t’en fais plus pour Oscar. Il me doit un service, je m’arrangerai pour que ce soit réglé. Je trouverai même un moyen de récupérer ton collier.

— Hein ? fit-elle, décontenancée.

Pourquoi réagissait-elle comme ça ? Ça me donna envie d’en rajouter, malgré moi.

— Attends, t’as déjà oublié son nom ? Le dealer de tout à l’heure. Enfin, pas que ce soit un nom essentiel à retenir.

— …Oui, bien sûr. C’est vrai.

Elle venait seulement de se rappeler qu’elle marchait sur une corde raide.

— Tu l’avais oublié, hein ?

— …Je suis désolée.

— C’est rien. T’as plein de trucs en tête. Et puis, même si on me tirait la langue pour me faire parler, je dirais rien de ce que j’ai appris.

Enfin, probablement. Je devais admettre que je ne m’étais encore jamais fait arracher la langue. Je sortis un petit paquet de ma poche et le lui lançai.

— Tiens. C’est pour tout à l’heure.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des bonbons. Y a des herbes dedans, c’est bon pour la gorge. Parfait quand on a besoin de sucer quelque chose. Et ça aide à se calmer aussi.

Elle était tellement préoccupée par la prostituée et sa fille que la princesse chevalier en oubliait complètement sa propre santé. Et il ne lui était probablement même pas venu à l’esprit qu’elle pourrait très bien protéger ses secrets en me coupant la tête.

Je fis un signe de la main et quittai la pièce, cette fois pour de bon. Avec un parfait timing, Dez était justement en bas.

— Ta femme et ton gosse peuvent déjà se passer de toi ?

— La voisine veille sur eux. Je suis juste venu chercher un truc que j’avais oublié. Je repars tout de suite.

— Avant toute chose, faut que je te demande un service. Tu peux me prêter un peu d’argent ?

Son visage barbu se froissa de méfiance.

— Pour quoi faire ?

— Tu le sais très bien, répondis-je. — Je vais trouver une jolie fille et faire plus ample connaissance charnellement parlant. J’ai passé du temps avec une belle femme, et maintenant je suis si excité que j’arrive même plus à réfléchir correctement.

Il faisait nuit dehors. La charrette bâchée s’éloignait, et moi, je courbai l’échine pour rentrer chez moi. J’avais pris une douche plus tôt, donc je n’avais pas à craindre qu’elle sente quoi que ce soit. Ça faisait si longtemps que je n’étais plus dans le coup. On n’avait pourtant pas été très audacieux, mais j’avais mal de partout. La griffure sur ma joue me lançait. Elle n’y était pas allée de main morte.

— Je ferais bien de rentrer vite. Si Polly est déjà là, ça va mal tourner.

— Oh, Matthew !

Une main surgit d’une ruelle et me tira en déséquilibre. Heureusement, je fus soulagé en voyant le visage de son propriétaire.

— Me fais pas peur comme ça, Maggie. Je suis peut-être costaud, mais j’ai le cœur plus fragile qu’une puce. Si tu m’effraies trop, il pourrait s’arrêter net et ne plus jamais redémarrer, plaisantai-je.

Mais Maggie n’était pas d’humeur à plaisanter. Elle se serra contre ma poitrine en sanglotant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je en lui prenant les épaules pour plonger dans ses yeux.

Elle était clairement bouleversée.

— Sarah n’est jamais rentrée hier. Tu ne l’aurais pas vue ?

— Non, je… Elle est toujours dehors ?

— Alors ce n’était pas toi. Oh, j’aurais dû m’en douter…

Elle s’effondra à genoux sur le pavé froid et dur, incapable de se relever.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu sais où elle pourrait être ?

— Ils ont dit qu’on l’a vue avec un homme grand et à l’air douteux. J’espérais que c’était toi…

Un mauvais pressentiment me nouait l’estomac. Sarah était une petite fille adorable, et très futée. Aucun doute que ce genre de types impliqués dans la traite humaine s’intéresserait à elle. Mais une gamine aussi intelligente se laisserait-elle kidnapper sans rien faire ? Elle résisterait. Ou alors, elle laisserait une piste.

— Tu sais où ça s’est passé ?

— D’après ce qu’on m’a dit, c’était vers la rue du Serpent Mange-Roche… En temps normal, elle ne mettrait jamais les pieds dans ce coin-là. J’ai demandé de l’aide aux gardes et aux aventuriers, mais ils ont tous fait non de la tête. Un seul m’a dit qu’il m’aiderait, mais tout seul, il ne pourra pas faire grand-chose…

Je levai les yeux vers le ciel, pensif. C’était justement là que Tri-Hydra avait établi son repaire. C’était imprudent de s’en prendre à une gamine toute seule comme ça. Les gardes fermaient les yeux, oui, mais il y avait des limites. Le coupable devait être le même que celui qui avait pris la fille de Melinda. À moins que… minute.

— Maggie, c’est quoi ton nom de travail ?

— Pourquoi tu veux savoir ça ?

Les prostituées tombaient parfois sur des clients dérangés, capables de tout. Beaucoup utilisaient des pseudonymes pour préserver un semblant d’anonymat.

— Ce ne serait pas… Melinda, par hasard ?

— C’est bien ça.

— Et tu serais pas proche de la princesse chevalier ?

— Tu es au courant ? répondit-elle d’un air absent.

— Oui, je le suis

Apparemment, elle avait commencé à utiliser ce nom après avoir été agressée par un client particulièrement vicieux. Et en tant que femme de la nuit brisée et rejetée, elle avait été particulièrement touchée par la façon dont Arwin traitait tout le monde avec respect et égalité.

— Elle est vraiment, vraiment merveilleuse. C’est elle qui s’est proposée pour sauver Sarah. Le problème, c’est que tous ses compagnons savent ce que je suis, et ils m’ont tous regardée de haut… Mais enfin, pour qui ils se prennent ? Oh, bien sûr, leur bite bande bien quand ils me voient, mais quand il s’agit de faire quelque chose d’utile, y a plus personne.

— Oh ! Matthew !

C’était April, qui venait d’apparaître au bout de la ruelle.

— Tu devrais pas traîner dehors si tard, la prévins-je.

Être la petite-fille du maître de guilde lui conférait peut-être une certaine protection, mais ça restait dangereux.

