SotDH T4 - CHAPITRE 4 : PARTIE 4
Voeu (4)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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On ne peut pas faire confiance aux humains.
Il le savait, mais ne le comprenait pas vraiment.
Tu ne peux pas lui faire confiance, soufflait une voix.
Alors, il fit un vœu. Un vœu pour un corps qui ne faillirait jamais.
S’il avait un tel corps…
La nuit était sans lune. Une pluie glaciale tombait à verse, faisant bruisser les feuilles des pagodes. Les branches souples ployaient sous le poids de l’eau, leur silhouette fragile dans l’obscurité.
Il n’y avait pas âme qui vive, rien que deux démons hideux.
Jinya se glissa sous le bras puissant tendu de Tsuchiura et porta un coup de sabre. Comme il s’y attendait, la lame fut aisément repoussée.
Tsuchiura répliqua aussitôt par un coup de poing que Jinya para avec son bras gauche difforme, mais il ne put en absorber totalement la force. Son corps grinça douloureusement, pourtant il ne recula pas. Il porta un second coup, visant cette fois la gorge. La lame toucha sa cible, mais ses mains furent aussitôt engourdies. La tête de Tsuchiura demeura bien en place, sa peau sans la moindre éraflure.
Jinya fit claquer sa langue. Il se propulsa aussitôt en arrière d’un bond, reprit une garde à bonne distance et fixa son adversaire. Il avait frappé de toutes ses forces, et pourtant ses assauts n’avaient eu sur Tsuchiura que l’effet d’une légère brise.
Le combat continua, mais après chaque échange, Tsuchiura restait indemne.
— Tu peux essayer autant de fois que tu veux, ça ne changera rien.
Jinya avait porté plus de dix coups à présent, et son adversaire n’avait pas perdu une once de son calme.
En technique, les deux se valaient. Il n’y avait pas de réelle différence de force ou de vitesse. Grâce à Force Surhumaine et Ruée, Jinya pouvait temporairement prendre l’avantage dans ces domaines, mais dans l’ensemble, il restait en position d’infériorité. Son adversaire ne pouvait tout simplement pas être blessé, quelle que soit la violence de ses attaques. Dans un affrontement entre deux combattants de force égale, le corps invincible de Tsuchiura dominait le duel.
— Ce n’est pas inutile.
Malgré son désavantage, Jinya n’avait pas perdu la volonté de se battre. Il pointa sans crainte la poitrine de Tsuchiura, où une toute petite entaille s’était formée. Ce n’était qu’une égratignure infime, mais une blessure tout de même. Jinya avait réussi malgré l’infime ouverte. Le cours du combat lui était défavorable, mais Tsuchiura n’était pas invincible.
— Cette capacité de durcissement, L’inébranlable… tu ne peux pas bouger quand tu l’utilises, n’est-ce pas ?
Un léger tressaillement suffit à confirmer son hypothèse. L’inébranlable était une capacité défensive ultime, mais elle empêchait les muscles et les articulations de se mouvoir.
— Et alors ? Cela ne change rien au fait que je sois invincible.
Tsuchiura demeurait imperturbable, même après que sa faiblesse eut été percée à jour. Et cela allait de soi. L’analyse de Jinya était juste, mais Tsuchiura bougeait pourtant sans difficulté. Jinya avait une autre idée de la raison.
Il était probable que Tsuchiura n’activait L’inébranlable qu’à l’instant précis où les coups touchaient. C’est ainsi qu’il parvenait à maintenir sa défense tout en assénant des frappes redoutables. Il avait su combiner ses pouvoirs démoniaques à sa technique humaine pour atteindre un niveau supérieur de combat.
En un sens, il représentait ce que Jinya aspirait à devenir : la fusion parfaite de l’homme et du démon. Tsuchiura était véritablement fort. Son corps indestructible posait problème, mais ce qui faisait vraiment sa dangerosité, c’était sa capacité à lire son adversaire. Il percevait l’instant précis où l’attaque de Jinya allait le frapper.
