SotDH T4 - CHAPITRE 3 : PARTIE 2

Changement (2)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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C’était un après-midi d’automne, et le froid s’insinuait jusqu’aux os. Jinya se rendit au Kihee en compagnie de Nomari. Comme toujours, le patron les accueillit, mais quelque chose avait changé chez lui.

— Oh, Jinya-kun. Entrez donc tous les deux.

Il était dans la cuisine, plus maigre encore qu’auparavant. Ses bras ressemblaient à des branches desséchées, son visage osseux était couvert de rides. Pourtant, sa voix restait aussi vive que jamais.

— Tout va bien ? demanda Jinya, s’arrêtant net.

Le patron du restaurant avait été alité pendant un bon moment. Le voir debout, en train de préparer des soba, relevait de la surprise.

— Oh, je vais bien. Je me sens drôlement en forme, aujourd’hui. Ça fait du bien de refaire des soba.

Et en effet, malgré sa maigreur, il semblait plein d’entrain. Il ne cessait de s’activer tout en parlant, découpant la pâte aplatie en fines lamelles.

— Papa… Ne te force pas, s’inquiéta Ofuu.

Son père lui adressa un sourire et continua son travail. Jinya ne fit aucun commentaire et s’assit. Nomari prit place à côté de lui sans un mot, balançant simplement ses jambes avec insouciance. Ofuu baissa les yeux, impuissante, et attendit que son père termine la préparation.

— Voilà, deux soba, annonça le patron.

C’était, bien entendu, des kake soba. Jinya en commandait depuis si longtemps que le propriétaire s’était mis à les préparer dès qu’il le voyait franchir le seuil. Cela lui rappela ô combien de fois il était venu ici.

— Tenez, dit Ofuu en apportant les bols.

— …Merci.

Jinya attrapa une paire de baguettes et commença à manger. Nomari fit de même avec son petit bol personnel.

Jinya entretenait une longue histoire avec le Kihee. Au départ, il n’avait choisi l’endroit que parce qu’il attirait peu de clients. Mais il s’y était rendu bien plus souvent qu’il ne l’aurait imaginé. Il ne l’avait jamais dit ouvertement, mais il considérait le Kihee comme un lieu où il pouvait relâcher sa garde, un second foyer. Il savait qu’il se souviendrait toujours avec tendresse du temps passé ici.

…Avec tendresse ? Jinya s’interrompit dans ses pensées. Pourquoi avait-il l’impression que tout cela appartenait déjà au passé ? Une sensation étrange l’envahit. Il en ignorait l’origine, mais il avait le pressentiment que quelque chose allait survenir, quelque chose qui ne reviendrait jamais.

— Tiens, Ofuu, mange un peu toi aussi.

— Hein ? Oh, euh…

Le patron apporta deux bols supplémentaires et les posa sur la même table que celle où Jinya et Nomari étaient déjà installés. Il était clair qu’ils étaient destinés à lui et à sa fille. Ofuu parut déconcertée, incertaine de savoir si elle pouvait vraiment manger avec les clients présents.

— C’est bon. Pour une fois, mangeons tous ensemble, dit son père.

— Il n’y a que nous, de toute façon, ajouta Jinya.

Hésitante, Ofuu finit par les rejoindre, si bien qu’ils se retrouvèrent tous les quatre réunis autour de la table. Jinya trouva la situation étrange, mais cela l’amusait un peu.

— Jinya-kun, tu es vraiment un habitué de la maison, hein ?

— On dirait bien. Ça doit faire plus de dix ans, je crois.

— Exact. Je me souviens que ton tout premier plat, c’était un kake soba. Tu n’as pas changé d’un poil, ni dans tes goûts ni dans ton apparence. Même si tu n’avais pas encore la petite demoiselle, à l’époque.

Il jeta un œil à Nomari, qui inclina la tête, un peu perdue par ses paroles. Ce geste adorable fit naître un léger sourire sur les lèvres de Jinya.

— Heh heh. Jamais je n’aurais cru te voir faire une tête pareille, à l’époque. Vieillir a du bon.

