THE KEPT MAN t1 - CHAPITRE 2
L’homme entretenu rentre au petit matin
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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Harmonsiation : Raitei
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Parce que je vivais avec la princesse chevalier, le reste du monde semblait me considérer comme une sorte de dandy. C’est peut-être pour cette raison qu’on me demandait souvent des conseils amoureux comme « Comment la convaincre de me laisser entrer dans son lit ? » ou bien « Que faire si mon homme me trompe ? » J’imaginais que la requête de Vanessa relevait du même genre.
— Sterling agit bizarrement, ces derniers temps, dit-elle d’un ton lugubre.
Je me trouvais dans le bureau de l’experte, un bâtiment annexe de la guilde situé juste à côté de l’épicerie. Un mur de pierre traversait la pièce en son centre, de gauche à droite. Une petite porte était aménagée sur sa gauche, mais elle était verrouillée et ne pouvait être ouverte que de l’autre côté. Au centre du mur, on y retrouvait un guichet surmonté d’une vitre translucide, avec une trappe qu’on pouvait faire coulisser vers le bas pour y glisser des objets. Les aventuriers y plaçaient les objets qu’ils souhaitaient faire expertiser, permettant ainsi à l’experte de les récupérer de son côté.
Vanessa était l’experte de la guilde des aventuriers. La guilde rachetait des objets rares ou insolites tels que des plantes, des fourrures de monstres, des écailles ou des os pour les revendre ensuite à des artisans, des nobles ou des collectionneurs. Mais tout ce qu’on apportait n’était pas forcément authentique. Les ignorants venaient parfois avec des os de poulet, jurant qu’il s’agissait d’os de dragon. Les plus malins les maquillaient un peu pour les rendre plus crédibles.
Même sans vouloir tromper qui que ce soit, il était facile de confondre un simple aconit recouvert de pisse de chien avec une fleur légendaire, quand on ne s’y connaissait pas. Le rôle de l’experte intervenait dans ce genre de situation afin d’éviter toute fourberie envers la guilde. Il fallait énormément de connaissances pour démasquer les faux spécimens prétendument issus de monstres, une perception affûtée pour distinguer le vrai du faux, et une solide expérience.
J’avais fréquenté bien des guildes, à l’époque où j’étais encore aventurier, et celles qui n’avaient pas de bonne experte finissaient toujours par sombrer. C’était, en un sens, le poste le plus crucial de toute guilde d’aventuriers.
Vanessa était une professionnelle de tout premier ordre. D’après ce que j’avais entendu, elle était la fille d’un marchand d’art et possédait un œil avisé depuis sa plus tendre enfance. À dix-sept ans, les affaires avaient périclité, sa famille s’était éparpillée aux quatre vents, et elle avait trouvé un poste au sein de la guilde.
C’était un sacré phénomène, surtout dans une guilde où la majorité du personnel venait des rangs d’aventuriers promus, et pas des plus futés. Ses yeux étaient d’un brun châtain, ses cheveux châtain-roux noués en une queue-de-cheval basse. Elle semblait fatiguée, mais sa peau restait lisse. Je ne savais pas comment le reste du monde la voyait, mais à mes yeux, elle était indéniablement belle.
Je l’avais rencontrée quand j’étais venu supplier Dez de me prêter de l’argent, et contrairement aux autres, elle m’avait traité comme une personne normale. À la guilde, seuls Dez, April et Vanessa daignaient me parler. Quand je m’ennuyais, je l’observais travailler de loin, et c’était assez impressionnant. On pouvait lui tendre une brassée d’herbes, elle repérait immédiatement la seule qui avait de la valeur. C’était elle qui maintenait à flot la guilde de la ville. Il y avait d’autres experts, bien sûr, mais Vanessa était la seule à avoir son propre bureau.
— Quand est-ce que Sterling ne se comporte pas bizarrement ? lançai-je d’un ton sec, en me calant contre le dossier de la chaise. — Il recommence à dire que tu es un monstre tentaculaire venu d’une mer pourpre, non ? Ce type est malade, Vanessa. L’alcool lui a pourri le cerveau ou la vue. Peut-être même les deux. Tu devrais l’emmener chez un médecin.
— Non, ce n’est pas ça. Tu ne comprends pas, protesta-t-elle. — Il exprime simplement ses pensées profondes sous une forme abstraite. C’est une méthode artistique popularisée à Taurimna il y a deux siècles. Il est très cultivé, tu sais.
— C’est un connard, comme tous les hommes que tu as fréquentés.
Malgré sa beauté et son talent, Vanessa avait un défaut majeur : elle n’avait absolument aucun goût pour les hommes. C’en était navrant. Cela faisait deux ans que j’avais échoué dans cette ville, et en deux ans, elle était passée d’un homme à l’autre. Tous des minables, des ratés de la vie ou des bons à rien.
Watkin aimait boire et malmener les faibles, et quand il était suffisamment ivre, il frappait les enfants. Un jour, il s’en était pris au fils d’un mafieux ce qui causa sa disparition. Tiny, lui, s’était mis à fond dans les combats de coqs, avait volé de l’argent et des bijoux chez Vanessa pour entretenir sa passion du jeu, et avait même essayé de dérober des objets expertisés par la guilde. Au final, on lui a tranché les bras. Olaf trompait tout le monde avec plusieurs femmes en même temps, jusqu’à ce qu’il chope une maladie et en meure. Quant à Oscar, il vendait de la drogue jusqu’au jour où il tenta de détourner la réserve du clan, et lui aussi disparut.
Celui qu’elle fréquentait à présent, Sterling, était un artiste plus jeune de deux ans. Un homme sensible, et plutôt bel homme. Mais il n’avait pas la moindre fibre artistique. Même moi, parfait amateur, je comprenais qu’il n’avait aucun talent. Et comme si ça ne suffisait pas, il trouvait sans cesse de mauvaises excuses pour éviter de peindre : une mauvaise humeur, une douleur au bras. Même si j’étais sans doute mal placé pour dire ça, elle aurait vraiment dû faire preuve d’un peu plus de discernement avec les hommes.
Mais en même temps, il fallait une femme comme elle pour boire un verre avec moi de temps à autre, et même me prêter un peu d’argent quand j’en avais besoin. Elle était mon salut. Le Dieu Soleil valait pour le coup moins qu’un bout de papier pour se torcher, mais pour cette femme, je me serais rasé la tête et mis à la vénérer comme une déesse, s’il le fallait. La princesse chevalier était une personne généreuse, sans le moindre jugement, et n’aurait rien trouvé à redire quant à mes choix religieux.
— Bon, alors quel est le problème ? En gardant à l’esprit que je ne peux offrir que des conseils nocturnes, au mieux.
J’étais déjà occupé à servir la princesse chevalier. Si je devais diviser mon temps entre deux femmes, ce ne serait pas gratuitement.
Et je faisais toujours payer d’avance. Pour les jolies femmes comme Vanessa, j’étais prêt à envisager d’autres formes de paiement, mais hélas, elle avait toujours réglé en espèces. Apparemment, elle était hors de ma portée.
Quel dommage.
— En matière d’amour, je n’ai que deux conseils à offrir : donne-toi à fond, et advienne que pourra.
Vanessa poussa un soupir et se massa les tempes.
— J’ai l’impression que Sterling est trop généreux ces derniers temps. Il se procure des choses qu’il ne peut pas s’offrir avec l’argent que je lui donne.
— Peut-être qu’il s’est trouvé un mécène.
— Mais il n’a vendu aucune toile.
J’en restai bouche bée. Elle arrivait à distinguer ses gribouillages au point de reconnaitre chaque toile ?
— Et d’après mes voisins, un homme étrange fait des allées et venues dans son atelier.
— Ah, ce genre de mécène. Avec son physique fin et sensible, il trouverait facilement preneur.
— Non, ce n’est pas ça non plus, répondit-elle, — visiblement irritée. J’ai vérifié tout à l’heure, il n’y avait aucune trace de ce genre d’activité.
Je ne voulais pas lui demander ce qu’elle avait fait pour arriver à cette conclusion.
— Donc, en gros, tu penses que Sterling gagne de l’argent autrement qu’en vendant son corps, et tu veux que je découvre comment.
— Je t’en prie, Matthew, dit-elle en joignant les mains. — Je n’ai personne d’autre à qui demander. Il ne me répondra sûrement pas si je l’interroge, et toi, tu le connais déjà un peu.
— Très bien, je m’en charge.
Vanessa me rendait service presque tous les jours. Une petite course comme celle-là, c’était bien peu pour la remercier.
— Et tu m’effaces combien sur ma dette ?
— Pour commencer, je vais attendre le mois prochain avant de te réclamer quoi que ce soit, dit-elle sans esquisser le moindre sourire.
Je poussai un soupir et me levai.
— Bon, je vais aller jeter un œil.
— Pas si vite, dit-elle juste au moment où je m’apprêtais à quitter son bureau. — Tu as eu des nouvelles de Polly ?
Je me figeai, puis secouai la tête.
— Pas même une rumeur, et encore moins une lettre.
— Je vois, dit Vanessa, le visage assombri. — Je me demande où elle est, maintenant. Même dans les pires moments, elle ne manquait jamais de venir sur la tombe de sa mère.
— Même si elle va très bien, revenir maintenant serait difficile. Plus personne ne voudra avoir affaire à elle.
Les victimes n’étaient plus en ville, mais un an plus tard, sa réputation restait entachée.
— Où est-ce qu’elle peut bien être ? Je n’arrive pas à croire qu’elle soit partie sans même t’adresser un mot.
— Elle m’a abandonné, répondis-je en haussant les épaules. — C’était entièrement ma faute. Je n’ai pas pris Polly au sérieux à l’époque.
— Ce n’est pas une mauvaise fille, dit Vanessa. — Elle est juste faible. Trop timide et trop facilement influençable.
— Tout le monde l’est, et on ne fait pas exception à la règle.
Autrefois, je me croyais unique, à part. Mais ce n’était pas vrai. Sans ma force exceptionnelle, j’aurais été un type banal, voire pire.
— Et toi ? demandai-je. — Tu n’as rien entendu ? Vous étiez proches.
— Rien du tout, répondit-elle, son expression attristée lui donnant une sorte de beauté mélancolique. — Ces derniers temps, je me demande s’il n’y avait pas quelque chose que j’aurais pu faire pour l’aider.
— Tu n’as rien à te reprocher, dis-je du ton le plus rassurant dont j’étais capable. — C’est dur à dire, mais tout ça, c’est la faute de Polly. C’est bien d’être gentille, mais on ne peut pas porter plus que ce qu’on est capable de supporter.
— C’est vrai, murmura Vanessa en portant la main à sa bouche, les yeux humides. — Si elle revient, ne lui en veux pas… Même si je ne suis peut-être pas la mieux placée pour te dire ça.
— Ne t’en fais pas. Son Altesse est très indulgente. Ce n’est pas le genre à se mettre en rogne pour une vieille histoire de cœur.
Le logement de Sterling se trouvait au sud de la ville, dans l’Allée du Peintre. Tout au bout d’un quartier où traînaient régulièrement des artistes autoproclamés, aussi fous les uns que les autres, se tenait une petite taverne appelée le Couchant du Chat Sauvage. C’était là qu’il louait une chambre à l’étage. Vanessa payait le loyer, bien sûr.
À l’intérieur, les clients étaient déjà affalés sur leurs verres. J’avais apporté une bière plutôt correcte, dans l’espoir de lui faire cracher le morceau. Laissant derrière moi le brouhaha des ivrognes, je gravis les escaliers étroits de l’extérieur, noircis par le temps, qui grinçaient d’un son sinistre à chacun de mes pas. A l’étage, un couloir exigu donnait sur trois portes. Je frappai à la deuxième.