Sa force ne venait ni de sa puissance démoniaque, ni de ses techniques humaines, ni même de L’inébranlable. S’il était aussi fort, c’était parce qu’il savait tirer pleinement parti de toutes ses capacités. Autrement dit, Tsuchiura était vraiment fort.
Sans relâcher sa garde, Jinya resta concentré sur son adversaire, s’interrogeant sur la manière de le transpercer.
Il avait tenté de frapper Tsuchiura en plein mouvement, mais ce dernier activait sa capacité juste avant l’impact. Il avait utilisé Ruée pour bondir sur lui et Invisibilité pour dissimuler sa silhouette, mais Tsuchiura s’était défendu sans effort. Lame Volante n’était pas plus puissante qu’un coup ordinaire, et ses Esprits canins manquaient de force. Il savait déjà que Force Surhumaine ne suffirait pas. Restait Simulacre… mais ce n’était même pas une attaque. Il ne lui restait qu’une seule option…
Ses pensées s’interrompirent là. L’homme de près de huit shaku avançait à une vitesse impensable pour un gabarit pareil. Un être humain normal n’aurait même pas eu le temps de réagir. Le torse immobile, Tsuchiura s’avançait dans une trajectoire pure, parfaitement maîtrisée. Un mur de pluie s’éleva, et le poing de Tsuchiura le traversa.
Face à l’assaut, Jinya choisit d’avancer au lieu de reculer. Il abattit Yarai de sa main droite sous le bras tendu de Tsuchiura. Il ne cherchait pas à bloquer l’attaque, mais à en dévier la trajectoire. C’était une technique sans le moindre geste superflu, que lui avait montrée Okada Kiichi. Jinya pouvait l’imiter, bien qu’imparfaitement.
Il ne parvint pas à détourner entièrement le coup, et le poing de Tsuchiura entama la chair de son épaule gauche. La douleur fut vive, mais Jinya l’ignora et riposta en frappant l’épaule gauche de son adversaire avec sa paume gauche.
— Je t’ai dit que c’était inutile.
La main de Jinya eut l’impression de heurter du métal. L’inébranlable résistait encore. Tsuchiura était si sûr de lui qu’il avait laissé le coup porter. Son regard était chargé de mépris, mais Jinya s’en moquait bien. Il n’avait jamais eu l’intention de le vaincre avec une simple frappe. Il lui suffisait de le toucher.
Le bras gauche difforme de Jinya se mit à palpiter. Tsuchiura sentit le danger et tenta de reculer, mais il était trop tard.
Jinya n’avait aucun moyen de briser L’inébranlable. Mais il possédait un pouvoir capable d’affecter les êtres vivants, quels que soient leurs défenses : Assimilation.
Puisque Tsuchiura ne pouvait être brisé de l’extérieur, alors Jinya allait l’absorber.
En un instant, la conscience de Tsuchiura s’engouffra dans le bras gauche de Jinya.
Le monde se teinta de blanc.
Et dans un souvenir lointain qui n’était pas le sien, Jinya vit l’endroit où tout avait commencé.
***
À Kadono, il y avait une petite colline surplombant la rivière. Dans leur jeunesse, Tsuchiura et son amie, sa cadette de trois ans, affectionnaient particulièrement cet endroit. Ce jour-là, ils s’y rendaient main dans la main, comme lorsqu’ils étaient enfants.
Leur village n’offrait que peu de possibilités de distraction, et même s’il en avait eu, un paria comme Tsuchiura n’aurait de toute façon pas pu se mêler aux autres. Peut-être venait-elle ici avec lui si souvent parce qu’elle savait qu’il avait besoin d’une présence.
Les eaux limpides visibles depuis la colline scintillaient sous les rayons du soleil. Tous deux aimaient cette vue et, enfants, ils passaient des journées entières à la contempler.
— Il paraît que le conseiller de l’empereur est mort. Une guerre se profile à nouveau à l’horizon.