— …Mais bon, un sourire, ça ne me va pas trop, répondit Jinya, s’efforçant de retrouver son sérieux en voyant le patron tenter de réprimer un rire.

 C’était trop tard, bien sûr. Son air renfrogné n’eut pour effet que de faire pouffer Ofuu à son tour.

— Mais si, au contraire, un sourire te va très bien… Bien plus que la chasse aux démons, si tu veux mon avis, dit le propriétaire.

Ses mots plongèrent le restaurant dans un bref silence.

— Tu as une fille, maintenant. Tu ne crois pas qu’il serait temps de raccrocher ? Si tu cherches du travail, tu peux venir ici. Ou… mieux encore, tu pourrais épouser Ofuu et reprendre le restaurant. Qu’est-ce que tu en dis ?

Il avait dit cela sur le ton de la plaisanterie, mais Jinya sentit qu’il était on ne peut plus sérieux. La chasse aux démons était un métier dangereux, et il pouvait perdre la vie à tout moment. Ne vaudrait-il pas mieux choisir une vie paisible, à présent ?

Peut-être que oui. Il avait désormais Nomari. Il serait sans doute préférable qu’il renonce aux combats et qu’il passe ses journées dans la paix. Il sentait, au fond de lui, qu’il serait véritablement plus heureux ainsi.

— Désolé. Je ne peux pas faire ça.

Il rejeta fermement, mais avec douceur, l’offre bienveillante du patron.

— …Je vois.

Il y avait de la déception dans le regard de l’homme, mais elle était légère. Il s’était attendu, en partie, à cette réponse.

Jinya aurait pu en rester là. Mais il ne le fit pas. Cet homme avait toujours été bon envers lui. Il s’inquiétait pour lui, bien plus que pour un simple client.

Jinya ne pouvait ignorer une telle gentillesse. Il prit alors la parole d’une voix lente et posée :

— Un démon ne peut échapper à sa nature.

Il baissa les yeux vers son bras gauche, vers cette paume vide. Tant de choses lui avaient échappé, entre les doigts de cette main faible, si faible.

— C’est ce qu’un démon m’a dit un jour, il y a longtemps. Les démons vivent esclaves de leurs émotions. Ils feront tout pour accomplir leur but, même si cela doit les mener à la mort. C’est pourquoi je pense que je ne pourrai jamais changer. Je vivrai, et je mourrai, avec ces émotions que je porte en moi.

Depuis qu’il avait tout perdu et qu’il n’était plus ni humain, ni démon, arrêter sa sœur était devenu sa seule boussole. C’était tout ce qui lui restait.

— Mais tu as changé, Jinya-kun, dit le patron.

— Peut-être. Un peu. Mais ce n’est pas pareil.

Il considérait à présent Kihee comme un second foyer. Quelqu’un l’attendait, après chaque mission dangereuse. Il s’était fait de nombreux amis. Une enfant lui avait été confiée. Il avait combattu l’idéal qu’il portait en lui, et prouvé la force de celui qu’il était aujourd’hui. Chacune de ces choses précieuses l’avait changé.

Et pourtant, la haine persistait au fond de lui. Tous ces changements ne faisaient que rendre plus douloureux ce qui, lui, ne pouvait pas changer.

— La seule différence, c’est que j’ai appris à souffler un peu. Mes fardeaux, mon but, eux, n’ont pas changé le moins du monde. Quand le moment viendra, je suis certain que je laisserai tout cela derrière moi.

Jinya chérissait sincèrement tout ce qu’il avait gagné, mais il savait qu’il finirait par tout abandonner. Ce n’était pas une conviction, mais plutôt une prémonition. Tout comme ce démon doté de la clairvoyance qu’il avait croisé autrefois, Jinya voyait se dessiner devant lui un avenir inévitable.

— C’est pour ça que tu ne peux pas mener une vie normale ? demanda le patron.

— Oui.

— Et ça ne te dérange pas ? Le regard qu’il posa sur lui exprimait plus de pitié que d’inquiétude, et le cœur de Jinya se serra.

