SotDH T4 - CHAPITRE 2 : PARTIE 2
La Logique de l’Amanojaku (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Ce qui suit est un conte d’autrefois.
Il était une fois une vieille femme qui lavait du linge au bord d’une rivière lorsqu’un melon vint à flotter sur l’eau. La vieille femme ramassa le melon et le rapporta chez elle. Son mari, un vieil homme, le fendit en deux, et à l’intérieur se trouvait une adorable petite fille. Le vieux couple décida de l’appeler Urikohime, « Uri » signifiant « melon ».
Urikohime grandit avec l’amour immense de ce couple âgé. En grandissant, elle devint tisserande et subvenait ainsi aux besoins de ses parents âgés.
Un jour, alors qu’Urikohime s’affairait à son métier à tisser en l’absence du vieux couple, un démon Amanojaku[1] maléfique apparut et la berna pour qu’elle le laisse entrer dans la maison. En général, les démons ne pouvaient dire de mensonges, mais l’Amanojaku faisait exception : il était maître dans l’art de la tromperie et savait mentir.
L’Amanojaku força Urikohime à lui apporter un couteau de cuisine et une planche à découper, puis il l’écorcha vive et dévora sa chair, ne laissant derrière lui que quelques doigts et du sang. Il revêtit ensuite la peau d’Urikohime pour prendre son apparence.
Finalement, le vieux couple rentra chez lui. L’Amanojaku, les trompant en leur faisant croire que les doigts étaient des pommes de terre et le sang de l’alcool, leur fit manger Urikohime.
Ainsi, l’Amanojaku poursuivit son existence sous les traits d’Urikohime. Un jour, un homme important se présenta, déclarant vouloir prendre Urikohime pour épouse.
L’Amanojaku, toujours déguisé, accepta et devint la femme de cet homme. Mais tandis qu’ils voyageaient vers la demeure du mari, un corbeau apparut et cria :
— Un Amanojaku se trouve dans le chariot d’Urikohime !
Troublé, le mari lava aussitôt le visage de sa femme une fois arrivés chez lui. Quelle ne fut pas sa stupeur en voyant la peau d’Urikohime se détacher, révélant le démon.
L’Amanojaku prit alors la fuite vers les montagnes, et nul ne sait ce qu’il est devenu.
Tel est le conte de « L’Amanojaku et Urikohime », transmis depuis les temps anciens.
— L’Amanojaku et Urikohime
Contes spirituels du Japon ancien
Jinya avait commandé son habituel kake soba pour déjeuner tardivement. Il en connaissait depuis longtemps le goût. Ce n’était pas particulièrement succulent, mais cette saveur lui convenait mieux que celle des autres restaurants. Yuunagi, qui avait déjà terminé son repas, restait assise à ses côtés, tenant son bébé sans dire un mot.
— Tout de même, qui aurait cru que Jinya-kun finirait par se marier ? songea le propriétaire. — J’étais certain qu’il épouserait Ofuu et reprendrait l’affaire un jour.
— Papa ! protesta Ofuu.
Jinya suspendit ses gestes, le visage crispé. Ce genre de remarque, alors que sa femme était juste à côté, relevait de l’imprudence.
— Oh, vraiment ? répondit-elle.
Il s’attendait à la voir se fâcher, mais Yuunagi montra un réel intérêt pour le sujet. Il lui jeta un coup d’œil discret et aperçut sur son visage une expression un brin espiègle.
— Je lui apprenais même à faire des soba, en pensant à ce jour-là. Ofuu faisait tout son possible pour passer du temps seule avec lui, mais il faut croire que ça n’a servi à rien, poursuivit le restaurateur.
— Q-quoi ? Non ! Je lui parlais juste des fleurs ! se défendit Ofuu.
— Tu te défends un peu trop vivement, c’est louche… taquina Yuunagi.
Jinya se remit à manger, tandis que les trois autres bavardaient bruyamment. Il lui était difficile d’écouter tout cela en silence, même en simple spectateur. Mais s’il intervenait, cela ne ferait qu’empirer les choses, il en avait bien conscience.
— Dis-moi, je me le demande depuis un moment… Comment as-tu fait pour attraper un homme aussi têtu que lui ? demanda le propriétaire.
Tous les regards se tournèrent vers Jinya. Il aurait voulu qu’on l’épargne, mais le sort en avait décidé autrement.
— Bonne question. Peut-être parce que nous nous connaissons depuis si longtemps ? répondit Yuunagi avec un regard lointain, comme si elle repensait avec nostalgie au passé.
