SotDH T4 - CHAPITRE 4 : PARTIE 5
Voeu (5)
—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————
Il existe un jeu auquel jouent les enfants, appelé « Attrape l’enfant[1] ». Dans ce jeu, on choisit un « démon » et un « parent ». Les autres deviennent des enfants qui se cachent derrière le parent en formant une file, chacun tenant les épaules de la personne devant lui. Le démon tente alors de toucher le dernier enfant de la file, tandis que le parent essaie de le protéger. Si l’enfant est touché, il devient le nouveau démon, et le démon devient le nouveau parent. Ce passe-temps simple est le prototype du jeu moderne connu sous le nom de « chat », auquel jouent tant d’enfants.
Les jeux d’enfants dissimulent parfois des vérités cruelles que l’on préfère ignorer. Dans celui-ci, tout le monde fuit le démon, et ceux que le démon touche deviennent à leur tour des démons. Les enfants courent en criant innocemment : « Ne te laisse pas toucher par le démon, sinon tu deviendras un démon toi aussi ! »
Tsuchiura avait été rejeté comme un enfant démon. Mais quel genre de traitement avait reçu la fille qui était restée à ses côtés, sans qu’il le sache ? S’était-il jamais vraiment posé la question ?
***
La douleur et la nausée étaient atroces, comme si son esprit et son corps se faisaient arracher en deux. Il avait l’impression que quelqu’un avait enfoncé la main dans sa tête pour en remuer l’intérieur. Mais il se trouvait encore à portée de son adversaire, alors il se força à reculer.
Jinya retira violemment sa main et contraignit son corps meurtri à bondir en arrière. Ses gestes étaient lents, mais Tsuchiura ne profita pas de l’occasion pour attaquer, sans raison apparente.
— Qu’est-ce… que c’était… ?
Jinya leva les yeux et aperçut la même expression de souffrance sur le visage de Tsuchiura. C’était donc son Assimilation qui avait provoqué cela. Jamais le démon gigantesque ne s’était montré aussi ébranlé.
Jinya n’était pas en état d’attaquer. Sa respiration était saccadée. Une douleur confuse le tourmentait, sa conscience était trouble. Et pourtant, même dans cet état, il parvint à assembler les pièces du puzzle.
Jusqu’à présent, il n’avait utilisé l’Assimilation que sur des êtres proches de la mort, ce qui l’avait empêché de réaliser un aspect essentiel de sa capacité. Assimiler signifiait absorber d’autres êtres vivants pour les faire siens, mais cela nécessitait une condition : la cible devait posséder un faible sentiment d’identité. Lorsqu’il utilisait l’Assimilation, il absorbait non seulement la chair de la cible, mais aussi sa conscience et ses souvenirs. Or, deux esprits ne pouvaient coexister dans un même corps. Tenter d’absorber quelqu’un de force ne pouvait mener qu’à l’autodestruction du corps.
C’était là la cause de la douleur qu’il ressentait à présent. Son esprit et celui de Tsuchiura étaient entrés en collision, au point de presque les déchirer de l’intérieur. Jinya avait eu la chance de mettre fin à son Assimilation juste à temps, avant qu’ils ne meurent tous deux.
La douleur persistait, mêlée d’un profond remords. Les sentiments de regret que portait Tsuchiura semblaient désormais les siens. Les doutes et les malentendus de Tsuchiura l’avaient poussé à tuer la femme qu’il aimait, et cette souffrance l’avait conduit à formuler un vœu proche de la folie. Maintenant qu’il savait cela, Jinya n’en tirait qu’une seule conclusion : il ne pouvait pas perdre contre Tsuchiura.
Réprimant la douleur, Jinya plissa les yeux d’un regard perçant. Tsuchiura semblait lui aussi revenir à lui, et lui répondit d’un regard acéré.
— Suzune…
Jinya n’en fut pas surpris. Il se doutait que Tsuchiura avait aperçu ses souvenirs lui aussi.
— C’est pour elle que tu te bats ?
— Oui.
— …Toi et moi, nous sommes pareils, alors.
— Peut-être.
Un instant, l’atmosphère s’adoucit, en dépit du combat en cours.
