SotDH T4 - CHAPITRE 4 : PARTIE 3

Voeu (3)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Enfant démon. C’est ainsi que les autres appelaient Tsuchiura depuis son plus jeune âge, à cause de son physique anormal. La seule qui ne l’appelait pas ainsi était une fillette avec qui il était proche.

Il ne s’était jamais considéré comme malheureux. Les enfants de son âge se moquaient de lui, mais aucun n’osait l’approcher à cause de sa force. Ils se contentaient de lui lancer des insultes de loin, et ces lâches ne pouvaient rien contre lui. De temps à autre, l’un d’eux tentait de passer à l’acte, mais un seul coup de poing suffisait à le faire fuir en pleurant.

Il avait vécu une enfance solitaire, mis à l’écart, mais au lieu d’en souffrir, il avait fini par comprendre sa situation. L’expérience lui avait appris que les hommes discriminaient au moindre écart, et il n’attendait donc plus rien d’eux. Parfois, des adultes le harcelaient, allant jusqu’à le repousser du pied. Mais il n’en était ni blessé ni déçu, car il avait appris à s’attendre à ce genre de traitement. À seulement sept ans, il connaissait déjà une vérité du monde : on ne pouvait faire confiance à personne.

Vingt ans plus tard, il était devenu un colosse mesurant près de sept shaku et n’était plus appelé « enfant démon », mais simplement « démon ». Bien sûr, il n’en était pas un à proprement parler, puisqu’il avait les yeux brun foncé, mais sa carrure suffisait à lui valoir ce surnom. Le village ne l’avait pas chassé, mais faisait tout son possible pour ignorer son existence.

Ses parents étaient déjà morts, et il ne parlait qu’à très peu de monde. Le chef du village le protégeait plus ou moins, lui permettant de continuer à vivre sur place, mais Tsuchiura ne se sentait en rien à sa place. Et pourtant, il ne se considérait toujours pas comme malheureux, mais cette fois pour des raisons différentes de celles de son enfance.

— Ah, te voilà, Tsuchiura.

Profitant d’un instant de répit entre deux coups de marteau, le forgeron le salua.

Devenu jeune homme, Tsuchiura travaillait comme apprenti chez un forgeron, fabriquant des objets en fer comme des couteaux de cuisine. Il n’aspirait pas particulièrement à devenir forgeron ; c’était simplement le seul métier qui lui avait été accessible en tant que paria.

— Regarde-moi ça. Je travaille sur la deuxième. J’ai tenté quelque chose avec la trempe : des taches floconneuses pour souligner la douceur des ondes. C’est fin, élégant… comme une demoiselle délicate.

Le maître hocha la tête, satisfait, en montrant l’épée. C’était un artisan hors pair, mais aussi un original. On le disait le plus grand forgeron du village, mais il ne travaillait que quand l’envie lui prenait. Hormis la préparation des matériaux, il tenait obstinément à tout faire lui-même. Les rumeurs prétendaient que son atelier était un repaire de démons, puisque Tsuchiura y travaillait, mais le maître n’y prêtait aucune attention.

Laisse tomber, Kaneomi. Tu vas finir par mettre ton pauvre disciple mal à l’aise.

Mais ce qu’il y avait de plus étrange chez cet homme, c’était sa femme. Si les rumeurs sur l’atelier de démons étaient dues à la présence de Tsuchiura, il y avait bel et bien un démon qui le fréquentait, et c’était nul autre que l’épouse du maître-forgeron.

— Regarde-moi ça, Yato ! C’est une vraie beauté, pas vrai ?

…Tu sais que les gens te trouvent bizarre à force de dire des choses pareilles, non ?

— Allez, ne me fais pas ces yeux-là… Oh non, toi aussi, Tsuchiura !

— Désolé.

Tsuchiura ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en coin en entendant l’échange entre cet homme d’une trentaine d’années passées et cette femme à l’apparence d’une adolescente. Toujours amusé, il se remit à l’ouvrage.

Il gardait sa méfiance envers les hommes, mais il avait fini par ouvrir son cœur à quelques-uns : son maître-forgeron, qui lui avait transmis un métier ; la femme de ce dernier, un démon ayant épousé un humain ; et une autre personne.

— Tiens, voilà ta belle qui arrive. Franchement, vous pourriez vous trouver un toit, tous les deux, lança le maître au regard perçant, un sourire narquois aux lèvres.

Une silhouette se dessinait devant l’atelier, jetant un coup d’œil à l’intérieur. C’était la seule personne à ne jamais l’avoir traité de démon durant son enfance.