Pas de réponse. J’ouvris la porte sans grande résistance.
Le plafond s’élevait en pente, avec une petite fenêtre placée là où les pans du toit se rejoignaient, renforçant cette véritable atmosphère de grenier. L’espace, assez restreint, était encombré de toiles posées sur des chevalets, représentant une grande variété de sujets : paysages, vases de fleurs, femmes nues de dos, rois couronnés tournés vers la droite, démons de l’apocalypse… Le seul point commun entre tous ces tableaux ? Aucun n’était achevé.
— Hmm ?
Je sentis mes pieds glisser légèrement en m’approchant du centre de la pièce. Le sol y était légèrement décoloré. Je m’accroupis et y passai les doigts. Un mauvais pressentiment me saisit. Je me mis à quatre pattes et inspirai profondément. Aucun doute possible, même si quelqu’un avait essayé de nettoyer, c’était une tache de sang.
Qu’est-ce qu’il a encore fait comme connerie, cette fois ?
Je me relevai et balayai la pièce du regard, jusqu’à repérer quelque chose sous la fenêtre, recouverte d’un drap blanc. Le tissu avait été simplement posé dessus, rendant difficile de deviner ce qui cachait en dessous, si ce n’est que la forme était pointue, comme une tente. Quel genre d’objet de cette taille voulait-on dissimuler là dessous ? Peut-être une personne recroquevillée ?
Après avoir vérifié qu’aucun pied ne dépassait, je pinçai le sommet du drap et le retirai d’un coup sec. La première chose que je vis, ce furent des pierres arrondies. Un coffret en bois, rempli de cailloux, avait été posé sur une petite chaise dissimulée sous le tissu. Tout ça m’avait fait peur pour rien. Je soufflai et en ramassai une ou deux, mais ce n’étaient que de simples cailloux. Aucun bijou ni quoi que ce soit d’intéressant.
Tandis que je m’interrogeais sur le sens de cette mise en scène, un bruit attira mon attention derrière moi. Je me retournai pour voir que le résident de la chambre dormait par terre. Enroulé dans une couverture, dans un coin derrière la forêt de chevalets et de toiles, Sterling dormait profondément. Il n’y avait pas de lit dans la pièce, sans doute l’avait-il vendu pour quelques pièces.
Il semblait dormir paisiblement. Il aurait presque eu l’air d’un artiste discipliné s’il avait tenu un pinceau dans la main. Mais à la place, il tenait un sous-vêtement féminin entre ses doigts.
Apparemment, il avait bien profité de sa soirée. Plutôt que de travailler, il utilisait l’argent que lui donnait une femme pour s’amuser avec une autre. Il menait vraiment la belle vie.
— Hé. Debout.
Je lui donnai un petit coup dans le dos du bout du pied. Sterling bougea sous la couverture.
— Encore, chérie ? Après tout ce qu’on a fait hier ? marmonna-t-il en relevant les yeux.
Puis il me vit et bâilla.
— Matthew ? On n’avait pas rendez-vous pour boire un verre, si ?
— J’ai deux ou trois questions à te poser. Lève-toi.
Je lui donnai un nouveau coup du bout de ma botte, à travers la couverture.
— À moins que tu n’aies besoin d’un baiser de réveil pour te motiver ? Je peux t’en offrir un inoubliable.
Sterling se redressa aussitôt.
— Au fait, c’est quoi, le sang par terre ? Il s’est passé quelque chose ?
Il secoua la tête.
— C’est de l’encre. Je l’ai fabriquée à partir de sang de jumus.
Un jumus était un monstre qu’on croisait au cinquième niveau du Millénaire du Soleil de Minuit. Imaginez une chèvre tachetée de noir et de blanc avec six pattes. Ajoutez-lui des ailes de chauve-souris sur le dos et, à la place des sabots, des pattes d’ours. Ça courait aussi vite qu’un cheval. Et côté équipement, c’était tout aussi bien fortiche.
Les fluides corporels d’un jumus devenaient visqueux et collants au contact de l’air. Une fois secs, ils adhéraient aux surfaces et ne partaient plus. Comme la créature elle-même n’était pas particulièrement dangereuse, on l’utilisait souvent comme matière première pour fabriquer de la colle.
— Je testais de nouveaux matériaux pour la peinture. Si ça fonctionne, j’obtiendrai un rouge profond et éclatant.
— Même chose avec les pierres là-bas, ?
— Oh, ça ? fit Sterling en tendant le cou pour regarder à travers les toiles. Hmm. — J’obtiens certaines teintes en broyant des minerais.
— Je croyais que tu avais trouvé des pierres précieuses. Ça aurait bien simplifié la requête de Vanessa.
— Ne touche pas à ça, dit-il en se levant pour ramasser le drap blanc tombé au sol. — Elles changent de couleur à la lumière du soleil. Je les garde à l’ombre exprès.
— Bien sûr, bien sûr, répondis-je. — Au fait, j’ai entendu dire que tu roulais sur l’or, ces temps-ci. Tu t’es trouvé un plan pour faire fortune rapidement ?
Il s’immobilisa en remettant le drap sur les pierres.
— Je, euh…
On n’aurait pas pu faire plus suspect. Il recouvrit ces dernières sans me quitter des yeux, le regard fuyant de manière flagrante.
— Écoute, t’es un type bien, dis-je, en prenant un ton compréhensif, presque bienveillant. — T’es pas fait pour les secrets. Si tu t’es fourré dans une affaire louche, sors de là tant qu’il en est encore temps. Vanessa s’inquiète pour toi.
— Non, non. Ce n’est pas ça, protesta-t-il, s’essuyant les mains sur son pantalon. — Ce n’est rien d’illégal. Ça ne blesse personne. Même si ce n’est peut-être pas très honorable…
Il n’en fallait pas plus pour que je comprenne ce qu’il voulait dire.
— Attends… Tu fais les fonds de donjon ?
On trouvait de tout dans un donjon. Des armes et objets perdus en pleine expédition, des affaires appartenant à des aventuriers morts, ou des matériaux récupérables sur les monstres vaincus et laissés derrière. Pour les aventuriers aguerris, les monstres des premiers étages n’étaient que de la vermine sans valeur. Ils ne prenaient même pas la peine de les dépecer ou de leur couper les oreilles. Ils laissaient les corps derrière eux et poursuivaient leur route. Avec le temps, le donjon absorbait les cadavres. Mais si on agissait assez vite, on pouvait les démembrer et rapporter ce qu’on avait récupéré à la guilde. Ce n’était pas illégal en soi. La guilde était ravie de récupérer fourrures, os et compagnie, sans poser de questions sur leur provenance.
Mais bien sûr, les aventuriers, eux, n’appréciaient pas. Ils voyaient ça comme une manière de profiter de leur labeur. Alors, ils appelaient ces charognards des « fouilleurs », les comparant à des corbeaux picorant les graines déjà semées dans les champs.
Les aventuriers étaient, par nature, des têtes brulées. De mauvaise humeur, ils n’hésitaient pas à briser un ou deux bras, ou à traîner un pauvre type dans le donjon pour lui faire on ne sait trop quoi. C’était contraire aux règles de la guilde, bien sûr, mais les fouilleurs étaient presque tous d’anciens aventuriers ratés ou de simples civils sans le sou. La guilde ne se donnait pas la peine de bouger tant que ses membres ne les tuaient pas. Et si l’un d’eux venait à mourir dans le donjon sans preuve formelle, l’affaire était classée comme un accident.
— Tu comprends, Matthew, dit Sterling en minaudant. — J’ai pas envie de mourir. C’est juste un petit bonus, rien de plus.
Il avait l’air d’un gamin pris sur le fait après une mauvaise blague. Il cherchait des excuses, n’importe quoi qui puisse lui éviter des ennuis.
— Je fais ça seulement dans les premiers étages, et je couvre mon visage. Je demande même à d’autres de sortir les objets à ma place. Je te jure, j’ai aucune intention de faire de l’ombre aux aventuriers. Et puis…
— Je m’en fiche, de ta petite affaire, répliquai-je, écœuré.
Je n’allais pas perdre mon temps à écouter les simagrées d’un fils à papa qui jouait les miséreux.
— Mais ce n’est pas tout. On ne gagne pas des masses en fouillant les donjons. Avec ce que tu dépenses en ce moment, il faudrait que tu tombes sur une fourrure de cristaloup tous les jours.
— Tu oublies ce que je fais dans la vie ? répondit Sterling, en berçant une toile posée sur un chevalet comme s’il s’agissait d’un berceau.
— Je veux bien croire à ton histoire si tu étais peintre à la cour, lançai-je en jetant un œil à une toile inachevée représentant un vase de fleurs. — Mais Vanessa garde un œil sur tout ce que tu produis. Et elle m’a juré que tu n’avais encore rien vendu.
— Il m’arrive d’avoir des commandes. Des gens qui veulent un portrait ou une enseigne pour leur boulangerie, ce genre de choses.
On appelait ces gens-là des excentriques.
— Facile à dire, Matthew. Toi, tu vis avec cette magnifique princesse chevalier. J’en crève de jalousie. J’aimerais tellement avoir un bout de ce gâteau, moi aussi.
— Dis pas de conneries.
Il n’avait aucune idée du stress que c’était, de vivre avec Arwin.
— Et puis, t’as déjà Vanessa.
— Mais Vanessa me donne à peine de quoi vivre.
— La mienne non plus ne me donne rien ! Explorer un donjon, ça coûte cher.
Les armes et les armures demandaient un entretien constant. À la moindre casse, il fallait remplacer. Il fallait aussi racheter de la nourriture, des potions, et tous les consommables nécessaires. Quant aux survivants de Mactarode, ils étaient visiblement avares, ils donnaient rarement de quoi l’aider à réussir.
— Ça me fait penser… Elle ne porte plus de bijoux, pas vrai ? Plus de bague, de boucles d’oreilles, de colliers coûteux. Elle a tout revendu ?
— On ne descend pas dans un donjon avec des conneries pareilles. Tu les perdrais à coup sûr.
— D’accord. Elle a dû les faire tomber en plein combat, hein ? J’irai les chercher.
— Fais comme tu veux, répondis-je d’un ton désinvolte.
Mais intérieurement, je sentais déjà que tout ça ne servait à rien.
Peintre, fouilleur ou gigolo, je n’avais aucune intention de saboter ses moyens de subsistance. J’en avais suffisamment fait pour remplir ma part envers Vanessa.
— Une dernière chose, tout de même. Qui est ton client ?
— Pourquoi ? Tu veux vérifier par toi-même ? Tu me fais pas confiance.
— Quiconque est assez dérangé pour exposer ton art en vitrine est sûrement aussi du genre à couper la farine au calcaire. Je veux juste savoir quelle boulangerie éviter.
Sterling et moi terminâmes la bière que j’avais apportée. Quand je quittai les lieux, le soleil couchant baignait la ville d’or. Il valait mieux que je creuse un peu du côté des commandes de peinture et de son petit travail de fouilleur, mais ça pouvait attendre le lendemain. Mon rapport à Vanessa va lui aussi patienter un peu. J’étais suffisamment pompette en rentrant pour ne pas remarquer tout de suite que la porte était déverrouillée. Encore un cambriolage ? Méfiant, j’ouvris cette dernière.
— Où étais-tu ? lança une voix sévère.
Sa Majesté la Beauté m’attendait. Apparemment, le petit Ralphie s’était blessé dans le donjon, ce qui les avait forcés à rentrer plus tôt aujourd’hui. Je me changeai, et nous passâmes à table. Souper face à face à la petite table de la salle à manger était une routine à la fois calme et chaleureuse. La lumière des bougies était faible, mais elle créait une ambiance bien à elle. Je n’avais pas eu le temps de cuisiner aujourd’hui, alors j’avais simplement assemblé quelques restes dénichés dehors.