Ils étaient tous deux des démons ayant été humains autrefois. Tous deux avaient rejeté de leurs propres mains ce qu’ils avaient de plus cher. Tous deux étaient incapables de changer leur manière de vivre et s’accrochaient désespérément à la vie. Tous deux portaient une douleur semblable, et c’était précisément ce qui leur permettait de se comprendre tout en sachant qu’aucun ne pouvait céder à l’autre.
— Je suppose qu’il est inutile d’essayer de te faire renoncer ?
— Si c’était possible, je ne serais jamais devenu un démon.
— Évidemment.
L’atmosphère, un instant apaisé, se tendit de nouveau. Une fois tirée, une lame ne pouvait être rengainée tant que le conflit n’était pas réglé. Jinya ne se battait pas à cause de sa nature démoniaque, mais par pure obstination. Tsuchiura n’était pas différent. Sa garde ne laissait aucune ouverture, et son regard ne vacillait pas.
— Rien n’a changé. Tu ne peux toujours pas passer.
Tsuchiura semblait convaincu de sa victoire, mais Jinya n’avait pas l’air inquiet.
— Vraiment… ?
Dans un souffle, Jinya disparut.
Tsuchiura ne fut pas surpris. Il connaissait déjà cette capacité, et nul ne s’étonne d’un tour de passe-passe dont on a percé le secret.
Jinya tenta une coupe diagonale inversée en direction de la poitrine de son adversaire, mais Tsuchiura l’esquiva sans difficulté. Même sans voir l’attaque, il pouvait entendre Jinya et repérer ses empreintes. Le sol, ramolli par la pluie, trahissait sa position.
Jinya réapparut en bordure de la route, à trois ken[2] de là.
— C’est inutile, railla Tsuchiura.
Jinya ne lui prêta aucune attention et déclara d’un ton indifférent :
— Mosuke voulait vivre à l’écart, caché des démons comme des humains.
Voilà pourquoi son pouvoir avait été Invisibilité. Il voulait pouvoir se dissimuler à tout, mais la paix qu’il désirait avait fini par s’effondrer. Jinya fit un pas et réduisit la distance à une vitesse anormale.
Tsuchiura n’eut pas le temps d’esquiver. La lame de Jinya visait la base de sa gorge, mais un son métallique retentit à l’impact.
Tsuchiura avait une fois encore bloqué l’attaque grâce à L’inébranlable.
— Hatsu voulait être rapide pour pouvoir retrouver son mari.
C’est ainsi qu’elle obtint Ruée. Elle devint effectivement plus rapide que quiconque, mais ne réussit jamais à revenir auprès de lui.
Jinya tenta de se dégager, mais Tsuchiura ne laissa pas passer l’occasion. Il fonça en avant et lança son poing avec l’intention d’en finir. Pourtant, Jinya resta impassible, sans même chercher à esquiver.
— Ofuu voulait retrouver son jardin de bonheur.
Ayant perdu sa maison, elle la recréa grâce au pouvoir de Fragment. Le passé se rejouait devant ses yeux, mais elle ne pouvait jamais vraiment y retourner.
— Quoi… ?
Le poing de Tsuchiura semblait sur le point de transpercer le crâne de Jinya, mais il le traversa sans résistance, comme s’il avait frappé un mirage.
— Yuunagi voulait cacher une seule et unique émotion.
Les démons ne peuvent mentir, mais elle utilisa le mensonge pour renverser cette logique. Même ainsi, elle ne parvint jamais à dissimuler entièrement son amour.
Lorsque l’illusion se dissipa, Jinya se trouvait déjà derrière Tsuchiura. Mais il ne porta pas d’attaque, attendant simplement, l’épée tenue lâchement à ses côtés.
Tsuchiura se retourna, l’air troublé, ne comprenant pas la stratégie de son adversaire.
— Il y eut un jour un démon capable de voir l’avenir. Elle avait sans doute obtenu ce pouvoir parce qu’elle s’inquiétait du futur des siens. Pourtant, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était voir ce qui allait advenir, sans jamais pouvoir le changer. Son pouvoir s’appelait Clairvoyance.
Alors, que désirait le démon dont Jinya avait reçu ce bras gauche difforme ? Il ne le saurait jamais, mais ce démon devait lui aussi avoir fait un vœu inassouvi, quelque chose qu’il ne pouvait abandonner.