— Bon, et si on s’arrêtait là pour aujourd’hui ? proposa le maître-forgeron.

— Hein ? Mais…

— C’est bon, c’est bon. Allez, ouste. Va t’en.

Il trouvait souvent un prétexte pour dispenser Tsuchiura.

Vas-y. C’est bien de faire des pauses, de temps en temps, dit la démone à la longue chevelure noire, dans un sourire.

— …Fort bien. J’accepte votre offre généreuse.

— Ouais, c’est ça ! …Attends, pourquoi tu l’écoutes elle et pas moi ? C’est moi ton maître, non ?!

Tsuchiura fit mine de ne pas l’entendre, rangea rapidement ses outils et quitta l’atelier. Son visage restait impassible, mais son cœur battait la chamade.

Alors qu’il sortait, la jeune fille l’accueillit avec ce sourire doux et familier…

…Tsuchiura avançait sous une pluie battante, le long d’une route obscure. Il suivait le Nakasendô, voie principale reliant Nihonbashi à Edo jusqu’à Sanjô à Kyôto. Longue d’environ cent trente ri[1], elle comptait soixante-neuf relais. Comme la Tôkaidô, elle faisait partie des cinq routes majeures partant d’Edo et constituait un axe commercial essentiel du pays.

La pluie rendait la visibilité difficile.

Le vacarme des gouttes était assourdissant, et l’obscurité semblait s’étendre à l’infini. Tsuchiura marchait seul. La route s’étirait devant lui, mais la mauvaise visibilité en dissimulait tous les contours. C’est peut-être ce qui fit resurgir certains souvenirs… des souvenirs qu’il aurait préféré oublier, mais qui ne le quittaient jamais.

Il secoua la tête pour chasser la mélancolie et balayer ces pensées. À Kyôto, de nombreux partisans de l’Empereur l’attendaient. Sur ordre de son seigneur, il allait tous les massacrer. Il n’avait pas besoin de ces distractions.

Une rangée d’arbres des pagodes apparut au bord de la route, ainsi qu’un monticule de terre élevé. Toutes les grandes routes du pays possédaient ces monticules, installés à intervalle régulier d’un ri[2]. Ils servaient de bornes, souvent bordés d’arbres tels que des micocouliers ou pagodes, offrant un peu d’ombre aux voyageurs. En comptant ces monticules, on pouvait estimer la distance restante jusqu’à destination.

Les humains avaient vraiment des idées amusantes.

Tsuchiura avait été humain, jadis, du moins techniquement, avant d’être corrompu par des émotions sombres et de devenir un démon. Mais comme on l’avait toujours traité comme tel, même enfant, il ne s’était jamais vraiment considéré comme un être humain.

Il dépassa d’innombrables arbres, jusqu’à apercevoir une silhouette adossée à l’un d’eux, près du monticule. Sans doute un voyageur cherchant à s’abriter de la pluie. Sur ses gardes, Tsuchiura plissa les yeux, puis recula, stupéfait.

La silhouette sous l’arbre n’était pas humaine.

Elle s’appuyait nonchalamment contre le tronc, les bras croisés, l’œil gauche fermé. Sa peau avait l’aspect du métal terni, et son bras gauche, gonflé à l’extrême, était d’un rouge sombre. Sa chevelure argentée, trempée par la pluie, retombait jusqu’aux épaules et brillait comme une lame émoussée.

— Tu as mis du temps, dit-elle en s’avançant lentement sur la route, sortant de l’abri de l’arbre. Elle se mouvait avec assurance, sans la moindre trace d’hésitation. Ses yeux brillaient d’un rouge intense.

— Toi…

C’était Jinya, le démon que Tsuchiura avait affronté peu de temps auparavant. Une fois encore, il lui barrait la route.

 

***

— Je t’attendais.

Jinya dégaina son sabre, puis laissa retomber son bras sans la moindre garde.

— J’ai pu interroger quelques démons un peu plus tôt. Il paraît que tu te rends à Kyôto ?

Tsuchiura plissa légèrement les sourcils. Ainsi, les démons déguisés en citadins que Jinya avait croisés faisaient bien partie des sbires de Yasuhide. Il avait eu de la chance de les arrêter par hasard.

— Tu les as tués ?

— Oui. Ils ne valaient même pas un échauffement.

Leur échange était dénué de toute émotion. Jinya ne voyait aucun inconvénient à éliminer ceux qui se dressaient sur son chemin, et Tsuchiura n’avait que faire de simples pions sacrifiables.