— Y a plus urgent ! Tu n’as pas vu Sarah ? Elle a disparu, dit-elle.

— Toi aussi tu la cherches, hein ?

Je lui racontai tout ce que je savais. April s’appuya contre le mur, le teint blême.

— Tu devrais peut-être en parler à ton grand-père.

Le maître de guilde avait le pouvoir de mobiliser les aventuriers. Je ne savais pas combien il y en avait exactement, mais il devait bien y en avoir plus d’une centaine rien que dans cette ville. Ils étaient tous un peu idiots, oui, mais pour se battre, c’étaient de vrais pros.

— Ça ne marchera pas, dit-elle tristement. — Il ne peut pas forcer les aventuriers à faire quoi que ce soit pour des gens qui n’ont rien à voir avec la guilde.

Même si elle passait par un contrat officiel, Maggie n’avait rien à offrir. Les aventuriers n’étaient pas assez altruistes pour risquer leur peau pour quelques piécettes. Et puis, aucun d’eux n’avait envie de provoquer un groupe comme Tri-Hydra.

— J’ai demandé à tout le monde, mais Arwin a été la seule à me prêter attention, dit-elle.

Même être la petite-fille du maître de guilde ne va pas bien loin quand l’intéressé lui-même ne veut pas bouger.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? Pendant qu’on parle, cette pauvre Sarah est peut-être…

— Pour commencer, il faut garder ton calme, dis-je en passant un bras rassurant autour des épaules de Melinda… enfin, de Maggie. — On n’en sait rien pour l’instant. Voilà ce que je veux que tu fasses : rentre chez toi et attends. Si tu continues à courir partout, tu ne feras que te mettre en danger.

— Mais…

— Pas de « mais ». Tu es la seule personne au monde qui pourra accueillir ta petite fille perdue si jamais elle rentre toute seule.

Maggie parut sonnée, puis finit par se ressaisir et hocha la tête.

— April, raccompagne-la. Les types derrière toi n’auront rien à redire à ça.

Je jetai un œil vers l’ombre, où une silhouette bougea.

Le puissant maître de guilde ne laisserait jamais sa précieuse petite-fille se promener seule la nuit dans les rues. Il y avait toujours quelqu’un pour la surveiller discrètement. Mais ces hommes-là obéissaient au vieux, pas à elle.

— Je veux continuer à la chercher.

Je secouai la tête.

— Ton grand-père et Dez ont raison. Je suis une ordure. Mais je sais une chose : tu rentres chez toi.

— …

— S’il te plaît. Ne me force pas à me ridiculiser encore plus.

Je n’étais pas fait pour faire la morale aux gosses. April avait l’air contrariée, mais elle céda.

— Je vais retourner voir  Pap… Grand-père.

— Et moi, je vais fouiller les environs. Je vous tiendrai au courant si je trouve quoi que ce soit.

— S’il te plaît, Matthew. Il n’y a que toi. Tous les autres hommes sont tellement inutiles…

Après quelques mots d’encouragement, je pris congé. Les supplications de Maggie résonnaient encore dans ma tête, et je sentais une angoisse cuisante me monter à la gorge. M’en prendre à Tri-Hydra allait me faire tuer avant même que je n’aie le temps de compter jusqu’à cent.

Je n’avais aucun doute : Sarah ne reviendrait pas. En tout cas, pas cette gamine vive, affectueuse, un brin pot-de-colle qui ne jurait que par sa mère. Elle allait finir entre les mains de dégénérés incapables de jouir sans faire mal à une enfant, ou de monstres qui ne pouvaient finir que s’ils battaient quelqu’un. Quelle que soit l’issue, ce serait atroce.

Une gamine innocente, qui n’avait rien fait de mal, battue jusqu’à en devenir violette, en sang, hurlant, implorant sa mère pendant qu’on lui volait toute dignité, utilisée comme un chiffon usé jusqu’à la mort. Qu’est-ce qu’elle verrait en dernier ? Le lit d’un riche quelque part ? Les étoiles, alors qu’on l’enterrera vivante dans un trou ? Ou bien le sourire de celui qui l’aura tuée ?

Ça me rend malade.

J’avais la nausée en rentrant chez moi. La porte n’était pas verrouillée. Un voleur, venu chercher je ne sais quoi de valeur dans ce taudis ? J’entrai avec précaution.

Je rapprochai le chandelier et allumai une bougie. Une silhouette sombre était assise sur la chaise. Je tendis la lumière pour mieux voir. Puis je criai :

— Ne me fais pas peur comme ça, Polly !

Elle ne répondit pas. Elle pleurait, la tête affaissée sur la table. Encore ? pensai-je, écœuré, en lui secouant doucement l’épaule.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Il t’a encore frappée ? Ne t’en fais pas, ma belle. Ce n’est pas de ta faute.

Elle me saisit brusquement le poignet, me prenant au dépourvu. Polly releva la tête : un tableau misérable, entre le fard bon marché, les larmes et la morve. De quoi dégoûter n’importe quel homme qui aurait payé pour la toucher.

— J’ai tout utilisé…

— Utilisé quoi ?

— Ça…

Elle montra un petit sac en toile sur la table. Il était vide.

— Y avait d’la shilver dedans. J’ai pas compté, mais il a dit qu’y en avait trente.

Il était évident qu’elle n’avait pas gagné ça en travaillant. C’était bien trop pour ce qu’elle valait. Certains avaient des goûts particuliers, mais dans ce cas, il aurait plus simple de la racheter. En plus, elle parlait en articulant mal ; elle était complètement saoule.

— Le client disait qu’il cherchait une gamine. Toute mignonne. Alors j’lui ai parlé d’elle. J’lui ai dit qu’j’voulais lui parler d’un truc… important.

Mon cœur se bloqua dans ma gorge.

— Tu… as vendu Sarah ?

— J’me sentais mal. Alors j’voulais donner l’argent à Maggie. Mais j’me sentais trop coupable en chemin, j’me suis dit qu’c’était horrible, j’ai pas pu…

Alors elle avait tout claqué pour se saouler. Bon sang. Elle faisait le même métier que la mère de Sarah, elles avaient dû se croiser. C’est comme ça qu’elle l’avait piégée.

— Matthew, dit Polly en s’accrochant à moi, — j’suis désolée. Tout est d’ma faute.

— À quoi ressemblait cet homme ?

