THE KEPT MAN t1 - CHAPITRE 1
L’homme entretenu et une journée ordinaire dans sa vie
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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Harmonisation : Raitei
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— Voilà bientôt un an que je vis avec toi, soupirai-je en sentant dans ma paume le poids dérisoire d’une seule pièce d’argent. — Je ne savais pas que tu me prenais pour un gamin de cinq ans.
— Quel est le problème, Matthew ? lança Arwin, visiblement un peu agacée.
Sa chevelure rouge tombait droit dans son dos, et ses yeux vert jade brillaient d’un éclat perçant. Notre adorable princesse était une véritable femme fatale. Elle était aussi la cheffe d’Aegis, l’un des groupes d’aventuriers les plus réputés de la ville.
— Ce n’est que pour trois jours. Tu devrais largement t’en sortir avec ça.
Elle m’avait remis trois pièces d’argent d’Alnor sur le pas de la porte. Surnommées les Grands-Argent, une pièce valait assez pour acheter trois repas et deux chopes de bière, donc dans un sens, elle n’avait pas tort.
— Je ne suis pas aussi naïve que tu sembles le croire, déclara Arwin, de son nom complet Arwin Mabel Primrose Mactarode.
Elle avait été la princesse du royaume de Mactarode, autrefois situé au nord du continent.
— Je sais. Maintenant, tu es une aventurière accomplie.
Le royaume avait été envahi par des hordes de monstres, et le roi et la reine avaient péri en conséquence. Leur fille avait cherché de l’aide auprès de sa famille, mais bien peu lui vinrent en aide. On disait qu’il y avait des millions de monstres sur ces terres, voire des centaines de millions. Certains étaient issus de légendes : dragons, béhémoths et bien pire encore. Même en unissant leurs forces, aucun autre royaume n’avait suffisamment d’hommes pour affronter une menace pareille.
— Alors ne me fais pas perdre mon temps, trancha-t-elle. — Je ne risque pas ma vie pour satisfaire tes caprices égoïstes.
À cette époque, son seul espoir résidait dans le Cristal Astral, un trésor légendaire qui, selon les rumeurs, était capable d’exaucer n’importe quel vœu. Alors elle rassembla quelques compagnons partageant ses idéaux pour se lancer à l’assaut du grand donjon connu sous le nom de Millénaire du Soleil de Minuit.
— Évidemment que non. Je respecte tes nobles ambitions. En temps normal, je rêverais de combattre à tes côtés. Je ne peux que maudire ma misérable faiblesse.
Le Millénaire du Soleil de Minuit méritait amplement sa réputation de dangerosité. Ce n’était pas simplement une succession de galeries ou de souterrains lugubres. L’antre grouillait de monstres et de pièges vicieux truffés à chaque détour. Le donjon lui-même semblait doté d’une volonté, à l’image d’un monstre refusant de se laisser dévorer. Et comme si cela ne suffisait pas, les autres aventuriers n’étaient pas simplement des alliés, mais aussi des rivaux. Le danger guettait à chaque pas.
— Alors fais preuve de patience. S’éterniser ici revient à retarder la reconquête de mon royaume. Et je ne peux pas me le permettre.
La belle princesse ne pouvait pas se permettre de s’arrêter. Elle poursuivait sa quête avec une résolution presque inhumaine, animée par le devoir de reconstruire son royaume pour le bien de son peuple bien aimé. C’est cette croisade qui lui valut le surnom de Princesse Chevalier Écarlate. Les rares survivants de Mactarode la vénéraient comme une déesse ou une valkyrie. Et désormais, le fidèle compagnon qui marchait à ses côtés n’était autre que moi.
— Je connais parfaitement tes aspirations, soufflai-je. — Et c’est précisément pour ça que je t’en parle. L’argent passe avant tout. Pas d’argent, pas de repas. Et sans argent, pas de trésor non plus. Tu sais aussi bien que moi que ce donjon ne tombera pas en un ou deux jours.
Aujourd’hui, elle descendait jusqu’au dix-septième étage, mais nul ne savait combien il y en avait. Depuis sa découverte, aucune âme n’avait atteint le fond du Millénaire du Soleil de Minuit.
Pour le conquérir, il fallait atteindre le cœur du dernier étage situé tout en bas, puis le détruire ou le retirer. Ce cœur n’était autre que le Cristal Astral. La légende raconte qu’il avait jadis transformé des déserts en forêts luxuriantes et qu’il aurait ramené les morts à la vie.
— Mais surtout, tu fais erreur sur un point fondamental.
— Lequel ? demanda-t-elle.
— Tu sous-estimes l’orgueil d’un homme. S’il ne s’agissait que de moi, cette somme suffirait. Mais voilà, ce soir, j’ai un rendez-vous. Je dois partager quelques verres.
— Eh bien, vas-y. Amuse-toi, répliqua-t-elle d’un ton glacial, le regard chargé d’un mépris qui ne cherchait même pas à se cacher.
— Le souci, tu vois, c’est que lorsqu’un homme passe du temps avec quelqu’un, il ne peut pas faire les choses à moitié. On ne peut pas se contenter de siroter un misérable verre pour faire des économies.
— Alors dis-moi, répondit Arwin en plissant les yeux d’une couleur flamboyante, — pourquoi devrais-je te donner de l’argent que tu comptes utiliser pour finir dans le lit d’une autre ?
Aux yeux du monde, ma profession est simple : homme entretenu. D’autres préfèrent des termes plus imagés, gigolo, jouet, parasite, débauché, coureur de jupons. La terminologie variait, mais le tableau restait le même : pendant que madame part risquer sa vie, moi je combattais l’ennui avec les jeux de hasard, en buvant et en flânant. Il est des hommes qui flirtaient pour passer le temps. Un métier méprisé autant qu’envieusement fantasmé.
— Pas forcément. Je peux aussi les dépenser seulement pour boire, répondis-je d’une voix douce, presque caressante.
Sans vouloir me vanter, je n’étais pas désagréable à regarder, avec des cheveux bruns soigneusement coupés et des yeux noisette à faire fondre bien des cœurs. Mais pour l’instant, tous ces charmes étaient réservés à Son Altesse, la princesse chevalier. Même cette tunique bleu nuit et ce pantalon noir un peu trop large que je portais furent payés par ses soins.
— Ne me prends pas pour une idiote. Si tu crois que je ne vois rien, tu te fourres le doigt dans l’œil.
— Allons, ne te fâche pas…
— Et ne t’imagine pas t’en tirer avec un peu de baratin, lança-t-elle en retirant sèchement ma main, juste au moment où je m’apprêtais à la poser sur son épaule.
Je ne comptais pas renoncer si facilement bien évidemment. Je tendis à nouveau le bras, mais elle me repoussa une seconde fois.
— Vraiment ? murmurai-je en caressant avec délicatesse ses cheveux de l’autre main pour ne pas les abîmer.
La sensation était similaire à la soie la plus fine qui soit. Malgré les batailles et la difficulté du labeur quotidien, ses cheveux conservaient leur couleur riche et éclatante. Était-ce le fruit de son sang noble ou de son éducation des plus raffinées ? On disait que les aristocrates se baignaient dans des eaux parfumées au miel et aux herbes. Peut-être qu’Arwin utilisait des produits encore plus luxueux car après tout, c’était une princesse.
— Ah ! Hé… protesta-t-elle, la voix faible, presque hésitante.
Je n’en tins pas compte. Mes doigts glissèrent le long de son oreille rougie, suivirent la nuque, puis descendirent le long de son dos. Une fois arrivés à l’extrémité de sa chevelure, juste au niveau de ses fesses, je remontai lentement dans l’autre sens. Mon autre main, elle, se posa au sommet de son crâne, au niveau de l’épi, que je massai doucement. Un geste tendre pour saluer ses efforts.
Bonne fille.
— Arrête ça.
— Tu aimes bien, pas vrai ? murmurai-je à son oreille.
— Mmh… ! gémit-elle, les joues rougies. Elle s’acharnait à faire croire que rien ne l’atteignait.
Bien sûr, un homme entretenu ne pouvait pas simplement se reposer sur un joli minois. Il fallait maîtriser les ficelles du métier.
Les charmes du corps ne suffisaient pas non plus. Sans une langue habile et un vrai talent pour prendre soin de sa femme, il finirait par la lasser et serait jeté comme un malpropre. Parfois, il fallait la cajoler, parfois la supplier pour attirer son attention. Certains dans les bas-fonds de ce métier ont recours à la violence pour soutirer de l’argent à leur femme, mais ce n’était pas mon genre. Et de toute façon, je n’aurais aucune chance face à Arwin en combat singulier.
— A-Arrête ! fit-elle en me saisissant les poignets pour tenter de me repousser. — Tu ne m’auras pas avec ta petite comédie, souffla-t-elle, haletante, en remettant de l’ordre dans sa chevelure.
Bon. Raté.
J’aurais dû me douter que ce genre de manœuvre ne marcherait pas deux fois. Je songeais déjà à la suite, une autre approche, une autre faille à travers l’armure lorsqu’un coup retentit à la porte.
— Votre Altesse ? Si nous tardons davantage, le soleil sera déjà levé.
La voix appartenait à Ralph, un des membres d’Aegis, guerrier dans la vingtaine et complètement épris d’Arwin. Son intonation en témoignait.
— Tu vois ? Voilà où mène ta résistance obstinée. Ton preux chevalier finit par venir te chercher.
— Tu as raison. Je n’ai pas de temps à perdre avec ça, répondit-elle.
Je pris ma décision et saisis sa main.
— Il est temps de trancher. Tu me donnes une pièce d’or, ou je me résigne à passer pour un radin incapable d’offrir un verre à une amie ?
— Votre Altesse !
La porte s’ouvrit. En nous voyant ainsi, le teint initialement blond que possédait le garçon devint aussitôt cramoisi.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ?!
Il m’empoigna par le col. En temps normal, j’aurais peut-être trouvé ce geste inquiétant, mais étant bien plus grand que Ralphie, la scène frôlait le ridicule. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était me montrer les dents, tel un petit singe tentant d’attraper une friandise.
— Je n’ai rien fait, répondis-je en secouant la tête. — On a juste été un peu plus fougueux que d’habitude, hier. Je voulais m’assurer de ne pas lui avoir laissé de marque.
Un sifflement résonna près de l’entrée. Quatre silhouettes apparurent dans l’embrasure, les autres membres d’Aegis. Tous les six, Ralph compris, avaient pour habitude de descendre dans le donjon chaque jour.
— Tu dépasses les bornes, misérable.
— Je suis très sérieux, répliquai-je avec un sourire en coin. — Toi et moi faisons de notre mieux pour notre chère princesse chevalier. Toi, tu brandis ton épée dans les ténèbres du donjon la journée. Et moi, je manie les hanches sous les draps. Deux formes de dévotion, toutes deux très respectables.
Il ne fallut qu’un instant pour que son poing s’écrase contre ma joue. Ma tête résonna sous le choc, et je m’écroulai au sol. Avant même que je n’aie le temps de reprendre mes esprits, Ralphie me martelait les côtes et le ventre à coups de botte.
— T’en veux encore, sale vaurien ? Tiens ! Et encore ça !
— Ça suffit, intervint Lutwidge d’une voix grave, un des membres d’Aegis.
Un homme aux cheveux d’un blanc éclatant, visage buriné par les années, vêtu d’une armure mêlant platine et argent. Il avait des allures de vieux majordome, mais autrefois, il avait été chevalier au service de Mactarode.
— Ne gaspille pas tes forces avant d’entrer dans le donjon. Et toi Matthew, modère un peu ton humour.
— Très bien, très bien, considère que j’ai retenu la leçon, répondis-je en époussetant les empreintes de bottes sur mes vêtements.
Les coups de Ralphie n’étaient pas si terribles. Ma constitution, l’un de mes rares atouts, encaissait bien.
Pour être honnête, la plupart de ses attaques s’apparentaient à des caresses un peu insistantes.
— Désolé de t’avoir taquiné. Tu veux un bonbon ? C’est moi qui les ai faits.
— Non !
Dommage. Ils étaient pourtant plutôt réussis.
— Matthew, dit Arwin en me tendant la main, — Je dois y aller. Ne sois pas trop gourmand.
— D’accord.
Je saisis sa main pour me redresser, et, profitant de l’élan, me penchai à son oreille.
— Et toi… tu es rassasiée ? Tu penses tenir le coup ?
— …Ce ne sera pas un problème.
— Si jamais l’envie te reprend, tu sais où me trouver. Mais ne tarde pas trop, la frustration nuit à la concentration.
— Ne t’inquiète pas. Je saurai gérer, dit-elle en détournant la tête avec une petite moue contrariée.
Puis elle se fraya un passage entre les autres et quitta la pièce.
Sacrée tête de mule.
— Bonne chance, lançai-je en agitant un mouchoir d’un air dramatique.
Ralphie se contenta d’un claquement de langue avec mépris, puis referma la porte sans un mot. Je comptai lentement jusqu’à cinquante. Puis j’ouvris la paume. Comme je l’espérais, une pièce d’or y reposait, luisante et parfaite.
Un sourire se dessina sur mes lèvres et je glissai un bonbon vert dans ma bouche. Cette pièce allait me payer une nuit avec une prostituée au bordel de secours. La ville s’appelait Voisin-Gris, une cité forteresse bâtie en plein cœur des Terres Fantômes, sur la côte ouest du continent. On l’appelait aussi la Cité du Donjon.
Ce surnom prenait tout son sens : l’entrée du Millénaire du Soleil de Minuit se trouvait en plein centre-ville. Ou pour être plus précis, la ville s’était construite tout autour de l’entrée du donjon souterrain.
Autrefois, il y avait apparemment eu beaucoup de donjons similaires à travers le monde, donnant naissance à d’autres cités comme celle-ci. Mais au fil des années, les donjons avaient été conquis un à un, et les villes bâties sur leurs ruines avaient fini par perdre leur raison d’être pour sombrer dans l’oubli. Voisin-Gris était la dernière cité donjon encore debout dans le monde.
Chaque jour, des aventuriers s’alignaient comme des fourmis à l’entrée du Millénaire du Soleil de Minuit. Une aubaine pour les affaires. Des échoppes y voyaient le jour à chaque coin de rue, regorgeant d’objets indispensables tels que des rations, des cordes, des lames, et des lanternes. On y retrouvait également des auberges, des forgerons, des armureries, des tavernes et bien évidemment des bordels.
Le métier d’aventurier flirtait en permanence avec la mort. Ceux qui s’y risquaient payaient cher, parfois en pièces d’or, parfois de leur vie. Mais tous plongeaient tête la première dans le danger, appâtés par la gloire et les richesses.
J’avais été l’un d’eux, moi aussi.
Mais aujourd’hui, je n’étais plus que l’homme entretenu par la princesse chevalier.
Une fois l’acte terminé, je roulai sur le lit tandis qu’une femme nue s’étalait langoureusement sur moi. Elle s’appelait Cynthia, une prostituée. Ma favorite n’était pas disponible, alors elle faisait office de remplaçante. Et je devais admettre que nous étions plutôt compatibles. En bonus, elle avait même eu la délicatesse de me verser un verre d’eau depuis la carafe, ce qui lui valait des points.
— T’es un drôle de type, toi.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— T’as cette belle princesse chevalier rien que pour toi, et tu traînes quand même dans un endroit comme celui-là. Elle ne te dit rien ?
— Tu es ravissante, toi aussi, répondis-je sans me démonter.
Avec sa longue chevelure noire, sa peau lisse, sa poitrine généreuse… elle avait de quoi en ensorceler plus d’un.
— Elle est très généreuse. Elle me laisse faire ce que je veux.
Pendant ce temps, Arwin devait être quelque part au fond du donjon, en train de croiser le fer avec un minotaure, un ogre ou une autre de ces charmantes créatures qui pullulent dans les ténèbres.
— Mais elle ne te suffit pas, hein ?
— Je n’ai jamais dit ça. Son Altesse est la femme la plus remarquable que la terre ait portée, précisai-je, par respect pour sa réputation. — Elle est si parfaite que je ne suis tout simplement pas à la hauteur. Alors je dois sans cesse m’améliorer. C’est selon moi l’ambition la plus honnête d’un serviteur dévoué.
— Vraiment ? Je ne suis qu’un entraînement pour toi, c’est ça ?
— Je ne vais pas le nier.
— Tu es odieux.
Elle me pinça au niveau des côtes. Je sursautai en couinant, plus par réflexe qu’autre chose, ce qui la fit s’excuser doucement avant de caresser la zone touchée.
— Alors comme ça, la princesse chevalier est aussi une déesse au lit ? Comment vous vous êtes rencontrés, tous les deux ?
