SotDH T4 - CHAPITRE 2 : PARTIE 3
La Logique de l’Amanojaku (3)
—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————
— …Et une fois démasqué, l’Amanojaku s’enfuit dans la forêt. Fin.
Tout en bavardant à la maison de thé, les deux finirent par évoquer les livres que Yuunagi avait vus dans l’échoppe de prêt. L’une des histoires qu’elle avait feuilletées, « L’Amanojaku et Urikohime », l’avait particulièrement marquée, alors elle la raconta à Jinya. Il la connaissait déjà, car ce conte était plutôt célèbre. Il en existait de nombreuses variantes, mais celle qu’elle avait racontée était globalement la même que celle qu’il avait toujours entendue.
— C’est une histoire intéressante, tu ne trouves pas ? dit-elle.
— Tu trouves ? Moi, je la trouve plutôt banale.
— N’importe quoi. Tu ne sais juste pas apprécier une bonne histoire. Il faut réfléchir en profondeur à ce genre de récits. Par exemple… pourquoi, à ton avis, l’Amanojaku a-t-il tué Urikohime ?
Dans les contes populaires, les gens se faisaient souvent tuer par des démons. C’était un thème récurrent. Jamais Jinya ne s’était demandé pourquoi un personnage mourait dans une histoire.
— …Pourquoi ? répéta-t-il machinalement.
— Oui. Il n’y a pas vraiment de réponse, alors dis simplement ce que tu penses.
— Hm… Peut-être qu’il en voulait à Urikohime ?
Quand on parlait de meurtre, la rancune était la première chose qui venait à l’esprit. Jinya dut reconnaître qu’il manquait d’imagination.
Yuunagi esquissa un sourire en entendant cette réponse facile.
— Oooh, peut-être. Ce serait plutôt intéressant si tous deux avaient eu un différend secret, quelque chose qui se jouait en coulisses.
— Et toi ? Pourquoi tu crois qu’il l’a tuée ?
— Moi ? Eh bien… Hm…
Elle pencha légèrement la tête, pensive, puis la releva avec un sourire espiègle.
— L’Amanojaku a fait manger Urikohime au vieil homme et à la vieille femme, pas vrai ? Donc ce n’était pas la manger qui l’intéressait. Son but, c’était de prendre sa place.
— Je vois. Mais pourquoi faire ?
— Facile : pour se marier.
L’Amanojaku devait être une femme, et elle savait que l’homme du conte voulait épouser Urikohime dès le départ. Elle a été jalouse de la voir faire un beau mariage, alors elle a décidé de la remplacer.
Si tel était le cas, alors l’Amanojaku faisait preuve d’un sens bien matériel pour un démon. Rien que cela avait de quoi faire sourire. Mais quelque chose dans tout cela troublait Jinya. Peu importe les suppositions que l’on pouvait formuler sur les coulisses d’un récit, la vérité restait à jamais inconnue. Alors à quoi bon en parler ?
— Oh ? Pas convaincu ? Moi, je suis plutôt sûre de mon interprétation, déclara Yuunagi.
— Ah, oui. Tu as peut-être raison.
— Hein, pas vrai ?
Elle plaisantait sans doute, puisqu’elle ne sembla pas se vexer de sa réponse évasive.
Le silence s’installa peu à peu, et Yuunagi baissa les yeux vers le bébé dans ses bras. Elle avait beau avoir affirmé détester sa fille, son regard était d’une grande douceur. Jinya se dit qu’elle avait réellement l’allure d’une mère.
— …Un Amanojaku, hein ? murmura-t-elle en le regardant avec curiosité.
Puis, comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit, elle ajouta :
— Je déteste vraiment les enfants.
Comme si ces mots convenaient parfaitement à un Amanojaku. Il sourit, amusé, et termina le thé vert qu’il lui restait dans sa tasse. Elle poussa un soupir, puis se leva lentement.
— On y va ?
— Oui.
Tous deux quittèrent la maison de thé.