— Tu m’en veux ? Bien sûr qu’tu m’en veux. J’suis trop conne, j’ferais mieux d’être morte.

— Écoute-moi bien, Polly.

Je lui attrapai les épaules pour qu’elle me regarde en face. Ça faisait une éternité qu’on ne s’était pas vraiment regardés dans les yeux. C’est vrai que c’était rassurant, cette relation où l’on pansait nos plaies et où l’on se collait l’un à l’autre. Mais là, en se fixant comme ça, il n’y avait rien. Rien dans son cœur, et rien dans le mien.

— Je ne t’en veux pas. Je ne suis pas en colère. Je veux juste savoir où est Sarah. C’est une gamine de sept ans, enlevée à sa mère et tombée entre les mains d’un homme très dangereux. On n’a pas beaucoup de temps. Si on n’agit pas maintenant, elle sera vendue à quelqu’un, loin d’ici. Tu comprends ça ?

— Ouais. J’comprends tout à fait, répondit Polly en hochant vigoureusement la tête. — C’est d’ma faute, hein ? M’abandonne pas, Matthew. J’suis désolée. Pardon.

Elle glissa entre mes bras, tomba à genoux et s’effondra en larmes. À partir de là, elle n’arrêta plus de se confondre en excuses sans jamais, pas une seule fois, en adresser une à Sarah ni à Maggie.

Dès que j’en eus l’occasion, je me dégageai et attrapai un vieux sac plein de bric-à-brac que j’avais jeté dans le placard. Puis je me ruai vers la porte. J’étais tellement faible que si elle m’attrapait, je ne pourrais jamais me libérer.

— Attends ! Me laisse pas toute seule ! cria Polly, rampant à moitié derrière moi.

Mais son pied accrocha une chaise, elle trébucha et s’écrasa le visage contre le sol. Elle tendit une main vers moi, les cheveux en bataille.

— Pars pas, Matthew, s’il te plaît… Me laisse pas. Pars pas !

En quittant l’appartement, je lui lançai un regard par-dessus l’épaule.

— C’est pas ta faute.

Je savais déjà où aller lorsque je dévalai les marches jusqu’à la rue. Tri-Hydra avait un entrepôt pas loin de la rue du Serpent Mange-Roche. Le groupe devait probablement y entasser les enfants avant de les faire sortir de la ville petit à petit. Même si les autorités locales étaient des imbéciles, on ne pouvait pas non plus se permettre de promener des gamins enchaînés dans les rues en faisant coucou à tout le monde. Et comme Voisin-Gris était ceint de murailles, il fallait forcément passer une porte pour sortir. Celles-ci étaient déjà fermées pour la nuit. Essayer de forcer un passage, c’était signer son arrêt de mort.

Le plus probable, c’était qu’un chariot parte au petit matin, par une porte surveillée par des gardes pourris jusqu’à la moelle, dont la bourse serait plus lourde que d’habitude. Il faisait déjà nuit, mais il n’y avait pas une seconde à perdre. J’étais convaincu que Sarah quitterait la ville dès le lendemain.

Mes pieds m’emmenaient tout droit vers la rue du Serpent Mange-Roche. En temps normal, j’aurais confié le sale boulot à Dez, mais il avait une position à tenir. La guilde des aventuriers ne voulait rien avoir à faire avec cette histoire. S’il allait à l’encontre de leur position et engageait les hostilités contre des gangsters, il se ferait virer.

Oh, Matthew. Depuis quand es-tu devenu aussi idiot ? Peu importe quel taré avait acheté Sarah pour en faire son jouet, peu importe à quel point Maggie pouvait pleurer sa fille disparue, tout ça ne me concernait pas. Si je fermais les yeux et faisais comme si je n’avais rien vu, je pourrais encore contempler le lever du soleil.

Un minable impuissant qui se mêle à ça, c’est juste un type en route pour la mort. Ce n’était pas mon style de risquer ma peau pour les autres.

— Attends, dit une femme sous une cape à capuche.

Je reconnus tout de suite la voix d’Arwin. Même si j’étais surpris, je ne dis rien.

— Le nain appelé Dez m’a dit que tu vivais dans ce coin.

Bon sang, ce Barbu et sa langue bien pendue. Je devrais lui tresser les poils du nez.

— Je t’en prie, j’ai besoin de ton aide.

— Et qu’est-ce que j’y gagne ?

Elle releva la tête et rabattit sa capuche, déclarant :

— Je suis disposée à t’appartenir.

Ses joues étaient rouges, mais son regard déterminé.

— …J’ai encore… ce que tu avais mentionné, dit-elle.

Je gémis et me pris la tête dans les mains, essayant de mettre de l’ordre dans mes pensées.

— Pourquoi faire quelque chose d’aussi extrême ?

— Janet est morte sous mes yeux.

Je compris aussitôt : Janet, c’était le nom de cette coéquipière qu’Arwin avait perdue dans le donjon.

  • Tu m’avais demandé, l’autre jour, combien de personnes savaient ce que je traversais. Eh bien, elle en faisait partie. En vérité, c’était ma seule amie. C’est elle que j’ai perdue.

Sa peau était livide. Elle revivait clairement ce souvenir à l’instant même.

— Janet n’était pas la seule. Les monstres ont dévoré mon père en commençant par la tête, puis piétiné ma mère. Et tout ça sous mes yeux. Des gens que j’aimais profondément, emportés devant moi. Et je n’ai rien pu faire.

Elle parlait du jour où les monstres avaient submergé son royaume. Arwin devait porter ces cicatrices en elle depuis tout ce temps.

Et pourtant, elle avait étouffé ces sentiments, mis ses propres besoins de côté et combattu pour son peuple, jusqu’à réduire son esprit en poussière et perdre l’équilibre de son âme.

— Je suis lâche. Je ne suis pas aussi noble que ce que les gens prétendent. Je suis faible, pathétique, et je prends les mauvaises décisions. Mais même quelqu’un d’aussi indigne que moi ne peut pas rester les bras croisés quand des hommes vils kidnappent des enfants.

— …

— Janet connaissait ma… faiblesse. Comme toi, elle disait que j’étais plus importante que la restauration de mon royaume. Si j’abandonne Melinda et sa famille maintenant, je sais que je le regretterai, et je ne veux plus jamais ressentir le moindre regret. Tu l’as dit toi-même : le regret n’est pas quelque chose que l’on prend. Je ne suis ni courageuse ni juste, mais j’espère pouvoir, à ma façon, préserver un semblant d’ordre et de justice dans cette ville.