Qu’est-ce qui avait bien pu faire d’elle sa femme ? Jinya tenta de s’en souvenir, mais une sorte de vertige l’envahit.
— Vous connaissez Jin-dono depuis longtemps, alors ? demanda Naotsugu.
Yuunagi hocha la tête avec un sourire malicieux. Jinya, incapable de se rappeler, se dit que si elle l’affirmait, alors cela devait être vrai.
— Nous avons grandi dans la même ville natale, expliqua-t-elle. — Je lui ai déclaré mes sentiments sur une petite colline surplombant la rivière. Je lui ai demandé de faire de moi son épouse un jour, mais je ne pensais pas qu’il tiendrait parole.
— Je vois… C’est beau, l’amour de jeunesse. J’en serais presque jaloux, plaisanta Naotsugu.
*Ba-doum, ba-doum*. Le cœur de Jinya s’emballa. D’où pouvait bien lui venir cette histoire ?
— Ah… Donc vous vous connaissez depuis l’enfance. Difficile de rivaliser avec ça, commenta le restaurateur avec un léger sourire.
Mais ce n’était pas possible. Jinya en était persuadé : son enfance, il l’avait partagée avec quelqu’un d’autre.
— Votre ville natale, c’était Kadono, non ? demanda Naotsugu.
— Oui. Nous vivions dans la même maison, mais nous avons été séparés un temps.
— Alors vous savez à quoi ressemblait Jin-dono quand il était petit ?
— Bien sûr. Même enfant, il était aussi buté qu’aujourd’hui. Plutôt que d’agir selon ses sentiments, il préférait s’accrocher jusqu’au bout à ses habitudes.
— Alors Jinya-kun a toujours été aussi maladroit avec lui-même. Il a dû t’en faire voir de toutes les couleurs, dit Ofuu.
— C’est vrai. Mais je ne déteste pas les tracas qu’il me cause, sinon je ne serais pas restée aussi longtemps à ses côtés. Et puis…
Yuunagi poursuivit, évoquant un passé dont Jinya n’avait aucun souvenir, mais il ne dit rien. Après un court silence, elle sourit et poussa un léger soupir.
— Je sais qu’il est incapable de faire quoi que ce soit sans moi.
Le cœur de Jinya manqua un battement. Quoi ? Non, ce n’est…
— Je plaisante. Rien de tout cela n’était vrai.
Il eut l’impression qu’on venait de lui jeter un seau d’eau glacée. Le visage empreint de nostalgie de Yuunagi avait laissé place à un sourire espiègle et moqueur. Elle lui tira la langue avec malice.
— …Hein ? fit le propriétaire, réalisant avec retard qu’elle s’était moquée d’eux. Sa mâchoire se décrocha. Les autres semblaient tout aussi sidérés. Le revirement avait été trop brusque pour qu’ils puissent suivre.
— Ce n’est pas très poli de fouiner dans la vie amoureuse des gens, vous savez ? lança Yuunagi, visiblement ravie.
Comme elle l’avait dit, certaines choses ne doivent pas être dévoilées. Jinya, lui, était sous le choc. Les mensonges qu’elle venait de prononcer touchaient à quelque chose de terriblement précieux pour lui.
— On y va ?
La voix taquine de Yuunagi le tira de sa torpeur. Elle berça doucement son bébé, puis se leva lentement.
— …Oui.
Il avait mille questions à lui poser, mais la vision de Yuunagi tenant tendrement leur fille dans ses bras étouffa les mots au fond de sa gorge. Il ne voulait pas troubler cette paix par des interrogations malvenues.
Jinya, Yuunagi et leur fille passèrent ensemble sous le noren de l’entrée, comme ils l’avaient toujours fait. Et pourtant, une gêne persistante s’accrochait à l’esprit de Jinya. Il trouvait du réconfort dans cette proximité avec Yuunagi, mais au fond de ce lien planait une étrange solitude.
Pas un seul nuage ne venait troubler l’azur limpide du ciel. Il inspira profondément, emplissant ses poumons d’un air brûlant. La lourdeur de l’été à venir s’imposait déjà à son esprit.
Comme les autres le lui avaient conseillé, il avait décidé de passer un peu de temps avec sa famille. Cela dit, il n’y avait nulle part où aller en particulier. Ni le théâtre kabuki ni les spectacles de rakugo[2] ne convenaient à un nourrisson, et ils avaient déjà mangé. Le mieux qu’ils pouvaient faire, c’était errer au hasard dans les rues d’Edo. Mais cela semblait suffire à Yuunagi, à en juger par le mince sourire qui flottait sur ses lèvres.
