SotDH T4 - CHAPITRE 2 : PARTIE 1

La Logique de l’Amanojaku (1)

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————

…Tout est un mensonge.

Juillet, troisième année de l’ère Bunkyû (1863).

— Aïe, mon dos me fait mal…

Le soir était tombé depuis longtemps. Entre deux bouchées de kake soba, Jinya leva les yeux vers l’homme qui gémissait dans la cuisine. C’était le propriétaire du restaurant, qui se tapota le bas du dos deux ou trois fois. La plupart du travail dans un restaurant de soba se faisait debout, et l’âge semblait désormais rattraper cet homme d’une cinquantaine d’années. Il se plaignait de plus en plus souvent de douleurs dans le corps.

— Tu vas bien, Papa ? demanda Ofuu en se précipitant à ses côtés.

— Rien de grave, je tiens encore debout… ngh…

Il tenta de faire bonne figure, mais la douleur était trop forte.

— Tu devrais peut-être te reposer un peu.

— Non, ça va.

— Assieds-toi, juste un instant. Il n’y a pas d’autres clients, de toute façon.

L’homme soupira.

— Bon, d’accord, mais seulement un peu.

Il semblait réticent, mais l’inquiétude dans les yeux d’Ofuu ne lui laissa pas le choix. Il quitta la cuisine et alla s’asseoir à côté de Jinya dans la salle.

Jinya observa son visage et remarqua qu’il était plus marqué par les rides qu’autrefois. Un rappel cruel du temps qui passe. Cela remontait à l’ère Kaei, à l’époque de leur rencontre.

À l’origine, Jinya avait choisi de venir au Kihee parce que l’endroit recevait peu de clients, mais il n’aurait jamais imaginé devenir un habitué. En regardant autour de lui, il constata que le restaurant était toujours aussi vide qu’avant, ce qui lui serra un peu le cœur.

— Difficile à croire que presque dix ans se sont écoulés depuis…

— Depuis tout ce temps, hein ? Si seulement tu laissais ton âge transparaître un peu plus, on pourrait se plaindre ensemble de ce qu’on devient !

— Désolé.

— Eh, je plaisantais.

Leur échange n’était qu’un bavardage sans importance, mais Jinya sentit dans les mots de l’homme un écho de sincérité.

Jinya n’avait pas changé depuis ses dix-huit ans. Conserver une apparence juvénile était sans doute une chose profondément enviée par beaucoup. Mais lui, dont le corps ne vieillirait jamais, peinait à comprendre ce désir.

— Ah là là. Parfois, j’ai l’impression d’être le seul à vieillir, dit le restaurateur avec insouciance.

Jinya lui lança un regard noir. Le restaurateur se figea, confus, puis en comprit soudain le sens et tourna la tête vers Ofuu. Elle était au bord des larmes, le visage empreint d’une émotion mêlée de tristesse et de confusion.

Ofuu avait quitté son jardin de bonheur pour venir vivre auprès de son père, un humain. Mais l’espérance de vie d’un démon dépassait le millier d’années. Elle, elle resterait jeune pendant que son père vieillirait peu à peu. Un jour, son père, celui qui lui avait tendu la main, finirait par quitter ce monde. Et elle, impuissante, ne pourrait que l’observer s’éteindre et passer l’éternité seule, sans lui. Son visage était empreint de tristesse, sans doute parce qu’elle savait que ce futur solitaire approchait à grands pas.

— Pardon, Ofuu. Ce que j’ai dit était maladroit, reconnut le propriétaire.

— Ce n’est rien, Papa. Je sais bien que tu ne pensais pas à mal.

Ofuu tenta de sourire pour rassurer, mais son expression trahissait ses efforts.

— Je vais régler, dit Jinya à voix haute, posant son bol vide pour dissiper l’atmosphère pesante.

Le gérant se leva, visiblement soulagé que la tension ait été rompue aussi simplement.

— Bien. Ça fera trente-deux mon.

Jinya haussa légèrement un sourcil en entendant le prix. Trente-deux… c’était presque le double de ce qu’il payait à ses débuts ici.

Le propriétaire esquissa un sourire las et s’inclina brièvement, l’air désolé.

— Pardon. Les prix ont beaucoup augmenté ces temps-ci, alors on est obligés d’ajuster les nôtres pour pouvoir s’en sortir.