— Je vois.

Elle n’était pas cette figure de puissance que les bardes lui louaient. C’était, au contraire, une femme ordinaire. Elle portait sa faiblesse comme un fardeau, vacillait sous le poids des attentes, regrettait, pleurait, souffrait et pourtant, elle essayait encore de rester forte. Quand elle tombait, elle cherchait à se relever. C’était cela qui la faisait briller : elle brillait dans l’adversité. Une étoile scintillante dans la nuit noire. Une fleur fragile poussant dans la boue.

Elle était fière. Non parce qu’elle était princesse, mais parce qu’elle était Arwin Mabel Primrose Mactarode. Et elle n’avait rien à voir avec moi.

— …Si tu as pris ta décision, alors je n’ai rien à ajouter. Je vais t’aider.

Elle poussa un soupir de soulagement.

 Son sourire était ravissant.

J’étais tombé amoureux de beaucoup de femmes dans ma vie, et j’en avais couché avec des centaines d’autres. Mais ce que je ressentais pour Arwin n’était rien de tout cela. Était-ce de l’amour ? De l’admiration ? De la loyauté ? Ou autre chose encore ? Tout ce que je pouvais dire, c’était que risquer ma peau pour elle ne me posait aucun problème.

— En temps normal, j’exigerais d’être payé d’avance, mais on n’a pas le luxe de traîner. Tu me paieras après.

— Je te suis reconnaissante.

— On va au même endroit de toute façon. Je me plaindrai pas de tomber aux côtés d’une femme aussi belle.

Arwin esquissa un sourire.

— On la sauvera. C’est certain.

L’entrepôt de Tri-Hydra, rue du Serpent Mange-Roche, était une bâtisse de pierre recouverte d’un enduit grossier. On ne s’était pas embarrassé à lutter contre l’humidité, mais au moins, ça tenait debout. Il serait difficile de faire tomber un tel bâtiment. Les doubles portes à l’avant dépassaient la taille d’un homme. Comme on pouvait s’y attendre, quelques types peu engageants montaient la garde autour d’un feu de camp.

Nous étions cachés dans l’ombre quand une carriole s’arrêta devant le bâtiment. Des enfants décoiffés en descendirent. Leurs mains étaient liées, et des chiffons leur bâillonnaient la bouche. On les aligna, puis on les poussa à l’intérieur. C’était bien ici.

J’avais élaboré un plan en chemin, que j’exposai à Arwin à cet instant.

— D’abord, j’attire leur attention. Pendant que je les occupe, tu fais le tour et tu t’occupes de faire sortir les enfants à l’intérieur.

Il y avait un cadenas à l’arrière, mais la lame de la princesse suffirait à le trancher sans difficulté.

— Tu reconnaîtras Sarah, pas vrai ? Si tu la vois, dis-lui que sa mère l’attend.

Arwin acquiesça, puis planta son regard dans le mien.

— Ne meurs pas.

— Ce n’était pas au programme.

Je poussai un soupir alors qu’elle disparaissait dans l’ombre. C’était peut-être la fin pour moi. Pourtant, je ne ressentais aucune peur. J’avais vécu en suivant mes envies, sans trop me poser de questions. Si ça devait se finir là, eh bien, soit. Mais j’allais tout faire pour continuer à respirer encore un peu.

— Eh, messieurs, comment va la soirée ? lançai-je d’un ton jovial, une fois certain qu’Arwin s’était éloignée vers l’arrière du bâtiment.

Très vite, les hommes peu engageants m’encerclèrent, l’air agressif. Ils étaient tous plus petits que moi, donc ça restait supportable, mais à voir leurs têtes, l’un d’eux pourrait très bien me planter dans le ventre sans prévenir.

— Tire-toi, grogna l’un d’eux, un lion tatoué sur le visage.

— Oh, pas besoin d’être si hostile, répondis-je en tentant l’approche conciliante. — Je cherchais juste un endroit sympa où passer du temps avec une jolie fille, et j’ai dû me perdre. Vous sauriez me remettre sur le bon chemin ?

Sa réponse fut un coup dans le ventre. Celui devant moi venait de me frapper, apparemment. Je me pliai en deux, une main sur l’estomac.

 Ce n’est pas très gentil.

— Casse-toi.

Cette fois, son regard s’était durci. Pousser encore c’était se faire planter.

— Ça va, ça va. Pas besoin de me fusiller du regard, répliquai-je en me redressant avec un petit rire. — Le fait est que j’ai une info qui pourrait vous intéresser. Pour tout dire, cet entrepôt est en danger.

Un couteau apparut aussitôt devant mon nez. L’homme tatoué l’avait dégainé et pointé vers moi dans un même geste, rapide comme l’éclair.

— Crache le morceau.

— Je parlais déjà, pas besoin d’autant d’enthousiasme.

Je souris et portai la main à ma poche.

— Voyez-vous, j’ai surpris une conversation en cherchant les jolies dames. Des types vraiment louches. Ils parlaient, il me semble, de faire sauter l’endroit. J’imagine que c’étaient les Singes Blancs…

Quand je sortis la main de ma poche, une petite boule blanche tomba au sol, se brisa en deux, et libéra aussitôt un épais nuage de fumée grise. On m’avait tellement forcé à fabriquer ce genre de bombes à l’époque que j’avais encore la main. En quelques secondes, la zone tout entière fut envahie par la fumée.

Kof, kof ! C’est quoi ce bordel—kof !

— Enfoiré, tu nous as piégés !

Celui qui se tenait derrière moi tenta de me frapper, mais je l’avais vu venir. Je me baissai et roulai sur le côté pour m’extraire de leur cercle.

— Allez, détendez-vous un peu.

La vérité, c’est que j’étais au bord de la panique, moi aussi. Je continuai à lancer mes bombes fumigènes. Tous ceux qui accouraient en entendant le vacarme finissaient eux aussi englués dans le brouillard.

— Celle-ci, c’est juste pour le plaisir, annonçai-je en sortant une balle spéciale de mon sac, que je lançai à ras de sol.