— Non. J’ai un but, et je suis prêt à tout sacrifier pour l’atteindre.

Il était même prêt à dévorer les siens. Il avait déjà perdu des liens à cause de cette vie, mais il croyait pouvoir continuer à avancer, à condition de s’en donner la force. Jusqu’ici, il avait tenu bon.

— Et pourtant… j’ignore pourquoi, mais cette vie que j’ai choisie me semble aujourd’hui terriblement pesante.

Si le meurtrier qu’il avait jadis affronté était encore là, il l’aurait sans doute traité d’impur. Lui qui se targuait d’être entièrement voué à son objectif, le voilà qui vacillait. Quelle pitié.

— Alors pourquoi ne pas tout changer ? demanda encore le patron.

— Si j’en étais capable, je ne serais jamais devenu un démon, répondit Jinya avec un sourire ironique, empreint d’autodérision.

Le patron partit d’un grand éclat de rire. Son visage arborait sans doute la même expression que celle que Naotsugu avait un jour admirée.

— C’est étrange à dire, mais… tout ce que tu viens de dire me rend heureux.

Jinya lui lança un regard perplexe, sans comprendre ce qu’il voulait dire.

Le vieil homme bomba fièrement le torse.

— Tu viens de dire que la vie que tu mènes te pèse, et c’est bien la preuve que tu tiens à celle que tu vis aujourd’hui. Tu as peur de tout laisser derrière toi. Moi, Ofuu, Nomari, Naotsugu… nous comptons à présent autant que le but que tu poursuis. Et ça, Jinya-kun, ça me rend heureux.

L’esprit de Jinya se vida. Le patron avait visé juste. Après toutes les justifications qu’il s’était données, la vérité était en réalité bien plus simple.

— Je vois. Je… je ne voulais juste pas que ça s’arrête.

Ses mots n’étaient rien d’autre qu’une plainte digne d’un enfant. Les démons vivaient longtemps. Le patron et Naotsugu finiraient inévitablement par disparaître bien avant lui.

En tant que démone, Ofuu resterait, mais Kihee ne serait plus jamais le même sans ces deux-là. Cette pensée attristait profondément Jinya et faisait naître en lui un besoin de révolte.

— Je suis toujours aussi faible, hein ? dit-il, le visage adouci par la reconnaissance de sa propre fragilité.

Le vieil homme lui adressa un sourire empli de fierté, comme s’il assistait à la maturité de son propre fils.

— Ofuu… et toi aussi, Jinya-kun. Écoutez bien un instant.

L’air se tendit aussitôt. Jinya comprit instinctivement que les paroles qui allaient suivre ne devaient pas lui échapper.

— Vous vivrez tous les deux bien plus longtemps que moi. Et vous connaîtrez, inévitablement, de nombreuses pertes. Parfois, ce que vous aurez perdu deviendra encore plus précieux dans vos souvenirs, même si cela ne reviendra jamais. Et cela pourra vous rendre tristes, au point de vous faire pleurer.

Les yeux du vieil homme se plissèrent, comme s’il fixait une lumière lointaine. Jinya se demanda ce qu’il voyait, avec cet air perdu dans le passé, mais il n’avait aucun moyen de le savoir.

— Mais ce n’est pas grave. Il n’y a rien de mal à cela. Si, au cours de votre long voyage, vous repensez au passé et ressentez le besoin de pleurer, soyez-en fiers. Cette tristesse est la preuve qu’il y a eu, un jour, quelque chose ou quelqu’un de vraiment précieux pour vous. Pleurez autant que vous le voudrez.

Jinya et Ofuu restèrent silencieux. Ils sentaient que cet homme avait réellement réfléchi à leur avenir, et ils ne voulaient pas l’interrompre.

— Mais surtout, ne méprisez jamais le présent par peur de la séparation à venir. Cela ne ferait que blesser votre passé, ceux qui vous ont aimés… et vous-mêmes.

Quelle vision, se demanda-t-on, contemplait-il derrière ses paupières désormais closes ? Jinya et Ofuu n’en sauraient jamais rien.