— Un fouilleur, répéta Arwin en découpant le canard rôti avec sa fourchette. — Il me semble en avoir croisé récemment.
Après avoir avalé un morceau de viande, elle secoua la tête.
— Il y avait des gens qui rampaient au sol dans le donjon, traînant des cadavres de monstres dans l’ombre. Je me demandais pourquoi, à l’époque. J’imagine que maintenant, j’ai la réponse.
Elle fit passer le morceau de gras avec une gorgée de vin.
— La guilde devrait tout simplement interdire ce genre de pratique.
— Même si elle le voulait, elle ne le pourrait pas, dis-je. — La plupart des fouilleurs sont des aventuriers qui ne peuvent plus se battre, ou bien des pauvres et leurs enfants. Interdire leur activité reviendrait à les priver de leur seul moyen de subsistance.
Le sort réservé aux pauvres sans revenu, c’était la famine ou le crime. L’idée d’un pauvre digne et honorable n’était qu’une lubie de riches idiots. Le monde ne comptait pas que des prêtres vertueux et des saints.
— Ce Sterling, alors, volerait en réalité les revenus des pauvres ? demanda Arwin en mâchant avec vigueur.
— Un peu de tenue, je te prie, la réprimandai-je.
Je sortis mon mouchoir pour essuyer la sauce au coin de ses lèvres. Elle repoussa ma main en protestant qu’elle n’était pas une enfant. Ce geste, selon moi, était justement l’attitude la plus enfantine qu’elle puisse avoir.
— C’est pour ça qu’il le fait en cachette. Il est quand même assez connu à la guilde.
Sterling était plutôt mal vu par les aventuriers et les employés, même s’il n’était pas aussi impopulaire que moi. Un peintre raté qui se faisait entretenir par une belle et talentueuse jeune femme. Il ne fallait pas s’étonner qu’on ait envie de lui refaire le portrait.
— Je l’ai prévenu. Le reste, c’est à lui de gérer. S’il est assez idiot pour se foutre dans la merde, ça ne me regarde pas. Il l’aura bien cherché, dis-je.
Arwin se figea, aussi raide qu’une statue. Elle serrait sa fourchette et son couteau, retenant un flot de colère et de regrets.
— Je suis désolé. Je n’aurais pas dû dire ça. J’avais failli refaire la même erreur. Mes excuses, dis-je avec gravité.
— Ne t’en fais pas, répondit-elle avec un sourire princier. — Je ne suis plus assez fragile pour que tes plaisanteries puissent me blesser.
— Son Altesse possède une solide carapace, désormais.
— Grâce à mon mentor d’une grossièreté sans nom. J’ai aussi appris à ne plus prêter attention aux inepties que racontent les aventuriers. Ça me paraît presque anodin, maintenant.
— J’en suis flatté.
Je lui fis une révérence d’un ridicule parfaitement assumé. Arwin voulait tourner la page, et j’étais plus que disposé à faire semblant avec elle. Malgré ses rires, elle paraissait pensive.
— La journée a été éprouvante. Tu te souviens d’Andy ?
— Ah oui, ce mercenaire raté.
Il avait vingt-trois ou vingt-quatre ans, si je me souvenais bien. Maigre, mais il trimbalait une immense épée à deux mains dans le dos. Des cheveux roux coupés court, un teint hâlé, et un sourire plutôt séduisant. D’après ce qu’elle m’avait dit, il s’entendait bien avec le groupe d’Arwin.
— Andy est mort.
Ma respiration se coupa net.
— J’aurais pu l’accepter s’il avait trouvé la mort dans le donjon. Mais là, c’était vraiment sordide. Il s’est disputé avec des gardes, il a été bousculé et s’est cogné la tête. Le temps que je le rejoigne pour lui porter secours, il ne respirait déjà plus.
Pauvre type. Une mort de chien, sans la moindre dignité.
— Apparemment, c’était à propos d’un paiement à un forgeron. D’un certain point de vue, c’était sa faute. Mais une chose me dérange : le véritable motif de la dispute.
— Lequel ?
— Il y avait de la fausse monnaie mêlée au paiement d’Andy, dit-elle, les yeux brillants. — Et c’est la guilde des aventuriers qui avait préparé l’argent pour lui.
Le lendemain matin, je sortis en ville pendant que Son Altesse dormait encore.
Je comptais demander audience à ce roi qui avait commandé un portrait à Sterling, ainsi qu’à la boulangerie délirante qui l’avait engagé pour leur enseigne.
Pour faire court : Sterling ne mentait pas. Il y avait bel et bien une boulangerie qui faisait passer de la merde de chien vert foncé pour du pain frais. Et un vieil homme, ancien épicier, avait aussi payé pour un portrait. Je demandai même à le voir, au cas où. C’était bien ressemblant, à condition d’ignorer les taches bleues, violettes et grises qu’il avait utilisées pour la carnation.
Je posai quelques questions vagues sur le prix, et comme je m’en doutais, c’était dérisoire. Difficile de dire s’il en tirait réellement un revenu, mais je laisserais à Vanessa le soin de creuser ce point-là.
Pour étayer un peu plus l’histoire du fouillage et étoffer mon rapport, je me rendis à la guilde des aventuriers. L’affaire de la fausse monnaie était aussi un sujet que je voulais aborder avec Dez.
Presque tous mes revenus venaient d’Arwin. Sa solde était constituée de trésors et matériaux extraits des monstres du donjon, convertis ensuite en espèces par la guilde. En d’autres termes, si la fausse monnaie devenait un problème à la guilde, alors j’étais directement concerné. L’idée que l’argent de poche qu’elle me donnait puisse être contrefait m’était insupportable. Ce serait tragique.
En chemin, je me jurai d’être ferme et de m’assurer qu’on ne nous fourgue pas de faux billets. Mais il s’avéra que ce ne serait pas nécessaire. Une foule s’était déjà amassée devant le bâtiment de la guilde. À l’intérieur, les gens se ruaient sur les guichets, accablant les employés d’injures et de cris.
Les rumeurs sur la fausse monnaie s’étaient répandues. Tout avait sans doute commencé avec l’histoire d’Andy, et désormais, d’autres craignaient d’avoir été payés avec des pièces falsifiées, eux aussi. Les membres du personnel tentaient de raisonner les visiteurs en leur criant dessus, mais cela n’avait pour effet que d’enflammer davantage la situation. Quand le sang monte à la tête d’un imbécile, il était préférable de lui jeter un seau d’eau froide.
Où était Dez ? C’était précisément pour ce genre de situation qu’il faisait office de videur.
Il suffirait qu’il serre ses grosses paluches autour des bijoux de famille de deux ou trois de ces crétins pour que tout le monde détale.
— Oh ! Matthew ! s’écria April en se précipitant vers moi, livide. —Urgence ! On s’en prend à Dez ! Va l’aider, tu es son ami, non ?
— Non, non, non. C’est pas possible, dis-je. — Il n’existe pas un monstre au monde capable de s’en prendre à Dez, encore moins un gars de la guilde.
— Si, je t’assure. Regarde.
Elle pointa du doigt un coin de la salle, où un groupe d’aventuriers avait encerclé quelqu’un pour lui hurler dessus. Heureusement, j’étais plus grand que la moyenne, et il me suffit de me hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir Dez, coincé au centre de la tempête. Assis sur une chaise, les bras croisés, les yeux fermés, avec son air renfrogné habituel. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Ses bottes, bien solides, mais sans aucun charme, pendaient comme deux serpents morts. Ils s’en prenaient en effet à lui.
— C’est comme ça depuis tout à l’heure. Alors tu peux aller le sauver ?
— Je pense que quelques mots de ta part auraient bien plus d’effet, répondis-je.
Et ça éviterait d’envenimer la situation. La petite-fille du maître de guilde en personne suffirait largement à les remettre à leur place.
— Mais c’est le pouvoir de Grand-père, pas le mien.
Elle voulait toujours jouer les adultes, mais au fond, ça restait une gamine.
— C’est vraiment le moment de faire la fine bouche ? Tu veux sauver Dez, oui ou non ?
Autant utiliser toutes les armes à sa disposition, même si ça passait pour un caprice. Mieux valait ça que de jouer les fières et regretter ensuite.
— Bon, d’accord, dit-elle en cédant.
Elle croisa les bras et s’avança d’un pas décidé vers les aventuriers.
— Hé, vous ! Qu’est-ce que vous croyez faire à De—mrphg ?!
Avant qu’elle puisse finir sa phrase, un employé de la guilde surgit derrière elle, lui plaqua une main sur la bouche et la ramena au comptoir. Jusqu’à disparaître derrière, ses yeux me suppliaient de venir en aide à Dez. Selon moi, elle ne s’inquiétait pour rien. Il n’avait pas besoin de mon aide. Pas un seul type ici ne pouvait le battre à la loyale.
— Tu nous écoutes, là ?!
En face de Dez se tenait un grand aventurier. Chauve, sourcils épais, large bouche. Sa peau rougie semblait encore plus éclatante à cause de son teint pâle qui laissait transparaître tout le sang affluant à son visage.
— On sait que c’est toi.
Apparemment, ils accusaient Dez d’être mêlé à l’affaire de fausse monnaie à la guilde. Les nains, malgré leur allure rustre, étaient réputés pour leur habileté manuelle. Ils étaient capables de forger des bijoux d’une finesse incroyable d’une main, tout en pelotant un sein de l’autre.
Il y avait peu de nains à Voisin-Gris. À vrai dire, à la guilde, aventuriers compris, il n’y avait que Dez. Ce qui le désignait facilement comme la source des pièces contrefaites. Qu’il en soit le cerveau ou le simple exécutant, la foule avait choisi son bouc émissaire.
Dez ne disait rien. Il laissait les insultes couler sur lui sans sourciller, faisant preuve d’un stoïcisme absolu. Il aurait pu les ignorer, mais il les écoutait honnêtement avec un calme désarmant.
— Dis quelque chose, putain d’aardvark, cracha le chauve, utilisant un terme méprisant pour les nains.
Dans certains endroits, ce mot valait une mise à mort. Mais Dez restait là, impassible. Bon sang.
— Salut les gars ! Quel est donc le problème ? Vous lui demandez des adresses de bordel ? lançai-je avec entrain.
Tous les aventuriers se retournèrent. Leurs regards étaient un mélange de dégoût, de jalousie, et d’envie de meurtre. Un jour, j’aimerais qu’au moins un de ces types me regarde avec respect ou admiration. Ce serait rafraîchissant.
— J’ai entendu les accusations. Il paraît que le Barbu aurait distribué de fausses pièces fabriquées par ses soins. Vraiment sordide.
Je me frayai un chemin jusqu’à Dez, puis posai négligemment mon coude sur sa tête.
— Vous avez raison sur un point. Ce petit Barbu est bel et bien un nain. Et la façon dont on le traite est franchement lamentable.
Non content d’assurer la sécurité, il transportait des marchandises, arrachait les mauvaises herbes, faisait le ménage, la lessive, cirait les bottes, et descendait même dans le donjon pour récupérer des objets ou des cadavres. On l’utilisait et on l’exploitait tous les jours, pour un salaire misérable. De quoi rendre n’importe qui furieux.
— Donc vous pensez qu’il a fabriqué de la fausse monnaie pour faire une blague à la guilde. C’est une théorie plausible, je vous l’accorde, dis-je en hochant la tête. — Mais soyons honnêtes. Vous vous trompez complètement.
— Quoi ?