C’était une question que j’avais entendue des dizaines de fois depuis qu’on vivait ensemble. Des centaines, même. Comment tu as fait ? Elle est comment ? Et j’en passe. Mais sur ce genre de sujets, j’avais fait vœu de garder le silence. De toute façon, je n’avais guère envie de répondre, alors j’avais une réplique toute prête, que je ressortais à chaque fois.
— Il n’y a rien d’extraordinaire. C’est une femme comme les autres. Elle pleure quand elle est triste, elle mange quand elle a faim. Ce sont les autres qui la traitent comme une créature hors norme.
— Donc tu l’as charmée, et ça a marché, tout simplement ?
— C’est à peu près ça, oui.
— Eh bien, eh bien… fit Cynthia avec un sourire curieux en me détaillant des pieds à la tête. — C’est donc toi, le fameux amant de la princesse chevalier ?
— Peut-être.
— Ton corps est pas mal, je te l’accorde. Ton visage en revanche pourrait être mieux.
Sa main revint effleurer mon torse et cette fois, elle laissa courir le bout de son doigt le long du sillon entre mes abdos.
— Quel gâchis, tout de même. On dit que tu es une mauviette incapable de te battre. C’est vrai ?
— Aujourd’hui encore, j’ai perdu un bras de fer contre une gamine de treize ans.
— Et pourtant tu as été aventurier, non ?
— Exact.
En guise de réponse, je traçai lentement un cercle autour de son nombril du bout du doigt. Cynthia se tortilla sous l’effet d’un rire étouffé.
— Alors pourquoi avoir arrêté ? Tu n’as pas l’air estropié.
— Les ogres, c’était devenu la routine. Ils ne représentaient plus le moindre frisson. Et puis j’ai découvert que fricoter avec les femmes était bien plus divertissant.
— Pour ça, tu maîtrises toujours aussi bien, souffla Cynthia, un sourire chargé de sous-entendus aux lèvres. — Alors, tu veux faire quoi maintenant ?
Elle jeta un œil au plateau sur la table de chevet, manifestement lassée de notre discussion. Un bâtonnet d’encens rouge violacé s’y consumait lentement. Chaque bordel avait sa propre façon de mesurer le temps. Ici, on utilisait des bâtonnets d’encens. Tant que l’encens brûlait, on pouvait profiter des lieux. Celui-là était censé avoir des propriétés euphorisantes. À en juger par l’endroit où la braise se trouvait, il me restait encore la moitié de ma session.
Je passai un bras autour des épaules de Cynthia, songeant que je pouvais bien me permettre un second round, quand un cri perçant retentit à l’extérieur. Je tournai les yeux vers la fenêtre. Devant l’établissement, un homme d’une trentaine d’années se tenait la tête entre les mains, poussant des hurlements.
— Ah, c’est Alan, dit Cynthia en venant se coller contre moi.
— Tu le connais ?
— Il venait me voir, jusqu’il y a environ six mois. C’est un aventurier. Il était plutôt doué, à sa manière.
— On ne dirait pas, fis-je remarquer.
Même de loin, on voyait que ses manches, au niveau des coudes, étaient effilochées et crasseuses. Mais ce n’était pas l’usure d’un homme fraîchement sorti d’un combat. Je pouvais aussi distinguer des taches sombres sur son cou et ses poignets.
— Il a été gravement blessé il y a pas mal de temps. Il s’en est sorti, évidemment, mais depuis, il erre en ville. Il ne remet plus les pieds dans le donjon.
— Syndrome du Donjon, alors.
Le métier d’aventurier, c’était vivre avec la mort en permanence. Un seul faux pas, et c’était la tombe assurée.
Et les donjons comme le Millénaire du Soleil de Minuit, c’étaient les pires.
Les monstres surgissaient de l’ombre sans prévenir. Les pièges étaient omniprésents. Les autres aventuriers pouvaient nous prendre en traître et faire du sabotage voire même sa propre équipe. La mort nous suivait de plus près que notre propre mère. Et même si on avait la chance de survivre à ce jeu mortel continu, cela ne signifiait pas pour autant que tout rentrait dans l’ordre. La peur, celle d’avoir toujours un pied en enfer, s’accumulait au plus profond du cœur. Jusqu’au jour où on ne pouvait plus y retourner. Plus encore, on devenait incapable de faire quoi que ce soit d’un tant soit peu risqué ou dangereux. La paranoïa s’installait, nous rendant incapable de vivre normalement. C’était ça, le Syndrome du Donjon, une maladie chronique propre aux aventuriers.
— Mais là, ce n’est pas une simple crise, soufflai-je.
— Il a peut-être épuisé sa réserve de drogue, répondit Cynthia.
Il n’existait aucun remède miracle contre le Syndrome du Donjon. Et même s’il y en avait un, aucun aventurier ordinaire n’aurait les moyens d’y accéder. Alors, la plupart se contentaient de gérer les symptômes avec des substances.
La plus répandue s’appelait Release. Une poudre, en apparence banale, mais qui procurait une euphorie si intense qu’on se croyait projeté au paradis. Le problème, c’est qu’une fois qu’on y avait goûté, on ne pouvait plus s’en passer. Les émotions devenaient instables, entrainant des déchaînements, des explosions de colère, des rires incontrôlés, des crises de larmes. Venaient ensuite les hallucinations, et enfin la confusion. Le signe le plus évident chez les accros était l’apparition de taches noires sur la peau.
— Tri-Hydra contrôlait tout le trafic ici, mais depuis leur récente chute, c’est devenu la pénurie. Du coup, on croise de plus en plus de types en manque.
Ces drogues étaient interdites à peu près partout sur le continent. Mais l’humain est ainsi fait, il désire ce qui lui est interdit.
Des groupes douteux s’étaient donc mis à produire et vendre ces substances, écoulant leurs stocks auprès de ces aventuriers malades et autres âmes perdues à prix d’or. Tri-Hydra faisait partie de ces organisations, jusqu’à leur chute l’année dernière.
Dehors, Alan était désormais aux prises avec les videurs du bordel, des hommes à l’allure peu recommandable. Ils le traînaient sans ménagement vers une ruelle voisine. Avec un peu de chance, il s’en tirerait avec quelques os cassés. À l’inverse, on le retrouverait gisant sur un tas de vomi et de détritus. Voilà le genre d’endroit où l’on vivait. Je ressentais une certaine pitié à son égard, mais je ne pouvais rien y faire.
En refermant la fenêtre, Cynthia me jeta un regard rempli de pitié.
— Toi aussi, tu souffres du Syndrome du Donjon ?
— Non, et que les Cieux m’en préserve.
Je n’étais pas à l’image d’un gamin incapable d’aller pisser dans le noir non plus. Je savais simplement que si je mettais un pied là-dedans, je n’en ressortirais pas. Le moindre gobelin suffirait à m’achever. Ma vie ne valait peut-être pas mieux qu’une crotte de rat, mais je n’avais aucune envie de la gaspiller pour autant. La princesse chevalier était désormais ma raison d’être.
— Tu vas voir comme je sais me battre, lançai-je en me jetant tête la première dans la poitrine de Cynthia.
Ses gémissements ne tardèrent pas à emplir la pièce. Elle commençait à prendre son pied sur ce second round, ses réactions étant bien plus vives : elle agrippait les draps sans cesse à bout de souffle, frissonnant à chaque mouvement. Elle était proche de la rupture, car à un moment, elle eut un spasme assez violent et heurta la table de chevet d’un coup de pied. L’encens et le plateau tombèrent lourdement au sol.
— Oups.
Je me redressai pour remettre la table debout. Par chance, le plateau ne s’était pas cassé, mais je préférais m’assurer que l’encens n’allait pas déclencher un incendie.
— Hmm ?
En me penchant, j’aperçus sous le lit un panier rempli de vêtements féminins, probablement les affaires de Cynthia, et posé au-dessus, un collier assez remarquable.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Allez, on continue. Reviens au lit, dit-elle d’une voix suppliante, allongée sur les draps défaits.
Je ramassai le collier.
— C’est à toi, ça ?
— Oui. Je l’ai eu à l’église, juste derrière. C’est un talisman.
— L’église du Dieu Soleil ?
— Exactement. Peut-être que moi aussi, un jour, je recevrai une révélation divine, dit-elle avec ferveur en se redressant.
L’ardeur qui l’animait quelques instants plus tôt semblait quelque peu retombée.
Selon les mythes, le Dieu Soleil faisait partie des divinités fondatrices du monde. L’un des plus puissants au point de susciter la jalousie des autres dieux, qui finirent par le sceller dans son propre palais. Incapable de se mouvoir librement, il envoyait ses révélations à ses fidèles croyants. Ceux qui les recevaient voyaient leur destin bouleversé : sagesse hors du commun, inventions prodigieuses, force surhumaine. Nombreux étaient ceux qui choisissaient de le vénérer dans l’espoir d’obtenir un tel miracle.
Il existait deux églises consacrées à son culte dans cette ville.
— Sol nia spectus, murmura Cynthia, une prière courante parmi les fidèles.
« Le Dieu Soleil voit tout ». Elle prononça la formule dans une langue ancienne, venue d’un autre continent.
— Ce serait flippant s’il voyait vraiment tout, non ? Ce serait un vrai voyeur ! lança-t-elle en riant.
Je n’émis aucun rire. À la place, je ramassai mes vêtements et commençai à m’habiller.
— Q-Qu’est-ce qu’il y a ?
— Désolé. Je viens de me souvenir que j’ai un truc à faire. Je repasserai plus tard.
— Mais… il te reste encore du temps…
Je jetai un regard agacé vers le plateau d’encens. Il ne restait plus qu’un peu de cendre et une traînée de fumée s’en échappant encore. Je saisis la carafe d’eau et la versai dessus, étouffant la petite flamme.
— Le temps est écoulé.
Sur ces mots, je quittai la pièce, laissant la jeune femme abasourdie derrière moi. Une fois la porte refermée, je poussai un long soupir.
Elle n’était pas mal du tout, mais je ne reviendrais probablement jamais.
Je n’avais aucune envie de penser à cette ordure pendant que je faisais l’amour à une femme. En sortant, je me lavai les mains pour me rincer. Le soleil était déjà couché, et la nuit était tombée. Même avec ma cape à capuche, je grelottais sous le froid. Sur le chemin du retour, voûté sous mon manteau gris, je jetai un œil dans la ruelle d’où venaient les cris. Alan était toujours là. Grièvement amoché, mais encore en vie.
— Ça va ?
— …Va crever, gigolo.
Au moins, il savait qui j’étais. Ma notoriété montait en ces lieux. Vu l’énergie qu’il avait encore pour m’insulter, il allait s’en sortir.
— Tu viens d’où ? demandai-je.
—- Hein ?
— T’es pas d’ici. Tu viens de quel coin ?
Encore un de ces innombrables paumés attirés par les fabuleux trésors.
— …Baradelle.
— Tiens, c’est juste à côté.
Baradelle était une région au sud de Rayfiel, le royaume auquel appartenait Voisin-Gris. Une terre de fermes et de brasseries. Une bonne partie de la nourriture consommée ici venait de là-bas. Je sortis un bout de papier de ma poche et écrivis quelques mots à la cendre, avant de le glisser dans sa main amochée.
— Va dans le Quartier du Chien Bleu, à l’est. Cherche un vieux nommé Toby. C’est un spécialiste pour faire sortir des idiots dans ton genre. Dis-lui que c’est Matthew qui t’envoie, et montre-lui ce papier. Il t’aidera à foutre le camp.
Voisin-Gris était entièrement entourée de hauts murs. Pour en sortir, il fallait passer une porte, qui naturellement était bien gardée, et même les plus abrutis d’entre eux ne laisseraient jamais filer un junkie de la sorte, surtout s’il n’avait pas un sou en poche.
— C’est quoi ton délire ?
— Rentre chez toi. Repose-toi jusqu’à ce que tu te sentes mieux. Ce coin n’est pas pour toi.
— Je fais ce que je veux.
Il grogna, puis baissa les yeux vers le papier. Un court message y était inscrit : Laisse-le sortir. Alan s’effondra contre le mur.
— C’est pas de l’or ?
— Tu me crois assez idiot pour ça ?
Donner de l’or à un junkie, et il le transforme en drogue. Autrement dit un raccourci vers la tombe. Inutile même d’envisager cette option. J’avais donné à Toby le pari gagnant d’un combat de coqs récemment, donc il m’en devait une. Et il connaissait mon écriture, ce mot suffirait à faire passer le message.
— Tiens, en bonus.
Je sortis une petite bourse de ma poche et la glissai dans son autre main. Elle était pleine d’amandes. Vu sa tronche, il n’avait pas dû avaler quoi que ce soit depuis un moment. Et quand l’estomac hurle, la tête déconne.
— Allez. Ne gâche pas plus ta vie.
Je me redressai pour partir. Tant qu’on est en vie, il reste une chance de rebondir. Ce serait toujours mieux que de crever au fond d’un caniveau.
— Pourquoi… ?
— Ne te méprends pas. Ce n’est pas de la charité. Je n’ai juste pas envie de voir traîner des types comme toi dans les parages.
Je tournai les talons puis continuai.
— Je ne veux pas que Son Altesse ait les yeux souillés par un spectacle pareil. Si tu veux avoir l’honneur d’une audience, il faudra revenir transformé.
À Voisin-Gris, les tavernes ne ferment jamais. Les aventuriers y vident leurs pintes jusqu’au bout de la nuit, la tête parfois plongée dans les tonneaux pour fêter leur retour, ou pour oublier les horreurs croisées dans les donjons.
Je me courbai sous ma cape et avançai dans une rue bondée de tavernes et de bordels. Ce petit quartier des plaisirs portait un surnom bien mérité : le Quartier des Vauriens. Passer trop de temps ici augmentait considérablement les chances de se faire dépouiller. Je me faufilai entre les rabatteurs qui tentaient de faire fructifier leurs affaires, puis me dirigeai vers le Quartier des Misérables, bien plus calmes. C’était plus rapide pour rentrer chez moi que de contourner par l’est et la grande rue.
Il n’y avait presque plus personne. La lumière des lanternes et des fenêtres entrouvertes suffisait à peine à éclairer les pavés. La plupart des mendiants dormaient, roulés dans leurs couvertures crasseuses, pendant que les rares éveillés s’affairaient sur les ivrognes effondrés, tels des corbeaux autour d’un cadavre, leur arrachant chaussures et pantalons sans le moindre scrupule. La leçon allait être douloureuse au réveil.
Je réprimai un bâillement, l’esprit déjà occupé à planifier la journée du lendemain, quand je le sentis. Une sensation désagréable provenait d’une ruelle coincée entre deux bâtiments de trois étages.
Je n’avais plus la force d’autrefois, mais certaines choses ne m’avaient jamais quitté. L’une d’elles, c’était ma constitution solide. L’autre, mon instinct. Au fil des années, j’avais développé une perception extrêmement fine de la présence des autres. Les infimes variations dans l’air, le frottement des tissus, le craquement des articulations, même les battements des paupières, je pouvais presque les sentir sur ma peau. Ce n’était pas de la logique, mais de l’instinct, et il m’avait sauvé la peau plus d’une fois.
Grâce à cet instinct, je savais toujours gagner au jeu du chat et de la souris. Surtout quand mon adversaire avait des intentions hostiles.
Un voleur ? Quelqu’un qui m’en voulait personnellement ? Hélas, je pouvais imaginer les deux. J’avais toujours la pièce d’or offerte par ma généreuse mécène dans la poche. Et pour ce qui est des rancunes personnelles, j’en avais récolté quelques-unes. La plupart venaient d’hommes dont j’avais partagé le lit de la femme, ou de joueurs de cartes pour avoir compris que je trichais.
Je ne dis rien. Je ne m’arrêtai pas. Inutile d’alerter celui qui m’observait que j’avais remarqué sa présence, ce serait du suicide.
Je fis simplement mine d’avoir oublié quelque chose et me retournai lentement, pile devant l’entrée de la ruelle. J’espérais que ça suffirait à me tirer d’affaire. Mais malheureusement, ce ne fut pas le cas.
L’un des mendiants, recroquevillé sur le côté, se leva et écarta sa couverture. Un homme au visage émacié, une trentaine d’années. Ses joues mal rasées et son teint pâle trahissaient une mauvaise santé, et dans ses yeux, une certaine noirceur marécageuse. Ce dernier trait indiquait que cet homme était un tueur. Il portait une armure de cuir, des gantelets, et tenait un coutelas dans la main.
Je sentis aussi un mouvement derrière moi.
Du coin de l’œil, j’aperçus un petit homme surgir de la ruelle. Ce dernier portait aussi un ensemble en cuir et tenait ce qui semblait être une arme. Même si son visage était recouvert de tissu, je pouvais ressentir la haine à travers son regard tenace.