— Je comprends maintenant. Le pouvoir d’un démon n’est pas inné, il naît de nos désirs. Nos pouvoirs sont l’expression de nos vœux non exaucés. Les humains se laissent consumer par leurs émotions négatives et deviennent des démons, mais les démons puisent leur force dans leurs désirs inassouvis. Ou peut-être est-ce notre fixation sur ces désirs qui donne naissance à nos pouvoirs. Si tel est le cas, c’est bien triste.
Les humains étaient écrasés par leurs vœux inassouvis, tandis que les démons en portaient le poids en échange d’une souffrance éternelle. Il était difficile de dire quelle condition était la plus enviable, mais une chose était sûre : aucun de ces vœux n’avait été exaucé.
Au fond, humains et démons s’accrochaient à ce qu’ils avaient perdu et convoitaient ce qu’ils n’avaient pas.
— C’est pour cela que je peux dire que ton vœu n’a jamais été de devenir plus fort, Tsuchiura… Pourquoi as-tu souhaité un corps inébranlable ?
— …Tais-toi.
La colère de Tsuchiura, blessé qu’on pénètre ainsi son esprit, commençait à transparaître.
Tout en parlant, Jinya abaissa lentement son centre de gravité. Son bras gauche émit un bruit écœurant en commençant à enfler. Force Surhumaine. La capacité la plus puissante de son arsenal.
— Alors laisse-moi reformuler ma question. Pourquoi te bats-tu ?
— Pour rembourser ma dette envers Yasuhide-sama, qui m’a recueilli. J’ai placé ma foi en cet homme qui affirmait que samouraïs et démons pouvaient coexister.
Jinya s’attendait à une réponse de ce genre, mais un fragment de mémoire refit surface dans son esprit. Après avoir tué la femme qu’il aimait, Tsuchiura avait quitté son village. Il avait vécu longtemps, rongé par un cœur brisé, jusqu’à ce qu’Hatakeyama Yasuhide le trouve, dix ans plus tôt.
— Yasuhide-sama a accepté un démon comme moi. Ma loyauté envers lui est devenue toute ma vie. C’est tout ce qu’il me reste, déclara Tsuchiura en mordant sa lèvre avec amertume.
Jinya se rappela un certain imbécile qui avait déjà tenu des paroles semblables.
— Ce n’est pas vrai.
Il avait désormais une idée assez précise de ce qui se cachait derrière le vœu de Tsuchiura pour L’inébranlable. Si lui-même avait pu le deviner en entrevoyant simplement ses souvenirs, alors Tsuchiura devait forcément le savoir aussi. Et pourtant, il n’en disait rien. Il refusait sans doute d’admettre la vérité.
— Je croyais que nous étions semblables, mais ce n’est pas le cas.
Ils n’étaient pas pareils. Jinya avait seulement cru avoir tout perdu, mais Tsuchiura, lui, n’avait véritablement plus rien. Il avait tout perdu, s’était cramponné à son mode de vie, et avait rejeté tout le reste.
— Tsuchiura… Tu es probablement plus fort que moi.
Tsuchiura était devenu démon par trahison, et malgré cela, il était capable de faire confiance et de se dévouer corps et âme à Yasuhide. La capacité de tout abandonner pour se consacrer à une seule chose, c’était une force que Jinya avait lui aussi possédée, autrefois.
Mais Jinya était plus faible à présent. En cherchant la force, il s’était alourdi de trop d’attaches et ne pouvait plus se battre comme autrefois, lorsqu’il haïssait sa sœur.
Il n’était plus capable de tout abandonner pour se consacrer uniquement à la stopper. Et pourtant, il éprouvait une certaine fierté pour cette faiblesse-là.
Le propriétaire du restaurant avait donné sa vie pour prouver que l’homme et le démon pouvaient vivre ensemble.
Ofuu avait appris à Jinya qu’un mauvais chemin pouvait parfois mener à ce qu’il y a de juste.
Naotsugu était resté son ami, même après avoir découvert sa nature démoniaque.
Nomari, elle, était restée à ses côtés comme une famille.
Il avait tant perdu, mais tout n’était pas à jeter.
— Tu ne peux pas me vaincre. Ta force vient de ton renoncement à tout et de ton propre mensonge.