— Réfléchissez deux secondes, repris-je en vitesse, alors que le chauve se tournait vers moi, furibond. — Vous croyez vraiment qu’il a la cervelle pour ça, sous toute cette barbe ? C’est un pauvre imbécile qui sait même pas compter son âge. Par contre il est plus fort que n’importe qui. Si l’envie lui prenait de vous faire une mauvaise blague avec de fausses pièces, vous croyez pas qu’il préférerait vous en coller une bien placée ? Ce serait bien plus rapide et bien plus jouissif.
Les aventuriers levèrent les yeux vers le plafond, en marmonnant. Juste au-dessus du comptoir, une planche fraîchement clouée témoignait encore du jour où Dez avait enfoncé la tête d’un type à travers le bois. Quelques-uns laissèrent même échapper un gémissement en se rappelant la scène.
— Quelqu’un a pu le manipuler.
— Et combien de fois vous l’avez vu, ce vieux grognon silencieux, parler à quelqu’un ? À part moi, évidemment. Il ne passerait pas inaperçu s’il se mettait à discuter avec un inconnu.
— Ah, je vois où tu veux en venir, dit le chauve avec un sourire mauvais. — C’est toi le chef de la bande.
Dez le nain était le seul à la guilde capable de fabriquer de la fausse monnaie. J’étais le seul humain proche de lui. Donc, j’étais celui qui lui avait donné l’idée. Voilà sa logique. Simple. Et stupide.
— Si j’avais voulu faire de la fausse monnaie, ce n’est pas comme ça que je m’y serais pris. C’est beaucoup trop voyant.
— Eh bien, qui d’autre aurait pu faire ça, hein ? grogna l’homme en agrippant mon col. — Et j’accepte pas de remarques d’un petit gigolo fragile qui se fait entretenir en pelotant le cul de la princesse chevalier.
— Oh, tu es jaloux ? Fallait le dire tout de suite, répondis-je avec un soupçon de compassion. — Franchement, tu n’es pas mon genre, mais si tu y tiens vraiment, je peux aussi te caresser le fessier.
Je passai la main derrière son dos. Son postérieur était dur et plat, mais je le massai aussi délicatement que s’il s’était agi d’un chaton, puis soufflai doucement dans son oreille.
Il entra dans une rage folle et me frappa. Je fus projeté contre le mur. Avant que je puisse me relever, des bottes massives se mirent à me piétiner. Les coups dans le ventre et la poitrine ne faisaient pas si mal, mais l’un d’eux me toucha les parties génitales. J’entrevis le paradis.
Le chauve n’était pas le seul à s’en donner à cœur joie. Plusieurs autres crevures profitèrent de l’occasion pour me cogner aussi. Au moment où je commençais à m’inquiéter, les ombres qui m’encerclaient s’évanouirent dans un vacarme de rugissements et de hurlements.
Je levai les yeux et vis le dos de Dez, dressé comme un mur. Il tenait un pied de table à la main. Cinq aventuriers, le chauve compris, gisaient entassés dans un coin de la pièce. On aurait dit qu’il les avait projetés tous ensemble à l’aide de la table.
Je m’assis en croisant les jambes.
— T’aurais pas dû te donner cette peine.
— Tu m’ôtes les mots de la bouche, grommela Dez. — Tu mets toujours ton nez là où on t’a rien demandé. Et tu penses jamais à demander ma version.
— La prochaine fois, tu n’auras qu’à écrire ça sur un panneau autour du cou.
C’était bien sa faute s’il s’entêtait à croire qu’il pouvait tout gérer seul.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? tonna une voix depuis l’entrée.
Un grand homme d’âge mûr fit irruption. C’était le maître de guilde en personne, sans doute alerté par sa petite-fille.
Avec un bon sermon infligé aux abrutis, le maître parvint à calmer la situation. Il approchait des soixante ans, mais ses muscles bien saillants et son regard aiguisé comme celui d’un aigle étaient toujours aussi redoutables qu’à ses débuts. À l’époque, il avait obtenu sept étoiles en tant qu’aventurier. Ce prestige continuait d’imposer le respect, non seulement au sein de la guilde, mais aussi dans toute la ville, aussi bien dans la haute société que dans les bas-fonds. Aucun aventurier lâche n’oserait se dresser contre lui.
Il me flanqua dehors en me disant de dégager, alors je contournai le bâtiment pour passer par l’arrière, en direction de l’espace où se trouvait Dez. Il se tenait debout devant la table, les bras croisés. Quand il me vit entrer, il détourna les yeux.
— Désolé pour tout à l’heure.
C’était la manière de Dez de dire merci. Le grand Barbu au cœur noble ne daignait jamais prononcer ces mots. Ce n’est pas comme si je les attendais ni que je les méritais.
— Tu peux te racheter comme ça, dis-je en caressant ses fesses.
Il m’envoya son poing dans le creux de l’estomac. Ce fut le coup le plus douloureux que j’aie reçu de la journée.
— Au fait, tu sais que t’es vraiment un emmerdeur ? Tu l’as toujours été, ajoutai-je.
Il était impensable que Dez puisse fabriquer de la fausse monnaie. Ce qui lui était arrivé l’en empêchait.
— Tu peux parler, Mardukas.
Il occupait à présent le poste de videur sous le titre d’employé de la guilde, mais lui aussi avait été aventurier par le passé. Il avait terrassé un bon nombre de monstres vicieux et redoutables au sein du célèbre groupe des Lames Infinies, aux côtés d’un beau diable du nom de Mardukas. Et c’est dans cette tour qu’il avait été maudit.
À l’origine, Dez voulait devenir forgeron. Il s’était lancé dans l’aventure pour avoir accès à des minerais rares. Il se moquait de la gloire ou de la renommée, c’était simplement un moyen de devenir le plus grand artisan du monde. Mais la malédiction qui s’abattit lui vola toute sa dextérité. Lui qui maniait le métal avec une virtuosité inégalée ne pouvait plus, désormais, même plier une feuille de papier. Et contrairement à moi, même la lumière du soleil ne lui offrait aucun répit.
Il conservait sa force légendaire, et aurait très bien pu poursuivre en tant qu’aventurier. Mais son rêve étant une histoire ancienne, Dez n’avait plus aucune raison de s’aventurer dans les donjons. Il ne pouvait plus rien faire des matériaux qu’il y trouvait. Il n’était plus qu’un homme à tout faire barbu, exploité et sous-payé. Pourtant, il refusait d’admettre aux autres qu’il avait perdu son don, et il ne voulait pas qu’on le découvre. C’était la dernière parcelle de fierté qu’il lui restait.
C’est pour ça que je ne pourrais jamais pardonner ce que le Dieu Soleil lui avait infligé. Je préfèrerais crever plutôt que de lécher les bottes de l’enfoiré qui a détruit le rêve de mon ami. Comme moi, Dez ne parlait jamais de son passé avec les Lames Infinies. Il avait gardé le même nom, mais « Dez » était un prénom nain des plus communs, et les humains étaient incapables de différencier un nain d’un autre. Il pouvait très bien faire semblant. Une fois les plaisanteries passées, je m’assis en face de lui, de l’autre côté de la table.
— Qu’est-ce que tu me veux ?
— La même chose que les autres imbéciles. La fausse monnaie.
Le front de Dez se plissa.
— Je sais bien que t’as rien à voir avec ça, ajoutai-je. — Mais je veux comprendre ce qui se passe. Les paiements de la guilde ont un impact direct sur mes finances aussi.
— J’ai pas grand-chose à te dire.
D’après ses dires, la guilde avait découvert l’existence de la fausse monnaie juste avant que le cas d’Andy ne soit signalé. C’était notre chère Vanessa qui s’en était aperçue. Apparemment, c’est le poids des pièces préparées pour un paiement qui l’avait alertée. Une fois posées sur une balance, leur poids différait de celui des pièces d’or officielles.
En les fendant, on avait découvert qu’elles étaient faites d’un mélange de plomb et de cuivre simplement recouvert de dorure. Après inspection, huit fausses pièces d’or avaient été trouvées dans la réserve de la guilde. Les pièces d’argent et de cuivre, elles, étaient toutes authentiques.
— Je pense que c’est récent, et comme on fait régulièrement des transactions avec d’autres fournisseurs en pièces d’or, on suppose qu’elles viennent d’ailleurs. On ignore leur véritable origine.
— Je vois.
En guise de contre-mesure, ils avaient commencé par peser toutes les pièces. À chaque transaction, les pièces étaient d’abord mises sur une balance pour en vérifier l’authenticité avant d’être distribuées. Cela permettait au moins d’empêcher que les fausses pièces ne se retrouvent en circulation. Mais ça ne suffisait pas à stopper leur production.
— L’or est frappé dans des moules à la Monnaie royale. Ces idiots s’imaginent que chaque pièce est gravée à la main.
— Je peux voir ces fausses pièces ?
— Attends un instant.
Dez revint avec deux pièces d’or. L’une était une Rued, la monnaie utilisée dans tout l’ouest du continent. L’autre avait été fendue en deux. La couleur à l’intérieur des morceaux était nettement plus terne que sur les faces. La pièce entière était une vraie, précisa Dez, tandis que celle en deux était fausse.
— On peut les différencier facilement, leur poids n’est pas le même. Tu les mets sur une balance et ça se voit tout de suite. Elles imitent bien les vraies, mais à mes yeux, le travail est bâclé. Regarde ici.
Il me montra le profil gravé au centre de la pièce. Un homme moustachu portant une couronne. D’après les dires, c’était un roi mort trois générations plus tôt, mais j’aurais préféré qu’on frappe les pièces avec les seins ou les fesses d’une déesse. Ce que j’avais envie de faire à la joue gauche de ce type, c’était de lui coller mon poing. Si ç’avait été de l’or véritable, j’aurais bien voulu l’embrasser, à la rigueur.
— La vraie a quatre moustaches, mais celle-là n’en a que trois. Le moule a dû se dégrader pendant la coulée. Un travail de sagouin.
Dez ne laissait passer aucun défaut, même pour un crime. J’observai la fausse pièce de plus près. On y distinguait une marque de morsure. C’était l’œuvre de Dez, sans doute. Pas question que je mette ces trucs-là dans ma bouche.
— Quand on fabrique un moule, il faut inverser les lettres et tout, non ?
— Évidemment, répondit-il avec une grimace qui disait clairement que je n’aurais pas dû poser une question aussi stupide.
— Ne le prends pas mal, précisai-je, — mais si tu devais graver un moule pour fabriquer de fausses pièces, comment tu t’y prendrais ?
— Un miroir, dit Dez. — Tu regardes ton travail dans un miroir pour vérifier qu’il ressemble bien à une vraie pièce.
— Et si tu perds la pièce entre-temps, ou qu’il faut la rendre ?
— Tu vas en chercher une autre. Ou tu fais appel à ta mémoire, j’imagine.
— Et si c’est pas possible ?
— Dans ce cas… répondit Dez en faisant rouler sa tête sur son cou, pensif. — Tu devrais peut-être commencer par faire un dessin ?
Le soleil était déjà en train de se coucher. Cette fois, la porte était verrouillée. Je frappai jusqu’à ce qu’un Sterling aux yeux ensommeillés apparaisse. Je le poussai sans ménagement à l’intérieur de la pièce. Ignorant ses protestations, je cherchai la bonne toile. Plusieurs chevalets étaient couverts d’un drap.
Je les soulevai un à un jusqu’à trouver celle que je cherchais. Un portrait d’un roi tourné vers la droite.
— Qu’est-ce qui te prend, Matthew ?
— Tu fais aussi de la gravure, pas vrai ?
— Euh, un peu, ouais, répondit Sterling, peu convaincu. — Mais…
— Tu n’es pas très doué. Surtout si tu comptes te lancer dans la fabrication de fausse monnaie.
Les épaules de Sterling tressaillirent. Cela semblait suffire à le réveiller.