Les troubles causés par l’arrivée des navires noirs à l’époque Kaei ne montraient toujours aucun signe d’apaisement. Le conflit entre samouraïs, certains voulant renverser le shogunat, d’autres le défendre, n’avait fait que s’intensifier. Pendant ce temps, les prix s’étaient envolés, rendant la vie difficile pour le peuple.

Conscient de l’époque dans laquelle il vivait, Jinya paya sans protester. Il n’y avait ni faute ni coupable. C’était simplement ainsi que le monde allait.

— Merci bien. Tu sais, je t’ai jamais vu te soucier de l’argent. J’en suis presque jaloux, plaisanta le propriétaire.

— Disons que j’ai eu pas mal de travail, ces derniers temps, répondit Jinya, pensif.

Lorsque l’agitation gagnait le peuple, le mal s’infiltrait plus facilement. Plus les citoyens d’Edo se rongeaient d’inquiétude, plus les incidents surnaturels se multipliaient. Jinya avait enchaîné les missions sans répit, ce qui en disait long sur l’état du monde.

— Tu bosses encore aujourd’hui ? demanda Ofuu.

— Oui.

Sans y penser, il avait serré la poignée de Yarai. Il restait aussi éloigné que jamais des réponses à ses interrogations, et les choses qu’il devait éliminer ne faisaient que croître. À ce stade, il n’éprouvait plus rien de particulier face aux vies qu’il tranchait. Ofuu le comprenait, et cela la rendait un peu triste.

— Tu ne changes vraiment pas, hein ? dit-elle. —Tu ne pourrais pas te poser un peu et vivre plus lentement ?

— Malheureusement, je ne peux pas renier aussi facilement la vie que j’ai choisie. Et je n’en ai pas vraiment envie, de toute façon.

Même s’il pouvait à présent relâcher un peu sa vigilance, son objectif n’avait pas changé d’un iota. Son entêtement lui pesait, même à lui.

— Tu es vraiment obstiné, soupira Ofuu, exaspérée. Mais sa voix restait douce.

— Désolé. Je suis comme ça, c’est tout.

Leur échange se termina comme toujours, sans que ni l’un ni l’autre ne fasse le moindre pas en arrière. Pourtant, elle ne semblait pas vraiment mécontente, et lui ne s’en agaçait nullement. Quelle que soit la manière dont elle le réprimandait, lui parler avait toujours le don de l’apaiser. C’était peut-être parce qu’elle faisait preuve d’une maturité bien plus grande que la sienne.

— Fais attention, d’accord ? dit-elle.

— Promis.

— Ne baisse pas ta garde, tu m’entends ?

— Je t’entends.

— Et quand ce sera fini, tu rentres directement ici. Pas de détours, hein.

— …Je ne suis pas un gamin.

Elle était beaucoup plus âgée que lui, mais elle avait l’air plus jeune. Voilà pourquoi il se sentait toujours aussi embarrassé quand elle s’inquiétait pour lui comme une mère poule. Il ne s’y faisait jamais vraiment.

— Je m’en sortirai, dit-il.

Il se retourna et quitta le restaurant comme s’il fuyait. D’ailleurs, c’était exactement ce qu’il faisait. Il ne pouvait plus supporter une minute de plus ses marques d’affection maladroites.

— Toi alors, Jinya-kun… Prends soin de toi ! Et reviens entier !

Sans chercher à le retenir, elle lui lança son au revoir habituel.

Il ne se retourna pas, ne répondit rien. Il souleva simplement le noren à l’entrée et passa dessous sans un mot.

C’était une nuit banale, identique à tant d’autres.

***

La ville-sanctuaire de Yanaka abritait le temple Mizuho, abandonné depuis la mort de son grand prêtre. Autrefois, il y a bien longtemps, Jinya avait visité cet endroit.

La rumeur prétendait qu’un démon y vivait, enlevant et dévorant des êtres humains. Personne n’avait encore été officiellement porté disparu, mais les témoignages visuels se multipliaient. Tous ceux qui affirmaient avoir vu la créature décrivaient, avec effroi, un démon mangeur d’hommes installé dans le temple. Dans l’espoir de régler la situation avant qu’un drame ne se produise, l’un des hauts prêtres de la région fit appel à Jinya pour qu’il s’en occupe, ce qui nous mena à la scène présente.

Un autre démon mangeur d’hommes avait autrefois élu domicile ici. Jinya franchit les limites du temple comme s’il ravivait un souvenir ancien.

Il progressa lentement à travers les terrains délabrés du sanctuaire. À peine eut-il atteint le bâtiment principal qu’une forte odeur de poussière lui saisit les narines. Il n’y avait ni puanteur de cadavres ni effluves de sang… pourtant, les rumeurs disaient vrai.