Jinya ne pouvait pas perdre. Ce serait admettre que tout ce qu’il avait gagné ne valait rien. Ce serait déclarer que rien ne pourrait jamais remplacer ce qu’il avait perdu, et que sa vie jusqu’à maintenant n’avait aucun sens.
— Moi, dans ma faiblesse et mes doutes, je ne perdrai pas contre toi !
Il se battrait pour la vie qu’il avait choisie, même par erreur, et pour les choses précieuses qu’il y avait trouvées. Il se battrait pour rester celui qu’il était.
— Quelle prétention. Ce n’est pas un discours pompeux qui fera plier ce corps.
Tsuchiura n’était pas arrogant. Il constatait simplement un fait : Jinya n’avait encore trouvé aucun moyen de percer L’inébranlable. Les blessures qu’il avait infligées jusque-là n’étaient que des hasards, et les probabilités restaient en faveur de Tsuchiura.
Mais c’était justement pour cela que Jinya allait le défier de front.
Il s’ancra fermement au sol, abaissa son centre de gravité, et rassembla ses forces. Il allait renforcer sa puissance avec la Force Surhumaine, mais cela ne suffirait pas à lui seul. Il lui fallait quelque chose de plus pour percer L’inébranlable, et Tsuchiura le savait parfaitement.
— Soit. Essaie donc.
Tsuchiura avait compris que Jinya préparait quelque chose, mais il se mit tout de même en garde. Il semblait certain de pouvoir l’écraser, quoi qu’il tente.
La pluie faiblissait. Elle allait probablement s’arrêter bientôt, mais le combat, lui, serait terminé avant.
Les deux adversaires se mirent en mouvement à l’instant même. Tsuchiura se pencha vers l’avant, à deux doigts de tomber, et fit un pas. Sa vitesse était impensable pour un corps aussi massif.
Jinya tira son bras gauche en arrière, puis lança son poing. Mais il était encore trop loin. Il n’avait pas réduit la distance, il frappait dans le vide. Et ce n’était qu’un simple coup de poing à mains nues. Quelle que soit la force qu’il avait accumulée, cela ne suffirait pas à briser L’inébranlable. Il le savait mieux que quiconque.
— …Ruée.
C’est pourquoi il combina sa Force Surhumaine à la vitesse de Ruée.
Il combla l’espace vide à une vitesse anormale, et son poing, en apparence erratique, atteignit sa cible. Il n’y eut pas de tintement métallique, mais un son grave, comme s’il avait frappé une cloche. Une douleur aiguë lui traversa le corps, comme s’il était en train de se déchirer de l’intérieur.
Utiliser deux capacités à la fois mettait son corps à rude épreuve.
Un démon normal ne possédait qu’un seul pouvoir, il n’était donc pas surprenant que son corps ne soit pas fait pour en supporter deux. Un seul coup suffisait à lui donner l’impression qu’il allait se désagréger.
— Guh, aah…
Cette fois, son coup avait atteint sa cible. Pour la première fois, Tsuchiura afficha une expression de douleur. Une ligne de sang perla à ses lèvres, et ses jambes vacillèrent.
L’Inébranlable durcissait le corps, l’empêchant de bouger. En d’autres termes, s’il pouvait bouger maintenant, cela signifiait que sa capacité était rompue.
S’il laissait passer cette chance, il n’y en aurait pas de seconde. Ignorant la douleur, Jinya abattit Yarai de toutes ses forces, bien décidé à en finir ici.
***
Ressentir la douleur pour la première fois depuis si longtemps ramena à Tsuchiura un souvenir désagréable. Un souvenir remontant à peu après qu’il eut tué de ses propres mains la femme qu’il aimait.
Il ne pouvait plus rester dans son village. Alors qu’il retournait chez lui pour préparer son départ, il croisa par hasard les parents de cette femme. Tous deux furent d’abord surpris, mais ils finirent par s’incliner devant lui, les larmes aux yeux, pour s’excuser.
Tsuchiura ne comprenait pas. Ils ne pouvaient pas déjà être au courant de la mort de leur fille, et même si c’était le cas, ils n’avaient aucune raison de lui présenter des excuses.