— Et fais pas semblant de pas comprendre. Je t’ai percé à jour. C’est à cause de ce tableau, dis-je en tapotant la joue du roi peint sur la toile. — C’est un roi quelconque, et son visage figure sur les pièces d’or, tourné vers la gauche. Sauf que sur cette peinture, il est tourné vers la droite. Parce que quand on fait un moule, il faut inverser l’image pour que la pièce ressorte dans le bon sens.
Il n’avait pas de pièce d’or, évidemment. S’il en avait, elles finiraient aussitôt transformées en alcool ou pour lui tenir compagnie. S’il était capable de les garder, il ne croupirait pas dans cette pension miteuse. Il aurait déjà fini au moins un de ses innombrables tableaux à moitié entamés.
— Attends, j’ai entendu parler de ces fausses pièces, moi aussi. Mais tu peux pas me traiter comme un criminel juste parce que j’ai peint un tableau.
— Ce n’est pas tout.
Je brandis la pièce fendue que m’avait donnée Dez juste devant le visage de Sterling. Il évita soigneusement de la regarder. Ses yeux se baissèrent, se levèrent et balayèrent la salle dans tous les sens, sauf celui de la pièce.
— Ce roi-là est censé avoir quatre moustaches, mais la fausse n’en a que trois. Et dans ta peinture aussi, tu n’en as dessiné que trois. Sacré hasard, pas vrai ?
— On s’en fiche qu’il ait trois ou quatre moustaches.
— J’adorerais t’entendre dire ça en présence de la guilde des aventuriers.
Je posai une main sur son épaule.
— La guilde est furieuse, cette affaire a sérieusement entamé sa réputation. Ils sont prêts à tout pour trouver qui fabrique ces fausses pièces. Si ces brutes te tombent dessus, tu deviendras leur prochain torchon.
Il poussa un cri abominable. Il semblait enfin comprendre dans quel pétrin il s’était fourré. Son visage était devenu aussi pâle qu’un cadavre.
— Tu sembles te méprendre sur mes intentions, alors je vais être clair. Je n’ai pas l’intention de te balancer ni de te livrer aux gardes. Je suis là pour t’aider.
— M’aider ?
— Je te crois pas capable d’avoir monté un plan aussi élaboré. Quelqu’un d’autre t’a embarqué là-dedans, pas vrai ?
Un fils à papa mollasson, influençable et sans volonté, c’était la cible parfaite à manipuler. Ça avait probablement commencé par quelques verres offerts dans une taverne, et à un moment, il ne pouvait plus reculer. Je lui posai la question, et ce fut exactement ça.
— Alors, c’est qui ? Quel guignol t’a recruté pour fabriquer de la fausse monnaie ?
— Les Singes Blancs, ils ont dit.
Je restai figé. C’était un groupe criminel souterrain bien connu. Il y en avait des tas autour de Voisin-Gris, de toutes tailles, et les rues se teintaient de sang dès qu’ils entraient en conflit. Évidemment, ils savaient graisser les bonnes pattes, celles des propriétaires de la partie haute de la ville, comme celles des gardes dans les rues. Tant qu’ils restaient discrets, ils pouvaient continuer leurs petites affaires, puisque personne ne se donnait la peine d’aller fouiller.
Les Singes Blancs faisaient partie des groupes les plus en vue. Ils avaient commencé par des rackets, des jeux d’argent et de la contrebande, mais les rumeurs récentes étaient bien pires. De nouveaux groupes empiétaient sur leur territoire, et ils peinaient à tenir le coup. C’était sans doute leur tentative désespérée de reprendre l’avantage.
— Écoute-moi bien, Sterling. Ton pied est déjà posé sur la première marche de l’échafaud.
La frappe de monnaie relevait des États. Saboter leurs revenus ou leur réputation, c’était attirer la colère du pays tout entier. Quiconque se faisait arrêter pour avoir contrefait leur monnaie perdait sa tête, par la corde ou par la lame.
— Dire que tu as été contraint ou menacé ne changera rien. Le fait est que tu l’as fait. C’est tout ce qu’ils voudront savoir. Les nobles s’amuseront avec ta tête tranchée comme avec un jouet.
— Q-que dois-je faire ?
— Je te l’ai dit, je suis là pour t’aider, répondis-je en lui tapotant l’épaule.
Je me foutais pas mal de ce qui pouvait arriver à ce minable, mais j’avais une dette envers Vanessa. Avec un peu de chance, je pourrais même obtenir un report du remboursement jusqu’au mois prochain.
— En dehors de ce tableau, est-ce qu’il y a autre chose qui prouve que tu as participé à la fabrication de fausse monnaie ? Montre-moi tout. Il fallait commencer par effacer les preuves. Et aussi, qui t’a proposé ce plan ?
C’était une opération risquée, alors moins il y avait de monde au courant, mieux c’était. Je soupçonnais que seuls quelques-uns savaient que Sterling avait été recruté pour graver le moule. Peut-être un seul, même. Terrorisé, Sterling passa un doigt sur le côté de son visage.
— Il avait une cicatrice près de l’œil gauche. Il avait à peu près ton âge. Il a dit s’appeler Terry.
— Terry de la Griffe du Tigre ?
Je ne lui avais jamais adressé la parole, mais je l’avais déjà vu traîner dans le coin. C’était un aventurier très talentueux, autrefois, jusqu’à ce qu’il devienne alcoolique et que la guilde le jette dehors, le forçant plus ou moins à prendre sa retraite. J’avais entendu dire qu’il avait sombré dans des affaires criminelles. Il travaillait donc avec les Singes Blancs, maintenant.
— Il disait bosser pour les Singes Blancs et diriger toute leur filière de drogue. Il fait vraiment, vraiment peur.
Terry était assez taré pour crever l’œil d’un tavernier sous prétexte qu’on lui avait servi un peu moins de bière qu’à un autre. S’il apprenait que Sterling le trahissait, il le torturerait et le tuerait sans la moindre hésitation.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? Il paraît que c’est un combattant très dangereux.
Dans son cas, sa dangerosité valait autant pour les monstres que pour les humains. Il était spécialisé dans le combat à mains nues. Ses coups de poing et de pied étaient rapides comme l’éclair, et il avait déjà vaincu des adversaires bien plus massifs que lui. Dans mon état actuel, je ne lui ferais pas grand mal. Mais ce n’était pas une raison pour me carapater en exposant mon postérieur. J’avais une bonne raison de me battre.
— Il est du genre tenace. Tu vas devoir disparaître pendant un temps, dis-je à Sterling.
La chambre de Dez, à la guilde, serait un refuge sûr. Terry n’était pas assez fou pour envahir la guilde des aventuriers. Et même s’il s’y risquait, pour un type comme Dez, la Griffe du Tigre ou une patte de chaton, c’était du pareil au même, tout juste de quoi se gratter le dos. En attendant, je pouvais bien me charger de le dénoncer à tout va.
— Je t’emmène quelque part tout de suite. Prépare-toi à partir.
— Hein ? Attends, je peux pas partir comme ça. J’ai un engagement pour—
— Un rendez-vous bien torride ? Si Terry te trouve, ce sera la dernière partie de jambes en l’air de ta vie.
Certaines personnes causent plus d’ennuis qu’elles n’en valent la peine. La suite se déroula sans accroc. Il suffisait de faire courir quelques rumeurs impliquant les Singes Blancs dans l’affaire de la fausse monnaie pour que les choses dégénèrent. Une bande d’aventuriers échauffés fonça sur leur planque. Les gardes finirent par suivre, ce qui transforma le tout en un gigantesque carnage. Une personne y laissa la vie, mais ce fut aussi la fin des Singes Blancs. Leur chef tenta de fuir, mais on le rattrapa à la porte de la ville et on l’exposa, pendu par les pieds, devant leur planque le lendemain matin. Les gardes mirent également la main sur les moules. Ils étaient convaincus qu’ils avaient été fabriqués par un artisan du gang. Laisser traîner quelques moules ratés derrière la planque rendait l’histoire d’autant plus crédible. Je ne racontai rien de tout ça à Arwin. Si elle l’apprenait, elle irait elle-même crucifier Sterling. Mais j’avais le devoir de livrer tous les détails à Vanessa, puisque c’était elle qui m’avait confié cette mission.
Quand j’arrivai à la guilde pour faire mon rapport, une foule était déjà rassemblée. Une vingtaine de personnes formaient un cercle dans la cour, les yeux rivés sur quelque chose. Quoi donc ? Être grand avait ses avantages. Il me suffisait de jeter un œil par-dessus les épaules des curieux. Au centre du tumulte se tenait une jeune femme aux cheveux noirs. J’avais oublié son nom, mais je reconnaissais son visage. Elle faisait partie du personnel de la guilde.
C’était une ancienne aventurière, mise à la retraite après une blessure ou autre. D’après ce que j’avais entendu, la guilde l’avait gardée parce qu’elle savait lire et écrire. Elle tenait une épée en main et semblait complètement furieuse, en plus d’être bien agitée. En face d’elle se trouvaient trois hommes de la guilde et Vanessa.
— Calme-toi, je t’en prie. C’est pour ton bien, disait Vanessa à la jeune femme. —Ce n’est pas ta faute. Tu es simplement malade.
— J’ai parfaitement la capacité de décider toute seule ! Qu’est-ce que je t’ai fait ?! hurla-t-elle, insensible aux paroles de Vanessa.
Son regard laissait paraître un certain déséquilibre.
— le Syndrome du Donjon n’est pas une faiblesse. Ça peut arriver à n’importe qui. Mais ce que tu prends ne te guérira pas. C’est un démon qui te ronge le corps et l’esprit.
Ainsi, sa blessure n’était pas que physique. Et maintenant, elle prenait de la drogue pour supporter ça.
— Pourquoi tu t’en mêles ?! Fiche-moi la paix !
— Bien sûr que je m’en mêle. Je ne peux pas rester les bras croisés, répondit Vanessa d’un ton ferme. — Si tu suis un traitement approprié, tu pourras retrouver une vie normale. Mais à ce rythme, tu vas te détruire.
— Va te faire foutre ! Ils finiront par m’enfermer de toute façon ! Reculez ! hurla-t-elle aux membres de la guilde qui tentaient de la maîtriser.
— Une fois que ton corps sera soigné, tu pourras trouver une autre voie. Je t’aiderai. D’accord ?
— Me dis pas quoi faire ! Pousse-toi ! Je quitte cette ville ! cria-t-elle, démente.
Elle tenta de fuir, mais le personnel de la guilde lui barra la route. Dos au bâtiment, elle agitait son épée de manière frénétique, et se penchait par moments pour leur jeter du sable. On aurait dit une bête blessée, acculée, prête à tout.
— Je t’en prie, écoute-moi… Non ! Ne la tuez pas ! supplia Vanessa en retenant les aventuriers qui avaient dégainé leurs armes, sans doute dans l’espoir de marquer des points auprès d’elle.
Ça ne semblait pas parti pour une fin heureuse. Heureusement, un sauveur fit son apparition par l’arrière. Dez s’avança d’un pas lourd vers la femme, sans dire un mot. Lorsqu’il fut suffisamment proche, elle en eut assez et lui asséna un coup d’épée. Le geste était étonnamment précis, mais pour Dez, ce n’était qu’un jeu d’enfant. Il écarta la lame d’un revers de main, s’approcha d’un bond et lui tordit le poignet.
— Saisissez-la ! ordonna Vanessa.
Dez lui lia les poignets avec une corde. Elle continuait à crier qu’on ne devait pas la toucher, qu’elle allait mourir, alors ils finirent par lui mettre un bâillon. Et soudain, le calme revint.
— Occupez-vous d’elle, dit simplement Vanessa.