Le soleil n’était pas encore sur le point de se coucher, ils avaient donc encore un peu de temps pour déambuler en ville. Tandis qu’il se laissait aller à cette pensée, un souvenir lointain effleura son esprit. Il avait la conviction d’avoir déjà erré ainsi, sans but précis, en compagnie de quelqu’un. Poussé par cette nostalgie, il tourna la tête. Tout semblait incertain, flou… mais sa femme se tenait bel et bien à ses côtés.
— Oh, c’est mignon.
Ils étaient tombés sur une boutique vendant des épingles à cheveux et d’autres petits bibelots, avec tout un étalage d’articles exposés à l’extérieur. Yuunagi confia son bébé à Jinya et saisit un netsuke, l’observant de près.
— Celui-là… c’est un moineau porte-bonheur, je crois.
Le netsuke représentait un moineau dodu. Il avait un certain charme, certes, mais Jinya ne le trouvait pas mignon du tout. Ce n’était pas la qualité de l’artisanat qui le gênait, il n’avait rien à redire à ce sujet. C’était plutôt qu’il lui rappelait trop les armes d’un certain homme.
— Tu savais ça, toi ? lança Yuunagi. — Les moineaux peuvent se transformer en palourdes.
— Quoi ?
— Heh. Je te fais marcher.
Cet échange n’avait strictement aucun sens, mais cela ne dérangeait pas Jinya. Même si elle lui avait encore menti, il ne lui en voulait pas. Il aurait même dû se réjouir de pouvoir partager de telles futilités… et pourtant, aucun bonheur ne venait.
— Tu fais une drôle de tête, dit-elle.
Au fond, il savait pourquoi. C’était bien pour cela qu’il ressentait une telle tristesse, même au milieu d’un moment qui aurait dû être heureux.
Il leva les yeux vers le ciel. Le soir approchait déjà. Leur journée touchait à sa fin.
Côte à côte, ils marchaient sur la grande avenue, leur fille paisiblement endormie dans les bras de Yuunagi. Ils formaient l’image parfaite d’une famille. Sans destination précise, ils continuaient de flâner en silence.
Elle jetait un œil à d’autres échoppes sans rien acheter, il accueillait ses taquineries avec un sourire en coin, et ensemble, ils posaient un regard attendri sur leur fille endormie.
Jinya avait désormais quarante et un ans. S’il avait vieilli normalement, peut-être que ce genre d’avenir aurait été possible pour lui.
Le ciel se teinta peu à peu d’orange rougeoyant. Cette lueur du soir, malgré sa beauté, avait quelque chose de vaguement inquiétant. Et bientôt, cette chaleur fondrait dans la nuit. C’était peut-être cette certitude qui la rendait si mélancolique.
— …Le calme du soir.
Yuunagi plissa les yeux vers le ciel, et Jinya la regarda avec perplexité.
— C’est ce que signifie mon nom. Au bord de la mer, le vent souffle de l’océan vers la terre durant la journée, puis repart vers le large la nuit. Et le soir, juste au moment où les courants s’inversent, il y a un instant de répit, une accalmie où le vent s’arrête, et les vagues se figent.
Sur son visage, il n’y avait pas son habituel sourire espiègle, mais une douceur paisible.
— Ce moment s’appelle le calme du soir, le yuunagi. Ah, et cette fois, je dis la vérité. Vraiment.
Elle avait enchaîné ses mots comme un poème. Jinya les accueillit en silence, captivé, s’efforçant d’imaginer la scène qu’elle décrivait.
— C’est en voyant ce ciel que ça m’est revenu. L’océan était immobile, clair comme un miroir. C’était si beau… J’aimerais le revoir un jour. Avec toi, si possible.
Peut-être, en effet, que ce ciel immobile, où pas un nuage ne bougeait, ressemblait au yuunagi de la mer.
Les yeux de Yuunagi se teintèrent de nostalgie.
— Tu pleures ? demanda Jinya.
— Non. C’est juste que le soleil couchant m’a un peu piqué les yeux.
Encore un mensonge. Mais Jinya ne dit rien. Pourquoi gâcher cet instant, alors qu’il pouvait savourer encore un peu ce calme du soir ?