Au cours de leur promenade, ils tombèrent par hasard sur une échoppe de prêt de livres. Yuunagi voulut jeter un œil aux ouvrages en vogue, alors Jinya prit leur fille dans ses bras et l’attendit devant la boutique.
La peau de leur fille était encore rebondie et douce. Elle n’était même pas assez grande pour tenir sa tête toute seule. Elle semblait si fragile qu’il avait l’impression qu’elle allait se disloquer dans ses bras.
Peut-être était-ce pour cela que ses muscles étaient plus tendus que d’ordinaire. Le voir tenir un bébé avec autant de raideur prêtait à sourire, au point que plusieurs clientes de la boutique se mirent à pouffer en le regardant.
Il aurait voulu disparaître sous terre.
— Nous avons deux nouveautés très demandées : Contes spirituels du Japon ancien et Le suicide d’amour de Tenmoku. Le premier est populaire parce qu’il rassemble des histoires de fantômes plus discrètes, comme « L’Amanojaku et Urikohime » ou « Le démon invisible de la ville-sanctuaire », qui n’ont pas encore été adaptées en pièces de théâtre. Le second est fidèle à son titre : il raconte la détresse d’une épouse dont le mari est mort avant elle.
— Hmph. Aucun de ces deux livres ne convient vraiment à un jeune couple.
— En effet. Dans ce cas, peut-être que…
Yuunagi continua de discuter avec la tenancière de la boutique. Ce genre de magasin portait bien son nom : il s’agissait d’un établissement vivant du prêt de livres. Les ouvrages, surtout ceux reliés, étaient des biens onéreux que peu de gens du peuple pouvaient se permettre. C’est ainsi que les échoppes de prêt avaient vu le jour, proposant des livres illustrés, des fascicules en papier bon marché, des livrets de rakugo, entre autres, pour offrir un divertissement accessible aux habitants d’Edo.
— Je vois. Merci pour vos renseignements. Je suis un peu pressée aujourd’hui, alors j’emprunterai quelque chose une prochaine fois.
— Je comprends. Merci à vous, et revenez quand vous voulez.
Yuunagi avait posé beaucoup de questions, mais elle n’avait jamais eu l’intention d’emprunter quoi que ce soit. Ce genre de comportement n’avait rien d’inhabituel. La propriétaire, habituée à ce genre de clientes, n’y prêta pas attention et l’accompagna d’une profonde révérence.
— Merci de m’avoir attendu, dit-elle.
Jinya lui tendit l’enfant, mais elle fronça légèrement les sourcils et ne la prit pas. Se mordant un peu la lèvre, elle dit :
— Je ne suis pas douée avec elle… Je déteste cette enfant.
Elle détourna le visage de sa fille avec un air contrarié.
— Mais ce n’est rien. Ce n’est pas comme si je pouvais te la refiler tout le temps.
Elle finit par céder et prit le bébé dans ses bras. Tous deux reprirent leur marche à travers Edo. L’enfant semblait plus apaisée dans les bras de sa mère. Yuunagi, en revanche, paraissait toujours de mauvaise humeur.
— Pourquoi tu la détestes ? C’est ta fille, non ? demanda Jinya.
— Non, ce n’était qu’un bébé abandonné. Je ne l’ai pas portée, je n’ai aucun lien avec elle.
— Un bébé abandonné… murmura Jinya.
Maintenant qu’elle le disait, cela lui semblait plausible… même si sa tête lui faisait mal dès qu’il essayait de réfléchir sérieusement. Il ne se souvenait de rien les concernant, ni elle ni l’enfant, malgré leur lien supposé.
— Alors pourquoi… ?
— Et si on s’arrêtait quelque part ? Je suis un peu fatiguée.
Il allait lui demander pourquoi elle avait pris cette enfant sous sa garde, mais elle lui coupa la parole et se dirigea vers un salon de thé proche. À voir sa démarche, elle ne paraissait pourtant pas si fatiguée.
— Deux thés et une assiette de dango. Ah, et un peu de mochi grillé à l’algue, si vous en avez.
Elle passa rapidement commande, puis alla s’asseoir sur le long banc installé devant l’établissement, sans même demander son avis à Jinya.
Sans autre choix, il se résigna à s’asseoir à ses côtés.
— On dirait qu’il y en a un qui boude, taquina-t-elle en riant.