Si je l’avais jetée normalement, elle serait partie trop loin ou n’aurait pas atteint sa cible. Cette sphère noire roula sur les pavés jusqu’au feu de camp, pile comme je l’avais prévu. Dans le noir, les types du coin allaient forcément allumer un feu pour mieux y voir. J’avais misé là-dessus. Je fermai les yeux, couvris mes oreilles, et me mis en position.

La balle noire roula dans le feu. Une explosion retentit, accompagnée d’un flash de lumière. Même à travers mes paupières, l’effet fut aveuglant, d’une violence inouïe.

Ce fut le chaos. Sous la lune, certains toussaient à s’en arracher les poumons, d’autres se tortillaient en se tenant les yeux, d’autres encore hurlaient de douleur, les tympans probablement percés. C’était l’une des bombes éclatantes que Dez fabriquait à l’époque des Lames Infinies. Un truc d’une brutalité rare. Heureusement que j’en avais gardé une de côté pour une occasion spéciale.

— Il est là ! Tuez-le ! hurla l’un des types, parmi les premiers à se remettre, en me pointant du doigt.

J’aurais aimé détaler sur-le-champ, mais je ne savais pas encore où en était Arwin. Et avec les types sortis de l’entrepôt, j’avais attiré l’attention de plus d’une dizaine d’entre eux.

— Vous faites erreur sur la personne ! lançai-je en dégainant une autre bombe fumigène.

Mais à présent, ils connaissaient la manœuvre. Ils traversèrent le mur de fumée en se couvrant le visage. Un frisson me parcourut l’échine : j’avais épuisé tout mon stock de fumigènes. Et c’était ma dernière bombe éclatante, aussi. Je courus dans tous les sens à la recherche d’une échappatoire, mais comme j’étais lent et faiblard, ils m’encerclèrent rapidement.

— Fais chier, grognai-je en jetant le sac vide.

Il s’envola un peu dans la brise et retomba plus loin. Les types de Tri-Hydra m’avaient à nouveau encerclé. Ils gardaient une certaine distance, redoutant d’autres fumigènes, mais vu leur nombre, ils pouvaient facilement m’étriper en moins de dix secondes.

— Des bombes fumigènes… T’es de la vieille école, hein ? lança l’homme tatoué. — T’es un aventurier ?

— Peut-être bien.

Il n’y avait rien à gagner à révéler mon identité. S’ils comprenaient que j’étais Matthew le coureur de jupons, doté d’un visage remarquable, d’un sexe tout aussi fameux, et de pas grand-chose d’autre, j’étais foutu.

— Qu’est-ce que t’en penses, Reggie ? demanda un grand type au duvet naissant, s’adressant à celui avec le tatouage sur le visage, visiblement le chef. — On le fait hurler un peu ?

— Tuez-le, dit-il. — Je me fous de savoir qui c’est. Quiconque s’amuse avec nous finit en tache sur le pavé.

— Mais si c’est un aventurier, ça risque d’attirer l’attention de la guilde sur nous…

Une gerbe de sang éclaboussa le sol. Reggie venait de trancher la gorge du grand, qui porta ses mains à son cou, les yeux fous d’incrédulité, avant de s’effondrer face contre terre. Le sang s’étalait lentement autour de lui. Il allait être vidé de son sang en quelques secondes.

— On n’a pas besoin des couilles molles. Quiconque se dresse contre nous est un ennemi. Sans exception.

Quelqu’un déglutit bruyamment. Tous les autres braquèrent leur regard sur moi avec une hostilité renouvelée, ce qui eut le mérite de concentrer leur peur en un seul élan. Alors, comment allais-je me sortir de ce merdier ?

Je commençais à me préparer au pire quand les portes de l’entrepôt s’ouvrirent brusquement dans un fracas métallique. Un homme surgit, le torse en sang, avant de s’écrouler sur le dos. Une silhouette encapuchonnée enjamba son corps : Son Altesse la princesse.

Manifestement, sa partie du plan s’était déroulée comme prévu.

— Montez ! cria-t-elle, en guidant une ribambelle d’enfants vers la carriole.

Sarah était parmi eux, elle allait bien. Pendant ce temps, Arwin éliminait les gardes un par un d’un seul coup chacun. C’était impressionnant.

Une fois la zone dégagée, elle grimpa sur le siège du cocher et fouetta les chevaux. Les bêtes hennirent, puis s’élancèrent en avant.

— Arrêtez-les ! rugit Reggie.

Mais personne n’avait envie de se mettre en travers d’une carriole lancée à pleine vitesse tirée par deux chevaux.

— Monte ! lança Arwin en orientant le véhicule pour qu’il se rapproche de ma position, ce que j’appréciai grandement.

Je mobilisai toute la force de mes jambes pour me préparer à bondir.

— File-moi ça !

Du coin de l’œil, je vis Reggie attraper quelque chose des mains d’un de ses sbires.

Une bola : une arme de jet composée d’une corde lestée de chaque côté, conçue pour entraver sa cible en plein vol. Reggie la fit tournoyer avant de la lancer vers les chevaux.

Mauvaise idée.

Je bondis sur l’arrière de la carriole, puis me décalai en poussant de la jambe pour changer d’angle. La bola s’enroula autour de moi en plein vol. Je m’écrasai lourdement au sol, tandis que la carriole poursuivait sa course vers le centre de la ville. Juste avant qu’elle ne disparaisse dans l’obscurité, je crus entendre Arwin crier mon nom.

— On dirait que le plan a marché, murmurai-je, soulagé, juste avant qu’un coup de botte ne m’arrive en pleine poitrine.

Je me retournai et vis le regard de Reggie, aussi aimable qu’un gorille enragé.

— Là, t’as vraiment dépassé les bornes.

Il s’avança, couteau à la main. La bola était toujours enroulée autour de moi, m’empêchant de me relever. Et les types qui s’étaient pris la bombe éclatante commençaient à se redresser, ramassant barres de fer, haches et lances.

— Qu’est-ce qu’il y a ? T’as plus de fumigènes ?

— Je suis à sec, hélas. Il va falloir patienter une bonne semaine avant la prochaine livraison, si ça vous dérange pas.

— Moi, je les veux maintenant.

Il m’envoya un autre coup de pied, cette fois dans le menton.

