SotDH T4 - INTERLUDE : PARTIE 2
Par l’Épée (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Dans le jardin de la demeure familiale des Hatakeyama se trouvait un magnolia blanc. De mars à avril, des bourgeons recouverts d’un duvet argenté y apparaissaient, tournés vers le ciel. Malgré la taille de leurs corolles, ces fleurs n’éclosaient que partiellement, comme si elles avaient honte de leur propre éclat.
— Magnifique, n’est-ce pas, Tsuchiura ? dit Hatakeyama Yasuhide, assis dans une pièce au sol de tatamis, le regard rivé sur la lame nue d’un tantô posé dans ses mains.
— En effet. Serait-ce… ?
— Oui, une lame de Kadono.
Il la fit tinter d’un léger coup de doigt. Le son clair résonna longuement. Cela semblait lui procurer un grand plaisir, mais Tsuchiura, lui, écoutait en fronçant les sourcils.
— Un marchand d’armes m’a rendu visite l’autre jour. Il m’a vendu cette pièce. On dit que Kadono abrite les meilleurs forgerons du pays, et ce n’est visiblement pas une légende. La monture paraît sobre, mais elle est d’un goût exquis.
Tsuchiura resta muet, la tête légèrement inclinée. Il connaissait bien la qualité des tachi de Kadono, c’est justement pourquoi il n’ajouta rien.
— Keh, keh keh…
Un homme aux yeux empreint de folie fit coulisser brutalement la porte, interrompant leur échange d’une voix sinistre.
— Vous avez bon goût, Hatakeyama-dono. Les lames de Kadono sont pures. Leur réputation n’est pas usurpée.
C’était Okada Kiichi, tueur politique aux ordres de Yasuhide.
— Kiichi, te voilà.
— J’ai exécuté vos ordres, Hatakeyama-dono. Ils étaient loin d’être des adversaires dignes de ce nom, mais j’ai supporté l’ennui… pour vous.
— Vraiment ? Tu as pourtant l’air de t’être bien amusé avant de rentrer, non ? lança Yasuhide d’un ton piquant.
Kiichi possédait une grande habileté, mais il était bien trop assoiffé de sang. Yasuhide lui avait ordonné d’éliminer des samouraïs partisans de l’ouverture des frontières, mais Kiichi avait aussi tué d’autres personnes sans aucun lien avec la mission. Pire encore : il ne semblait éprouver ni honte ni remords.
— Keh, keh keh. Je n’y peux rien. Je suis un tueur. C’est dans ma nature de tuer.
— Ordure.
Tsuchiura grinça des dents. Tous deux étaient au service de Yasuhide, mais certaines choses restaient inacceptables. Il le fixa avec une hostilité non dissimulée, mais Kiichi le balaya du regard comme un enfant capricieux.
— Qu’y a-t-il, Tsuchiura ? Je te dégoûte ?
— Évidemment. Tes meurtres abjects et gratuits ne feront qu’attirer des ennuis à Yasuhide-sama.
— Tu es toujours aussi impur. Tu t’encombres de scrupules inutiles.
Ce n’était même plus une dispute. Quelle que fût la haine que Tsuchiura lui vouait, Kiichi n’y prêtait aucune attention.
Il poursuivit :
— Et puis, j’ai le sentiment que Hatakeyama-dono est tout à fait prêt à assumer les conséquences de mes actes.
Yasuhide ne confirma ni ne réfuta cette allusion, mais l’atmosphère tendue sembla se détendre quelque peu.
— Bref, j’ai une mission à te confier, Kiichi. Il me faut que tu tues un homme.
— Cela me va. Encore un de ces faibles opposants au shogunat ?
— Non. Cette fois, ce sera un adversaire digne de toi. Tu as peut-être entendu parler du Yasha, le gardien qui pourfend les démons d’Edo ?
— …Oh ?
À ces mots, Kiichi se redressa aussitôt. L’air de la pièce parut s’alourdir d’un coup, tandis qu’un sourire tordu et sinistre se dessinait sur ses lèvres.
***
Deux jours s’étaient écoulés depuis la rencontre entre Jinya et Yasuhide. Il ne restait plus qu’un jour avant la date convenue, et Jinya dégustait des soba au Kihee.
— Doucement, doucement…
Ofuu tenait Nomari dans ses bras pendant qu’il mangeait. La petite dormait à poings fermés, sans doute plus apaisée dans les bras d’une femme douce que dans ceux d’un homme taciturne.