Parfois, le maître forgeron de Tsuchiura lui rapportait les nouvelles qu’il glanait auprès des marchands de passage. La paix éphémère instaurée par Toyotomi Hideyoshi s’éteindrait avec lui, et le pays basculerait de nouveau vers le conflit. Une guerre majeure approchait, une guerre qui scellerait le destin de la nation. Le village sidérurgique de Kadono allait bientôt être pris d’effervescence.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— …Rien.
La jeune fille baissa la tête, visiblement lasse du sujet. Elle essaya de sourire, mais son sourire était trop forcé pour tromper Tsuchiura.
— Si quelque chose te tracasse, tu peux m’en parler.
Elle était la seule à lui être restée fidèle durant son enfance. Il voulait, autant qu’il le pouvait, lui rendre cette loyauté.
Un instant, elle sembla au bord des larmes.
— Je vois… Alors, il y a quelque chose que j’aimerais te dire.
Mais l’ombre se dissipa de son visage, remplacée par un regard chaleureux, embué de larmes, tourné vers lui. Sa voix tremblait de nervosité.
— Je t’aime.
Son cœur s’emballa. Il n’en revenait pas, et pourtant un sourire radieux se dessina sur son visage. Il voulut lui répondre, mais une douleur aiguë transperça son dos. Puis une autre, et encore une autre. Il baissa les yeux et vit plusieurs lames ressortir de sa poitrine. Dans un effort pénible, il se retourna et aperçut derrière lui plusieurs jeunes du village, avec un sourire écœurant.
— Maudit démon.
Ils le tailladèrent encore. Être traité de démon ne signifiait pas qu’il en avait la force. Ils le transpercèrent encore et encore, avec une facilité ridicule.
Une fois de plus, il tourna les yeux vers elle. Elle semblait sur le point de pleurer, mais elle n’était pas surprise. Elle savait qu’ils viendraient… Non, c’était elle qui avait attiré Tsuchiura ici pour cela.
— Hé hé. Merci de nous avoir aidés à tuer ce démon, dit l’un des hommes en s’adressant à elle.
Ah, pensa Tsuchiura. J’ai été trahi.
Dès qu’il comprit, ses genoux cédèrent. Quelle idiotie. Malgré tous les affronts qu’il avait subis, il n’avait rien appris. Comment avait-il pu lui faire confiance ?
— Il ne reste plus que cette femme démon. On aurait dû s’en débarrasser dès le départ.
Femme démon… Tsuchiura comprit qu’ils parlaient sans doute de l’épouse du forgeron. Les villageois tentaient-ils de tuer tous les démons ? Était-ce pour cela qu’il mourait lui aussi ?
Ses pensées se troublèrent sous l’effet de la perte de sang. Le silence s’installa dans son esprit. Son regard errant se posa une dernière fois sur elle, mais elle détourna les yeux.
Elle ne voulait même pas croiser son regard. Elle aussi ne le voyait que comme un démon. Elle l’avait attiré ici pour qu’il soit tué. Le temps qu’ils avaient partagé ne signifiait rien pour elle.
Cela faisait mal. Cette vérité remua en lui un flot d’émotions contradictoires. Tristesse. Désespoir. Haine. Un tourbillon obscur, indéfinissable, naquit en son sein.
Le sang continuait de couler inlassablement. Sa conscience s’étiolait peu à peu.
Il aurait dû écouter ses doutes. Pourquoi serait-elle restée auprès de quelqu’un comme lui ? S’il y avait réfléchi ne serait-ce qu’un peu, il ne serait peut-être pas mort ici. Il se maudit, alors que la fin approchait. Mais plus fort encore que le regret… il y avait la peur. Une peur viscérale que tout s’arrête ainsi, que sa vie ne rime à rien.
Non…
Il avait un corps plus grand que la moyenne, et l’on voulait le tuer pour cette seule raison. Quelle absurdité.
Non… pas comme ça…
Pourquoi était-ce lui qui devait mourir, alors que ceux qui l’avaient humilié étaient épargnés ?
Je ne veux pas mourir comme ça.
Il s’accrocha désespérément à la vie, pitoyable, suppliant que cela ne se termine pas. Et c’est alors qu’il formula un vœu, un vœu qui changea tout.