— Le calme du soir dans le ciel, hein… murmura-t-il. — Dans ce cas, ce ciel du soir t’appartient.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Depuis quand tu joues les romantiques ? répliqua-t-elle.
Même lui dut admettre que ce genre de paroles ne lui ressemblait pas. Tous deux étouffèrent un rire, puis poursuivirent leur marche.
Ils atteignirent finalement une plaine inondable bordant la rivière Tamagawa. Jinya jeta un œil alentour : il n’y avait qu’eux, le flot paisible de la rivière, et de petites fleurs baignées dans la lueur rougeoyante du crépuscule.
— Comme c’est beau…, murmura Yuunagi.
Rose pâle, blanc, jaune. La multitude de couleurs des fleurs venait parfaire la beauté de ce soir sans vent. Portés par l’atmosphère, tous deux descendirent sur la berge envahie de fleurs.
— Ce sont des belles-de-nuit, aussi appelées fleurs de poudre blanche. Elles fleurissent de l’été jusqu’à l’automne, dit Jinya.
— Pourquoi les appelle-t-on fleurs de poudre blanche alors qu’il y en a des jaunes, des rouges, et d’autres couleurs encore ?
— Leurs graines contiennent une poudre blanche. Les enfants aiment jouer avec et faire semblant que c’est du maquillage. Et pour une raison inconnue, ces fleurs n’éclosent que le soir, d’où leur nom de belles-de-nuit.
— Tu en sais des choses.
— Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu dire.
Il ne précisa pas de qui il tenait cela. Il n’était pas assez maladroit pour évoquer une autre femme dans un moment pareil.
Yuunagi contempla les fleurs qui ondulaient sous le soleil couchant, sans poser d’autres questions. Jinya, lui, restait fasciné par leur beauté. Il tenta de ne pas se demander si ce qui l’émerveillait ainsi, c’était la beauté des fleurs… ou celle de Yuunagi.
— Quelle drôle de fleur tout de même, qui ne fleurit que le soir, dit-elle.
— Oui. Apparemment, personne ne sait pourquoi.
— Peut-être qu’elle cherche à se faire remarquer.
— Ha, peut-être bien.
Le soleil continuait à descendre à l’horizon tandis qu’ils plaisantaient.
— …C’était une belle journée, Yuunagi.
Ces mots n’avaient aucun lien avec ce qu’ils venaient de dire. Il avait du mal à accepter que ce moment touche à sa fin, mais la nuit ne tarderait plus. Ce doux rêve allait devoir s’achever.
— D’où ça sort, ça ?
— J’en avais juste envie.
— Avec ton air fermé ? On dirait que tu ne le penses vraiment…
— Désolé, c’est mon visage habituel. Mais je le pensais.
Il n’arrivait pas à chasser le malaise persistant qui l’habitait depuis le début, mais cette journée n’en avait pas moins été agréable.
Il avait pu arpenter les rues d’Edo avec sa femme et sa fille, et finir la promenade sous un ciel paisible au coucher du soleil. Cela paraîtrait banal à d’autres, mais pour lui, c’était le bonheur.
— …J’ai toujours rêvé d’un moment comme celui-là. Je voulais épouser la femme que j’aimais et vieillir à ses côtés. Je crois que j’aurais été heureux.
Mais il ne l’avait pas fait. Ils n’avaient pas su changer de route, ni elle, ni lui.
Yuunagi ne dit rien, l’écoutant en silence alors qu’il se lançait dans cette soudaine confession.
— …Dis, tu pourrais m’appeler par mon prénom, juste une fois ?
Silence. En y repensant, il se rendit compte qu’elle ne l’avait jamais appelé autrement que « chéri ». Il avait besoin d’entendre son véritable nom, pour en être sûr, pour savoir sans l’ombre d’un doute quel homme elle avait réellement aimé tout ce temps.
Finalement, peut-être parce qu’elle ne supportait plus le silence, Yuunagi prit la parole d’une voix hésitante.
— …Jinta. Voilà. C’est ça que tu voulais entendre ?