L’homme poursuivit, la voix pleine d’ardeur :

— Vous allez vivre longtemps, tous les deux. Et je suis sûr qu’il viendra des jours où vous aurez tant perdu que vous penserez ne plus pouvoir avancer. Vous repenserez au passé, vous souffrirez, et vous finirez par croire que vous détestez tout.

Il rouvrit les yeux et leur adressa un doux sourire. Avec tendresse, il ajouta :

— Mais vous savez… même si vous êtes tristes un moment, il y aura toujours quelqu’un avec qui vous pourrez sourire de nouveau, un jour. C’est précisément parce que vos vies seront longues que je veux que vous chérissiez chaque instant présent autant que possible.

Ne vous laissez pas enchaîner par le passé. Vivez, en tenant le présent à cœur.

— C’est ce que je vous souhaite, à tous les deux.

Lui aussi, un jour, ne serait plus qu’un souvenir pour eux. Et c’était ce qui donnait tout son poids à ses paroles, ce qui les rendait si précieuses.

Ayant terminé, le patron poussa un long soupir.

— Alors ? Est-ce que j’ai réussi à ressembler un peu à un père ? demanda-t-il avec un clin d’œil espiègle.

Son sourire en coin, son sourcil levé, son ton moqueur : son naturel était revenu d’un coup, dissipant l’atmosphère tendue en un instant.

— Comment ça, « comme un père » ? C’est le cas, non ? C’est juste que votre histoire avec Ofuu a commencé un peu différemment de celle des autres, répondit Jinya.

— C’est vrai. Et je suis très fière de pouvoir t’appeler « père », dit Ofuu.

Même sans lien de sang, même s’ils n’étaient pas tous deux humains, le patron avait prouvé qu’il était bel et bien son père. Il lui avait donné de son temps, chose qu’aucune lame ne saurait jamais accomplir.

— Oh, au fait, Jinya-kun, et toi aussi, Nomari-chan… Est-ce que vous pourriez vous lever un instant ?

— Pour quoi faire ?

— Ah, vous verrez bien.

Le sourire malicieux du vieil homme ne présageait rien de mauvais. Jinya, un peu perplexe, obéit tout de même et se leva.

— Merci. Ofuu, tu pourrais te mettre à côté de Jinya-kun ? Voilà, comme ça.

Il leur indiqua l’endroit exact d’un geste satisfait. Jinya et Ofuu lui faisaient face, dos à la cuisine, et Nomari se tenait entre eux.

— Hm, encore une chose. Nomari-chan, tu veux bien tenir la main de ton papa et celle d’Ofuu ?

— Comme ça ? dit-elle en attrapant les deux mains et en se laissant aller, son poids réparti entre eux.

La traction subite fit légèrement pencher Ofuu, la rapprochant de Jinya. Bien qu’ils se connaissent depuis longtemps, cette proximité l’embarrassa, et elle rougit un peu.

Le regard du vieil homme s’adoucit. Avec la petite entre eux, leurs mains liées, tous trois ressemblaient à…

— Ah… Comme c’est beau. Je suis content d’avoir pu voir ça, murmura le patron.

Le sourire qu’il affichait alors était plus lumineux encore que tout ce qu’ils lui avaient vu jusqu’ici.

— Pfiou, reprendre le travail après tout ce temps, ça fatigue un peu. Désolé, Ofuu, je te laisse ranger ?

Il s’étira, leur fit un signe de la main, puis se dirigea vers la chambre.

— À demain.

Il s’arrêta une dernière fois, se retourna, et leur adressa ce sourire jovial qu’ils connaissaient si bien.

 

Et ce fut son dernier.

De retour dans son lit, le patron, Miura Sadanaga Hyouma, ne se réveilla plus jamais.

Il avait bouleversé sa vie pour le bien d’un démon, sans jamais se plaindre, pas même à la fin.

Son temps en tant que père d’Ofuu venait de s’achever.

C’était un après-midi d’automne, et le froid s’immisçait jusqu’aux os.

 

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