— Tu dois mal dormir avec une tenue pareille, lançai-je à l’homme au visage émacié.
Je faisais de mon mieux pour jouer l’innocent, comme si je n’avais encore rien compris à la situation.
— Je suis pressé. Ma femme va me tuer si je rentre en retard. Tu pourrais me dire ce que tu veux, histoire que je me remette en route ?
Aucune réponse. Ce dernier fouillait mes bras et mes jambes. Il attendait une ouverture pour frapper, tout en feignant d’écouter.
— Oh, très bien.
Je plongeai lentement la main dans ma poche, puis lançai ma bourse à ses pieds.
— C’est ça que tu veux, non ? Elle est à toi. Prends-la et fiche-moi la paix.
Il bougea aussitôt, avançant d’un pas rapide avant de se baisser pour attraper la bourse. C’est à cet instant que l’homme derrière moi passa à l’action. Je me retournai juste à temps pour le voir bondir telle une araignée, la dague levée.
Je plongeai sur le côté et roulai sur les pavés. J’entendis le crissement de la dague contre la pierre. Je me redressai près du mur, et c’est alors que le barbu attaqua à son tour. Dague en avant, maintenue à hauteur de taille, il fonça pour m’embrocher.
La lame d’argent scintilla à la lumière. Je l’attendis, guettant le moment, puis me glissai de côté au moment précis où il bondit comme un serpent.
Clac. Il y eut un bruit sourd.
Je tournai la tête. Son coutelas s’était planté dans le mur de pierres d’une maison. Visiblement agacé, le type posa le pied contre le mur pour dégager la lame. Plusieurs pierres se détachèrent.
Les autres mendiants, jusque-là indifférents, se levèrent en hâte et s’éloignèrent pour ne pas être mêlés à l’affaire.
— Au feu ! Y’a le feu ! criai-je.
C’était le meilleur moyen d’attirer l’attention. Hurler au voleur ou au meurtre ne faisait que pousser les gens à se terrer chez eux. Mais la menace d’un incendie sous leurs fesses, ça les faisait sortir sans réfléchir.
Comme prévu, j’entendis l’agitation dans les maisons alentour. Un sifflet retentit et des petits coups précipités se rapprochaient. C’était le sifflet des gardes de la ville. Le petit eut un moment d’hésitation. J’en profitai pour mettre un peu de distance entre eux et moi.
Le sifflet se rapprochait de plus en plus. Le barbu fit claquer sa langue de frustration, pivota sur ses talons et s’enfuit dans la ruelle. Son complice le suivit de près.
Pendant qu’ils déguerpissaient, je me laissai glisser contre le mur pour m’asseoir et soufflai profondément. Deux gardes finirent par apparaître, chacun coiffé d’un casque gris et bardé d’une armure de plaques. On devinait la cotte de mailles dessous, qui grinçait à chacun de leurs mouvements.
L’un devait avoir la quarantaine avec une petite moustache, et l’autre plus jeune dans la vingtaine avait la peau sombre. Je ne connaissais pas leurs noms, mais je les avais déjà vus rôder dans le quartier.
— Encore toi ? grogna le moustachu, visiblement toujours rancunier de ce soir où j’avais vomi sur ses bottes dans un état de légère euphorie.
— Qu’est-ce ki s’passe ? Qu’est-ce qu’y a ? demanda l’autre, avec cette voix nasillarde dont je me souvenais très bien.
— Rien de grave, répondis-je en haussant les épaules. Je devais avoir l’air d’un comédien exceptionnel. — Cette blonde m’a montré son ventre et m’a supplié de le signer, allez savoir pourquoi. J’étais simplement en train de lui faire comprendre son erreur, puis elle a rentré son ventre et elle est repartie de ce côté. Si vous la croisez, dites-lui que j’ai dit de bien se couvrir, sinon elle va attraper froid en dormant.
Le plus jeune fit une grimace.
— C’est toi qui as crié au feu ? demanda le moustachu.
— C’était moi ?
Je n’allais pas faire une fausse déclaration, ça m’aurait valu une nuit au trou. Les gardes étaient censés veiller à la sécurité, à la prévention et aux arrestations dans la ville. Il suffisait simplement de jeter un coup d’œil aux alentours pour juger de leur efficacité.
— Les messieurs qui se chamaillaient dans la rue tout à l’heure étaient tellement passionnés par leurs affaires, ils ont sûrement mis le feu à quelque chose, j’imagine.
Le moustachu tournait déjà les talons, visiblement désintéressé par la situation. Il devait me prendre pour un ivrogne en plein délire. Je n’avais pourtant bu qu’un ou deux verres.
— Dégage.
— Avec plaisir, monsieur.
Je me relevai, époussetai mon dos, et me penchai pour ramasser ma bourse sur les pavés.
— Elle est à moi, au fait. Je l’ai juste laissée tomber tout à l’heure. Promis, juré, déclarai-je en sentant leurs regards suspicieux peser sur moi.
Je la glissai dans ma poche avant qu’ils aient le temps de dire quoi que ce soit, et déguerpis aussitôt.
Notre maison se trouvait dans la zone résidentielle huppée du nord, le Quartier des Dorés. Nos voisins étaient tous des nobles avec des domaines, ou des marchands prospères vivant dans d’immenses manoirs. Évidemment, on n’avait aucun lien avec eux.
La bâtisse était en pierre, à deux étages. Les murs avaient été peints en blanc, ce qui lui offrait une apparence soignée au premier coup d’œil, bien qu’elle fût assez ancienne. Il n’y avait pas de portail, juste un muret de pierre entourant la propriété. Elle paraissait minuscule comparée aux résidences voisines, mais elle était confortable. Et tout cela, on le devait au statut, à la renommée et à la fortune de Son Altesse.
Même si j’avais eu les moyens de m’offrir une telle maison, on m’aurait mis dehors sans ménagement. Pour elle, cette maison devait ressembler à un logement de serviteur, mais pas une seule fois elle ne s’en était plainte.
Je déverrouillai la porte et entrai dans la maison. Il fallait d’abord allumer les bougies, et bientôt, une lueur pâle envahit l’entrée.
Juste derrière la porte se trouvait l’escalier qui menait à l’étage, ainsi qu’un couloir qui le longeait. Les portes le long de ce couloir donnaient sur l’annexe et les latrines. La cuisine et la salle à manger se trouvaient tout au fond. Mais Son Altesse ne cuisinait jamais, et quand j’étais seul, je mangeais souvent dehors. Il y avait toute une série de tavernes et d’auberges pour aventuriers vers le sud. Arwin passait tout son temps dans le donjon, elle avait sûrement déjà mangé.
Je ne cuisinais que lorsqu’elle était là. Je m’arrangeais toujours pour préparer un repas fait maison quand elle rentrait de ses expéditions. Ce qui s’était passé ce soir-là m’avait ouvert l’appétit, mais je n’avais pas envie de fouiller le garde-manger, alors je montai directement à l’étage.
Il y avait trois pièces au second étage : la chambre d’Arwin, la mienne, et une pièce de rangement servant aussi d’armurerie. Dans les donjons, on trouvait parfois des armes rares, des minerais précieux et autres objets de ce genre. La plupart étaient revendus, mais certains restaient stockés ici. C’est Arwin qui détenait la clé.
Depuis qu’elle avait découvert que je revendais discrètement certains de ces objets à un receleur de ma connaissance, il m’était interdit d’y mettre les pieds.
J’entrai dans ma propre chambre. Il y avait une fenêtre à volets boisés, un lit et une chaise. Mes vêtements traînaient toujours au sol, exactement là où je les avais laissés ce matin. Une blanchisseuse passait chaque matin pour récupérer le linge, donc je n’avais pas à y toucher. Je posai le chandelier sur la chaise et m’effondrai sur le lit.
J’étais épuisé. Le sommeil ne tarderait pas à m’emporter. Et puisque Arwin n’était pas là, je n’avais aucun service à lui rendre ce soir. Dès que je fermai les yeux, le sommeil me saisit sans ménagement. Il faisait encore nuit noire lorsque j’ouvris les yeux. À en juger par la fraîcheur de l’air et la faible lumière à travers les interstices de la fenêtre, je compris qu’il n’était pas encore l’aube.
J’avais toujours été un gros dormeur. Tant que je n’avais pas de service particulier à rendre, je pouvais dormir sans interruption jusqu’au matin. Mais cette fois, un bruit venu d’en bas m’avait réveillé.
Je refermai les yeux pour mieux écouter.
Quelqu’un rôdait autour de la maison.
Ce n’était pas le moment pour une visite, et ceux que je connaissais ne viendraient jamais ici à cette heure-ci.
Un voleur ? Je me raidis immédiatement.
Puis un coup retentit contre la porte.
— Je viens de la Guilde des Aventuriers. Ouvrez, je vous prie.
Je ne répondis pas. La personne frappa de nouveau et répéta le même message. Je poussai un soupir, puis, sans faire un bruit, j’ouvris doucement le volet. La porte d’entrée se trouvait en contrebas, légèrement sur le côté. En plissant les yeux, je parvins à distinguer les silhouettes : deux hommes en capuches noires couvrant leur visage.
L’un tenait une lanterne, l’autre frappait à la porte. Ils déguisaient leur voix, mais je reconnus immédiatement les deux agresseurs de tout à l’heure. J’évaluai mes options, puis descendis pour leur parler à travers la porte.
— Que voulez-vous ?
— Il y a eu un incident. La princesse chevalier a été blessée dans le donjon. Elle a demandé à ce que nous vous escortions jusqu’à elle. Venez avec nous, nous allons vous y conduire.
— Compris, répondis-je. Je vous rejoins dans un instant.
Je filai à l’étage en direction sa chambre. Elle n’était pas verrouillée. Une bougie à la main, je fouillai rapidement la pièce, fourrant tout ce qui semblait important, ou compromettant, dans un sac en toile. Il était assez léger pour que même moi puisse le porter à l’épaule. Une fois certain de n’avoir rien oublié, je descendis et quittai la maison par la porte de service, à l’arrière de la cuisine.
Je pensais être prudent, mais ces deux-là étaient plus vifs que prévu. Des bruits de pas précipités retentirent du côté de l’entrée principale.
Mes jambes n’étaient plus ce qu’elles étaient. Si ça tournait à la course-poursuite, ils m’attraperaient en un rien de temps. Mais j’avais un atout en réserve. Avec tous les gens riches et influents qui habitaient dans le quartier, les patrouilles de gardes étaient fréquentes. Et comme ces deux idiots s’étaient déjà fait repérer plus tôt, ils ne prendraient sans doute pas le risque de me poursuivre trop ouvertement. Et effectivement, après avoir tourné deux ou trois coins de rue, les pas cessèrent.
Mais je préférais ne pas baisser la garde. Ils pouvaient très bien m’attendre pour me tomber dessus plus loin. Je décidai donc de passer le reste de la nuit dans une taverne, histoire d’assurer mes arrières. Peut-être qu’en ce moment même, ils étaient en train de fouiller notre maison. La simple idée que ces deux abrutis, avec leurs sales têtes d’orc, soient en train de farfouiller dans la chambre de Son Altesse, de renifler ses draps ou même pire me donnait la nausée.
Ils pouvaient bien retourner le reste de la maison, ça m’importait peu. Aucun amateur ne trouverait la porte du sous-sol, et il ne restait plus grand-chose de valeur dans le débarras, la plupart avait déjà été remplacée par du bric-à-brac sans intérêt.
Des événements comme celui-ci me rappelaient à quel point j’avais bien fait de fabriquer discrètement un double de la clé et de continuer de prélever quelques objets à revendre. Certes, j’avais gaspillé mes gains en alcool, en prostitués et autres frivolités, mais au moins, ce n’était pas des cambrioleurs répugnants qui en profitaient.
La nuit passa.
Les rues s’animèrent de nouveau. Une fois certain de ne plus être suivi, je rentrai à la maison. Je m’attendais à ce qu’ils aient tout saccagé vu le temps qu’ils avaient eu, mais il n’y avait aucune trace de leur passage à l’étage. Tout ce que je trouvai, c’étaient quelques marques sur la porte d’entrée.
Des lâches.
S’ils avaient au moins eu le cran de forcer l’entrée, j’aurais pu leur coller sur le dos les objets que j’avais moi-même remplacés. Je réprimai un bâillement, toujours engourdi par le manque de sommeil, et fis le point. Ces deux-là en avaient après moi. Deux tentatives en une seule nuit, il y en aurait surement une troisième. Mais je n’allais pas fuir. J’avais la responsabilité de veiller sur la maison. Je n’irais pas mendier de l’aide, mais rester là à attendre, c’était le meilleur moyen de devenir fou.
La princesse chevalier devait rentrer dans deux jours, dans la soirée. Je voulais que tout soit réglé d’ici là. Heureusement, j’avais une petite idée derrière la tête. Je me dirigeai vers le centre de la ville, là où se trouvaient l’entrée du Millénaire du Soleil de Minuit et la Guilde des Aventuriers.
La Guilde des Aventuriers était l’organisme qui gérait et encadrait l’activité des aventuriers. Elle existait dans de nombreuses cités à travers le monde, et en fonction de leur force et de leurs exploits, les membres affiliés recevaient des étoiles, jusqu’à un maximum de sept. Plus on avait d’étoiles, plus on pesait dans la balance face aux autres.
C’était comme mettre des colliers aux chiens errants et les faire se vanter entre eux de la brillance de leur collier. Je ne sais pas qui avait inventé ce système, mais il ou elle devait être sacrément malin, à peu près autant que moi, en tout cas.
Je franchis les grilles de la branche de Voisin-Gris de la Guilde des Aventuriers, et me retrouvai face à un bâtiment massif de trois étages, presque fortifié. En fait, il avait bel et bien été conçu pour servir de forteresse en cas de besoin.
Autour se trouvaient plusieurs annexes : un poste destiné au personnel, un entrepôt et une boutique. On trouvait parfois des choses étranges dans le donjon, et la guilde rachetait tout ce qui avait de la valeur ou n’existait pas en surface. Ensuite, elle revendait les trouvailles à des collectionneurs fortunés ou des excentriques, gonflant ainsi ses profits.
Je pénétrai dans le bâtiment principal, droit devant moi.
Juste à l’entrée, sur la droite, se trouvait un long comptoir. Derrière, assis sur des tabourets, plusieurs types aux allures sévères, au visage marqué par la vie et balafrés, lançaient des regards assassins à tous ceux qui franchissaient la porte.
En raison des dangers que comportait le métier, la majorité des aventuriers étaient des hommes. Pour leur plaire, la guilde plaçait souvent des femmes au tempérament doux à l’accueil de ses antennes. Mais certains idiots s’imaginaient des choses : ils croyaient qu’on pouvait leur faire des avances, ou les prenaient pour les professionnelles d’un autre genre, voire allaient jusqu’à les suivre après le travail pour tenter leur chance.
Dans les régions où ce genre d’idioties survenait trop souvent, on installait à l’accueil des hommes intimidants, et on reléguait les femmes à des fonctions administratives ou financières à l’arrière. Ce genre de décision relevait du maître de guilde, chargé de gérer l’établissement. Malheureusement, ici, tous les réceptionnistes étaient des gars moches. Le comptoir était bien ouvert, mais si je leur adressais la parole, j’avais de bonnes chances de me faire cogner, donc je préférais éviter ça. Heureusement, la chance était avec moi cette fois.
— Hé, microbe.
Une fille aux cheveux d’argent tourna la tête derrière le comptoir. Elle portait une robe noire cintrée à la taille par une ceinture de cuir. Elle avait treize… ou quatorze ans, peut-être ? Ses traits étaient délicats, elle deviendrait une très belle femme plus tard.
Elle était déjà plutôt mignonne, cela dit, mais ce n’est pas vraiment mon genre. Si je m’approchais, c’était uniquement parce qu’elle était la plus facile à aborder. La gamine me jeta un coup d’œil. Ses joues se gonflèrent brièvement d’un air boudeur, puis elle replongea son attention sur la lettre qu’elle tenait entre les mains.
— Allez, fais pas comme si je n’existais pas.
Je ramassai un petit caillou, gros comme un ongle, et le lui lançai dans le dos.
— Arrête ça ! s’écria-t-elle, furieuse, en s’avançant jusqu’au comptoir d’un pas vif. — Tu ne vois pas que je suis occupée ? Ne viens pas m’embêter.
Elle était simplement assise sur une chaise, à lire une lettre.
— C’est de qui ?
— Ça ne te regarde pas, Matthew.
Pas drôle.
Pas que j’aie eu besoin de demander, cela dit. L’expression niaisement rêveuse sur son visage suffisait à tout deviner.