Il leur demanda ce qu’ils entendaient par-là, et ils lui dirent qu’ils savaient tout du complot visant à le tuer, ainsi que de l’implication de leur fille.
Cela ne le surprit pas. Il ne leur avait jamais accordé sa confiance, et ne se sentit donc pas particulièrement trahi.
Mais leurs paroles suivantes vinrent lui serrer le cœur. Ils lui apprirent que leur fille avait été rejetée par le village parce qu’elle restait à ses côtés, lui, l’enfant démon. Et malgré cela, elle avait choisi de ne pas s’éloigner de lui. Mais les choses avaient changé à cause de cet incident.
Le chef du village n’y était pour rien. Il ne s’agissait que d’un groupe dissident parmi les villageois. Ceux-là avaient pris les parents de la jeune femme en otage, les menaçant de les exiler si elle ne les aidait pas à attirer Tsuchiura dans un endroit où ils pourraient l’assassiner. La simple présence d’un démon dans leur village leur était apparemment insupportable.
Ce qu’elle avait fait restait impardonnable, quelles que fussent ses raisons. Et pourtant…
— Elle t’aimait vraiment. Oui. Démon ou pas, elle voulait rester avec toi.
Le doux sourire de sa mère et le visage en larmes de son père transpercèrent l’esprit de Tsuchiura.
Il avait bel et bien été trahi, mais elle, elle ne lui avait jamais menti. Mais cela avait-il encore de l’importance ? Même s’il se rendait compte aujourd’hui de son erreur, ce qui avait été perdu ne reviendrait pas.
Ce qu’il venait d’apprendre ne faisait que révéler davantage la faiblesse de son cœur rongé par la méfiance.
La douleur le ramena au présent. Devant lui se tenait un être grotesque qui le harcelait de coups d’épée.
L’attaque de son adversaire avait apparemment rompu sa capacité. Il activa de nouveau L’inébranlable, retrouvant ce corps qu’on ne pouvait briser qu’il avait jadis tant désiré, rendant les assauts suivants inefficaces. Pourtant, l’homme ne s’arrêta pas. Il intensifia même la violence de ses frappes.
Ces coups féroces ne laissaient à Tsuchiura aucune ouverture pour annuler sa capacité et contre-attaquer. Une écharde s’était logée en lui, et il était incapable de l’en arracher. À chaque fois que cette lame, d’une droiture presque absurde, touchait sa chair, une douleur insupportable lui transperçait le cœur. Son corps restait intact, mais une part précieuse de son être se faisait lacérer par cette manière d’être, cette manière de combattre.
— Silence, ordonna Tsuchiura, bien que son adversaire n’eût pas prononcé un mot.
Ce cri, sorti de nulle part, s’imposa à lui sans qu’il puisse s’en empêcher. Il devait dire quelque chose.
Les yeux de l’homme semblaient l’interroger au fil des attaques : Pourquoi te bats-tu ? Quel vœu as-tu formulé ?
— J’ai dit tais-toi !
Encore un coup puissant approchait. Le poing fendit l’air à une vitesse anormale.
D’un seul regard, Tsuchiura comprit que même L’inébranlable ne suffirait pas à l’arrêter. Son corps ne céderait peut-être pas, mais la douleur, elle, passerait.
L’autre était un démon, tout comme lui. Pourtant, il se débattait pour des raisons si simples.
C’en était rageant. Et pourtant, Tsuchiura ne parvenait pas à détourner les yeux. Peut-être était-ce de la jalousie. Voir un démon manier son sabre pour autrui lui paraissait misérable, pathétique… mais terriblement enviable.
— Non…
Cet homme l’avait appelé fort. Et pourtant, le cœur de Tsuchiura vacillait à chaque coup porté.
Tsuchiura n’était pas fort. Il ne le pouvait pas.
Il savait mieux que quiconque que l’idée des gens « indignes de confiance » n’était qu’un mensonge. Il avait simplement peur. Peur de voir sa confiance trahie. C’est pour cela qu’il avait décidé de ne faire confiance à personne. Ainsi, il ne serait jamais blessé. Il était si faible qu’il avait eu besoin de justifier sa lâcheté en la projetant sur autrui.
Et l’issue en était évidente.