— Je ne boude pas. Je suis juste… perdu. J’ai l’impression que tout ce que tu dis est un mensonge.
— Bah, tu sais ce qu’on dit : toutes les bonnes femmes mentent.
Elle admit sans la moindre gêne qu’elle mentait.
Jinya voulut poser une question, mais les mots ne vinrent pas. Allez savoir pourquoi, il n’arrivait pas à formuler celle qu’il aurait vraiment voulu poser. Le moment finit par passer, emportant avec lui la chance de poser sa question.
— Merci. Le mochi grillé est pour lui, annonça Yuunagi lorsque le mochi à l’algue et le thé furent servis peu après.
L’isobe mochi était ce que Jinya aimait le plus, davantage encore que les soba.
— Je ne pensais pas que tu savais que j’aimais ça.
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est toi qui me l’as dit, non ? Tu mangeais rarement du mochi dans la ville sidérurgique où tu as grandi, alors c’est devenu ton pêché mignon, plus encore que les soba. Allez, mangeons.
Yuunagi était une femme pleine de mystères. Elle évoquait un passé qu’il ne faisait que vaguement reconnaître, puis affirmait que tout cela n’était qu’un tissu de mensonges. Elle disait haïr sa fille, et pourtant elle l’avait recueillie comme orpheline et l’élevait avec Jinya.
Il était incapable de discerner ce qui, chez elle, relevait du vrai ou du faux. Mais une chose était certaine : il y avait quelque chose d’étrange dans le fait que Yuunagi puisse mentir. Après tout, elle était…
Ouaaaah ! Ouaaaah !
Elle était… quoi, déjà ?
Il s’interrogea malgré lui, mais aucune réponse ne lui vint. L’idée s’effaça, chassée par les pleurs lointains.
Le bébé s’agitait dans les bras de Yuunagi.
— Ah, bon sang… Tu n’es pas une mince affaire, toi.
Sa voix était lasse, mais pleine de douceur, et son demi-sourire réchauffa le cœur de Jinya. L’image d’une mère berçant son enfant en pleurs avait quelque chose de bouleversant. Qu’importe ce que Yuunagi était au fond, elle était indéniablement la mère de cette enfant. Sinon, comment aurait-elle pu lui témoigner un tel amour ?
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
Il secoua la tête. C’était sa femme, la mère de leur fille. Il n’y avait aucune raison de remettre cela en question maintenant.
— Tu me fixes drôlement, tout de même, le taquina-t-elle.
— Ce n’est rien, vraiment, répondit-il. Où est-ce qu’on va maintenant ?
— Pas besoin d’avoir une destination précise. Flâner dans les rues me suffit largement.
— Tu es sûre ?
— Oui. Je suis déjà heureuse de passer un peu de temps en famille.
— Très bien. Flânons, alors.
Tous les doutes de Jinya s’étaient dissipés, remplacés par cette chaleur douce et paisible que procure une véritable famille. Un léger sourire vint flotter sur ses lèvres.
— Il serait peut-être temps de donner un nom à cette petite, dit Yuunagi. Tu as une idée, mon chéri ?
— Hm… Tu as envie d’un nom en particulier ? répondit-il.
Un nom vous accompagne toute une vie ; il méritait qu’on y réfléchisse avec soin. Trouver le bon serait un défi, mais un défi heureux. Jinya avait la sensation d’être plongé dans une eau tiède et réconfortante.
— Je te fais entièrement confiance, dit-elle.
Il la vit sourire et se dit qu’il n’aurait rien contre le fait que cet instant dure encore un peu. Sincèrement, il n’en aurait rien contre.
Mais une voix familière résonna au fond de sa mémoire : « Je vois. C’est donc mon entêtement, mon refus de changer, qui m’a coûté ton amour. »
Les émotions qu’il avait ressenties à cet instant, si lointain fût-il, ne l’avaient jamais quitté. La chaleur qu’elles contenaient lui donnait désormais le pressentiment d’une séparation à venir.
[1] L’amanojaku ou l’amanjaku (天邪鬼, « mauvais esprit céleste ») est un yôkai du folklore japonais. Il est habituellement représenté sous la forme d’une sorte de petit oni et on lui attribue le pouvoir de provoquer chez une personne ses désirs les plus sombres et, par conséquent, l’inciter à perpétrer des actes répréhensibles.
[2] Le rakugo tirerait ses origines des historiettes comiques racontées par les moines bouddhistes. Il date du début de l’époque d’Edo (1603-1868)