— Pourquoi ? demanda-t-il, sa voix glaciale se mêlant au fracas de la pluie. —  Pourquoi tiens-tu tant à contrarier Yasuhide-sama, au point de massacrer les tiens ?

La question était légitime. Quelle que soit la mission de Tsuchiura à Kyôto, elle ne concernait en rien Jinya.

— Maintenant que ta véritable nature a été révélée au monde, tu n’as plus aucune raison de te battre pour les humains. Je ne comprends pas ce que tu cherches.

Tsuchiura le fixait avec perplexité.

Peut-être les humains discriminaient-ils à la moindre différence, mais même les démons craignaient ce qu’ils ne pouvaient comprendre. Cette pensée lui apporta un peu de calme, malgré la tension de l’instant.

— Je l’ai déjà dit, mais je ne soutiens aucun des deux camps dans ce conflit, commenta Jinya. Que ce soit pour ouvrir les frontières ou repousser les étrangers, cela m’indiffère complètement… Cela étant dit, je ne peux simplement pas accepter les méthodes de Hatakeyama Yasuhide.

À Kyôto, les loyalistes de la cour impériale, opposés au shogunat, et les partisans de ce dernier s’affrontaient ouvertement. Leurs convictions différaient, mais les deux camps se battaient pour l’avenir qu’ils jugeaient le meilleur pour le pays, sacrifiant ce peu de temps que leur vie leur accordait pour atteindre ce qu’ils croyaient juste. Leur existence, éphémère comme les fleurs qui s’épanouissent pour aussitôt se faner, possédait une beauté que les démons, êtres aux vies bien plus longues, ne connaissaient pas.

— C’est le combat des hommes, une bataille qui écrira l’Histoire… Des monstres comme nous n’y ont pas leur place.

— C’est pour cela que tu t’opposes à moi ?

— Non. Je ne suis pas aussi excentrique. Si je suis ici, c’est pour une raison bien plus simple.

Jinya était un démon. Il croyait sincèrement que ce combat devait revenir aux hommes. Mais cela ne suffisait pas à l’empêcher d’agir. S’il se tenait là, à cet instant, c’était pour une raison d’une simplicité désarmante.

— Le champ de bataille de mon ami se trouve au-delà de cette route. Je suis désolé, mais je ne peux pas te laisser passer.

Jinya ne voulait pas qu’un intrus vienne s’immiscer dans la voie que son ami avait choisie. Qu’il meure sous la lame d’un autre homme, qu’il tombe en défendant son code de samouraï, cela, il pouvait l’accepter. Mais pas que Naotsugu périsse, victime des machinations de Yasuhide.

— J’ai longtemps cru ne pas avoir le droit d’intervenir. Je suis gouverné par la haine, je veux tuer ma propre sœur. Mais j’ai compris que même quelqu’un d’aussi abject que moi pouvait encore sauver autrui.

Il avait enfin trouvé une réponse à cette vieille question qu’on lui avait posée autrefois. Il ignorait encore quelle décision il prendrait au bout de son périple, mais même lui avait des êtres à protéger.

— Pour cette manière de vivre dont je ne peux me détacher, pour ces convictions auxquelles je m’accroche…

Non pas pour la justice, mais pour ses désirs égoïstes. C’est là que résidait son but.

— …et pour ceux que je veux protéger, c’est dans ce but que je manie ma lame.

Même si la voie qu’il avait choisie était mauvaise, il y avait des gens qu’il pouvait encore sauver. Sa lame, désormais, ne vacillerait plus.

— Je vois… murmura Tsuchiura en hochant la tête, comme s’il comprenait.

Puis, soudainement, son corps enfla. Ses vêtements se déchirèrent sous la poussée de ses muscles, et des motifs apparurent sur sa peau. Il redevint un démon.

Ainsi, toi aussi, tu as quelque chose en quoi tu crois.

Ses yeux rouges ne reflétaient ni haine ni malveillance, mais une lueur presque sincère.

Jinya se demanda ce qui avait provoqué un tel regard, mais il n’avait aucun moyen de le savoir. Ce qu’il comprenait, en revanche, c’était que Tsuchiura, lui aussi, se battait pour une conviction.

— C’est exact. Et je n’ai nullement l’intention d’y renoncer.

Naturellement, moi non plus.

Cela ne laissait qu’une seule issue.

Je vais te tuer.

— C’est ta fin.

Sous la pluie, les deux démons répétèrent les mêmes paroles qu’ils s’étaient déjà lancées.

 

[1] 130 ri = 510 km environ

[2] 1 ri = 4km environ

 

 

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