— Désolé de te causer autant de tracas, dit Jinya.
— Oh, ce n’est rien. De toute façon, on n’a pas d’autres clients.
Chaque fois que Jinya partait chasser les démons, Ofuu prenait soin de Nomari. Il lui en était reconnaissant, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un certain remords à trop dépendre d’elle.
Le patron, d’ordinaire si prompt à les taquiner, gardait cette fois le silence. Trouvant cela étrange, Jinya jeta un œil en direction de la cuisine et aperçut l’homme, livide comme un linge malgré la chaleur du poêle à bois.
— Papa ?
Remarquant que quelque chose n’allait pas, Ofuu l’appela mais il ne répondit pas. Elle insista, mais toujours rien. Puis il chancela légèrement, comme s’il allait s’effondrer.
— Papa ?!
— Hein ? A-ah, oui ?!
Il ne réagit qu’à son troisième appel, mais son visage demeurait pâle. Jinya savait bien que l’âge l’avait amaigri, mais en voyant aujourd’hui la finesse de ses poignets, il en eut un pincement au cœur.
— Je t’appelle depuis tout à l’heure. Tu ne m’as pas entendue ?
— O-oh, pardon. J’ai eu un moment d’absence…
Sa voix manquait de vigueur. Sa santé s’était dégradée récemment. Ce n’était pas simplement de la fatigue, la vieillesse s’installait, implacable.
Bien sûr, chacun vieillit avec le temps, mais la différence entre ce qu’il était autrefois et ce qu’il était devenu rendait son état d’autant plus difficile à accepter.
— Tu devrais peut-être te reposer un peu, proposa Ofuu.
— Non, non. Comment veux-tu qu’on s’en sorte si je ne travaille pas ?
Il tenta de sourire, mais la lassitude marquait trop son visage, et ses traits restaient figés.
— Allez, ça va aller. Ne fais pas cette tête-là.
— Mais papa…
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Incapable de résister à ce regard, il se gratta la tête avec gêne, puis céda :
— Bah… D’accord, je vais fermer plus tôt aujourd’hui. Ça te va ?
Aussi têtu qu’il fût, il n’avait jamais su dire non à sa fille.
Elle acquiesça vigoureusement. Il poussa un soupir résigné, mais un bonheur discret perçait sous sa lassitude. Un vrai père.
Jinya termina son bol en silence en les observant, puis sortit quelques pièces.
— Je laisse l’argent ici.
— Ah, attends une seconde, Jinya-kun.
Alors qu’il s’apprêtait à récupérer Nomari et partir, Ofuu ne la lui tendit pas tout de suite. Inquiète, elle jeta un coup d’œil vers son père.
— Euh…
— Ne t’en fais pas, ça ira. Va l’accompagner.
Il semblait y avoir entre eux une forme de compréhension muette que Jinya, en tant qu’étranger, ne saisissait pas. Cela le laissa un peu perplexe, mais Ofuu se tourna bientôt vers lui avec un doux sourire.
— On va se promener un peu ?
Après avoir quitté le Kihee, elle l’emmena dans une boutique de poterie près de la rivière Kanda. Il n’avait rien contre l’idée de l’accompagner, mais ignorait pourquoi elle avait voulu l’emmener ici. Tandis qu’elle examinait soigneusement différents récipients, il se contenta de jeter un regard distrait aux objets exposés.
— Et celui-ci, tu en penses quoi ?
Elle lui tendait un petit bol à riz.
— Il a l’air bien, répondit-il.
Il n’y connaissait rien en poterie, et n’avait aucune idée de ce qui rendait un bol bon ou mauvais, alors il préféra rester vague.
— Pa…pa.
— Qu’est-ce que tu dis, Nomari ?
Dans ses bras, Nomari remua un peu, souriant avec innocence. Malgré sa rudesse naturelle, Jinya ne pouvait s’empêcher de la trouver adorable.
— Heh heh, on dirait que même toi, tu ne peux rien refuser à ta fille, fit remarquer Ofuu.
— Ce n’est pas une raison pour te moquer.
— Qui a dit que je me moquais ?
Attendrie par ce moment entre père et fille, elle se replongea dans sa sélection de bols, en prenant chaque pièce en main pour l’examiner attentivement.