— Et puis je ne suis pas un microbe.
— Je sais, April. Mes excuses.
Quand on blesse l’orgueil d’une fille, le mieux est encore de s’excuser honnêtement. Même si la présence de cette gamine semblait bien décalée dans un repaire de malfrats comme celui-ci, elle avait largement le pouvoir d’envoyer valser n’importe quelle tête. Elle était la petite-fille adorée du maître de guilde.
— J’étais juste frustré d’avoir perdu contre toi au bras de fer la dernière fois, repris-je. — Et j’ai réagi de manière puérile, comme un gamin. Je suis désolé. Pardonne-moi.
Elle leva les yeux au ciel, puis laissa échapper un petit rire.
— Essaie de ne pas faire de vagues. Même moi, je ne peux pas toujours te tirer d’affaire.
— Promis, promis.
Elle prenait l’atelier de son grand-père pour une salle de jeu, et passait son temps ici. Trop jeune pour travailler officiellement, elle lisait parfois des lettres à voix haute pour les aventuriers illettrés, ou en transcrivait pour eux. Elle pensait bien faire, mais les employés pâlissaient à chaque fois qu’elle débarquait. S’il lui arrivait la moindre égratignure, ils savaient que leur tête finirait sans doute plantée sur une pique.
— Une lettre, hein ? Laisse-moi la lire quand tu auras fini.
— Hmm ? Peut-être bien… ou peut-être pas, fit-elle d’un ton coquet en me lançant un regard en biais. Après tout, elle m’est adressée.
— Où est le mal ? Ils ont peut-être parlé de moi à l’intérieur ? Du genre « Tu me manques affreusement » ou « Je veux devenir un aussi bel homme que Matthew ».
— N’importe quoi ! grogna-t-elle avant de me tirer l’oreille.
— Aïe ! Ça fait mal !
— Bien fait pour toi.
Elle tourna les talons d’un air boudeur, prête à s’éloigner du comptoir, mais je la rappelai aussitôt. J’avais presque oublié ce qui m’avait amené ici au départ.
— Désolé, tu pourrais appeler Dez pour moi ?
— Je m’en doutais, marmonna April.
— Exact. Dez, le plus grand de la guilde, avec les jambes les plus longues, le plus maigre aussi, et avec une peau si lisse. Ce Dez. Tu ne vas pas le croire, mais tu savais qu’à chaque fois que j’arrive, il est si content qu’il vole jusqu’à moi pour me claquer un gros bisou sur la joue.
— Dez est à l’abattoir. Arrête de m’interrompre. Je lisais un passage super important, dit-elle en m’ignorant et en pointant vers l’extérieur.
— Tu pourrais l’appeler, s’il te plaît ? J’ai horreur de la vue du sang.
— Si tu patientes un peu, il finira bien par revenir de lui-même, répliqua-t-elle froidement avant de disparaître derrière le comptoir pour aller finir sa lettre en paix.
Quelle peste. Aucune chaleur humaine.
Elle devait tenir ça de son grand-père.
— Hmph. Très bien.
J’allais devoir y aller moi-même. Je m’apprêtais à quitter le comptoir quand un bruit sourd retentit derrière moi.
Je me retournai et vis une tête chauve. Une tête chauve noire.
— Matthew. Quelle surprise de te voir ici.
Il s’appelait Bill, si ma mémoire était bonne. Un peu plus petit que moi, mais carrément costaud. Une énorme épée pendait à sa taille. Son armure noire, cabossée et balafrée, laissait apparaître la matière dessous à certains endroits. Sur sa poitrine brillait fièrement l’insigne de la Guilde des Aventuriers : quatre étoiles.
Il y avait des critères stricts pour monter en grade et gagner des étoiles. J’en avais oublié les détails, mais à partir de la quatrième, ça devenait sérieusement corsé. La plupart des aventuriers plafonnaient à trois. Après ça, c’était la mort ou la retraite. Le fait que ce type en ait quatre signifiait qu’il était sacrément doué.
À ses pieds, un ours noir à six pattes était étendu sur le dos. Un grizzly noir. Il devait bien faire deux yuls, entre deux et trois mètres. On en trouvait dans les huitième et neuvième étages du Millénaire du Soleil de Minuit. Ces bêtes-là étaient une vraie plaie : les novices finissaient souvent dévorés dès la première rencontre. Celui-ci n’était pas mort depuis longtemps, une plaie rouge sombre béante sur son dos, saignant encore sur le sol de la guilde. Sa fourrure allait sûrement se vendre à bon prix.
Je doutais qu’il ait trimballé un tel cadavre tout seul, donc il avait sans doute engagé un porteur. Les aventuriers n’étaient pas les seuls à entrer dans le donjon.
Les porteurs ramenaient les carcasses de monstres, et les fouilleurs étaient des marchands qui descendaient vendre des objets essentiels comme des herbes médicinales ou des lanternes. Tous deux faisaient partie de la Guilde.
— Je croyais qu’on n’avait pas le droit d’amener ses animaux de compagnie ici.
— Toujours la grande gueule, hein ? grogna Bill en m’empoignant par le col.
Il arborait un sourire satisfait.
— T’as un sacré culot de ramener ta tronche ici, alors que t’es même pas un aventurier. T’es venu fouiller les poubelles, espèce de petite lavette ?
— Fais gaffe à ton langage, répondis-je d’un ton serviable. — Il y a une jeune fille innocente dans les parages. Si elle venait à entendre de tels mots déplacés, un vieux monsieur très méchant pourrait bien te couper la langue.
— Pff ! J’irais pas dans un donjon si j’avais peur d’un vieux croulant.
Il fit claquer sa langue bien rouge juste sous mon nez.
— Comme tu veux. Mais sache que ton haleine pue le chien crevé.
Il m’envoya un coup de poing en plein dans la joue. Je l’aurais facilement esquivé si seulement il n’avait pas été si proche. Je croyais pourtant avoir bougé à la vitesse de l’éclair, mais en vérité, j’étais lent comme un type coincé dans des sables mouvants.
Quelle plaie.
— Arrête ton cinéma, petit gigolo.
Il m’écrasa le ventre d’un lourd coup de botte. Il y mit tout son poids alors j’eus du mal à respirer.
— Sans la princesse chevalier, tu ne serais qu’un déchet de plus dans cette ville. Et malheureusement pour toi, elle est dans le donjon.
— Je sais, répondis-je en me pinçant le nez. — Mais je ne savais pas non plus que tes pieds empestaient aussi le chien mort.
Il leva sa jambe et enfonça sa botte dans mon plexus solaire. L’air se bloqua dans ma gorge. Des aventuriers allaient et venaient tout autour, mais personne n’intervint. Les bagarres ici étaient monnaie courante chez ces types. Si quelqu’un venait à mourir, on balançait simplement son cadavre dans le Millénaire du Soleil de Minuit. La Guilde ne se mêlait jamais des querelles entre aventuriers. Si un ou deux y passaient, il y en aurait d’autres pour prendre la relève. En revanche, elle était très pointilleuse quand un aventurier semait le désordre en ville.
La Guilde des Aventuriers gérait différentes missions : extermination de monstres, escorte, gardes du corps… Elle jouait l’intermédiaire entre les aventuriers et leurs clients. Et ce qui était particulièrement agaçant, c’est qu’elle se faisait de l’argent des deux côtés, en facturant des frais aux clients et en prenant les cotisations des membres. C’est pour ça qu’elle protégeait avec acharnement sa réputation auprès des civils. Si un aventurier se battait avec un vendeur d’armes, ou s’enfuyait à poil d’un bordel sans payer, la Guilde le faisait sévèrement punir. Dans certains cas, des têtes tombaient littéralement.
Par conséquent, en ville, les aventuriers faisaient profil bas. Pas de violence. Pas d’esclandre. Mais moi, j’étais un cas à part. La Guilde des Aventuriers me détestait profondément. La raison était simple. À leurs yeux, si quelqu’un osait traiter leur étoile montante, Son Altesse la princesse chevalier, de catin ou de fille de joie, c’était forcément ma faute. Alors quand un aventurier voulait me cogner dessus, je n’avais plus qu’à en rire. Rien de plus.
Je lançai un regard vers le comptoir. Je n’étais pas un simple civil, mais je n’avais ni fortune ni protecteur. Tant que la princesse était présente, on n’osait pas me toucher, mais personne ne me défendait non plus. De vrais gentlemen, à n’en pas douter.
— Allez, relève-toi. Ton corps de mauviette là… y a que ta langue qui fonctionne ? lança Bill.
Il me saisit par les cheveux pour me relever et m’envoya en bonus un crachat bien visqueux juste au-dessus de l’œil. La chose glissa lentement jusqu’à ma paupière.
— Qu’est-ce que tu fais ? lança April, qui arriva en trottinant depuis l’arrière.
En plus de ses petites missions à la guilde, elle donnait aussi des cours aux enfants de l’orphelinat. Une vraie crème que cette fille.
— Grand-père t’a interdit de te battre ici. Et puis c’est dégoutant de s’en prendre à plus faible que soi. Tu te prétends aventurier ?
Bill hésita. Il avait au moins assez de jugeote pour comprendre ce qui lui arriverait s’il dépassait les limites maintenant.
— Arrête ! C’est dangereux.
— Combien de fois on t’a dit de ne pas t’approcher de Matthew ?!
— Viens avec nous, à l’arrière.
Trois employés de la guilde surgirent pour escorter April hors de la pièce, apparemment décidé à l’éloigner du grabuge.
— Non, attendez ! Matthew a besoin de…
La voix d’April se perdit dans le couloir alors qu’on l’éloignait. Mes renforts venaient d’abandonner le champ de bataille. L’armée de Matthew était seule sur une île.
— Ah, quel dommage, ricana Bill. — Maintenant, supplie-moi. Je pourrais peut-être te laisser lécher le dessous de ma botte.
Son sourire s’élargit davantage.
— Faudrait aussi que tu m’accordes une petite partie avec ta princesse chevalier.
Il n’était évidemment pas question d’une partie de cartes.
— Elle crie comment ? Et combien de fois tu l’as sautée ?
— Pas tant que ça. Je dirais autant de fois que toi avec ta mère.
Le coup partit, droit sur l’arête du nez. Une douleur sourde éclata au fond de mon crâne. À peine le choc encaissé, il me fracassa la tête contre le sol de la guilde. Mon crâne rebondit comme une balle. Le vertige me prit.
Puis Bill me piétina le visage.
— Tu ferais mieux de surveiller ton langage, petit con ! rugit-il en mettant tout son poids sur ma tête. — Allez, redis-le, pour voir ! Hein ?!
— Non, non ! protestai-je en agitant les mains. — Tu te méprends. Je n’avais pas terminé. Je suis désolé. Pardon. Je t’en supplie.
Des rires se propagèrent dans la guilde. Bill leva la jambe, prêt à frapper encore. Je me redressai et époussetai la terre sur mon visage.
— Ce que je voulais vraiment dire, poursuivis-je en le fixant droit dans les yeux, — c’est que ta mère est actuellement en plein gang-bang avec des orcs et des gobelins. Elle les suce goulument tout en chevauchant leurs gourdins comme une furie pendant qu’on est en train de parler là. Tu ferais mieux de rentrer, histoire de ne pas rater la fête. Tu vas bientôt avoir un petit frère à cornes, grand frère.
Le silence s’abattit dans la salle. Visiblement, ma blague n’avait pas fait mouche. Derrière le comptoir, April écarquillait les yeux. Une employée de la guilde lui couvrit aussitôt les oreilles avec les mains.
Bon réflexe.
Le seul à avoir vraiment compris ma blague, c’était Bill. Son visage vira au cramoisi. En bégayant, il porta la main à son épée. Soudain, son corps fut soulevé dans les airs. Sa tête transperça le plafond dans un fracas assourdissant.
La guilde retomba dans un silence absolu.
L’homme qui venait d’apparaître balaya d’un revers les débris de plafond qui lui tombaient dessus et grogna.
— Ne ramenez pas de bestioles ici si vous ne les avez pas saignées correctement.
Il était petit, les jambes courtes, et m’arrivait à peine au nombril. Il portait une chemise sans manches, un gilet de cuir et un pantalon brun. La moitié inférieure de son visage disparaissait sous une barbe noire fournie. Tout chez lui rappelait un nain.
— Encore toi ? râla Dez, le nain, d’un ton profondément contrarié. — Je t’avais prévenu de ne plus foutre les pieds ici. À chaque fois, tu déclenches un bordel.
Je saisis sa main tendue pour me relever.
— Tu te goures, c’est le bordel qui me suit partout tel une chienne en chaleur.
— Ferme-la. Qu’est-ce que tu veux ?
— Justement, j’avais une question pour toi. T’aurais une minute ?
Dez jeta un œil au cadavre de grizzly noir allongé sur le sol.
— Attends-moi à l’étage. J’arrive dès que j’ai dépecé ce truc.
Il s’approcha de la créature, pourtant trois fois plus grande que lui, la roula sur elle-même comme un cloporte, et la souleva d’un coup sur son épaule. Les aventuriers présents en restèrent bouche bée. C’était un rappel très clair : ce petit nain avait assez de force dans le petit doigt pour tous les envoyer ad patres[1]. Dans chaque antenne de la Guilde des Aventuriers, on engageait ses propres aventuriers comme membres du personnel.
Des mesures musclées étaient nécessaires pour surveiller les aventuriers turbulents et les tenir en laisse. Il y avait des imbéciles partout, des types qui enfreignaient les règles, refusaient les ordres et surtout ceux qui avaient trop confiance en leur propre force. Pour faire respecter les règles auprès de ces énergumènes, il fallait quelqu’un de vraiment coriace.
C’est pour ça qu’ils avaient engagé Dez.
Officiellement, il était simplement membre du personnel de la guilde. Mais en cas de besoin, il pouvait neutraliser et punir les membres turbulents, voire même descendre dans le donjon pour retrouver des aventuriers portés disparus.
Et dans ce domaine, Dez était particulièrement doué. Les récits de ses exploits n’avaient pas de fin. Il aurait tué un dragon de feu à lui seul, ou affronté une armée de morts-vivants toute une nuit. Une vraie légende vivante.
Sans lui, je serais probablement déjà en enfer depuis un bon moment.
Je le suivis hors du bâtiment.
— Hé, vous là-bas, lâcha-t-il en se tournant vers les acolytes de Bill juste avant de passer la porte.
— O-oui ? répondirent les hommes en se redressant d’un coup.
— Je vais m’occuper de la bête. Repassez plus tard pour récupérer votre paiement.
— Bien, monsieur !
— Et nettoyez-moi ce sol.
Ils se jetèrent aussitôt au sol, frottant frénétiquement les taches de sang avec leurs manteaux et le bas de leurs tuniques.
— Ah, et transmettez aussi un message à Bill, ajoutai-je en levant les yeux vers le pauvre bougre dont la tête était toujours coincée dans le plafond. — J’ai une mauvaise nouvelle à lui annoncer « Ta mère n’est plus satisfaite de ta misérable petite saucisse. Désolé de te l’apprendre ».
— Bouge ton cul, gronda Dez en me filant un coup dans le tibia. Bon, qu’est-ce que tu voulais me demander ?
Nous étions désormais dans la salle du personnel de la guilde. Une pièce en pierre bien sobre, avec quelques chaises et tables, une cheminée à l’arrêt, et une lucarne au plafond, rien de plus. C’était là que Dez traînait quand il n’avait rien à faire. Évidemment, vu son caractère bourru et son absence totale de sens du relationnel, il n’avait pas d’amis.
Alors, moi, dans ma grande bonté, je venais lui parler de temps en temps. Il vivait dans une petite maison à deux étages dans l’Allée du Marteau, au sud du bâtiment de la guilde, avec sa femme et son enfant.
— J’ai eu quelques ennuis hier.
Je lui racontai les deux attaques que j’avais subies. Les sourcils de Dez se froncèrent aussitôt.
— Je me suis dit que tu saurais peut-être quelque chose. C’étaient des aventuriers.
— Tu as des preuves ?
— J’ai fouillé ma mémoire, mais je suis certain de ne les avoir jamais vus auparavant. Et pourtant, ce n’étaient pas des assassins. Ils ont essayé de me tendre une embuscade, mais en faisant un boucan d’enfer, des amateurs, en somme. Mais ce n’étaient pas non plus des malfrats lambda. Ils savaient manier leurs armes, et ils étaient assez malins pour organiser une embuscade. Des types qui ont l’habitude de se salir les mains.
Et probablement de tuer aussi. J’étais persuadé qu’ils avaient une certaine expérience du combat.