Ses anciens collègues la traînèrent à l’intérieur du bâtiment. Dès qu’elle disparut de notre vue, les larmes de Vanessa commencèrent à couler. Elle resta là, à fixer l’endroit où on l’avait emmenée, profondément peinée.
Les autres aventuriers se dispersèrent, satisfaits du petit spectacle. Une fois la scène terminée, Dez retourna d’où il était venu. Il m’ignora totalement, malgré mes sifflets et mes acclamations.
Ce Barbu est si froid.
Il ne restait plus que Vanessa et moi.
— Oh, tu es là, Matthew, dit-elle en me remarquant.
— C’était une camée ?
— Oui, malheureusement. — Elle agissait bizarrement depuis quelque temps. J’ai voulu m’en assurer et je lui ai posé des questions, et elle a complètement explosé. Oh bon sang…, dit-elle en se pinçant l’arête du nez, la voix lasse.
Je l’avais souvent vue discuter avec cette femme sur un ton assez amical. Elles devaient être plutôt proches.
— C’est de la Release ?
— Non, une autre drogue. Je crois qu’elle vient à peine de commencer. Si je n’étais pas intervenue, elle aurait vraiment sombré. Je voulais la libérer de ça tant qu’il était encore temps.
Ils allaient la garder dans la prison souterraine de la guilde jusqu’à ce que la drogue ait été purgée. La suite dépendrait d’elle, mais son exclusion de la guilde était assurée.
— Tu ne trouves pas que c’était un peu excessif ? demandai-je. — Il devait y avoir un autre moyen de lui parler, du moins qui ne l’aurait pas réduite à finir ligotée devant tout le monde. Quelqu’un aurait pu se faire blesser.
— Non, c’était la meilleure solution, répondit Vanessa d’un ton sec. — Si on passe notre temps à discuter des méthodes, l’addiction ne fait qu’empirer. Laisser traîner les choses ne fait qu’ajouter à la douleur, au final.
— Tu fais allusion à une expérience personnelle ?
— Exactement, acquiesça-t-elle. — J’ai déjà eu ma dose de tristesse.
Elle agrippa l’ourlet de sa robe. Dans son regard, il y avait de la peur, de la peine, de la colère et de la haine, mêlées en une seule vive flamme.
— Oh, pardon. Tu venais à propos de Sterling ? demanda-t-elle en revenant à elle avec un sourire. — Tu as dû découvrir quelque chose. Tu veux bien m’en parler ?
Ce sourire, si soudain et si mal ajusté, m’empêcha de le lui rendre.
— Je suis désolée, dit-elle en se prenant la tête entre les mains, quand j’eus fini de lui raconter l’histoire dans son bureau.
— Ce n’est pas ta faute. C’est celle de Sterling, pour avoir été assez stupide pour obéir à un escroc en échange de quelques verres.
— Je ne te remercierai jamais assez. Tiens, c’est pour toi, dit-elle en me tendant un petit sac.
Elle m’invita à l’ouvrir, et je brisai le sceau. À l’intérieur se trouvait une petite sphère, à peine plus grosse qu’une balle, translucide et légèrement luminescente.
— Je l’ai reçue il y a bien longtemps. C’est un véritable objet magique. On l’appelle ça un soleil temporaire.
Apparemment, un aventurier avait demandé à la guilde de l’expertiser, mais il était mort juste avant, et celui-ci était devenu propriété de la guilde. L’aventurier n’avait ni parents ni proches, et personne ne s’était manifesté, alors on avait laissé Vanessa le récupérer. Une issue plutôt plaisante pour moi. Il m’avait suffi de surveiller un imbécile, et j’en ressortais avec un artefact précieux en guise de récompense.
— Alors, comment ça s’utilise ?
Vanessa posa l’orbe sur sa paume, ferma les yeux, et incanta :
— Irradiation.
L’orbe s’éleva doucement de sa main. Il flotta jusqu’au plafond, puis s’immobilisa. Il se mit à tourner lentement, diffusant une lumière étonnamment vive.
— Il restera au-dessus de la tête de celui qui l’active, et émettra cette lumière. Il te suivra automatiquement, où que tu ailles.
— Ooooh.
Malgré moi, je ne pus m’empêcher d’être un peu excité. Je sentais presque mes forces revenir. Était-ce enfin la fin de cette maudite malédiction ? Allais-je être libéré ? L’orbe continuait à briller. Et c’était tout. Rien d’autre.
Un silence s’installa.
— Alors… quel effet ça a, exactement ?
— Comme tu peux le constater, il produit de la lumière. Si tu le laisses au soleil pendant la journée, il brillera de cette façon la nuit.
C’était donc une bougie de luxe. J’étais abattu, mais au moins ça me ferait économiser sur les chandelles. Ou peut-être devrais-je le vendre. Un objet pareil se revendrait très bien. Pendant que j’hésitais, la sphère perdit peu à peu de son éclat et entama sa descente.
— J’ai fait quelques tests. Si tu le laisses au soleil pendant une demi-journée, l’effet dure jusqu’à environ trois cents secondes, expliqua Vanessa en laissant retomber le soleil temporaire dans sa paume.
— Ce n’est pas très utile.
— S’il durait plus longtemps, je ne prendrais pas la peine de te l’offrir.
— Pas faux.
— Et il ne demande aucune magie pour fonctionner, alors tu peux l’utiliser autant que tu veux. Profites-en bien.
— J’accepte ce généreux cadeau avec une totale gratitude.
Cela restait un objet qui pouvait se vendre à très bon prix auprès d’un riche collectionneur. Je pourrais toujours le refourguer si j’avais besoin d’argent. En l’examinant de plus près, je distinguai quelque chose suspendu à l’intérieur de l’orbe translucide. Ce n’était pas des lettres. Un genre de symbole ou d’emblème, peut-être ? C’était trop flou pour que je l’identifie.
— À propos de Sterling… dit Vanessa, l’air soucieux.
Je quittai l’orbe des yeux pour la regarder.
— Quand penses-tu qu’il pourra sortir ? Je suis allée le voir tout à l’heure, et il avait l’air si abattu. J’ai peur qu’il déprime à rester enfermé toute la journée.
— Il boude juste parce qu’il n’a rien bu.
— Mais j’ai peur qu’il s’affaiblisse à force. Je lui ai apporté des toiles, mais il n’en a pas peint une seule.
Malheureusement pour Vanessa, Sterling était déjà malade. Du moins dans sa tête. Et le fait qu’il ne peigne rien n’avait rien de nouveau.
— Sterling est un idiot, Vanessa. Même se mettre à la drogue serait trop compliqué pour lui. Tout ce que tu redoutes ne lui arrivera jamais.
Le père de Vanessa, marchand d’art, avait perdu une fortune après s’être fait berner par un confrère. En réalisant que sa propre bêtise avait coulé l’affaire, il avait sombré dans la drogue. Et d’après ce qu’elle m’avait raconté, tout s’était écroulé très vite.
— Peut-être que tu as raison, dit-elle en esquissant un sourire frêle. — Père avait l’air étrangement joyeux, malgré la faillite. Un jour, il commandait des montagnes d’assiettes bon marché, puis le lendemain, il les brisait toutes. C’était comme ça, encore et encore. Quand j’ai compris ce qui se passait, il était déjà trop tard.
Ils avaient tenté de l’isoler dans le débarras, mais sa résistance avait été féroce. Quand l’effet des drogues s’estompait, les crises de manque le rendaient violent. Il avait fracturé les os de sa femme et de sa fille. Il délirait, prétendait voir des centaines d’yeux derrière les fenêtres, puis redevenait lucide, pour ensuite pleurer toute la journée. Et quand ce n’était pas les larmes, c’était le mutisme, comme figé dans une torpeur totale.
La famille avait vendu le manoir et cédé l’entreprise. Sa mère était tombée malade et la maladie l’emporta. Son père, un jour, avait réussi à s’enfuir et était tombé sur des types du milieu en quête de drogue. Ils s’étaient occupés de lui à leur façon. Vanessa, à l’époque, n’avait même pas de quoi lui offrir des funérailles. Son corps avait donc été balancé dans le donjon.
— C’était un homme si doux, si calme… Mais la drogue l’a transformé en tout autre chose. C’était effrayant.
C’était pour ça que Vanessa se montrait à la fois tendre et intransigeante avec les drogués. Elle les éloignait de la drogue par la force, comme elle l’avait fait un peu plus tôt, puis elle tentait d’enseigner aux infortunés comment distinguer un médicament d’une drogue.
— Et pourtant, tu as déjà eu des histoires avec des dealers.
— Oui, Oscar… murmura-t-elle, la mine sombre. — Il m’avait dit qu’il était herboriste. Je n’ai compris la vérité qu’après être tombée amoureuse. Je lui ai demandé de changer, tant de fois, mais il n’a jamais écouté. À la fin, il a même essayé de m’en refourguer. Je l’ai quitté aussitôt. Quand il a disparu, ce fut un vrai soulagement.
Elle s’affaissa sur la table et laissa son doigt suivre les sections du bois.
— C’était la bonne décision.
Si elle était restée avec ce salopard, il aurait détruit sa vie, elle aussi.
— Mais il était si beau. Tellement sombre et mystérieux. Sa voix, sa façon de parler… ça me donnait des frissons.
— Tu ne retiens jamais la leçon, dis-je en riant. — Fais attention, quand même. Il paraît qu’ils sont encore à sa recherche. Si tu as gardé quoi que ce soit de sa part, tu ferais mieux de t’en débarrasser. Je peux m’occuper du reste.
— Tu recommences avec ça ? Je t’ai déjà dit que je n’avais rien. répondit-elle en riant. — S’il essaie de revenir, je le foutrai dehors moi-même. Et puis, je suis entièrement dévouée à Sterling maintenant.
— Je sais. Elle avait des goûts épouvantables en matière d’hommes, mais elle n’était pas du genre à tromper. Bon, je vais y aller. Une fois que tout ça sera terminé, tu pourras te balader au grand jour avec Sterling, main dans la main. Tiens bon encore un peu.
Sur ces mots, je quittai le bureau. Une fois la porte refermée, je poussai un long soupir. Encore une impasse. Où est-ce qu’il avait bien pu le planquer ?
Ça allait bientôt faire un an. C’était à se cogner la tête contre les murs.
— Oh ! Matthew.
Je m’apprêtais à quitter le bâtiment pour aller me chercher une pinte et évacuer un peu de frustration quand je tombai sur April. Elle était assise devant l’entrée de la guilde, visiblement ennuyée.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu vas attraper froid.
— Même pas vrai, répondit-elle avec un froncement de sourcils.
Toujours aussi contrariante.
Je m’accroupis face à elle.
— Rester planté-là ne fera pas arriver ta lettre plus vite.
— Oh, ferme-la, grogna-t-elle.
Cela confirma mon intuition. Les lèvres d’April se tordirent en une grimace. Celui qui la faisait attendre comme ça était vraiment un sale type.
— …Ce devait être une réponse rapide… Mais ça fait déjà un mois.
— Pourquoi tu ne demandes pas à ton grand-père de t’aider ?
Il y avait des guildes d’aventuriers un peu partout, et elles étaient étroitement liées entre elles. Tant qu’elle connaissait l’endroit où se trouvait cette personne, il suffirait de quelques coups de fil ou de faveurs bien placées pour avoir une réponse. Et un grand-père aussi gaga qu’elle le disait ne refuserait sûrement pas.
— Grand-père est un peu occupé, ces temps-ci. Un parchemin a été volé à la guilde.
— Voilà qui n’annonce rien de bon.
Les parchemins étaient des objets très très utiles, capables de contenir temporairement de la magie ou des monstres, jusqu’à ce qu’on les utilise pour déclencher un sort de feu ou de foudre, soigner des blessures ou invoquer des créatures pour se battre à sa place. Il suffisait d’en connaître les mots d’activation pour s’en servir.