— Et celui-là ? dit-elle en lui montrant un deuxième bol.
Il était lui aussi de petite taille, mais un peu plus profond, avec un fond plus large.
— Je ne sais pas trop quoi en penser. D’ailleurs, je ne sais même pas à quoi il est censé servir.
— C’est pour Nomari-chan. Les bols de notre restaurant sont trop grands pour elle.
Jinya resta un instant surpris, surtout parce qu’elle l’avait dit avec tant de naturel.
Elle ajouta :
— Avec un bol comme celui-là, on pourra lui faire des soba.
— On en aura sans doute besoin d’ici un an ou deux… Ça ne te dérange pas, j’espère ?
— Non, c’est une excellente idée. Je n’y avais même pas pensé. Merci.
— C’est bien le minimum que je puisse faire pour un de nos habitués.
Elle poussa un petit soupir de soulagement et lui adressa un sourire.
— Je vais l’acheter, alors.
Il allait lui proposer de payer, mais elle s’éclipsa à l’arrière-boutique avant qu’il n’ouvre la bouche. Un sourire lui vint sans qu’il s’en rende compte. Ce n’était clairement pas ce qu’on faisait pour un simple client régulier. Il lui en fut profondément reconnaissant d’avoir pensé à sa fille. Peut-être était-ce le signe qu’il s’en sortait plutôt bien, en tant que père.
— Merci d’être venu avec moi.
— Pas du tout. C’est plutôt à moi de te remercier pour ce que tu fais pour Nomari.
Ofuu paya le bol de sa poche. Ils firent le chemin du retour ensemble, marchant côte à côte, Nomari dans ses bras. Peut-être que les passants qui les voyaient de loin se faisaient une autre idée de leur relation.
— Dis, ça te dirait de flâner encore un peu ? proposa Ofuu en prenant quelques pas d’avance, avant de se retourner vers lui. Un sourire discret éclairait son visage.
Jinya acquiesça, et elle prit les devants avec entrain.
Les rues d’Edo lui étaient devenues si familières. Ils marchaient en jetant des regards aux devantures, et sans qu’ils s’en rendent compte, le soir était tombé. Le soleil fondait lentement à l’horizon, et des éclats de rire résonnaient au loin, sans doute des jeunes garçons rentrant chez eux après le travail.
Le brouhaha de la ville était bien présent, mais il n’avait plus l’énergie trépidante du début d’après-midi. Il y avait dans le tumulte du soir quelque chose d’étrangement éphémère. Jinya sentit son humeur se ternir, si légèrement soit-elle, et fronça les sourcils. Tous deux poursuivirent leur marche, contemplant Edo qui défilait autour d’eux.
Ils traversèrent le pont Aramebashi, puis longèrent la rivière Kanda, soigneusement aménagée, à la manière d’un fossé, avant d’arriver à une rangée de saules entourés d’herbes épaisses. En y regardant de plus près, ces saules n’étaient pas tout à fait ordinaires. Leurs branches tombantes portaient de petites fleurs blanches à cinq pétales.
— Cela faisait longtemps que je n’étais pas venue ici.
Ofuu s’arrêta au pied d’un saule des neiges et effleura délicatement une de ses fleurs.
À première vue, les saules des neiges ressemblaient à des saules ordinaires, mais c’étaient en réalité une variété de cerisiers. Leurs fleurs blanches, serrées les unes contre les autres sur chaque branche, évoquaient des flocons de neige empilés.
— Le temps passe si vite. Difficile de croire que c’est déjà leur saison, dit Jinya.
— Oui. Et elles ont fleuri magnifiquement cette année encore.
Les fleurs blanches baignaient dans la lumière du soir. Ils s’étaient d’ailleurs déjà parlé sous ces arbres.
Certaines choses ne changeraient jamais, mais Jinya savait désormais prendre le temps, à l’occasion, et cela, il le devait sans doute à Ofuu. Il lui en était reconnaissant, même s’il regrettait de ne pouvoir changer ce qui, en lui, restait figé.
— Je suis contente qu’on ait fait ce petit détour, dit-elle.
— Moi aussi. Mais… tu es sûre que tu ne devrais pas être auprès de ton père ?
— Ça ira. Ce n’est pas comme s’il était malade.
Il voyait bien qu’elle cachait son inquiétude. Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour qu’il le devine. En vérité, elle aurait aimé retourner auprès de son père sur-le-champ, mais elle ne fit aucun geste pour s’éloigner du saule des neiges.