— Ils étaient pâles, aussi. Bien bâtis, certes, mais sans aucune trace de bronzage. Par ici, quand tu vois des hommes capables de violence, mais qui évitent le soleil, ce sont souvent des aventuriers, non ? Ce serait du moins la première hypothèse.
— Donc quelqu’un fait du sale boulot.
La Guilde des Aventuriers avait beau regrouper un tas de vauriens, elle restait officiellement une organisation légale, non criminelle. Elle ne prenait pas de commandes pour du vol ou de l’assassinat. Cela dit, nombre de ses membres étaient prêts à accepter des boulots louches si la paie était bonne. Lorsqu’un aventurier acceptait un contrat illégal en dehors de la guilde, c’est ce qu’on qualifiait de sale boulot, en opposition aux requêtes officielles, rédigées au recto d’une feuille et affichées au panneau. Le verso, lui, restait dans l’ombre. Et si on se faisait attraper à faire ce genre de sale besogne, c’était la radiation assurée.
— Je voulais savoir si ma description te rappelait quelqu’un. Quelqu’un du genre à se salir les mains dans ce genre d’affaires. Vu que tu connais tout le monde ici.
— Si ce que tu dis est vrai, c’est pas tes oignons. Tu fais un rapport, et je m’en occupe.
S’il le voulait, Dez pouvait retrouver ces abrutis en deux temps trois mouvements et s’assurer qu’ils ne recommenceraient jamais. Il en avait les moyens.
— Je m’en doutais. C’est justement pour ça que je suis venu te voir. Je veux que tu me laisses m’en charger moi-même.
— Quoi ? fit Dez en écarquillant les yeux. — Et pourquoi, au juste ?
— Je veux éviter que ça s’ébruite.
Si mon instinct ne me trompait pas, cette histoire risquait de ternir l’honneur d’Arwin.
— Et comment un type incapable de se battre compte régler ça, hein ? demanda Dez.
Il était conscient de ma… situation. Il savait que je ne valais rien comme aventurier, ni comme bretteur.
— J’ai une idée. Je peux m’en sortir même sans utiliser d’arme en soi.
— T’en mêle pas.
— Pitié, je t’en supplie, fis-je en me penchant vers lui pour enrouler mes doigts dans sa barbe. — Tu vas vraiment risquer ton cou pour le salaire de misère qu’ils te filent ? Allez, tu me dois bien ça.
— Arrête tes conneries ! hurla Dez en me giflant la main, avant de me coller un doigt trapu sous le nez. — Écoute-moi bien. J’ai deux choses à te dire. Premièrement, ne touche pas à ma barbe. Et deuxièmement, NE TOUCHE PAS À MA BARBE, ENFOIRÉ !
— Très bien, ok, désolé, répondis-je en levant les mains. — J’avoue, je suis juste jaloux. J’ai beau essayer de me laisser pousser la barbe, elle n’arrivera jamais à la cheville de la tienne.
Mais ça ne calma pas sa colère. Ses épaules étaient encore contractées, ses poings serrés. C’était le pire scénario possible. Si ce nain me frappait maintenant de toutes ses forces, j’étais un homme mort.
— Je t’en prie, Dez, repris-je en changeant de stratégie.
— Qui est-ce qui t’a permis d’avoir cette vie avec ta charmante femme et ton adorable gamin, hein ? De pouvoir l’embrasser chaque matin avant de partir ? De manger du bon pain tout chaud au petit-déj ? De serrer ton adorable fiston dans les bras en rentrant le soir ?
Dez avait toujours été courageux et redoutable, mais dès qu’il s’agissait des femmes, c’était un véritable naufrage. Incapable d’aligner trois mots face à celle qu’il convoitait. À la place, il se rendait chaque semaine à la boutique de métallurgie où elle travaillait, trouvait un prétexte pour acheter casseroles, couteaux ou faucilles qu’il n’utilisait jamais.
C’était ce genre d’idiot, maladroit, mais sincère. Voyant qu’il n’irait jamais nulle part, même en cent ans, j’avais pris l’affaire en main en jouant les entremetteurs pour lui. Le front de Dez vira au rouge. Ce n’était pas de la colère, simplement de la gêne. Incapable de se résoudre à me frapper, il desserra les poings et posa son menton dans la main.
— Fallait que tu reparles de ça…
— Ce ne sera du passé que le jour où tu la quitteras. Et ce jour n’arrivera jamais.
Dez claqua la langue et s’installa sur une chaise. Ses jambes ne touchaient pas le sol, elles balançaient dans le vide comme celles d’un enfant.
— Les frères Aston.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre ce qu’il voulait dire.
— Les types qui m’ont attaqué ?
— Si ce que tu racontes est exact, oui.
Il se caressa la barbe d’un geste destiné à apaiser sa gêne.
— Ils bossent toujours ensemble. Le petit, c’est Nathan, l’aîné. Le grand avec la barbe mal rasée, c’est Neil.
Donc le petit était l’aîné.
— Ils ont une sale réputation à la guilde. Toujours en conflit avec d’autres aventuriers, dit-il avant de reprendre.
— On les accuse de voler les cibles, d’avoir une sale attitude, ce genre de choses. Ils ont blessé des novices. Deux vrais salopards, mais compétents. Tous deux sont trois-étoiles.
Trois étoiles… des aventuriers confirmés, donc.
— Ils n’ont pas mis les pieds dans le donjon depuis un moment, mais ils n’ont pas l’air à court d’argent. On dit qu’ils ont des liens avec le milieu. Alors à mon avis, ils trempent dans toutes sortes de magouilles en plus de ta tentative de meurtre.
— Tu sais tout ça… et tu ne les as toujours pas arrêtés ?
— Aucune preuve, répondit Dez en secouant la tête. — Aucun cambriolage à signaler dernièrement. J’ai fait le tour des receleurs habituels, mais personne n’a vu de types correspondant à leur description. Ce qui veut dire qu’ils bossent sûrement hors des radars, dans de sales boulots. Mais ici, les gens disparaissent tous les jours. Certains fuient leurs dettes en pleine nuit, d’autres finissent découpés en morceaux et jetés dans le donjon. Ils pourraient très bien prétendre avoir fait des économies, tout le monde n’y verrait que du feu.
Le poilu avait visiblement bien enquêté, et de quelle manière. Arpenter la ville sur ces petites jambes, tout ça pour un salaire de misère. Un vrai modèle de conscience professionnelle.
— Compris. Merci pour le rapport, dis-je en me levant. — Ils logent où ?
— Aux Deux Moutons Dorés.
Une auberge bon marché pour aventuriers, crasseuse et pleine de courants d’air. Depuis l’avenue principale où se trouvait la guilde, il fallait tourner dans une ruelle et grimper encore deux cents sur un chemin sinueux pour y arriver.
— Merci.
Je tirai une pièce d’argent de ma bourse et la fis sauter. Elle atterrit en douceur dans la paume de Dez. Puis j’ajoutai :
— Et si jamais tu les croises, retiens-en un des deux un moment. Peu importe la raison. Fais juste en sorte de me gagner un peu de temps. À plus.
— Hé, j’ai jamais dit que j’étais d’accord…
Mais j’avais déjà quitté la pièce. Je savais qu’il finirait par le faire. Dez finissait toujours par accepter.
Le rez-de-chaussée des Deux Moutons Dorés faisait office de taverne et de débit de boisson. Les six chambres à l’étage étaient à louer. Le propriétaire avait dépassé les soixante-dix ans, ses cheveux étaient blancs comme la craie, et son dos aussi voûté qu’une croupe de vache. Il entendait très mal, et ne réagissait presque jamais aux bruits. Il restait planté là, au comptoir, à somnoler, ce qui était parfait pour jeter un œil discret au registre.
Neil et Nathan occupaient une chambre au fond du deuxième étage. Coup de chance, ils logeaient ensemble. La maison était vide en journée. Le soir venu, elle se remplissait d’aventuriers de retour du Millénaire du Soleil de Minuit. C’était peut-être pour ça que le vieux avait fini par devenir sourd.
La porte était verrouillée. Je sortis deux fines aiguilles de ma poche et les glissai dans la serrure. Un voleur que j’avais connu, il y a des années, m’avait enseigné quelques techniques de crochetage. Je n’étais pas un expert, loin de là, mais pour forcer la serrure d’une auberge aussi miteuse, c’était largement suffisant.
À l’intérieur, il y avait deux lits, une table en bois, et deux chaises. Une grosse poutre apparente traversait le plafond. Deux sacs en toile appartenaient sans doute aux deux frères. Ils contenaient lanternes, cordes, couteaux, pierres à feu, le strict nécessaire de tout aventurier. Rien de précieux. Ils n’étaient pas assez stupides pour laisser quoi que ce soit de valeur dans un endroit pareil.
Un peu contrarié, je repris mes préparatifs.
Je pris une corde, fis une grande boucle à une extrémité, puis la lançai par-dessus la poutre. Après avoir mesuré la longueur avec soin, j’enroulai l’autre extrémité autour de ma taille et vérifiai qu’elle était bien serrée. Puis je plaçai une chaise juste à côté de la porte et grimpai dessus. Il ne restait plus qu’à attendre leur retour.
Alors que le soleil se couchait et que les aventuriers rentraient petit à petit du donjon, j’entendis enfin des pas monter les escaliers des Deux Moutons Dorés. Par l’interstice de la porte, j’aperçus un homme mal rasé cracher sur les marches, l’air visiblement contrarié. C’était sans aucun doute le même que celui qui m’avait agressé la veille. Neil.
— J’peux pas croire les conneries que racontait ce foutu nain, grommela-t-il.
Donc Dez l’avait bel et bien retenu, comme promis.
Merci, vieux frère.
Je rentrai le cou, retenant mon souffle, et attendis qu’il entre. J’entendis sa main se poser sur la poignée.
— Hé, Nathan, viens, on va boire un coup. On appellera les gars, lança-t-il en entrant dans la chambre.
Il s’arrêta net. Au sol, bien en évidence, brillait une pièce d’argent, un petit appât que j’avais laissé exprès.
— C’est quoi, ça ?
Il se pencha pour la ramasser. Je passai la corde autour de son cou et, dès qu’elle fut en place, je sautai de la chaise. Un son étouffé retentit.
Derrière moi, Neil flottait dans les airs.
Succès.
J’avais peut-être la force d’un insecte, mais j’étais bien plus grand que la moyenne, et le poids qui allait avec. Je ne connaissais pas le chiffre exact, mais j’estimais peser le double de la princesse chevalier. Tout ce poids-là tirait désormais vers le bas, serrant la corde autour du cou de Neil. C’était largement suffisant pour étrangler un homme. Il gargouilla, sans parvenir à formuler le moindre mot, tentant désespérément de glisser ses doigts entre la corde et sa gorge, et ses jambes battant l’air à la recherche d’un appui.
Je refermai la porte du pied.
— Bonsoir. Désolé pour l’intrusion, lançai-je.
Les yeux de Neil viraient à l’écarlate.
— Espèce de… !
Il tenta de me donner un coup de pied. Je me penchai en arrière pour l’éviter. La tension tira encore un peu plus sur la corde, et Neil s’éleva légèrement. Il poussa un cri étranglé.
— Tu n’as pas beaucoup de temps, donc je vais faire vite, dis-je.
Évitant soigneusement ses bottes, je passai derrière lui et retirai le couteau de son étui.
— Qui t’a donné l’ordre de m’attaquer ?
— De quoi tu parles ?
— Ne joue pas à ça.
Je lui entaillai l’arrière de la cuisse droite. Le couteau était bien affûté. Même avec ma force dérisoire, la lame trancha net à travers le tissu.
Un jet de sang noir jaillit.
La coupure n’était pas très profonde, mais j’avais dû toucher une grosse veine, car le sang ruissela en abondance le long de son pantalon et s’égoutta sur le sol.
— À l’aide ! Quelqu’un !
— Inutile.
Je savais déjà que l’auberge était vide, à part le vieux sourd au comptoir.
Les querelles entre aventuriers étaient monnaie courante dans cette ville. La seule personne assez curieuse, ou assez folle, pour se mêler d’un conflit sans récompense à la clé, c’était Son Altesse.
— D’ici peu, tu mourras étranglé ou vidé de ton sang. Alors pourquoi ne pas vider ton sac d’abord ? Tu veux mourir, vraiment ? dis-je en me penchant pour observer son visage.
Il était en train de virer au violet, de soit par la rage, soit par le manque d’oxygène.
— T’as qu’à deviner, grogna Neil. — La princesse chevalier. Elle en avait marre de ta sale tronche et nous a demandé de te faire disparaître.
— Ah, je vois, répondis-je avec un faux air navré. — C’est bien dommage.
Je lui entaillai cette fois la cuisse gauche. Le sang vint tacher son autre jambe, bien que ce ne fût pas aussi violent que la première fois.
— Voilà. Maintenant tu as encore moins de temps pour parler.
— J’vais te tuer !
— Tu vois la pagaille que tu fous par terre ? Tout ça parce que t’es incapable d’être honnête. Et encore, c’est pas le pire. Si tu meurs d’asphyxie, tu vas te chier dessus, tu sais ? C’est l’enfer à nettoyer.
— Te…tuer…
Neil continuait de se débattre. Il ne luttait plus vraiment, mais n’avait pas non plus la force de supplier. Il semblait déterminé à emporter le nom de son commanditaire dans la tombe, probablement plus par haine à mon égard que par loyauté.
Une vraie teigne.
— Tu sais que c’est mauvais de tout garder pour soi ? Regarde, fis-je en pointant du doigt.
Le visage de Neil se figea. Sur l’un des deux lits, les draps étaient gonflés par une forme allongée. On distinguait l’arrière d’une tête enfouie dans l’oreiller.
— N-Nathan… ?
— Je l’ai endormi avec un peu de poudre, juste avant que tu n’arrives. Si tu refuses de me répondre, je n’aurai qu’à poser la question à ton grand frère.
Je fis mine de le poignarder avec le couteau ensanglanté.
— Espèce de démon…
— Si tu veux échanger les présentations, ce sera pour une autre fois.
Dans cette histoire, qui était le pire ? Moi, ou celui prêt à tuer un inconnu contre de l’argent ? Neil grinça des dents, les yeux injectés de sang. Il refusait toujours de parler. À ce stade, il devait penser que même s’il me donnait un nom, je ne tiendrais pas parole.
— Tu n’as plus beaucoup de temps pour réfléchir.
Le sang formait déjà une flaque sous ses jambes. Il mourrait d’hémorragie avant même que j’atteigne mille en comptant.
— …
— N’aie crainte. Si tu me dis ce que je veux savoir, je quitte cette pièce. Je ne toucherai pas à ton frère. Et vu que je n’ai pas d’amis, tu n’auras pas à craindre qu’un complice vienne finir le travail à ma place, dis-je.
Ma déclaration sincère, sortie tout droit du cœur, sembla l’ébranler.
Neil ouvrit enfin la bouche.
— Je m’en doutais, répondis-je aussitôt. — C’était le nom auquel je pensais. Merci pour ta franchise.
Bien sûr, le choix logique aurait été de tirer la langue et de lui dire « Imbécile, je n’ai plus besoin de toi » avant de l’achever.
Mais j’hésitai.
À la place, je me servis du couteau pour trancher la corde autour de ma taille.
Neil s’effondra lourdement au sol. Il avait perdu trop de sang pour rester debout et il roula dans sa propre flaque.
— Je ne pense pas que tu t’en sortiras, dis-je.
Sa résistance avait signé sa perte. Il tenta de nouer ses vêtements pour ralentir l’hémorragie, mais ses mains ne répondaient plus, et il n’avait même plus la force de se redresser.
— N-Nathan…, gémit-il en rampant, une main sanglante tendue vers le lit.
— Ah, j’ai oublié de te prévenir, dis-je en rabattant le drap.
Le petit homme était déjà mort, les yeux révulsés. Des marques de corde encore fraîches entouraient son cou.
— Je ne savais pas vraiment quelle force utiliser. Quand je l’ai étranglé comme toi, sa nuque a cédé d’un coup. Au moins, ça a été rapide. Sans douleur. Une belle mort, non ?
Le visage blême de Neil se tordit de désespoir.
— V-va en enfer.
— Mmh. Très bien.
J’ouvris la fenêtre et fis tinter une petite clochette que j’avais tirée de ma poche.
— Tu peux y aller en avance. Garde-moi une place au chaud, j’en ai pour quoi, cent ans environ ?
Quelques instants plus tard, on frappa doucement à la porte. Je l’ouvris.
Un homme vêtu de noir se tenait sur le seuil, coiffé d’un large chapeau rabattu sur le visage.
— Ah, te voilà, Bradley.
Je déposai six pièces d’argent dans sa main gantée de cuir.