Je roulai sur le dos. Ce fut le signal d’un passage à tabac en bonne et due forme. Ils me frappèrent, m’écrasèrent, me rouèrent de coups à volonté. J’étais assez solide pour encaisser, mais un homme normalement constitué serait mort plusieurs fois. Ils voulaient ma peau, alors ils ne se gênaient pas.

Je me remis en boule, mais les coups ne cessèrent pas. Combien de temps comptaient-ils s’acharner ? Se prendre des coups en boucle n’avait rien de plaisant. J’étais à deux doigts de pleurer. Dans un dernier sursaut de conscience, j’aperçus Reggie et ses sbires au-dessus de moi. Tous armés, tous me regardaient avec une haine glaciale. C’était la fin.

Si je mordais un de leurs cous, j’en emporterais peut-être un avec moi. J’essayai de me redresser, pour une ultime résistance.

— Arrêtez !

Une lame surgit et faucha l’air comme une rafale. Les types hurlèrent avant de s’effondrer : c’était la princesse écarlate. Trois tombèrent avant même d’avoir compris ce qui leur arrivait. Reggie recula, comprenant que le vent tournait.

Arwin sortit alors un petit sifflet et y souffla avec force. Le son était familier, et fit blêmir Reggie : c’était l’appel aux gardes.

— Va te faire foutre ! beugla-t-il avant que tout son groupe ne prenne la fuite.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle, tranchant la corde de la bola et me tendant la main.

J’étais un instant sonné, mais je repris mes esprits et l’attrapai pour me relever.

— Tu fais peine à voir. Tu tiens debout ?

J’aurais voulu répondre « Je suis en pleine forme », mais ce qui sortit fut :

— Pourquoi t’es revenue ?

— Pour t’aider, évidemment, dit-elle comme si c’était une évidence. —  Je n’abandonne jamais un compagnon.

Un rire me monta à la gorge. Ce n’était pas dans mes habitudes de me sentir aussi léger. Elle avait fait tout ça pour un débauché sans valeur comme moi ? Manifestement, je m’attendrissais en vieillissant.

— Les enfants sont en sécurité, maintenant.

— Ravi de l’apprendre, dis-je. — Ça valait donc la peine de me faire démonter la tronche. Même si j’aurais préféré éviter.

— Pour eux, c’est terminé. Cette petite affaire a forcé l’intervention des gardes. Ils vont s’occuper de Tri-Hydra une bonne fois pour toutes. Ce sera toujours ça de mieux pour cette ville.

Il y avait une limite à ce que les gardes pouvaient encaisser en pots-de-vin.

Et au moins une partie d’entre eux recevait déjà leur part des concurrents tels que les Loups Tachetés ou l’Alliance du Diable. Normalement, ils n’auraient pas bougé le petit doigt, mais des preuves concrètes de trafic d’enfants, c’était une aubaine pour se faire bien voir des sphères du pouvoir.

L’assaut mené par Arwin offrait une opportunité parfaite pour passer à l’action. Ce n’était pas la justice ou la vertu qui résolvaient vraiment les choses, mais les luttes d’influence. Cela dit, ils bougeaient un peu vite, pour une fois. Quelqu’un leur avait mis le feu au cul. Peut-être un vieux gâteux attendri par les larmes de sa petite-fille.

Il s’en fichait, du sort d’une prostituée ou de sa gamine. Mais il ne voulait pas que sa petite-fille le regarde avec mépris. C’est bien, de savoir que certains ont encore ce genre de fibre morale.

— Où est-ce que t’as trouvé ce sifflet ?

— Je l’ai emprunté à un garde, pas loin.

— Ah ? Vous échangez déjà votre salive ?

— Ne dis pas de bêtises. Je l’ai essuyé avant, répliqua-t-elle en boudant.

C’était adorable.

— Quoi… ? Pourquoi tu souris ?

— Je viens juste de me rendre compte que c’est peut-être grâce à toi.

— Quoi donc ?

— Le fait que j’ai compris que je valais peut-être un peu plus que je ne le croyais.

Je laissai le reste à Arwin et rentrai à mon taudis. J’avais mal partout, mais grâce à ma carcasse endurcie, je récupérai une mobilité décente après quelques minutes de repos. Polly s’était probablement endormie en pleurant, et dès qu’elle verrait mon visage, elle allait sans doute se jeter sur moi en sanglotant et geignant comme à son habitude. Rien qu’à y penser, c’était comme si un seau d’eau glacée venait d’éteindre les braises encore fumantes de ce que j’avais ressenti pour la première fois depuis des années. Je vérifiai la porte, entrouverte, puis allumai une bougie posée près de l’entrée.

La pièce était dans un état lamentable. Les chaises renversées, les vêtements et sous-vêtements sortis des tiroirs, les morceaux d’un vase brisé éparpillés au sol, mêlés à une poignée de pièces de cuivre et d’argent. Elle avait encore fait une crise.

Épuisé, je me penchai quand même pour ramasser les pièces, et c’est là que je remarquai quelque chose d’étrange sur le mur. Un fruit écrasé y était collé. Le jus rouge s’était répandu un peu partout. Mais en y regardant mieux, je compris que ce n’était pas juste du désordre. C’était de l’écriture.

Ne me laisse pas, Matthew.

Un frisson me parcourut. Le fruit, trop lourd, glissa lentement le long du mur. Je reculai, jusqu’à buter contre le lit. La couverture formait une bosse en son centre. Redoutant le pire, je la soulevai. Le corps de Polly n’y était pas. À la place, tous mes vêtements avaient été jetés là en tas, découpés en lambeaux à coups de lame. Une tâche rouge, semblable à une brûlure, marquait l’endroit où elle avait dû frapper de toutes ses forces.

— Ça sent mauvais…

Ce n’était pas une de ses crises habituelles, ni une simple bouffée de larmes. Polly n’allait pas bien. L’équilibre fragile de son esprit s’était rompu. Si je ne la retrouvais pas vite, nul ne savait ce qu’elle serait capable de faire. Je ressortis dans les rues pour la chercher.

— Où es-tu, Polly ? Reviens, je suis désolé ! Parlons-en ! lançai-je en trottinant à travers la ville. Mais aucune trace d’elle.

Le matin venu, j’allai voir les gardes et Vanessa pour leur signaler sa disparition. Je leur demandai de me prévenir s’ils la retrouvaient.