— Et puis, c’est toi qui m’inquiètes, Jinya-kun.
Elle esquissa un sourire teinté de tristesse. On se demande pourquoi les femmes traitaient parfois les hommes comme des enfants. Elle avait ce regard qu’une sœur aînée poserait sur son petit frère. Ofuu continuerait toujours de veiller sur lui, maladroit comme il était.
Quelle douceur elle avait.
— Tu t’inquiètes… pour moi ?
— Je suis désolée. J’ai entendu sans faire exprès…
Elle hésitait.
Elle avait surpris sa conversation avec Yasuhide, et le fait qu’il n’ait pas donné de réponse claire l’avait troublée.
— Qu’est-ce qui t’a fait hésiter ?
Cela ne le dérangeait pas qu’elle pose la question. Il lui faisait assez confiance pour lui parler franchement de ce qu’il ressentait.
— Non, j’étais juste… perplexe.
Ce n’était pas par indécision qu’il avait hésité à accepter la demande de Yasuhide, mais il aurait eu du mal à expliquer pourquoi.
— Je ne peux pas détourner les yeux face à un meurtrier qui tue sans distinction, même si Hatakeyama Yasuhide ne veut que l’arrêter dans le cadre d’une manœuvre politique. Mais…
Il avait tué des démons, les avait dévorés, et s’était approprié leur force. C’était ainsi qu’il avait vécu jusqu’à présent, et c’était ainsi qu’il comptait vivre désormais.
Mais avec le temps, il avait trouvé d’autres raisons de vivre que celle-là.
— Cette requête n’a pas grand intérêt au regard de mon but, et pourtant… j’ai instinctivement voulu l’accepter, juste pour arrêter un meurtrier. Ça m’a déconcerté, alors je n’ai pas pu dire oui. Et même maintenant, je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai pu penser une chose pareille.
Et si ce meurtrier tuait Ofuu ? Et s’il s’en prenait au patron du restaurant, à Naotsugu, ou à Nomari ? Et s’il avait tué, sans qu’il le sache, ces deux personnes qu’il ne voyait plus ? Jinya avait déjà commis bien des atrocités pour atteindre son objectif. Pourtant, il suffisait d’imaginer ce genre de choses pour qu’il en oublie le chemin de cent ans qui l’attendait encore.
Il croyait s’être défait de tous ces attachements, mais cette inquiétude qui montait en lui l’empêchait de faire le choix qu’il savait pourtant être le bon.
— Je suis peut-être devenu faible…
Son désir de devenir plus fort était tout ce qu’il avait, mais il n’arrivait plus à le poursuivre avec la même obsession aveugle qu’auparavant.
Il serra les dents.
La frustration et la honte faisaient trembler ses épaules.
— Ha ha…
Ofuu rit doucement, mais sans aucune moquerie dans la voix. Son regard était celui d’une mère attendrie, incapable de retenir un sourire devant une scène aussi touchante.
— Pourquoi ris-tu ?
— Pardon… mais tu es trop mignon, tu sais ?
À l’entendre, on aurait pu croire qu’elle se moquait. Pourtant, dans ses yeux, il n’y avait qu’une immense douceur, si bien qu’il ne trouva rien à lui répondre.
— Je me dis que, peu importe ce que je pourrais te dire maintenant, tu ne l’accepterais pas. Mais s’il te plaît, n’oublie pas ce que tu appelles faiblesse aujourd’hui. Un jour viendra où tu y tiendras plus que tout, j’en suis sûre.
Elle rayonnait, telle une fleur en pleine floraison. Il ne comprenait pas vraiment le sens de ses mots, alors il se contenta de la fixer, l’air absent.
Elle était belle, debout près des saules des neiges, dans la lumière du soir.
Peut-être n’était-il pas tant perdu dans ses pensées… qu’ému par sa présence.
Il se souvint de ce ciel nocturne inoubliable, gravé dans sa mémoire, celui de l’instant où tout avait commencé.
Sa beauté n’était égalée que par le ciel du soir qu’il avait sous les yeux à cet instant. Il sentit ses yeux s’humidifier légèrement, mais il mit cela sur le compte de l’éclat aveuglant du couchant.
Le soir prit fin, et le jour fixé par Hatakeyama Yasuhide arriva.