Sans un mot, Bradley inclina la tête, puis déroula une longue bande de lin blanc à côté de Nathan. Il y plaça le corps, replia les extrémités du tissu et les noua solidement avec une corde.
Ce n’était évidemment pas une activité légale.
Officiellement, Bradley était fabricant de cercueils. Mais son activité parallèle rapportait bien plus. Il récupérait les corps des indigents et des indésirables, avant de les jeter dans le Millénaire du Soleil de Minuit.
Ici, il n’y avait pas de cimetière. Une sorte d’accord tacite régnait car les autorités jugeaient qu’un terrain valait bien mieux s’il servait à construire un tripot ou un bordel.
Les cadavres abandonnés finissaient par disparaître. Il ne restait que les vêtements.
Les donjons comme le Millénaire du Soleil de Minuit étaient, à leur manière, des créatures immenses, qui se nourrissaient des morts. Peu de gens prenaient encore la peine de construire des cercueils. C’est ainsi que Bradley avait lancé son petit commerce. Il intervenait partout en ville pour ramasser les corps, qu’ils soient issus d’un suicide ou d’un meurtre et les jetait dans le donjon.
Comme il n’était pas aventurier, la guilde n’avait aucun droit de regard sur ses affaires. Ses services étaient très demandés. La ville regorgeait de hors-la-loi, et ici, les corps gênants apparaissaient avec une constance presque administrative.
On le surnommait le Fossoyeur.
Et tant qu’on le payait, il n’y avait aucune inquiétude à avoir. Bradley était muet. Une fois Nathan emballé, Bradley déploya un autre drap près de Neil. Sans se laisser perturber par le sang qui s’y répandait, il le souleva et commença à le déplacer, jusqu’à ce qu’un gémissement se fasse entendre. Neil était encore en vie.
Bradley libéra une main, attrapa un couteau dans son dos, puis le planta deux fois dans la poitrine de Neil. Une fois que celui-ci cessa de bouger, il me lança un regard lourd de reproches.
— D’accord, d’accord. Tu auras un supplément.
Je sortis deux pièces d’argent de plus. Il hocha la tête sans un mot et reprit son travail. Son dévouement était à la fois sa meilleure qualité et son pire défaut. Quand tout fut prêt, Bradley chargea un corps sur chaque épaule et sortit. Une charrette l’attendait dehors. Il la conduirait jusqu’au donjon. Il y avait toujours des gardes à l’entrée, mais ce genre de livraison leur rapportait un peu d’argent de poche, alors personne n’y trouvait à redire.
Mais le problème n’est pas réglé.
Ces deux-là n’étaient que des pions. Une fois leur échec avéré, d’autres viendraient, un deuxième, puis un troisième groupe. Il fallait frapper avant que ça n’arrive. Et pour cela, il me faudrait un petit fonds de guerre. Heureusement, je venais de recevoir un don très généreux d’une bienfaitrice attentionnée. Le financement n’était donc plus un souci. J’aurais même eu de quoi organiser des funérailles aux deux frères tout en ayant un peu encore après.
Je refermai la porte.
La dernière image de cette chambre d’auberge était celle de deux bourses vides, teintées de sang sur le sol.
Le lendemain soir, je savourais une chope d’ale au Carillon du Soir.
Une taverne miteuse, avec une sélection de boissons tout aussi misérable. Mais elle avait un atout : une vue dégagée sur la porte du donjon. La guilde avait elle aussi un bon angle, mais après les derniers incidents, je préférais éviter d’y attirer à nouveau l’attention.
J’attendais le retour de la princesse chevalier. Pas pour l’accueillir d’un baiser passionné et d’une étreinte langoureuse, même si je n’aurais pas dit non. En réalité, j’avais une autre raison, et elle avait prévu de revenir autour de cette heure-là. Juste au moment où je terminais ma deuxième chope, la porte du donjon s’ouvrit en grinçant, et le groupe de Son Altesse en émergea.
Aucun membre ne manquait. Ils plissèrent les yeux sous le premier rayon de lumière qu’ils voyaient depuis trois jours et se réjouirent d’avoir survécu encore une fois. En temps normal, ils auraient fait un détour à la guilde pour annoncer leur retour, puis se seraient dispersés. Chacun menait sa vie de son côté ensuite. Mais aujourd’hui, quelque chose était différent.
Un gamin d’une dizaine d’années courut vers eux et tendit une lettre à l’homme qui marchait aux côtés d’Arwin. Il la prit, surpris, et l’ouvrit avec précaution, veillant à ce que personne ne lise par-dessus son épaule.
Son visage se figea.
Puis il plia la lettre et la rangea précipitamment, le regard livide. Le message avait fait l’effet d’un choc. Je savais ce qu’il contenait, puisque j’en étais l’auteur. À l’oral, ce que j’avais à dire semblait simple. Mais à l’écrit, c’était autre chose. J’aurais peut-être besoin de quelques leçons de rédaction, un jour.
Même si j’avais eu son nom grâce à Neil, cela aurait très bien pu être un mensonge prononcé au bord de la mort. J’avais donc pris toutes les précautions pour obtenir une confirmation. Et ce bref instant de désespoir sur son visage en lisant la lettre suffisait de preuve irréfutable.
En un instant, il était passé de la joie du retour sain et sauf à une terreur glaciale. Après avoir échangé quelques mots avec Arwin, il s’éloigna lentement du groupe. Il allait sûrement préparer sa prochaine manœuvre. Mais maintenant que j’avais ma preuve, c’était à moi de me préparer. Je me levai et quelque chose me heurta dans le dos.
— Hé, ça fait mal, grogna un ivrogne rougeaud, chope à la main.
Il portait une armure de cuir brun, une longue épée à la ceinture, et l’insigne de la Guilde des Aventuriers. Je tentai de m’excuser et de me faufiler, mais il m’attrapa par la chemise.
— Viens par ici, mon mignon. J’ai une question à te poser, dit-il.
Ce n’était pas un simple accident, mais une approche intentionnelle. Il savait qui j’étais, à savoir le gigolo de la princesse chevalier.
— Te donne pas cette peine, répondis-je aimablement. — Tu ne serais pas un bon parti pour Son Altesse. Et puis il est encore tôt. Tu devrais peut-être passer à l’eau, histoire de dégriser un peu.
— Me sors pas ces conneries, grogna l’ivrogne en me traînant dehors avec lui.
Il m’emmena dans la ruelle derrière la taverne, à peine assez large pour que deux hommes puissent s’y tenir côte à côte. Le soleil couchant s’abattait comme une lame incandescente, et je me retrouvai face à l’ivrogne, la chaleur me brûlant le dos.
— Écoute, si je t’ai offensé, je m’en excuse. Mais tu t’apprêtes à descendre dans le donjon, n’est-ce pas ? Ce serait dommage de te blesser juste avant.
— Me blesser ? Ha ! « Me blesser » qu’il dit.
L’ivrogne éclata de rire. Il posa une main sur ma tête et la força vers le bas.
— Et comment veux-tu que je me blesse en m’occupant d’un tel lâche comme toi, hein ? La seule chose que t’as pour toi, c’est ta carrure.
Il avait visiblement pris ma tentative d’apaisement pour une preuve d’intimidation. Il me frotta le visage contre le mur.
— Écoute-moi bien, gamin. Laisse-moi juste un coup avec cette femme. Elle aime les trucs tordus, pas vrai ? J’ai entendu dire qu’elle traînait vers l’Allée des Lucioles, à une époque. Ceux qui vont là-bas, c’est soit pour acheter, soit pour vendre.
— Je vois.
Je saisis la nuque de l’ivrogne de ma main libre.
— Tu viens de franchir la ligne rouge.
Un craquement sourd retentit.
Son cou devint soudain lourd dans ma main, toute force l’ayant quitté. Je le relâchai, et il s’effondra à genoux avant de s’écrouler au sol. Son cou était bien brisé, mais le vrai problème, c’était l’empreinte de main qui s’enfonçait dans les muscles de son cou. Une fois certain qu’il était mort, je quittai rapidement les lieux.
Encore un sale boulot pour Bradley. Ça commence à me coûter cher.
La lumière du soir m’aveugla au moment où je quittai la ruelle, et je claquai la langue en direction du soleil funeste tout en me dépêchant de rentrer avant Son Altesse. Il n’était pas difficile de rentrer avant Arwin, puisqu’elle devait d’abord faire son rapport à la guilde. Ce qui comptait maintenant, c’était de préparer la maison pour l’accueillir. Le dîner était déjà prêt. Il ne restait plus qu’à le réchauffer sur le feu. J’avais composé une salade d’épinards et d’herbes, une soupe aux champignons épicée, du poulet braisé, et une bouteille de vin de vingt-cinq ans, de la région de Lambert.
Je n’étais pas un grand chef, mais des années de camping en tant que mercenaire m’avaient appris à improviser un repas avec ce que j’avais sous la main. En coupant un peu de viande et de légumes, et en les jetant dans une marmite avec du sel et du poivre, on obtenait toujours quelque chose de plutôt correct. Si je m’en donnais la peine, je pouvais même faire du pain, mais la maison n’avait pas de four en pierre, alors je l’achetais à la boulangerie du coin. On frappa à la porte juste au moment où je disposais les plats sur la table.
Son Altesse était rentrée.
— Te voilà, dis-je, prêt à l’accueillir d’un baiser passionné, mais Arwin passa devant moi sans un mot et monta les marches menant à sa chambre.
— Ah, quelle femme cruelle, me lamentai-je en faisant mine de mordre un mouchoir de chagrin tout en la suivant.
L’armure d’Arwin était faite sur mesure, ce qui la rendait difficile à enlever seule. Elle pouvait le faire, mais c’était bien plus rapide en l’aidant. Je toquai à la porte avant d’entrer. Elle se tenait debout près du mur. Lorsque je m’approchai, elle ne se retourna pas pour me saluer, mais leva simplement les bras.
— Bon retour à la maison. Le voyage a dû être rude. Comment ça s’est passé ? demandai-je en retirant sa cape et en défaisant les attaches de son armure.
La cuirasse se divisait en deux parties avec un avant et un arrière. Dans mon état actuel, il m’était difficile de les porter moi-même, alors un support spécial avait été aménagé à côté.
— Tout s’est bien passé.
— J’en suis heureux.
J’ôtai ses brassards et ses jambières de la même façon, que je déposai près de la cuirasse. Enfin, je posai son épée contre le mur. En dessous, elle portait un haut et un bas noirs, ainsi qu’une robe fendue jusqu’à la cuisse. Une tenue simple, mais qui ne faisait que souligner la qualité de ce qu’elle dissimulait. Je me sentais bien plus béni en la regardant que devant n’importe quelle statue de déesse dans une église. Aucune ne m’avait jamais donné envie de les enlacer, et à ma connaissance, aucune n’avait jamais gémi sous mes caresses.
— Souhaites-tu dîner, alors ?
Arwin ne répondit pas. Elle semblait boudeuse.
— J’ai mal au cœur, murmura-t-elle.
— Puis-je pleurer avec ton autorisation ?
— Je ne parlais pas de toi, corrigea-t-elle, un peu gênée. —En sortant, nous sommes tombés sur une meute de garmolosses[2]. Depuis, j’ai l’impression de sentir la bête. L’odeur m’a irrité le nez sur tout le retour.
— Moi, je ne trouve pas que tu as une mauvaise odeur.
Je me penchai vers son cou et inhalai profondément. C’était son parfum habituel, peut-être relevé d’une pointe de sueur.
— J’aimerais me laver d’abord, dit-elle en me repoussant.
— Allons donc aux bains ?
La maison n’avait pas de salle de bain. Les options étaient limitées. On pouvait se laver à l’eau du puits dans la cour, ou simplement s’essuyer avec un linge humide. J’optai pour la première solution, Arwin préférait la seconde. Lorsqu’il faisait froid, elle utilisait de l’eau préalablement chauffée. Pour un vrai bain, il fallait aller aux bains publics, encore ouverts à cette heure-ci. Arwin payait toujours un supplément pour une cabine privée.
— Non, je préfère éviter. Le repas va refroidir, dit-elle.
Elle me tournait le dos et commença à se déshabiller. Ses cheveux rouges dévalaient la blancheur de son dos et de ses épaules.
— Frotte-moi.
— Bien sûr. Mais préviens-moi avant de faire ça.
C’était mauvais pour mon cœur. Le problème avec les femmes de sang noble, c’est qu’elles avaient un sens de la pudeur assez approximatif. Un jour, elle finirait par se déshabiller dehors, j’en étais persuadé.
— Attends. Je vais chercher la bassine.
Sinon, on allait tremper tout le sol.
— Et lave-moi les cheveux aussi.
— À vos ordres.
Une récompense bien méritée après tous ses efforts. J’allais sortir le shampooing que je venais tout juste d’acheter. Et il me faudrait aussi chauffer l’eau. Non sans mal, j’apportai la bassine dans la pièce. Elle s’assit au milieu, et je versai doucement l’eau tiède sur son corps. De petites éclaboussures remplirent la pièce, et les gouttes glissèrent le long de ses cheveux fins et de sa peau sans la moindre imperfection.
Je mis du shampooing dans mes mains et le fis mousser, puis me mis à lui laver les cheveux. Il fallait un certain savoir-faire pour masser avec le dessous des doigts, sans irriter le cuir chevelu ni arracher les mèches. Avec délicatesse, je peignai et lavai sa chevelure du bout des doigts. Avec une chevelure pareille, il n’était pas question de laisser la moindre saleté s’y accumuler. Et plutôt mourir que de la laisser avec des pointes se fendre.
— Mmh, murmura-t-elle.
Ce que j’interprétai comme un soupir de plaisir. Je ne voyais pas son visage. Elle tenait les bords de la bassine et cambrait le dos comme un chat. La courbe de ses petites fesses frissonna, faisant onduler l’eau autour d’elle.
— Tu aimes vraiment qu’on te touche les cheveux.
— Tu es doué pour ça.
— Ce n’est pas seulement parce que c’est moi qui te touche ?
— Imbécile.
Elle se retourna, les joues rouges jusqu’aux oreilles. Une fois les cheveux faits, je descendis le long de sa nuque et de son dos. Mes doigts enduits de mousse parcouraient chaque mèche écarlate, défaisant les nœuds avec soin. La mousse glissa de ses épaules et suivit une courbe vers l’avant. J’aurais vraiment voulu être cette mousse. Je voulais contourner son flanc pour l’essuyer. Je voulais passer mes bras autour d’elle et presser contre moi ce qui s’offrait si cruellement au regard. Arwin secoua la tête, faisant voler la mousse dans toutes les directions. J’en reçus un peu dans l’œil, ce qui donna une brûlure désagréable.
— Ne fais pas de gestes brusques.
— Désolé, j’en ai reçu dans l’œil, dis-je faiblement.
— C’est bon. Frotte-moi le dos maintenant.
Je rinçai le shampooing avec une eau un peu plus chaude cette fois, puis rassemblai ses cheveux sur le devant et les côtés, dévoilant sa nuque, légèrement rougie. Elle ressortait vraiment…. Il faudrait peut-être que je pense à la poudrer plus tard.
— Souhaites-tu que je lave l’avant aussi ?
— Ce n’est pas nécessaire.
— Il ne faut pas être timide. C’est agréable, tu sais.
— J’ai dit que c’était bon !
Si j’insistais, elle allait vraiment me frapper. Je me contentai donc de lui laver le dos. D’autres occasions se présenteraient.
— Frotte plus fort. On dirait toujours qu’un enfant s’en occupe, avec toi.
— Oui, oui.
C’était un vrai travail de domestique, mais cette vie me convenait. Je ne savais pas combien de temps cela aller durer, et pour cette raison, je voulais régler les détails embêtants tant que je le pouvais. Moins il y avait de morts, mieux c’était. Je savonnai, puis rinçai ce magnifique dos sous mes yeux. Elle mériterait un bonbon en guise de récompense, plus tard.
Voisin-Gris était une ville cernée par des terres désolées, à quelques exceptions près. Au sud s’étendait une plaine, qui menait à quelques bosquets épars. Des monstres dangereux rôdaient souvent aux abords des bois, et comme la route vers Baradelle passait bien plus loin, presque personne ne s’aventurait ici. Au centre des bois se trouvait une petite clairière. En contrebas et dissimulée par les arbres, elle restait complètement invisible depuis les prairies alentour.
A l’origine, l’herbe y poussait haute et dense, mais j’y revenais régulièrement pour la couper. Je n’étais pas jardinier, et personne ne me le demandait. Simplement, cette hauteur ne convenait pas à mes besoins. Après trois mois sans entretien, elle avait repoussé jusqu’à hauteur de taille. Il me faudrait une faucille pour y remédier.