Elle l’avait dit d’un ton indifférent. Pourtant, l’entendre prononcer son nom fit plus mal à Jinya qu’il ne l’aurait cru. Elle le regardait calmement. En vérité, c’était sa façon d’adoucir le choc, et il comprit que cela partait d’une intention bienveillante. Une telle compassion méritait d’être accueillie avec la même délicatesse.
Elle affirmait être sa femme, et disait que l’enfant qu’elle tenait dans ses bras était le leur. Dans ce cas, il continuerait à être un mari et un père dont elles pourraient être fières.
— Je vois. Merci.
Il éprouvait un peu de joie à se sentir capable, dans ce moment-là, d’exprimer une gratitude sincère. C’était comme si cela prouvait que, malgré le peu de temps passé ensemble, ils étaient devenus une vraie famille.
— En vérité, j’ai tant de regrets.
Le soleil était sur le point de disparaître complètement. Sa voix devint plate, dénuée d’émotion, tandis que l’ultime instant approchait.
— Si j’avais agi autrement, peut-être que Shirayuki serait encore en vie. Peut-être qu’on aurait eu des enfants, qu’on aurait vieilli ensemble. Mais non. J’ai été trop lent. Je suis toujours trop lent, incapable d’arriver à temps quand on a le plus besoin de moi.
Il n’y avait pas que Shirayuki. Il y avait aussi ce père qu’il avait abandonné, et cette fille qui aurait pu devenir sa seconde sœur, si les choses avaient été différentes. Il avait simplement voulu la protéger… mais il était arrivé trop tard, et avait dû tuer son père, gagnant en retour sa haine. Jinya avait piétiné de ses propres mains tout ce qu’il voulait chérir.
— Peut-être que les choses auraient pu finir autrement avec Shirayuki. Avec mon père. Avec Natsu. Je regrette depuis si longtemps de n’avoir rien pu faire de plus.
Il avait beau se tourmenter, ses échecs ne s’effaçaient pas. Ils demeuraient enfoncés en lui comme une épine, lui rappelant de temps à autre combien il était pitoyable.
Peut-être que ce qu’il voyait à présent n’était pas différent.
— Est-ce ton pouvoir ? Ou bien… la manifestation de mes regrets ?
Il ne reverrait jamais Shirayuki, ni Natsu. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : celle qui se tenait à ses côtés maintenant… c’était Yuunagi.
— Je le savais depuis un moment déjà. Tu n’es pas celle qui mentait depuis le début.
Yuunagi ne pouvait pas connaître le nom « Jinta ». Même si toute cette situation impossible avait été causée par un pouvoir démoniaque, l’on ne pouvait moyen connaître ce nom qu’il avait lui-même laissé derrière depuis.
— …C’est moi, l’Amanojaku[1].
Tout cela n’avait été qu’un mensonge depuis le commencement.
— Chéri…, dit Yuunagi.
— Tu ne pouvais pas être là. Je… Comment ai-je pu oublier ? Je t’ai tranchée avec Lame volante, puis de mes propres mains…
— Non, l’interrompit-elle en secouant lentement la tête.
Encore rongé par la honte de ses actes, Jinya leva les yeux vers elle et vit qu’elle lui adressait un sourire plein de tendresse.
— Cela n’est jamais arrivé.
— Mais…
— Car la vérité, c’est que je n’étais jamais là pour commencer.
Il ne comprenait pas ce qu’elle disait.
— Tout n’a été que mensonge, poursuivit-elle. — Que je sois ta femme, nos souvenirs partagés, même le fait que je sois ici, maintenant… tout ça, ce sont des mensonges. Tu ne m’as pas tuée, alors ne t’en fais pas pour ça.
— Quoi… ? Moi, je…
— Mais tu sais ? Je suis contente que ce soit quelqu’un comme toi qui soit venu.
En disant cela, elle lui tendit son enfant. Jinya la prit dans ses bras et baissa les yeux. Elle dormait profondément. Il releva la tête et vit Yuunagi lui adresser ce regard attendri qu’une mère pourrait avoir en voyant grandir son enfant.