Ses doutes avaient nourri une peur imaginaire, qui l’avait poussé à tuer celle qu’il aimait. Ses paroles n’étaient pas mensonge, mais il n’avait pas su y croire. Il avait eu trop peur d’être blessé, trop peur de mourir. Sa faiblesse absurde avait enfanté une méfiance qui lui avait tout arraché.
C’est pour cela qu’il avait formulé un vœu.
Il refusait de faire confiance parce qu’il avait peur d’être blessé, et il avait peur d’être blessé parce que son corps était trop fragile. La pensée de mourir paralysait ses jambes. Il n’avait donc pas besoin de devenir plus fort, il lui suffisait d’un corps qui ne céderait jamais.
S’il possédait un corps inébranlable, il n’aurait plus à craindre d’être blessé.
S’il possédait un corps inébranlable, il n’aurait plus à trembler devant la mort.
S’il possédait un corps inébranlable, il n’aurait pas douté de son amour.
Alors, après cent ans de vie, il obtint le pouvoir qu’il avait tant désiré. Mais cela ne lui donna jamais la force de confier de nouveau son cœur à quelqu’un.
Voilà pourquoi il servait Yasuhide, qui lui offrait une voie commode vers un semblant de rédemption.
En se dévouant corps et âme à son maître, Tsuchiura pouvait tenter d’effacer son erreur passée. Et si Yasuhide finissait par le trahir, il n’aurait qu’à se dire qu’il n’était pas digne de confiance, lui non plus.
Mais faisait-il vraiment confiance à Yasuhide, au fond ? Non. En vérité, il n’était pas différent d’autrefois. Même doté d’un corps inébranlable, son cœur, lui, demeurait fragile.
Le sang frais jaillit.
Tsuchiura n’avait plus l’endurance nécessaire pour maintenir L’inébranlable. La mort approchait, et pourtant, son cœur restait perdu dans ses souvenirs.
Qu’avait-il souhaité, au fond ?
Alors que la fin se profilait, il posa les yeux sur ce démon insensé et comprit enfin.
— Je voulais juste… faire confiance à quelqu’un.
Il avait été trahi trop de fois. C’est pour cela qu’il voulait revenir à cet état d’innocence où il pouvait accorder sa confiance sans retenue. Comme ce serait beau, s’il avait pu la croire, elle !
Il prit enfin conscience du véritable désir enfoui en lui, et à cet instant même, une chaleur le traversa tout entier.
L’épée du démon, brandie de toutes ses forces, trancha le corps de Tsuchiura en diagonale.
***
La pluie s’était arrêtée à un moment donné.
Tsuchiura s’effondra lentement, face tournée vers le ciel.
Le combat était terminé.
— Tu es… fort.
Son regard vide était tourné vers le ciel. Il ne lui restait plus la moindre force. Une vapeur blanche s’élevait de son corps.
— Non… Je suis faible.
La faiblesse de Jinya expliquait la voie qu’il avait choisie. S’il avait vraiment été fort, il aurait surmonté sa haine et accepté Suzune, cette nuit-là.
— Mais tu sais… Peut-être que c’est mieux comme ça, d’être faibles.
À présent, Jinya pouvait vraiment le croire.
— Nous sommes devenus des démons parce que nous voulions retrouver ce que nous avions perdu. Nous cherchons en vain à devenir plus forts malgré notre faiblesse, enfermés dans nos existences erronées. Mais si nous avions été encore plus faibles… assez pour accepter notre faiblesse… alors peut-être que nous aurions pu mourir avec honneur.
S’ils avaient simplement accepté leur faiblesse, alors peut-être que Tsuchiura aurait pu se laisser tromper et tuer par la femme qu’il aimait, et Jinya, se laisser tuer par sa sœur. Ce n’auraient pas été des morts heureuses, mais sans doute plus dignes que les vies qu’ils avaient menées depuis.
— Je vois… Nous avons tous deux manqué le bon moment pour mourir.
— En effet.
Ils s’étaient entretués il y a à peine quelques instants, et pourtant, ils parlaient maintenant comme de vieux amis.
— Mais tout n’a pas été vain. J’ai compris ce que je désirais.
Tsuchiura leva son bras gauche, comme pour saisir le ciel dans son poing.
— Emporte avec toi L’Inébranlable.