Épuisé et manquant de sommeil, je peinai à rentrer. J’aurais dû continuer à ranger, mais mes jambes me portèrent d’elles-mêmes jusqu’au lit. Je poussai le tas de loques qui me servaient autrefois de vêtements et m’y laissai tomber.

Il y avait tant à faire. Mais la première chose, c’était de retrouver Polly. Elle n’était plus là. Un vide s’installait. Une tristesse sourde.

Bien sûr, je m’inquiétais pour elle. Mais plus encore, peut-être… j’étais soulagé. Et sur cette pensée, je sombrai dans un sommeil profond.

Quelques jours plus tard, je rendis visite à Vanessa. Elle secoua la tête.

— Non, rien. J’ai fait appel mes contacts, mais aucune trace.

— Moi non plus. J’ai interrogé toutes les filles, mais personne ne l’a vue.

En revanche, l’histoire de ce qui était arrivé à Sarah s’était répandue. Le réseau des prostituées était étonnamment vaste et rapide. Il y avait des règles dans leur monde, et Polly les avait brisées. Elle ne pourrait plus travailler dans cette ville. Si elle essayait, elles s’uniraient contre elle.

— Ce n’est pas confirmé, précisa Vanessa, mais la nuit de sa disparition, quelqu’un aurait vu une fille lui ressemblant monter dans une voiture…

— Pour quitter la ville ? Ou elle a été enlevée ? Par qui ?

— Aucune idée.

La personne était trop loin pour distinguer le style du véhicule, et il faisait encore nuit. Tout ce qu’on savait, c’était qu’elle s’éloignait de la ville.

Les enfants n’étaient pas les seules cibles des trafiquants. Les femmes adultes étaient parfois plus recherchées encore. Si elle avait été enlevée, je ne saurais jamais par qui, ni vers où. Il était trop tard, maintenant. Polly n’était plus ici. Elle était peut-être même morte.

Pauvre Polly. C’était une fille bien. Stupide, paresseuse, naïve, certes, mais avec un cœur tendre et sincère.

— Où a-t-elle bien pu aller ? murmura Vanessa en enfouissant son visage dans ses mains, les larmes aux yeux.

Je posai un bras sur son épaule.

J’étais jaloux de sa pureté. Peu importe combien je pensais à Polly, je n’arrivais pas à verser une seule larme.

— Oui, c’est vrai. Pauvre Polly, dis-je, mais même cette maigre consolation me demanda un certain effort.

Une fois Vanessa un peu remise, je me levai pour partir.

— On se revoit bientôt. Ne perdons pas espoir pour elle, d’accord ?

Je quittai le bureau d’expertise et éternuai en frissonnant. Il faisait un froid de canard, aujourd’hui. Trop de choses s’étaient passées récemment, et j’étais crevé.

J’aurais voulu rester au lit toute la journée, mais ce n’était pas une option. Il me restait une dernière chose à faire. Je sortis manger un petit-déjeuner tardif, puis montai à l’étage du bâtiment de la guilde des aventuriers pour attendre. Je somnolais dans la salle de réunion quand on frappa à la porte. Un coup discret, hésitant.

Arwin était là, son épée à la ceinture, mais sans son armure habituelle.

— Désolé de t’avoir convoquée si soudainement. Je voulais simplement confirmer quelque chose avec toi dis-je.

Arwin rougit.

— Tu parles de… notre petit accord ? Bien sûr que je n’ai pas oublié… le… euh…

— Ah non, pas cette partie, la coupai-je avant qu’elle ne s’embrouille davantage. — Je suis très touché par tant d’empressement, mais non, je parlais plutôt de l’étape juste avant, si l’on peut dire. Je voulais juste vérifier.

Nous quittâmes la guilde et marchâmes côte à côte. Évidemment, la princesse chevalier s’était dissimulé sous sa cape à capuche, histoire de ne pas trop attirer l’attention.

— Pour tout te dire, l’affaire avec Oscar est réglée. Il ne reviendra plus. Je n’ai toujours aucune piste pour le collier de jade, cela dit. Mais je continue de chercher. Donne-moi encore un peu de temps.

— Je vois, répondit-elle, l’air distrait malgré la bonne nouvelle.

Nous quittâmes la rue principale pour enchaîner plusieurs ruelles de plus en plus délabrées. À mesure que nous avancions, les alentours se dégradaient. Finalement, nous atteignîmes le Quartier du Cocatrix, juste à côté de la rue du Serpent Mange-Roche, fief de l’Alliance du Diable.

C’était notre destination.

Un peu plus loin, un haut mur s’élevait, impossible à manquer. Il entourait le repaire de l’Alliance. Évidemment, plusieurs brutes armées traînaient devant le manoir.

— Regarde là-bas, indiquai-je.

En voyant ce que je lui montrais, les yeux d’Arwin s’écarquillèrent.

De jeunes enfants étaient entassés dans une charrette munie de barreaux métalliques. Leurs mains étaient liées, ils portaient tous les mêmes robes grossières, et leurs visages exprimaient un désespoir absolu, imprimé en eux par les hommes sans scrupules qui les contrôlaient. Arwin posa la main sur son épée. Je posai la mienne sur la sienne.

— Ce n’est pas un crime. Ce qu’ils font est légal. Ces enfants ont été vendus par leurs propres parents.

L’esclavage rapportait gros, et il y avait toujours, ici comme ailleurs dans le monde, des parents prêts à se débarrasser de leurs gosses. Arwin était bouleversée.

— Tri-Hydra a agi de manière désespérée parce qu’ils avaient besoin d’argent, poursuivis-je, — et c’est pour ça qu’ils ont été éradiqués. Mais une fois qu’un groupe disparaît, un autre prend sa place pour reprendre les affaires. Un seul acte ne suffit pas à changer l’état du droit et de l’ordre dans ce coin.

Elle releva la tête, le regard las.

— Tu m’as amenée ici juste pour me montrer ça ?

Je secouai la tête.

— Ce n’est que le préambule du préambule. Si je te montre ça, c’est pour t’empêcher de t’engager dans une mauvaise voie.

On n’aurait pas toujours la chance que tout se passe bien comme l’autre nuit. On aurait pu crever, tous les deux.

— Allez, viens. Je vais te montrer la suite.

Je lui pris la main et l’entraînai. Arwin continua de se retourner pour jeter un œil par-dessus son épaule jusqu’à ce qu’on soit sortis du Cocatrix.