Accepter de se rencontrer en plein jour avait vraiment été la bonne décision. Après la nuit précédente, Arwin dormait probablement encore.
J’allais affronter un membre du groupe de la princesse chevalier. Cela pouvait très bien tourner à un duel à mort. L’idée qu’elle souffre me peinait aussi, mais je n’étais pas un martyr marchant vers sa fin avec résignation. Lorsqu’on essaye de me tuer, il faut en payer les conséquences. C’est comme ça que j’ai toujours procédé.
Une fois la coupe terminée, je m’assis sur un tronc d’arbre tombé pour faire une pause. Quelques instants plus tard, quelqu’un s’approcha, froissant les feuilles sous ses pas. Mon invité apparut dans la clairière.
— Ah, enfin. Je vous attendais, Sieur Paladin Puceau.
Sa Seigneurie Lutwidge Lewster fit une grimace dégoutée.
— Tu as peut-être échappé à la mort une fois, mais ne prends pas la grosse tête, lança-t-il avec une hostilité à peine voilée.
Il portait son casque sous le bras, mais pour le reste, il était en tenue de combat. Son armure de platine, sa gigantesque épée et sa cape rouge étincelaient telle une vision de chevalier héroïque tout droit sortie d’un poème de ménestrel.
— Le hasard ne te sauvera pas deux fois. Cette fois, je t’éliminerai moi-même, jura Lutwidge.
Il fit encore une dizaine de pas et s’immobilisa face à moi.
— J’imagine que tu n’es pas venu discuter ? dis-je en me relevant. — C’est regrettable.
— Non. C’est moi qui le regrette. L’idée qu’un lâche sans talent comme toi soit collé à Son Altesse me donne la nausée.
— Inutile de prétendre des intentions si nobles, mon bon seigneur, rétorquai-je. — Tu crois que je ne vois pas que tu es amoureux d’Arwin ? L’honneur et le statut, tout ça, tu t’en fous. Tu veux me tuer parce que je t’ai volé sous le nez la femme que tu convoites secrètement, hein ?
— Non !
— Je vis dans la terreur qu’un jour tu jettes ton armure par terre pour plaquer Arwin au sol. Derrière toutes tes courbettes et tes manières, il n’y a que fornication dans ta tête. Ahh, quelle honte.
— Silence !
— Écoute, moi aussi je suis un homme. Je comprends ce que tu ressens. J’étais prêt à fermer les yeux pendant que tu laissais ton imagination transformer Son Altesse en esclave sexuelle dans un coin de ta tête, mais là, tu vas vraiment trop loin. Si t’étais à ce point désespéré, j’aurais pu te présenter une prostituée qui lui ressemble.
— Je t’ai dit de la fermer ! hurla Lutwidge.
Il me jeta son casque. Le heaume d’argent frôla mon bras droit avant de rouler dans les sous-bois.
— Je ne peux plus supporter l’idée qu’un tel déchet comme toi continue de se pavaner aux côtés de Son Altesse. Je vais effacer ta souillure du monde, ici et maintenant, même si cela devait me valoir son courroux !
Il leva son épée et frappa du pied trois fois. En moins de dix secondes, la forêt s’emplit de bruits de pas. Cinq ou six hommes, peut-être. Ceux qui surgirent avaient tous l’allure d’aventuriers. Sans doute engagés par le Paladin Puceau. leur dégaine de rats de ruelles ne laissait guère de doute. Cuirasses en fer, cottes de mailles, casques en acier. L’un d’eux, au profil de voleur, s’avança en rasant le sol, deux dagues en main, aussi léger qu’un chat.
— Tu n’as plus aucune échappatoire. On a déjà confirmé que tu n’avais ni renforts ni alliés cachés.
— Évidemment que non.
J’étais tout le renfort dont j’ai besoin.
— Tu ne quitteras pas ces bois vivant, ma grande gueule, lança Bill en avançant, lame dégainée, la tête encore bandée.
— Tiens donc, te revoilà.
Il avait apparemment accepté l’invitation du Paladin Puceau.
Pauvre type.
— Ce foutu nain t’a aussi sauvé des Aston, pas vrai ? Eh ben, il n’est pas là aujourd’hui. Il est occupé à retrouver les ossements d’un bleu qui a mal tourné dans le donjon.
— Dégage.
Quelqu’un bouscula Bill par-derrière, le faisant chanceler. Il s’apprêtait à protester, mais se ravisa aussitôt en voyant qui venait d’arriver.
— C’est toi, Matthew ?
Un homme immense s’avança à la place de Bill. Il faisait à peu près ma taille, mais ses épaules étaient deux fois plus larges que les miennes. Il portait une hache faite sur mesure, et ses yeux bruns flamboyaient de rage.
— Je m’appelle Nash. Et je vais te tuer pour ce que t’as fait à Nathan et Neil.
— Tu étais leur ami, ou quoi ?
Dez ne m’avait en tout cas jamais parlé d’un autre frère.
— Leur frère !
Je ne répondis rien.
— Ça fait deux jours que je ne les ai pas vus. Et quand je suis monté dans leur chambre, j’ai trouvé des taches de sang. Je sais que c’est toi !
Je poussai un soupir et levai les yeux au ciel. Pourquoi le Barbu ne m’avait-il pas précisé qu’ils étaient trois ?
— Je me fiche de ce qui s’est passé entre vous. Mais aujourd’hui, je vais m’assurer que tu crèves.
— Attends un instant, dis-je en levant une main alors qu’il avançait vers moi. — Tu fais erreur. On peut discuter, tu verras. Ce qui est arrivé à tes frères, c’était un accident. Je n’ai jamais eu l’intention de les tuer. Je le jure, devant les dieux !
— Tu as accidentellement lancé la corde sur la poutre du plafond pour les pendre ?
— …
— Y avait une trace de corde sur la poutre. Et une putain d’empreinte de botte sur la chaise. Peu de gens en ville ont des empreintes de cette taille. J’ai même mis la pression au vieux de l’auberge, et il m’a dit que t’étais mêlé à un truc là-haut, au deuxième.
— Eh bien, dis-je, sincèrement impressionné. — Tu t’es bien renseigné. Contrairement à ce que ton allure laissait penser, tu es plutôt futé. Et donc, au lieu de me livrer aux gardes, tu t’es dit que tu allais me couper la tête toi-même et tu as accepté l’invitation au carnage de Sieur Puceau.
— Désolé de te l’apprendre, mais tu vas mourir dans d’atroces souffrances aujourd’hui.
— En fait, je t’en remercie, répondis-je. — Comme ça, je n’ai plus à m’inquiéter des conséquences avec les autorités. Tu vois, si j’arrive à tous vous faire taire, alors je suis tiré d’affaire.
— Il rêve, lança Bill. — Il croit vraiment pouvoir s’en sortir contre nous tous, avec une simple faucille ?
J’en avais presque oublié ce que je tenais dans les mains.
— Eh bien, justement c’est ce que je pense.
Je lançai l’outil par-dessus mon épaule et la lame rouillée tourbillonna dans les arbres. Je pris soin de noter où elle atterrissait pour la récupérer plus tard. Nash me regardait avec méfiance, mais il n’y avait aucune supercherie là-dedans. Je l’avais vraiment apportée pour couper l’herbe.
J’avais déjà une arme, bien entendu.
— Tu sais pourquoi je t’ai convoqué ici ? Pour la même raison que toi. Pour pouvoir vous éliminer tranquillement, sans me soucier des gardes.
Je bandai les jambes et saisis l’arbre mort sur lequel j’étais assis. Il faisait bien cinq yuls de long, soit huit mètres environ, et son diamètre égalait celui d’un homme. Le soleil me brûlait le crâne pendant que je soulevais le tronc et le posais sur mon épaule. Il pesait lourd, mais ce n’était pas insupportable. Le pire, c’était l’écorce rugueuse qui me déchirait la peau.
— Voici mon arme.
— Impossible ! s’exclama Lutwidge en reculant. — Tu ne peux posséder une telle force.
— Ce n’est rien d’extraordinaire.
Je soulevai le tronc d’une main. Il était lourd, bien entendu, mais ce n’était rien du tout comparé au jour où j’avais soulevé la jambe d’un cyclope. Le ciel était d’un bleu éclatant, sans un nuage. C’en était presque écœurant. Je leur fis signe d’un geste de la main libre.
— Allez les gars, vous n’êtes pas venus pour pique-niquer, pas vrai ?
Malgré leur hésitation, les hommes passèrent à l’action. Le type qui ressemblait à un voleur, le plus agile de la bande, commença à me contourner, faisant tournoyer ses dagues dans les mains. Je le sentis approcher, rasant le sol, feintant à gauche et à droite.
— Voilà qui est mieux.
Je poussai un cri, balançant le tronc dans la direction d’où je le sentais venir. Un instant plus tard, un bruit sourd retentit. Je me retournai pour voir que le voleur venait de se fracasser la tête contre un arbre encore debout, laissant une tache rouge éclatante là ou sa tête avait frappé. On voyait l’intérieur de sa boite crânienne, inutile d’en rajouter.
— Et un de moins.
La perte de leur camarade provoqua la panique parmi les aventuriers.
— F-faites gaffe ! Il a une force monstrueuse ! prévint Bill.
Ils s’écartèrent pour m’encercler à bonne distance. La vue de leur allié abattu d’un seul coup les avait secoués, mais ils reprirent rapidement leurs esprits.
Un homme en armure complète, avec casque et bouclier, s’avança face à moi. Deux autres le suivaient, épées brandies. Derrière moi, à en juger par leurs regards, Bill et Nash étaient également prêts, leurs grosses armes en main. L’homme au bouclier devant allait encaisser le coup, pendant que ceux de derrière attaqueraient. Et si je me retournais pour frapper en premier, ceux de devant en profiteraient pour me tailler en pièces.
La simplicité de cette tactique en faisait justement sa force. Je levai le tronc au-dessus de ma tête et l’abattis droit sur le porteur de bouclier. Il réagit immédiatement, jeta son bouclier et se jeta sur le côté, affolé. Évidemment. Il n’existait pas de bûcheron assez fou pour tenter d’arrêter un arbre en chute libre. Une sage décision, s’il avait eu affaire à n’importe qui d’autre que moi.
Juste avant que le tronc ne creuse une tranchée dans la terre, je tirai dessus et en modifiai l’angle. Il poursuivit sa trajectoire sur le côté, fracassa le crâne du porteur de bouclier, puis décrivit une demi-rotation pour s’écraser directement sur le bras de Bill, qui s’apprêtait à m’attaquer.
Son corps fut projeté en l’air comme s’il avait été encorné par un taureau, puis s’écrasa dans l’herbe. Son cou se brisa à l’impact, et après un bref gémissement, il s’immobilisa. Le casque de l’homme au bouclier était enfoncé d’un côté, et son corps s’était pris dans les branches au bout du tronc. Je n’avais pas à m’inquiéter de savoir s’il était encore en vie. Les deux hommes derrière le porteur de bouclier devinrent livides. Ils prirent la fuite.
— Vous avez oublié quelque chose.
Je saisis le tronc d’arbre à deux mains et le lançai. Il vola de façon parallèle au sol, et les heurta dans le dos. Les deux furent écrasés sur place.
— T’es un ogre…, grogna Nash.
— Oh, ça, c’est pas très gentil, fis-je d’un air offusqué. — Comment peux-tu comparer un homme aussi séduisant que moi à un ogre ?
Pour une quelconque raison, Nash ne semblait pas d’accord avec ma remarque irréfutable. Il serra sa hache contre lui tel un enfant agrippant sa peluche et recula d’un pas.
— Allez, viens. Je suis désarmé maintenant. Tu voulais venger tes frères, non ? Ou bien t’as pissé dans ton froc et tu veux rentrer te changer ?
Nash ne bougeait pas. Il n’allait pas charger. Cette situation commençait à traîner. Je me raclai la gorge et lançai une réplique parfaitement hypocrite.
— Allez, t’es un lâche ou quoi ? Tu veux savoir les derniers mots de tes frères ? C’était « Maman, au secours. » Si t’as peur de crever, retourne te réfugier dans les jupes de ta mère téter un peu de son lait. Ou sa pisse, si c’est ce que tu préfères, espèce de minable sans couilles, bouffeur de merde de chien.
Nash rugit et leva sa hache au-dessus de sa tête. Elle n’était pas particulièrement tranchante, mais elle était assez lourde pour me fendre le crâne. Je pivotai vivement pour éviter la lame tranchante, contournai Nash et lui décochai un crochet du droit en pleine joue. Je n’avais voulu que le sonner un peu, mais sa joue vint embrasser le sol. J’avais laissé une belle marque dans le relief de son visage.
— Quelle passion. C’était quoi, un coup de foudre ?
Les yeux de Nash roulaient dans leurs orbites, et son corps était pris de convulsions, mais il était encore conscient.
— Qu… qui… es-tu… ?
— Rien que tu aies besoin de savoir.
Je me penchai pour ramasser la hache tombée à ses côtés.
— N… non !
— C’est un adieu. Salue tes frères de ma part, quand tu les verras. Et… voyons, quoi d’autre ? Ah oui ! Si tu croises quelques jolies femmes, n’oublie pas de glisser un mot en ma faveur. Et ne dis rien à Arwin, d’accord ? Aussi…euh… oups.
J’avais trop parlé. La hache m’échappa des mains, trop lourde. Elle s’écrasa au sol et trancha la tête de Nash de son corps. Qui restait-il ? Je balayai la zone du regard et entendis un gémissement venir depuis le tronc. L’un des deux hommes était mort, la colonne brisée. En revanche l’autre, simplement coincé, venait tout juste de dégager sa jambe.
— Désolé pour l’attente, lançai-je avec un sourire, la hache de Nash posée sur mon épaule.
Je n’aimais pas faire durer les souffrances.
— N-non, attends ! supplia l’homme, tombé à genoux.
Une brûlure marquait sa tempe droite.
— J’abandonne. Tu as gagné. Je ne te causerai plus d’ennuis.
Il jeta son épée, s’agenouilla et leva les mains.
— Hmm, que faire, que faire…
Je n’aimais pas tuer un homme sans défense. Je déposai la hache au sol.
— Je sais. Tu as perdu, donc tu es mon prisonnier. Si tu me verses une rançon, je pourrais te laisser repartir.
— D… d’accord…
Il porta la main à sa poche. Je fis claquer un petit caillou, gros comme un ongle, d’un coup de pouce. L’homme poussa un cri, se tenant la main. Un petit paquet enveloppé dans du papier roula hors de sa poche.
— Je n’avais pas vu de bombe fumigène depuis un moment.
Il comptait sûrement aveugler la zone pour m’attaquer en traître. Je jetai la bombe dans les bois, et un rideau noir se déploya là où elle atterrit.
— Ah, quelle bonne chose. Je n’aurai pas à me sentir coupable de te tuer.
— N-non, je t’en supplie ! pleura-t-il, tentant de ramper en arrière.
Il ne pouvait pas fuir avec sa jambe blessée.
— On m’a payé pour ça. J’ai une famille. Ma femme m’attend. Ma fille vient tout juste d’avoir huit ans ! Elles finiront à la rue si je meurs !
— Dans ce cas, si je les croise, je leur enverrai un message, dis-je en reprenant la hache. — Que leur papa est mort pour strictement aucune bonne raison.
Son dernier cri se noya dans le bruit sourd de la lame. Il ne resta de lui qu’un cadavre sans tête, écrasé comme un gâteau d’anniversaire. Je ne lui en voulais pas, mais je ne pouvais pas le laisser en vie.
— Et maintenant ? Tu es le dernier.
Un frisson me parcourut l’échine au moment où je me retournais, et je lâchai aussitôt la hache et bondis en arrière. Une fraction de seconde plus tard, la lame de l’épée du paladin s’abattit à l’endroit même où j’étais juste avant.
— Oh ? Pas même une présentation ? Une attaque dans le dos ? Je suppose que c’est la dernière mode chez les paladins.
— Silence ! hurla Lutwidge, la moustache tremblante. — C’est bien toi qui cachais ta véritable nature !
— Que veux-tu dire ?
— Ne fais pas l’idiot ! Personne n’a une force pareille !
Sa voix tremblait, mi-colère, mi-terreur.
— Tu es le Dévoreur de Géants… Mardukas, des Lames infinies[3] !
— Voilà un nom que je n’avais pas entendu depuis longtemps…
De l’autre côté de la mer, sur le continent de l’Est, il y avait eu un groupe de sept aventuriers. Ils excellaient dans tous les domaines, force, magie, intelligence, et accomplirent des exploits légendaires. Tous de niveau sept étoiles, ils formaient la meilleure équipe de leur époque. On les appelait les Lames Infinies.