C’est pour cette raison qu’on les manipulait avec une extrême précaution à la guilde. Certains pouvaient réduire une ville entière en cendres.
— Quel genre de parchemin ?
— Je sais pas. Je crois qu’ils ont dit que c’était un monstre ou quelque chose comme ça, mais personne n’a voulu me dire quoi exactement. Et puis, peu importe.
Ses gestes animés se muèrent brusquement en une posture morose, genoux serrés contre la poitrine.
— Pourtant, je devais avoir une réponse rapide…
— Écoute, ne te précipite pas, dis-je en posant la main sur son épaule. — Cette personne réfléchissait sans doute à ce qu’elle allait écrire, puis les jours ont filé vite. L’important c’est que tu sois en bonne santé. Quand cette précieuse lettre arrivera, tu préfères vraiment la lire clouée au lit avec de la fièvre et la morve qui coule sur le papier ?
Je lui tendis un bonbon jaune pâle.
— Celui-là est au gingembre. Ça te réchauffera. Mets-le dans ta bouche et rentre chez toi.
— La ferme, grogna-t-elle à nouveau, mais cette fois avec un ton nettement plus enjoué.
C’était bon signe.
— Dis-moi, microbe. Quand la lettre arrivera, tu me laisseras la lire aussi, hein.
— Ne m’appelle pas microbe ! hurla-t-elle en se relevant d’un bond.
— Bon, faut que j’y aille. File vite, maintenant.
— Matthew, dit-elle, alors que j’avais déjà fait quelques pas.
Je m’arrêtai et me retournai.
— Merci.
— Ne t’en fais pas. Toi aussi, merci.
Mon humeur s’était allégée également. Je fis un signe à April et rentrai chez moi.
Pas de verre ce soir.
Il me fallait plutôt réfléchir à ce que j’allais faire pour le dîner.
— L’affaire des fausses pièces a été résolue, annonça Arwin le soir suivant, en rentrant à la maison. — C’était l’œuvre d’un groupe criminel appelé les Singes Blancs.
Naturellement, je connaissais toute l’histoire dans les moindres détails, mais je fis mine d’être surpris. Après le dîner, nous restâmes à table pour partager un verre.
— Et ce peintre, au fait ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda Arwin en inclinant son verre de vin.
— Oh, rien de bien important.
J’expliquai que Sterling avait une autre femme à qui il soutirait un peu d’argent. Ce n’était pas un mensonge, il trompait bel et bien Vanessa, et recevait effectivement quelques pièces de sa deuxième conquête, même si cela ne valait pas ce qu’il avait tiré de son petit trafic.
— Alors elle va le forcer à rompre avec cette autre femme, et à arrêter de fouiller dans le donjon aussi. Elle a décidé de le soutenir complètement pour qu’il vive uniquement de son art.
Évidemment, son soutien ne serait pas seulement financier. Elle comptait aussi le sermonner, le menacer, le recadrer et lui botter les fesses jusqu’à ce qu’il se mette à peindre pour de bon. C’était exactement ce qu’un garçon gâté et paresseux comme lui méritait.
— C’est étrange tout de même, qu’une femme aussi posée qu’elle soit tombée amoureuse d’un type pareil.
— Ce n’est plus qu’un passe-temps, à ce stade, dis-je. — Elle a cet instinct naturel de recueillir les hommes bons à rien quand elle en croise un. Mais peu importe ce que les autres pensent. Tant qu’ils sont heureux ensemble, le reste n’a aucune importance. Ce n’est pas notre affaire.
— Dans ce cas, dit-elle en posant son verre sur la table, — à quoi est-ce qu’on ressemble, toi et moi, aux yeux des autres ?
— …
Aux yeux des étrangers, Arwin et moi étions une femme et son gigolo. Une relation scandaleuse, inconvenante, dépravée, indigne d’une personne de haute extraction. Mais dans notre cas, c’était un peu plus compliqué. Servante et maître, animal de compagnie et propriétaire, élève et professeur, médecin et patient, diable et contractant… Tous ces termes pouvaient convenir d’une certaine façon, mais aucun ne nous résumait vraiment. Si je devais nous coller une étiquette, ce serait : complices.
Comme je ne répondais pas, Arwin posa sa joue sur la table. Je crus un instant qu’elle s’évanouissait, mais elle n’avait bu qu’un verre. De plus, elle tenait bien l’alcool. Je tentai de voir son visage, mais sa frange dissimulait ses yeux.
— Ce n’est pas très poli.
Je tendis la main pour écarter ses cheveux rouges. Ses yeux étaient humides de frustration.
— Je m’en fiche. Je suis déjà assez scandaleuse comme ça, grogna-t-elle.
Soudainement, je compris ce qui la travaillait. Je me rendis jusqu’à la corbeille dans un coin de la pièce et en sortis une enveloppe d’un luxe ostentatoire, avec un sceau de cire. Je savais déjà ce qu’elle contenait, alors je la froissai et la jetai à nouveau.
— Pourquoi la lire, si tu savais qu’elle t’énerverait ? Son contenu était on ne peut plus évident.
Les nobles et les membres de la famille royale du défunt royaume de Mactarode étaient aujourd’hui éparpillés sur le continent, cachés dans l’anonymat. Pour eux, Arwin représentait le seul espoir de restaurer leur royaume et de retrouver leur pouvoir.
Mais voilà plus d’un an qu’elle s’échinait dans le donjon sans aucun résultat, et elle vivait en prime avec un individu pour le moins peu recommandable. Évidemment, j’étais juste un rustre attiré par sa beauté et sa fortune.
Alors, de temps à autre, elle recevait ces lettres de reproches où on lui demandait pourquoi elle s’était laissée corrompre ou pourquoi elle avait renié son devoir.
Ces gens n’avaient vraiment rien d’autre à faire de leur vie.
— Ils veulent que je rompe avec toi.
— Oublie-les.
Ces gens-là ne prenaient même pas la peine de faire le déplacement jusqu’à Voisin-Gris pour tenter de la convaincre en personne.
Ils se contentaient d’attendre dans leur trou et d’écrire une nouvelle lettre chaque fois qu’on avait fini par les oublier.
Accorder ne serait-ce qu’une once d’attention à ces bons à rien qui passaient leur temps à formuler des exigences, c’était une pure perte de temps. Quand Arwin était au plus bas, aucun d’eux ne s’était bougé pour l’aider.
— Ils veulent juste se défouler en te rendant responsable de tous leurs malheurs. Tu n’as aucune raison de leur accorder la moindre attention.
— Tu es un coureur de jupons de bas-étage, disent-ils. — Une misérable tache humaine, murmura-t-elle, avant de me lancer un regard. — Et je suis d’accord avec eux.
— J’appelle mon avocat. Je vais réclamer des dommages et intérêts.
— Mais j’ai besoin de toi. Sans toi, je me serais noyée, j’aurais coulé jusqu’au fond. Tu es ma corde de survie.
— …
— Matthew.
Arwin tendit la main, la tête toujours posée sur la table. Comme si elle pendait au bord d’une falaise. Je contournai la table pour aller lui prendre la main.
— Ne t’en fais pas, Arwin.
Tout le monde traverse des périodes de doute et de souffrance. Je ne pouvais pas l’aider dans le donjon. Je ne serais qu’un poids mort, bon à me faire tuer. C’est justement pour ça que je tenais à être là, maintenant, pour la soutenir quand je le pouvais.
— Aussi longtemps que tu auras besoin de moi, je ne te lâcherai pas.
Je serrai doucement sa main.
— Je te l’ai dit, je suis ton homme entretenu.
Ses lèvres bougèrent. Elle murmura mon nom. Cette fragilité-là, cette pudeur dans la détresse, me serra le cœur dans une tendresse presque douloureuse.
— Donc voilà, souris-je. — J’ai eu cette merveilleuse idée, et si on augmentait un peu mon allocation ?
Arwin éclata d’un grand rire et me pinça l’arrière de la main.
Une semaine plus tard, tous les membres restants des Singes Blancs avaient fui ou été capturés.
Vanessa et moi partîmes chercher Sterling.
— Tu as mis trop de temps, Matthew, geignit-il dès que j’entrai.
Il n’avait visiblement pas apprécié son séjour chez Dez.
— Ça suffit maintenant, viens, allons boire un verre.
— Déjà ?
— Où est le mal ? s’accrocha-t-il à mon bras comme un amant quémandant un bijou.
— S’il te plaît, Matthew, insista Vanessa. — Il est resté enfermé ici tout ce temps. À ce rythme-là, il va s’enraciner. Il a besoin d’un peu d’air.
Elle était un peu trop indulgente à mon goût. Mais je n’allais pas m’en plaindre. J’acceptai finalement sa requête de garder un œil sur Sterling. Elle m’avait même donné l’argent pour ça, donc à ce stade, je n’avais plus le choix.
— Aaaallez ! Allons dans une aaut’re taverne !
Sterling était déjà ivre mort après la première. Il s’était noyé dans l’alcool bon marché au point de chanceler à chaque pas, accroché à moi comme un naufragé. Les gens allaient finir par croire qu’on était ensemble.
— Tu ne peux pas marcher tout seul ?
Autrefois, l’idée de traîner derrière moi un gringalet comme lui ne m’aurait même pas fait hausser un sourcil. Mais maintenant que j’étais moi-même affaibli, c’était presque au-dessus de mes forces.
— On va où, mainteeenant ? Dis-moi, chantonna-t-il dans un rire enthousiaste.
On voyait bien qu’il crevait d’envie de boire depuis une semaine.
— T’en fais pas. On va voir un vieil ami.
— Ooooh… J’me demande où c’est.
Nous traversâmes le quartier animé de la nuit pour gagner le centre de la ville.
— On y est, déclarai-je.
Sterling resta bouche bée devant le bâtiment.
— C’est… la… guilde des… aventuriers ?
— Tout juste, dis-je en faisant le tour pour ouvrir la porte et lui présenter l’ami en question. — Yo, Dez.
J’avais déjà confirmé avec sa femme qu’il passerait la nuit au sein de la guilde. Il dormait à cette heure-là d’habitude. Je balançai Sterling dans les bras du très grognon Barbu.
— Désolé, tu peux garder le gamin une nuit de plus ?
— C’est pas une auberge, ici.
— Justement. C’est pour ça que je te l’amène.
Arwin était épuisée par ses combats, et c’était à moi de régler cette histoire dès le départ. Dans ce sens, déranger un peu Dez ne me posait aucun scrupule. Après tout, je l’avais blanchi de l’affaire des fausses pièces, et nous étions de vieux amis.
— S’il te plaît. Juste pour cette nuit.
Dez fit claquer sa langue.
— File-moi un whisky.
— Ça, c’est mon Dez. Je t’adore.
— Dégage avant que je t’arrache la langue.
— Avec plaisir.
Si je traînais trop, il était capable de le faire.
— Attends, Matthew ! Tu vas où ? sanglota Sterling.
— La garderie est terminée. À toi de continuer à boire tout seul, maintenant.
— Non ! M’abandonne pas ici ! supplia-t-il d’un air pitoyable, emporté dans une jungle de barbe naine.
Mais le roi maléfique des barbus surgit de cette forêt sauvage, attrapa Sterling par le col et le jeta littéralement dans la pièce.
Je refermai discrètement la porte sur le vacarme monstrueux qui régnait à l’intérieur. Il était bien trop tard pour ça.
Les enfants devraient dormir à cette heure. Les Singes Blancs impliqués dans l’affaire des fausses pièces avaient presque tous été capturés, mais il restait un élément violent en cavale. Et les garnements qui traînent dehors la nuit deviennent de jolies proies pour un gros tigre affamé.