— H-hé…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?!
Il perçut les exclamations stupéfaites des hommes. Leurs voix tremblantes d’effroi apaisèrent son esprit, lui permettant de saisir le bouleversement en lui.
— Qu’y a-t-il ? N’est-ce pas ce que vous vouliez tous ?
Ils l’avaient traité de démon, non ? Alors pourquoi semblaient-ils si surpris qu’il en devienne un ?
Sa chair se remodela. Les lames plantées dans son corps furent repoussées par des muscles enflés.
Sa stature grandissait à vue d’œil, une corne jaillit de son front. Sa peau devint couleur bronze, marbrée de motifs noirs, cercles et ellipses avec une surbrillance de rouge.
— A-ah…
Il entendit la peur dans la voix de son amie d’enfance. Mais lui ne ressentait plus rien. Plus jamais il ne ressentirait quoi que ce soit, maintenant qu’il avait renoncé à son cœur.
La haine déborda en lui, il était devenu un véritable démon.
Il se mit à massacrer les hommes.
Les humains étaient si fragiles. Il ne leur fallait qu’un instant pour n’être plus qu’un amas sanglant de chair, sans même le temps de pousser un cri.
Mais il ne s’arrêta pas après les avoir tués. Son regard se tourna vers la jeune fille qui avait autrefois compté pour lui.
— Tu ne comptes pas fuir ?
Peut-être l’avait-il aimée autrefois. Mais à présent qu’il était un démon, sa haine envers elle était sans limite.
Malgré la malveillance dirigée contre elle, elle ne broncha pas.
— Non… J’ai peur, mais je ne fuirai pas. Même si tu es devenu un démon, tu restes toi.
Les épaules tremblantes, elle lui adressa ce même sourire qu’elle avait quand ils étaient enfants.
Elle ne peut pas être digne de confiance, murmura une voix en lui. Ces mots, ce sourire… tout cela n’est qu’un moyen de sauver sa peau. Il ne pouvait en être autrement. Elle tentait simplement de l’amadouer pour qu’il l’épargne. Dès l’instant où cette certitude s’imposa à lui, ses pieds se mirent en mouvement.
Peut-être n’était-il déjà plus lui-même. Il ne comprit vraiment ce qu’il faisait qu’une fois l’acte accompli. Il ressentit une sensation désagréable au bout des doigts. Son bras monstrueux venait de transpercer son corps.
— Ah…
Quelqu’un laissa échapper un son. Il était trop abasourdi pour comprendre d’où il venait.
Elle avait voulu le tuer, alors il l’avait tuée. C’était ce qu’elle méritait. Et pourtant, son cœur se tordait de douleur.
Il retira son bras, et elle s’effondra, les yeux tournés vers le ciel.
Leurs regards se croisèrent un bref instant. Il n’y avait aucune peur dans ses yeux. Elle souriait encore doucement, et une unique larme glissa sur sa joue. Dans un souffle empreint de remords, elle dit :
— Je suis désolée. Je n’ai pas su être forte comme toi…
Sans même en prendre conscience, il lui prit la main, et sentit la vie s’échapper peu à peu de son corps. La seule chaleur qu’il percevait venait de son sang sur sa peau, tandis que le sien se refroidissait, inexorablement.
Ce n’est qu’alors qu’il reprit ses esprits, réalisant ce qu’il venait de faire.
— Non…
On l’avait dupé. On l’avait trahi. Toutes ses croyances avaient été piétinées en un instant.
Mais il n’avait jamais voulu cela.
Un démon ne peut échapper à sa nature. Son attachement excessif à la vie l’avait rendu méfiant envers autrui, l’avait inconsciemment poussé à agir comme il l’avait fait. Tel était le démon qu’il était devenu.
Puis, tout s’évanouit dans l’obscurité.
Le rêve prit fin.
Mais chaque fois qu’il fermait les yeux, le magnifique paysage qu’ils avaient contemplé ce jour-là revenait le hanter.
C’est pour cela qu’il avait formulé un vœu…