— Je… déteste les enfants. Alors je te la confie.
Il ne répondit rien. La voir se dissoudre dans les teintes du crépuscule était une vision trop belle, trop poignante. Le moindre mot aurait terni cette image.
Elle soupira, comme agacée par son silence.
— Tu t’en sortiras. Je sais qu’elle sera en sécurité avec toi.
Elle le regarda avec un regard doux, chargé d’émotion, un regard que seule une véritable épouse aurait pu adresser à son mari. Son sourire, bienveillant, mais déjà lointain, semblait s’échapper de ses mains.
— Au revoir. Je suis certaine qu’on se reverra un jour.
Et sur ce sourire bien trop paisible, elle laissa derrière elle un dernier mensonge, aussi tendre que silencieux.
Puis le calme du soir s’effaça dans la nuit.
Ouiiiin ! Ouiiiin !
Quelque part au loin, un bébé pleurait.
Jinya se trouvait dans le bâtiment principal du temple Mizuho. Il était tard dans la nuit. Il devait s’être écoulé un long moment depuis son combat contre le démon-renard.
Il était encore sous sa forme démoniaque, sans savoir pourquoi. Sa peau, sombre et mate, avait l’éclat terne du fer. Sous sa manche, son bras gauche était hideusement enflé et rouge sombre. Son œil droit était difforme, entièrement injecté de rouge jusqu’à la sclère. Tout autour de son œil, la peau avait l’aspect d’un masque de métal noir, ce qui rendait l’anomalie d’autant plus frappante. Mais il y avait un autre changement : lorsqu’il toucha ses cheveux, il constata qu’ils brillaient d’un éclat argenté, même dans l’obscurité.
Il calma son esprit et reprit sa forme humaine. Les yeux clos, il fouilla dans ses souvenirs à la recherche du démon qu’il venait de dévorer.
— …Simulacre. Une capacité à créer des illusions capables de tromper autrui… Mais les illusions dépendent des souvenirs de l’utilisateur, et ne peuvent donner forme à ce qu’il est incapable d’imaginer.
C’était là le pouvoir qu’avait utilisé le démon à l’instant. Le pouvoir de Yuunagi.
Le renard argenté, les boules de feu, tout n’était qu’illusion forgée par Yuunagi. Sans s’en rendre compte, Jinya avait tout tranché, elle y compris, puis absorbé sa capacité grâce à l’Assimilation. Ce faisant, son pouvoir était devenu le sien. Mais à cause d’un dysfonctionnement, ou peut-être des émotions trop fortes qu’elle avait ressenties en mourant, il s’était retrouvé piégé dans une illusion engendrée par Simulacre.
La Yuunagi avec laquelle il avait contemplé le coucher du soleil dans cette illusion n’était qu’un amalgame de ses souvenirs de Shirayuki et Natsu. Elle n’avait rien à voir avec le démon qu’il avait tué.
— En vérité, je n’étais jamais là, depuis le début.
Son pouvoir consistait à donner forme aux pensées dans le but de tromper. On pourrait croire, à première vue, qu’il s’agissait d’une capacité à dissimuler la vérité, mais ce serait une erreur. La véritable nature de ce don… était le mensonge.
— J’ai été dupé…
Jinya avait accepté cette mission parce qu’un démon anthropophage aurait soi-disant élu domicile dans le temple Mizuho. Mais dans le bâtiment principal, il n’y avait aucun cadavre. Pas même la moindre odeur de sang. Autrement dit, le démon mangeur d’hommes n’était rien d’autre qu’une création de Simulacre.
Elle devait avoir une raison d’être allée aussi loin.
Ouiiiiiin ! Ouiiiiiiin !
Le cri d’un bébé résonna dans le temple.
Lentement, Jinya s’approcha d’une statue de Bouddha, installée au fond du bâtiment. Il plissa les yeux et aperçut quelque chose enveloppé dans un tissu, dissimulé sous le piédestal en forme de feuille de lotus. Non… ce n’était pas simplement « quelque chose ».