Je quittai l’enceinte de la guilde.
Il était largement passé minuit, et l’aube ne tarderait plus. La ville dormait profondément. Très peu d’échoppes restaient ouvertes. Seuls les aventuriers, les âmes à oublier, ou les ivrognes au cerveau ramolli traînaient encore à boire jusqu’au lever du jour. Mes pas résonnaient, secs et nets, sur les pavés silencieux.
Je venais juste de tourner au coin, me demandant où passer la suite de la nuit, quand j’entendis des pas précipités derrière moi. Par réflexe, je me jetai dans la ruelle. Une fraction de seconde plus tard, un souffle me frôla tandis qu’une forme filait à toute allure. J’entendis un bruit de jet de pierre. Juste au-dessus de ma tête, un trou venait d’apparaître dans le mur.
— Un peu précipité, tu ne trouves pas ? lançai-je à l’homme à l’allure robuste qui retirait son poing du mur en claquant la langue, contrarié.
Une profonde balafre barrait son œil gauche.
— Tu te méprends. C’est le bon moment. J’vais buter toi et le gosse.
Terry de la Griffe du Tigre secoua son bras et s’avança, résolu.
— Tu fais erreur, répondis-je.
Il m’avait donc bel et bien percé à jour, finalement.
Tout en reculant, je glissai une main derrière le dos.
— Ce n’était pas ton moment d’entrer en scène. Disons que tu aurais encore dû rester cent ans dans les coulisses.
Je sortis quelques éclats de pierre et les lui balançai au visage. Terry les esquiva sans effort, mais j’étais déjà en train de prendre la fuite. Je tournai vivement au coin de la rue et me mis à courir aussi vite que je le pouvais, mais je sentais toujours sa présence sinueuse à mes trousses. Je renversai une pile d’ordures, puis un ivrogne qui dormait là, mais je ne gagnais pas de terrain.
Au contraire, il se rapprochait. Après une série de virages laborieux, je me ruai dans une église.
Personne ne pouvait me voir ici. Je sortis le soleil temporaire de ma poche. Ce truc contenait de la vraie lumière solaire. Tant qu’il brillait sur moi, je pouvais, en théorie, retrouver ma force d’origine, même de nuit. C’était ma première vraie tentative et le meilleur moment pour essayer la chose.
Juste au moment où j’allais me lancer, j’entendis le vent cisailler l’air à proximité. J’essayai d’esquiver, mais sans succès. Le couteau lancé tinta, un éclair argenté qui disparut dans un coin, tandis que le soleil temporaire roulait dans les ténèbres de la chapelle.
Terry se tenait à l’entrée, un sourire de satisfaction aux lèvres.
— T’as signé ton arrêt de mort, gamin, dit-il d’un ton menaçant.
Et dire que j’allais lui mettre la pâtée, aussi. Il allait falloir revoir mes plans.
Je traversai la chapelle en trombe pour m’engouffrer dans une petite porte à l’arrière, et je commençai à grimper l’escalier du clocher. Je sautais une marche sur deux dans l’étroit colimaçon, mais j’étais quand même lent. À force de tourner et de vriller ainsi, j’avais l’impression de devenir une merde dans les boyaux d’un géant. Mes poumons brûlaient et mes jambes pesaient lourd.
Le vent siffla de nouveau. J’évitai de justesse une lame qui surgissait de côté. La pointe frappa une marche et rebondit avant de glisser le long des marches. En contrebas, j’entendis un grognement de rage. C’était moins une. Et comme j’avais dû esquiver, il avait gagné encore un peu de terrain.
J’y suis presque.
Un vieux battant apparut enfin au sommet de l’escalier.
Enfin !
Je ne ralentis même pas. Je me jetai de tout mon poids contre la porte. Par chance, même dans mon état actuel, je réussis à la briser.
Je me retrouvai dans une petite pièce carrée. Il y avait des fenêtres à l’est et à l’ouest, avec des persiennes laissant passer juste assez de lumière pour voir. Une seule cloche, pas plus grosse que ma tête, pendait au plafond.
Il y en avait eu une bien plus grande autrefois, mais un hérétique l’avait emportée il y a quelque temps. Terry entra dans la pièce juste au moment où je me redressais. Il fit craquer ses articulations, et son regard balaya l’endroit.
— Choisir de mourir dans une église, c’est vraiment sinistre.
— Si tu le dis.
Je me relevai en époussetant mes fesses.
— Un bon lit à baldaquin moelleux avec quelques coussins, ce serait parfait pour compléter l’ambiance. Tu pourrais m’en acheter un ? Avec livraison, de préférence.
— Le seul lit dont ton corps a besoin, c’est un cercueil, répliqua-t-il en se mettant de profil, les poings en avant.
— Mais seuls les riches y ont droit, pas vrai ?
— Quelle tristesse.
Quand les pauvres meurent, on les jette dans les ténèbres du donjon. Pas de tombe pour eux.
— Je te renvoie la chose.
Terry fondit sur moi en un éclair. Il glissa vers l’avant et envoya un coup de poing avec la même main qui avait perforé un mur de pierre. Tout ce que je vis, ce fut un éclat de lumière, juste avant qu’un choc ne me percute le flanc gauche. Mon souffle se coupa et je reculai en grognant.
Sans aucun répit, Terry me poursuivit avec un rictus carnassier. Le flanc gauche, une nouvelle fois. Je baissai le coude pour bloquer, mais son poing démoniaque se courba comme un fouet et changea d’angle pour s’écraser directement dans le ventre.
Je me repliai sous la douleur, et l’ombre fondit sur ma joue gauche. Quand je compris que c’était un coup de pied, il m’avait déjà projeté contre le mur. L’autre côté de mon visage heurta une pierre. Ça piquait un peu. J’aurais volontiers sombré jusqu’au matin, mais il ne m’en laissa pas le loisir. L’ombre me fondit dessus de nouveau.
Avant même d’y penser, j’effectuai une roulade sur le côté. Des éclats de pierre me frappèrent le dos, juste après un fracas puissant à quelques centimètres de ma tête.
— T’es sacrément coriace, grogna Terry.
Même dans la pénombre, je pouvais lire l’agacement sur son visage.
— J’en ai descendu des types, mais toi, t’as pas l’air humain. Et c’est pas une question d’entraînement. On dirait que je tape sur un minotaure.
— C’est amusant que tu excuses ton manque de discipline en me traitant de monstre. Tu devrais aller t’entraîner dans la montagne pendant quelques années, mon vieux, dis-je.
— J’y penserai… après t’avoir tué.
Il expira et se projeta en exécutant un coup de pied circulaire d’une violence rare. Je levai les bras et encaissai un choc qui me fit vibrer jusqu’aux os. Mon dos heurta le mur. Ce n’était pas fini : Terry pivota dans les airs et lança un nouveau coup de pied tournoyant droit sur mon front.
Je glissai le long du mur comme un chiffon sur une flaque d’urine. Je finis à quatre pattes, mais je n’eus pas le temps de souffler et sa botte m’écrasa l’arrière du crâne.
— Alors, le rigolo, t’as toujours envie de faire des blagues ?
— Chef… appelai-je d’une voix pathétique, les lèvres collées au sol. — J’hésitais à te le dire, mais je préfère être franc. T’as marché dans une merde de chat. Tu veux savoir comment je fais la différence avec celle d’un chien ? L’odeur. La merde de chat pue bien plus.
La botte appuya plus fort.
— Ce sont tes derniers mots ?
— Et les tiens ?
— Quoi ?
— Tu crois que j’ai grimpé ici pour m’enfuir, pas vrai ? Faux. C’est moi qui t’ai coincé.
J’ouvris la fenêtre.
Un rayon de lumière éclatante envahit aussitôt la petite pièce. Le soleil venait tout juste de franchir l’horizon à l’est. Terry leva un bras pour se protéger les yeux, reculant d’un pas. Je me redressai, m’essuyai le visage et laissai le soleil envahir mon dos.
— Si t’as pas les moyens pour une pierre tombale, tu n’auras pas droit à une épitaphe. Alors je la ferai graver sur ton cul. « Ci-gît un homme qui a marché dans une merde de chat. »
— Ferme-la sale cassos !
Terry tenta de me contourner, évitant le halo lumineux pour m’atteindre. Il bondit du sol et envoya un coup de poing, mais ce dernier se heurta contre le mien. Il hurla, fixant sa main ensanglantée avec incrédulité.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Une écharde ? Ou t’as coupé tes ongles un peu trop courts ?
— C’est quoi ça ? C’est pas… possible…
Dès que la lumière du soleil me touchait, je retrouvais ma force d’origine. Aucun poing ordinaire, aussi bien entraîné soit-il, ne pouvait m’atteindre.
— Tu ne devrais pas rejeter ta faiblesse sur les autres.
— Merde !
Il tenta un autre coup de pied circulaire. Je saisis sa cheville et serrai. Un cri atroce retentit. Je le relâchai la pression, et Terry s’effondra au sol, agrippant sa cheville brisée, désormais moitié moins épaisse.
— Oh non. Une entorse ?
— Sale… rat…
Il balança un coup de pied d’avertissement de sa jambe valide avant que je ne m’approche. Mais assis comme il l’était, il n’avait aucun appui. Mon pied et mon tibia ne sentirent rien.
— T’as fini ?
J’écrasai son pied intact. Sa jambe et le sol se fracturèrent dans un bruit sinistre. Il hurla de nouveau. Ses yeux débordaient de larmes, comme un gamin qui venait de s’écorcher le genou.
— D-d’accord, je le jure, je toucherai plus à ce gamin. Tu as ma parole. Je quitterai la ville. Je t’en supplie, juste…
— Une question, dis-je en m’accroupissant devant lui. — C’est vrai que c’est toi qui gères la drogue ?
— O-ouais. C’est moi, avoua-t-il, les yeux brillants d’espoir. — On commence à manquer, alors les prix montent. Tu peux tout prendre, je t’en prie, juste…
— Tu deales de la Release aussi ?
— Ouais, j’ai de la Release. J’en ai pas sous la main, mais si je passe le mot, on m’en livre illico…
— Je vois.
Je levai le poing.
— Non… !
Il croisa les bras devant son visage. Mais sa résistance désespérée ne servit à rien. Mon poing était trop puissant. La paroi, la tête de Terry et ses bras formèrent un sandwich grotesque. Il s’effondra, inerte, les os de ses avant-bras plantés dans son visage. Par précaution, je vérifiai qu’il était bien mort.
— Un cadavre de plus à faire disparaître.
L’idée de devoir encore payer le Fossoyeur me donna mal au crâne.
Dans la rue, les gens étaient déjà de sortie. Il était beaucoup trop tôt pour une activité aussi frénétique. Le soleil m’éblouissait. Je passais la plupart de mes journées à le réclamer, mais maintenant qu’il était là, je le détestais.
Je me glissai dans une ruelle, le dos courbé, là où la nuit s’accrochait encore aux murs.
Arwin m’en voulait-elle encore ?
Il valait peut-être mieux trouver une excuse pour justifier un retour à la maison au petit matin.
C’est à ce moment-là qu’une barre de métal me frappa violemment : une masse. Ma vue se troubla. Je ne réalisai que j’avais été frappé qu’une fois déjà au sol.
Avait-il des complices dans le coin ? Merde. Je devais retourner à la lumière. J’avais été trop négligent.
La tête entre les bras, j’entrouvris les yeux et distinguai une silhouette féminine à califourchon sur moi. Elle avait les cheveux coupés courts, la peau bronzée et constellée de taches de rousseur.
Elle avait changé depuis un an, mais je ne pouvais pas me tromper.
Son regard mêlait amour et haine.
— Tu m’as manqué, Matthew.
Polly sourit, puis abaissa son arme, sorte de massue.