Après avoir entrevu ses souvenirs, Tsuchiura savait pourquoi Jinya traquait les démons. Jinya baissa les yeux et aperçut un sourire de satisfaction sur son visage.
— C’est un pouvoir né d’une obsession misérable, mais il pourrait t’être utile.
Son vœu était resté inassouvi, mais il semblait en paix, comme un vieil homme parvenu au terme de sa vie.
— Je te suis reconnaissant. Tu m’as offert une mort dont je n’ai pas à rougir.
Jinya lui prit la main. Refuser une telle bonté aurait été malvenu, alors il utilisa Assimilation. Cette fois, il n’y eut aucune douleur, car le sentiment d’identité de Tsuchiura s’était déjà estompé. Le processus, en vérité, fut paisible.
— Pardonnez-moi, Yasuhide-sama. Je n’ai pas pu exaucer votre vœu.
Tsuchiura regrettait sincèrement d’avoir échoué. Quelles qu’aient été ses paroles, il était véritablement reconnaissant envers son maître. Peu importe les plans de l’homme, il l’avait sans conteste aidé, et sa loyauté avait été authentique.
— Comme c’est étrange… Je ne ressens aucune rancune envers toi, même si tu m’as absorbé. Peut-être que si nous nous étions rencontrés dans d’autres circonstances…
— …Oui. Peut-être que nous aurions combattu côte à côte.
— Ha, ha. En effet.
Même s’ils ne pouvaient jamais vraiment se comprendre, ils partageaient une douleur semblable. Peut-être cela aurait-il suffi pour qu’ils se tiennent côte à côte.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Tsuchiura. Tandis que ses dernières bribes de conscience s’effaçaient, Jinya eut la vision fugace d’une illusion née de l’instant de sa mort.
Il y avait un petit restaurant de soba à Edo, tenu par un homme jovial et une jeune femme au sourire plein de grâce.
Avec eux, un samouraï beaucoup trop sérieux, une fillette encore en bas âge, la fille d’un marchand qui se disputait sans cesse avec le gérant de la boutique familiale, et un rônin chasseur de démons.
— On y va, Tsuchiura ?
— Allons-y.
Après leur habituel repas de soba, les deux hommes s’en allaient chasser les démons. La jeune fille du restaurant les saluait comme toujours, et elle était là, à ses côtés.
Tsuchiura ferma doucement les yeux sur cette vision réconfortante, bien qu’impossible. Il était apaisant de découvrir que la mort, qu’il avait tant redoutée, pouvait être aussi douce. Mais il lui restait un regret.
Alors, il formula un vœu. Que, s’il existait un monde après celui-ci, il puisse y vivre sans jamais douter de personne…
Le cadavre disparut entièrement, ne laissant plus aucune trace. Et sur le corps de Jinya apparurent des motifs inquiétants, cercles et ellipses d’un noir d’encre cerclés de rouge, la preuve que ce que Tsuchiura avait laissé demeurait en lui.
Il reprit forme humaine et rengaina son sabre.
Ses bras et ses jambes lui faisaient atrocement mal, sans doute à force d’avoir trop frocé. Il aurait bien voulu se reposer un peu, mais quelque chose restait encore à accomplir.
La pluie avait cessé, et les nuages s’étaient éclaircis, laissant apparaître la lune dans le ciel. Elle baignait le monde d’une lumière pâle et douce. Cette atmosphère paisible calmait l’esprit… mais Jinya n’avait pas le loisir de s’y abandonner.
Il traîna son corps endolori le long du chemin menant à Edo. La rangée de pagodes semblait s’étirer à l’infini.
Il s’arrêta un instant et se retourna.
Il n’y avait plus personne. Pas la moindre trace. Le corps de Tsuchiura s’était évaporé, et les pensées que Jinya avait dévorées s’étaient éteintes elles aussi.
Seul subsistait, dans l’obscurité, un vœu laissé sans réponse.
— Adieu.
Jinya se remit en marche. Il leva les yeux vers la lune voilée et le bleu profond de la nuit, se demandant où irait ce vœu inassouvi.
[1]「親子鬼 Oyako-oni → « démon parent-enfant » ou 尻尾鬼 (shippo oni) → « démon de la queue » !
[2] 3 ken = 5,5m environ