— Non, ce n’était qu’un bébé abandonné…
C’était un nourrisson abandonné.
Le temple Mizuho était en ruine, laissé à l’abandon. Sans les rumeurs de démon, Jinya ne s’y serait jamais rendu, et ce bébé serait certainement mort.
— Je vois. Tu étais une sacrée Amanojaku.
Tout devenait clair à présent. Yuunagi avait voulu faire savoir qu’un bébé avait été abandonné ici, alors elle avait tissé un mensonge magistral pour attirer Jinya, le chasseur de rumeurs démoniaques.
L’Amanojaku du conte se cachait sous les traits d’Urikohime… mais Yuunagi, elle, avait pris l’identité de l’Amanojaku.
Elle avait affirmé n’avoir jamais été là, dès le départ. Mais Jinya ne pouvait pas croire cela. Alors il parla doucement, d’une voix qu’elle pourrait entendre.
— Tu étais bien là. J’en suis sûr… Tu étais bel et bien la mère de cette enfant.
Il prit le bébé abandonné dans ses bras. Même avec un pouvoir fondé sur le mensonge, Yuunagi n’avait pu dissimuler tout l’amour qu’elle portait à cette petite. Elles n’étaient sans doute pas liées par le sang, et pourtant elle avait cherché à la confier à quelqu’un. Il ignorait comment Yuunagi était devenue un démon, mais elle était devenue mère, et cela seul méritait d’être honoré.
— Elle voulait que je te donne un nom, pas vrai ? dit Jinya en baissant les yeux vers le bébé qu’il tenait.
Quel nom pourrait convenir ? Peut-être un qui la relierait à sa mère, pensa-t-il, avant de prononcer le premier qui lui vint.
— La fleur qui s’épanouit dans le calme du soir… Nomari. Et si c’était ton nom ?
Nomari faisait partie des nombreux noms donnés aux fleurs que lui et Yuunagi avaient admirées sur la berge. Le bébé sembla aimer le son de ce nom. Ses petits yeux encore humides s’illuminèrent… et Nomari sourit.
— Un jour, quand tu seras plus grande, je te parlerai de ta mère.
Il lui raconterait cette femme qui avait menti pour protéger son enfant, et tout l’amour qu’elle lui avait offert. Il se demanda alors quelle expression Nomari ferait ce jour-là. L’image le fit sourire doucement.
Le lendemain de son combat contre le démon, Jinya se rendit comme à son habitude au Kihee, et y trouva un visage familier.
— Oh, Jinya-kun. Entre donc, l’accueillit le propriétaire.
— Tiens, bonjo—Jin… dono ?!
Naotsugu s’interrompit net en apercevant le bébé adorable dans les bras de Jinya.
— J-Jinya-kun ? M-mais d’où vient ce bébé ? demanda Ofuu, les yeux écarquillés.
— Hm ? Ah, oui…
Comment répondre ? Il aurait pu dire qu’il l’avait simplement trouvée quelque part, mais cela ne convenait pas. Ce genre de réponse passerait pour un chien ou un chat, mais sûrement pas pour un bébé. Pourtant, il n’avait aucune envie d’évoquer Yuunagi.
— Allons, qu’est-ce qui te prend ? C’est ta fille, bien sûr.
Un murmure tout doux lui effleura l’oreille. Il balaya la pièce du regard, mais naturellement, Yuunagi n’était nulle part. Malgré tout, il la sentait présente, comme si elle le poussait doucement du regard, avec un sourire espiègle au coin des lèvres.
Alors il prit sa décision.
Cette enfant, on la lui avait confiée. Il n’y avait qu’une seule réponse possible.
— Tu t’en sortiras. Je sais qu’elle sera en sécurité avec toi.
Une voix résonna au loin et il sourit doucement.
Il arborait un visage lumineux, impensable venant de lui. D’un ton calme et assuré, il déclara fièrement :
— C’est ma fille.
Voilà ce que tu voulais, n’est-ce pas, Yuunagi ?
[1] Ici Jinya admet qu’il s’est trompé lui-même d’où le fait qu’il se traite de la sorte.