April arriva en courant pour nous rejoindre alors qu’on atteignait la porte est de Voisin-Gris.

— Vous êtes en retard !

— Allons, ne fais pas cette tête. On est là à notre rythme.

Je lui ébouriffai les cheveux en guise d’excuse.

— Arrête ! Tu vas ruiner ma coiffure, protesta-t-elle en me giflant la main et en remettant ses mèches en place. — J’y crois pas.

— Désolé, désolé. Mea culpa.

Mais elle prit soudain un ton beaucoup plus sérieux.

— Sarah et Maggie ont dit que vous aviez risqué vos vies pour la sauver.

— C’est Son Altesse ici présente qui l’a sauvée.

— Non, elles ont dit que tu as fait diversion et que tu avais encaissé les coups pour détourner les méchants.

— T’en fais pas. Je suis pas très bon au combat. Je suis seulement capable d’encaisser pas mal, c’est tout.

— Hi-yaah !

Sans prévenir, April me poussa. Je perdis l’équilibre et tombai sur les fesses.

— Mais c’était quoi, ça ?

— Pour tout à l’heure, fit-elle en remettant une mèche en place. — T’es vraiment une lavette. Merci beaucoup, M. Matthew, ajouta-t-elle en pouffant.

Je souris en dépoussiérant mon pantalon.

— Oh ! La voilà ! dit une voix.

C’était Maggie et Sarah, un peu plus loin. Elles nous regardaient, toutes apprêtées pour un voyage. Une carriole attendait à proximité, prête à partir pour la ville voisine.

— Merci mille fois pour ce que vous avez fait. Vous êtes aussi forte que belle. J’ai été impressionnée.

Il semblait que mère et fille étaient toutes deux tombées sous le charme de la princesse chevalier et de ses talents.

— Sarah ! gronda sa mère, mais Arwin assura que cela ne la dérangeait pas.

— Alors tu pars, Melinda ? Ou c’est Maggie ?

— Après tout ce qui s’est passé, oui. Et puis, son père est à notre recherche… Matthew a dit que plus on partait tôt, mieux c’était. Et c’est lui qui a payé la place…

En partant, elles échappaient aussi à un mari et un père aussi violent que négligent. Je ne l’avais jamais vu, mais on disait qu’il portait une marque comme une brûlure au-dessus de l’œil droit. Même sans la menace qu’il représentait, elles n’auraient pas tenu bien longtemps dans un endroit comme celui-ci. Ailleurs, elles auraient au moins une chance de recommencer. Après une étape dans la ville voisine et quelques heures de marche, elles atteindraient la frontière du royaume. Même les aventuriers n’auraient pas la tâche facile pour les y retrouver.

— Prenez soin de vous. Voici un dernier cadeau.

Je lui tendis un petit sac en tissu. Maggie l’ouvrit et poussa un cri de surprise. J’y avais rassemblé toutes les petites pièces que j’avais pu retrouver chez moi. En les échangeant, ça devait faire l’équivalent d’une ou deux pièces d’or.

— T-tout ça ?

— Polly vous a fait quelque chose d’horrible. Considère ça comme un dédommagement moral. Elle n’a pas pu venir, mais elle t’a présenté ses excuses encore et encore.

— Je lui pardonne ! lança Sarah.

 Je souris malgré moi.

— Et ceci vient de moi, ajouta April en tendant une grosse pièce d’or.

Elle pouvait être échangée contre une dizaine de pièces classiques. Les gens riches, ce n’est pas le même monde. Elle donna aussi un livre à Sarah, un de ces petits ouvrages conçus pour apprendre à lire. Il m’avait aidé, moi aussi.

— Lis-le bien et étudie. Quand vous serez installées, écris-moi une lettre. Même si elle est mal écrite, ce n’est pas grave.

— Oh non, je dois étudier ? gémit la petite.

— Je compte sur ta lettre, insista April.

Sarah fit la moue, mais acquiesça.

L’heure du départ approchait. Sarah se pencha par la fenêtre et fit de grands signes jusqu’à disparaître au bout de la route. April courut jusqu’à la porte, agitant la main elle aussi, et lança une dernière fois :

— N’oublie pas d’écrire !

Arwin suivit la scène du regard et murmura :

— C’est ça, le préambule dont tu parlais ?

— Exactement, répondis-je. — Ce que tu as détruit, c’est une vie misérable faite d’attente vaine, où une mère sursaute au moindre frémissement du rideau, espérant contre toute logique que sa fille revienne. Et ce que tu as protégé, c’est le droit d’une petite fille qui a fait un mauvais rêve de se blottir avec sa peluche préférée dans le lit de sa mère et de s’endormir bercée par ses chansons. Et à mes yeux, c’est cent fois plus classe que toutes ces conneries sur la justice et l’ordre.

— …En effet, acquiesça Arwin. —C’est mieux. C’est… classe ? Oui. Classe.

— Ceci dit, repris-je, — ce que je voulais vérifier avec toi, c’était si notre accord tenait toujours, même si ça ne s’est pas exactement terminé comme tu l’aurais espéré.

Je la fixai d’un regard insistant. Arwin sembla surprise, serra les mains, puis soupira en laissant retomber les épaules. Elle secoua la tête.

— Non, c’est bon. Ça me va comme ça. C’est… mieux ainsi.

— Tant mieux, répondis-je, soulagé. — Maintenant, je peux te démonter sans ce petit pincement au fond de la conscience. J’ai jamais eu l’honneur de dépuceler une fille aussi belle. Rien que d’y penser, je suis tellement en érection que j’ai du mal à réfléchir.

Arwin rougit à mon indécente franchise.

— J-je suis au courant. Je ne reviendrai pas sur notre accord, maintenant qu’il est conclu. Donc—

Je l’interrompis.

— Mais j’ai aussi mes propres conditions, et j’aimerais que tu patientes encore un peu. Disons… cent ans. Deux, peut-être. En attendant, tu peux faire ta vie.

— Hein ?

— Assure-toi d’abord d’être bien remise. Je suis sûr que tu feras une reine magnifique.

Et sur ces mots, je tournai le dos à la princesse, complètement déconcertée, et m’éloignai.

[1] Personne chargée de rédiger et copier des textes religieux, juridiques, administratifs etc.

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