Mardukas était célèbre pour sa force colossale et son endurance hors du commun. Il avait étranglé un minotaure à mains nues, arraché la gorge d’un vampire avec les dents, éclaté le crâne d’un baphomet d’un coup de tête, brisé les crocs d’un dragon et transpercé l’estomac d’un géant de fer à mains nues. C’est ce qui lui avait valu le surnom de Dévoreur de Géants.
À l’époque, n’importe quel aventurier fuyait rien qu’en entendant son nom. Il était aussi beau, séduisant, grand, charmant, bon orateur, et savait s’occupait comme il faut de ces dames. Toutes les femmes se jetaient sur lui. Si on faisait abstraction de son absence d’éducation, c’était l’homme parfait.
— J’avais entendu dire qu’il avait disparu après la dissolution du groupe… Alors qu’est-ce que tu fais aux côtés de Son Altesse, à cacher ton identité comme un serpent qui se cache dans l’herbe ?!
— Tu te trompes de type, répondis-je. — Il est mort. La faute à ce foutu trou du cul de Dieu Soleil. Ce que tu vois aujourd’hui, c’est exactement ce que tu as toujours connu : l’adorable petit compagnon de la princesse chevalier.
— Assez de tes plaisanteries ! hurla Lutwidge en frappant le sol de son épée, fou de rage.
La lame trancha net un rocher comme du beurre, avant de s’enfoncer dans la terre. En effet, il avait bien une de ces épées magiques, non ? Arwin m’avait dit que sa magie était capable, pendant un court instant, de lui conférer un tranchant extrême capable de fendre du métal comme de la pierre.
— Je vais te tuer ici et maintenant. Une ordure répugnante comme toi n’a pas le droit de vivre.
Il leva son épée à hauteur de poitrine, prêt à frapper, et s’avança vers moi à pas courts, calculés et précis, les signes d’un homme résolu à finir ce qu’il a commencé. Je n’avais aucune raison de lui faire ce plaisir, mais les nuages arrivaient. Je n’avais plus beaucoup de temps. Il fallait que je m’en débarrasse rapidement.
J’écartai les bras et m’avançai vers lui à grandes enjambées, comme si je m’apprêtais à le prendre dans mes bras. Le visage de Lutwidge resta impassible. L’armure limitait forcément ses mouvements. Si je parvenais à l’attraper et le plaquer au sol, c’était fini. Je pourrais lui briser les articulations et lui tordre le cou comme bon me semblerait.
Alors que je n’étais plus qu’à quelques pas de la portée de son épée, Lutwidge poussa un hurlement. Il glissa aussitôt au sol et abattit sa lame dans un arc écrasant.
Je levai les mains.
La grande épée s’arrêta net, juste au-dessus de ma tête. Mes paumes enserraient le plat de la lame.
— Qu… Quoi ?!
— Désolé. C’était prévu depuis le début.
Sans lâcher prise, je me glissai contre lui. Immobilisée par ma seule force, son épée magique glissa hors de ses mains. Désarmé, le Paladin Puceau perdit l’équilibre et chancela. Il fit un, deux, trois pas désordonnés avant que l’élan ne le fasse basculer en avant. Il s’écrasa au sol, les fesses tournées vers moi.
— Ah, bon…, dis-je avec gêne, — je suis désolé, mais ma lame magique est réservée à Son Altesse. Je suis peut-être un homme aux mœurs légères, mais je n’accepte pas n’importe quelle proposition. Peut-être que si tu enlevais ton armure, tu aurais une chance. Allez, montre-moi un peu ce joli fessier. Qui sait, je pourrais me laisser tenter.
— Espèce de… ! hurla-t-il.
Son visage était rouge et tacheté quand il se retourna. Il se jeta sur moi, les poings en avant, le visage et la moustache pleine de terre.
— Allons, cesse ça.
Je jetai l’épée magique derrière moi et attrapai son poing.
— Seuls les hommes au caractère le plus laid frappent quand leurs avances sont rejetées.
Je serrai avec force, et le paladin hurla. Un filet de sang se mit à couler par les interstices de son gantelet d’argent. Il tenta de frapper de l’autre main pour s’extirper de la douleur. Bien sûr, je n’avais aucune envie de me faire frapper, alors je le soulevai d’un coup, en le tenant par la main déjà prise. Tout son corps se retrouva collé au mien, suspendu en l’air. Nos visages se rapprochèrent.
— Oh, tu voulais un baiser ? dis-je avec un sourire. — Dommage.
Je lui tournai le dos et projetai mon bras vers l’avant de toutes mes forces. Le corps de Lutwidge vola par-dessus mon épaule, armure comprise, et s’écrasa lourdement sur les fesses.
— Encore une fois !
Je me retournai et le lançai à nouveau. Cette fois, il atterrit sur le dos. Et la fois suivante, il embrassa le sol avec le ventre. Je commençai à le relever une nouvelle fois, mais il ne résistait plus. Il ne faisait que subir. Après avoir embrassé le sol à trois reprises, il s’était brisé les os de la cage thoracique et du dos.
— Tu t’es un peu trop emporté. À ton âge, tu devrais savoir qu’on ne peut pas encaisser autant de rounds d’affilée.
— Tue-moi, dit-il d’une voix brisée. — Je ne peux plus vivre après une telle humiliation. Et quand tu raconteras tout à Son Altesse, ce sera fini pour moi de toute façon.
Ce ton soudainement résigné m’irrita profondément.
— Écoute bien, le vieux.
Je relevai le visage baissé du paladin.
— C’est ça, le genre de pitoyable dévotion que tu portes envers Arwin en tant que garde du corps ? C’est bien trop faible. Sais-tu seulement à quel point elle se donne quand elle entre dans ce donjon ?
— Bien sûr que je le sais, répondit fièrement Lutwidge. — Malgré sa jeunesse, elle se tient toujours en tête de notre groupe, combattant pour sauver sa terre, tragiquement anéantie par les monstres. Elle a l’allure d’une valkyrie légendaire, et nous…
— C’est tout ?
Je ne lui avais pas demandé un poème héroïque digne d’un ménestrel.
— Je croyais au départ que son objectif de conquérir le donjon n’était qu’un rêve absurde. Mais elle n’a jamais abandonné. Même dans les profondeurs, dans l’obscurité, elle était toujours là en première ligne, combattant les monstres, guidant notre groupe. Pour son royaume perdu, pour son peuple, pour ses vassaux qui ont tout perdu, pour venger son père le roi et sa mère la reine, elle a risqué sa vie. Elle n’a jamais cessé de croire en ses compagnons. Tout allait bien… jusqu’à ton arrivée !
— Assez.
Je le lâchai. Il embrassa le sol une quatrième fois, cette fois du menton. Il ne savait rien. Il n’avait aucune idée de la femme qu’il prétendait protéger. Tout ce qui comptait pour lui, c’était le titre de princesse chevalier. Sui elle était vraiment ne l’intéressait pas. À ce stade, même la colère me semblait inutile. Je ramassai l’épée et la plantai dans le sol devant ses yeux. Elle s’enfonça profondément jusqu’à la garde. Son regard d’ahuri faisait parfaitement office d’ornement pour la scène.
— Écoute bien. Tu ne tenteras plus jamais de m’ôter la vie. Si tu peux faire ça, je suis prêt à garder tout ceci entre nous. Mais si jamais tu recommences, ou si tu parles de ça à qui que ce soit, je lui dirai tout. Absolument tout.
— Tu ne vas pas me tuer ?
— Si j’avais voulu le faire, je l’aurais déjà fait.
Je soupirai. Pourquoi fallait-il que cet homme au titre si saint soit aussi lent à comprendre ?
— Si je te tue, qui protégera Arwin dans le donjon ?
— Toi.
— Ne sois pas stupide, ai-je dit en secouant la tête. — J’ai mes propres tâches à accomplir. Tu te souviens de ce que j’ai dit à ce type ? Nos rôles sont tout aussi importants. Alors retourne à ton poste. Mais cette fois, sans pensées déplacées.
Le regard de Lutwidge restait un peu vide. Tant pis. J’avais fait ce que j’étais venu faire.
— Je vais te laisser maintenant. Ah, et tu te charges du nettoyage.
Je lui tournai le dos et retournai récupérer la faucille que j’avais lancée un peu plus tôt.
Instantanément, mon corps devint aussi lourd que s’il avait été plongé dans une mare de plomb. Lever un doigt devenait pénible. C’était toujours comme ça, mais je détestais cette sensation malgré tout. Pourtant, je ne pouvais pas me permettre de vaciller devant lui. Je sentais encore son regard dans mon dos.
Ce paladin admirait-il vraiment mes fesses à ce point ?
La faucille était allée plus loin que je ne l’avais cru. Je la ramassai et continuai à travers les arbres jusqu’aux terres désolées. Ici, presque pas d’herbe, seulement de la roche et de la terre, dans des motifs laids et désordonnés.
Le vent glacial me fit frissonner. Les nuages gris et ternes couvraient le ciel. Dans cet état, je n’aurais même pas été capable de vaincre un vulgaire voyou, encore moins Lutwidge. C’était pitoyable de devoir consulter la météo avant un affrontement. Tout ça, c’était la faute de ce foutu Dieu Soleil.
À l’époque, les Lames Infinies exploraient une ruine appelée la Tour du Dieu Soleil. D’après les légendes, cette divinité l’avait érigée pour lui-même et y avait entassé des montagnes de richesses.
Cette tour abritait un nombre démentiel de pièges et de monstres, que nous avions tous surmonté jusqu’à atteindre le sommet. Et là, une voix s’était fait entendre dans ma tête.
« Désormais, tu ne pourras plus faire usage de ta force tant que je ne poserai pas les yeux sur toi. »
Apparemment, il n’avait pas du tout apprécié qu’on s’invite dans son sanctuaire. Et ce fut ainsi que ce foutu maniaque du soleil nous maudit.
Certains perdirent la vue, d’autres leur magie, d’autres encore leur raison de vivre en tant qu’aventurier. Et moi, je perdis ma force.
À cause de ce Dieu Soleil qui, en plus d’être irritable, devait encore mouiller ses draps la nuit, je ne pouvais plus me servir de ma puissance comme avant. Je ne pouvais le faire qu’en plein soleil, sous ses yeux. Ni dans l’ombre. Ni sous un ciel couvert. Ni en intérieur.
Et l’aventure, par définition, se passe dans l’obscurité. Je ne pouvais même plus mettre un pied dans une forêt ou une grotte, et encore moins dans un donjon. Même dans une plaine ou un désert, je devenais plus faible qu’un civil lambda dès lors que le soleil se couchait. Ainsi se termina ma vie d’aventurier. Le groupe s’était dissous, et j’avais ma retraite de mon ancienne vie.
Certains de mes compagnons se reconvertirent avec brio, d’autres activèrent leurs anciens contacts. Mais moi, je n’étais pas assez malin. Je ne savais pas lancer de sorts. J’étais à peine capable d’écrire mon nom. Tout ce que je savais, c’était me battre et soudainement, je n’avais plus rien pour en vivre.
Pour enfoncer le clou, les gens que j’avais énervés et leurs amis avaient commencé à me poursuivre pour régler leur compte. Alors j’ai fui pour sauver ma peau. Sans un sou, je jetai mon nom et errai jusqu’à traverser la mer. C’est ainsi que je me retrouvai à Voisin-Gris, la Cité du Donjon. Je n’y trouvai pas plus de travail qu’ailleurs. Mais un jour, je croisai la route d’Arwin, la princesse chevalier Écarlate, et voilà où j’en suis aujourd’hui.
Le simple fait de devoir quémander la faveur de cette foutue divinité, même pour accomplir une mission pour Arwin, me donnait la nausée. Le soleil perça d’entre les nuages. Plissant les yeux, je levai la tête vers le ciel et lui tendis mon majeur.
De retour en ville, je quittai l’avenue principale pour m’engouffrer dans le Quartier des Vauriens, le raccourci vers la maison. Il n’y avait pas grand monde, il faisait encore bien trop jour, mais certains étaient déjà ivres morts, vomissant sur les étoffes exposées devant les échoppes. Voisin-Gris regorgeait d’imbéciles incapables de passer une journée sans souiller quelque chose.
Je me bouchai le nez pour contourner le désastre, juste au moment où deux hommes déboulèrent derrière moi avec une civière. Un autre homme y était allongé, le visage couvert d’un linge. Les porteurs semblaient plus qu’attristés. Visiblement, ils s’apprêtaient à larguer un pauvre type, mort ou à l’agonie, dans le Millénaire du Soleil de Minuit. Sa chemise était rouge au niveau du torse. Il avait probablement été volé ou il avait fini dans un combat.
Alors qu’ils passaient près de moi, l’un des deux trébucha. Le déséquilibre de la civière fit tomber quelque chose. Des amandes.
Je me retournai et vis que la main de l’homme sur la civière pendait mollement sur le côté. Des taches noires parsemaient son poignet. Une fois la civière hors de vue, je ramassai une amande, la dépoussiérai et la glissai dans ma poche avant de reprendre ma route. C’était le genre de ville dans laquelle on vivait. Ce type faisait partie des malchanceux. Rien de plus.
Un craquement sec retentit derrière moi, quelqu’un venait d’écraser une amande. Là encore, rien d’étonnant. On ne pouvait pas toujours ramasser tout ce qui tombait. Deux nuits plus tard, j’appris que Lutwidge quittait le groupe.
— Apparemment, il a été agressé par des voyous en ville. Il les a vaincus, mais il s’est blessé sérieusement au dos. Même la magie n’a pas pu soigner sa blessure. Il va retourner chez des proches pour se reposer, dit Arwin, visiblement déçue.
— Je vois. C’est regrettable, répondis-je avec compassion, tout en ressentant un soulagement intérieur.
Il avait donc décidé de garder notre petit secret. C’était dommage qu’il doive quitter le groupe, mais après tout, il s’était mis dans cette situation tout seul.
— Et pour le donjon, tu comptes faire quoi ?
— Il continuera à me soutenir à distance depuis chez ses proches. J’ai envisagé de recruter quelqu’un du coin, mais je préférerais quelqu’un vraiment digne de confiance.
Malgré la chute du royaume, certains chevaliers de l’ancienne garde royale de Mactarode avaient survécu, dispersés aux quatre coins du continent. Lutwidge allait apparemment puiser dans ses contacts pour lui trouver un remplaçant.
— En attendant, je vais devoir me limiter aux étages supérieurs, histoire de garder mes réflexes et mes compétences affûtés.
Connaissant son impatience à conquérir le donjon au plus vite, ce contretemps devait être une vraie torture pour elle.
— Ça n’arrête pas ces temps-ci, hein ? Des voleurs qui s’introduisent chez nous, des membres qui partent…
Je lui avais raconté que la maison avait été cambriolée, plutôt que de lui révéler la vérité.
— Mais ne te laisse pas abattre. Les choses finiront par se stabiliser, dis-je le plus joyeusement possible. — Le plus important, c’est de ne pas forcer. Forcer à travers une mauvaise passe ne ferait que repousser ton objectif davantage.
— Tu as raison.
— Patiente encore un peu.
Un grand chef est sur le point de te servir son meilleur menu.
Ce soir-là, le dîner était composé d’une salade, de cabillaud frit, d’un ragoût de bœuf léger et d’une soupe de poulet aux haricots. J’étais dans la cuisine, en train de goûter ce qui mijotait sur le feu, quand je sentis autre chose que la chaleur. Un parfum sucré m’emplit les narines, et je sentis une pression sur ma manche. Je fis la grimace.
— C’est presque l’heure du diner.
— Je sais, dit-elle dans mon dos.
Sa voix avait un ton boudeur, presque enfantin.
— Tu ne peux pas attendre ?
Je la sentis secouer la tête. La main qui s’enroula autour de ma taille tremblait doucement.
— Depuis que j’ai appris que Lutwidge partait, je me sens plus anxieuse. Et en te revoyant…
— Très bien, alors.
J’éteignis la flamme sous la marmite et passai un bras autour de ses épaules pour la soutenir.
— C’est en haut. Je vais le chercher.
— J’y vais avec toi.
— Comme tu voudras.
Arwin et moi montâmes ensemble les escaliers.
Quelle princesse chevalier exigeante je sers tout de même.
Être un homme entretenu, ce n’est pas de tout repos.
[1] Périphrase signifiant envoyer dans l’autre monde
[2] En anglais Garmhounds. Hounds signifie « chiens de chasse ». Dans la mythologie nordique, Garm ou Garmr (« Hurleur ») est le chien enchaîné à la caverne Gnipahellir, d’où il garde l’entrée vers le monde des morts.
[3] En anglais « Million Blades ». Nous avons adapté en gardant à l’esprit la grande quantité de lames.