Il se raidit et fixa la silhouette postée au centre du temple.

Urrrgh

C’était un renard, bien plus grand qu’un homme. Sa fourrure argentée brillait avec éclat, même dans l’obscurité. Comme on pouvait s’y attendre, ses yeux perçants étaient rouges. Il s’agissait presque à coup sûr du démon dont parlaient les rumeurs.

— C’est toi, le démon mangeur d’hommes ? demanda Jinya, pour s’en assurer.

La créature ne répondit pas. À la place, son regard aigu se fit encore plus tranchant, et six sphères de feu apparurent soudain dans les airs.

C’était une réponse en soi. Ces boules de feu étaient très probablement l’expression de son pouvoir.

Sans détourner les yeux du démon, Jinya dégaina Yarai, puis adopta une garde, la lame positionnée derrière lui.

Il ne ressentait aucune chaleur émanant des flammes. Tous deux se fixaient, immobiles.

Nous étions en juillet, au cœur de l’été, et pourtant, l’air semblait s’être légèrement rafraîchi.

Grrraaaaah !

Le renard argenté poussa un rugissement perçant.

Deux des boules de feu filèrent droit vers Jinya. Il esquiva sur le côté avec une marge confortable. Elles étaient rapides, certes, mais ne se déplaçaient qu’en ligne droite. Les éviter semblait facile… du moins, c’est ce qu’il crut. Avant même qu’il ne s’en rende compte, les sphères de feu suspendues au-dessus du renard s’étaient multipliées. La créature le bombarda, relâchant ses projectiles à un rythme effréné. Dans ces conditions, Jinya ne pouvait pas approcher.

Il soutint le regard du renard, qui le fixait à son tour avec une intensité farouche. Visiblement, la bête n’avait aucune intention de le laisser s’approcher. Les boules de feu fusaient l’une après l’autre, et Jinya dépensait toute son énergie à les esquiver. Il ne pouvait pas se permettre de frôler les flammes, mais continuer à les éviter avec autant d’amplitude finirait par l’épuiser et créer une ouverture. C’était sans doute le but du renard argenté.

— Mais les choses ne se passeront pas comme tu l’espères, murmura Jinya, le visage impassible.

Sa lame ne pouvait l’atteindre à cette distance, et son endurance n’était pas illimitée. Mais son adversaire avait commis une erreur fatale : croire être le seul à pouvoir attaquer à distance.

Jinya s’immobilisa et brandit son sabre au-dessus de lui. Il inspira profondément et observa calmement sa cible. Il raffermit sa prise jusqu’à faire craquer les jointures de sa main, puis visa la base de la gorge du renard argenté. Il finirait cela d’un seul coup.

Il abattit son sabre en diagonale. On aurait pu croire qu’il tranchait dans le vide, mais au même instant, sa lame libéra une onde transparente, plus dense que l’air, qui fendit l’espace. C’était une capacité qu’il avait jadis dévorée : Lame Volante, le pouvoir de projeter des coupes à distance.

Le renard argenté se figea de stupeur. La lame lancée par Jinya s’infiltra entre les projectiles et frappa sa gorge avec précision.

Augh…

Le bruit de la chair tranchée se fit entendre. Le renard n’avait sans doute jamais imaginé être touché par une attaque à distance. L’onde s’était abattue sans résistance, et le sang éclaboussa les airs. C’était terminé. La créature poussa un cri d’agonie, encore debout, mais incapable du moindre mouvement.

Jinya fut légèrement surpris que ce soit tout. Le renard ne semblait pas avoir préparé de piège… mais il resta sur ses gardes en s’approchant.

— Avant de mourir, dis-moi ton nom.

Toujours debout, le renard argenté parvint à murmurer faiblement :

Yuu… nagi…

Jinya grava ce nom dans sa mémoire. Un de plus qu’il avait tué.

Il tendit la main gauche et déclara :

— Je vois. Repose en paix, Yuunagi. Ton pouvoir m’appartient désormais.

Au moment où sa main toucha Yuunagi, son bras gauche se mit à palpiter comme un cœur. Assimilation, la capacité d’absorber les caractéristiques d’êtres vivants. Grâce à elle, il pouvait s’approprier les pouvoirs démoniaques de ceux qu’il dévorait avec son bras gauche.

Il était désormais capable d’utiliser ce pouvoir sans même se transformer en démon, peut-être parce qu’il s’y était habitué.

*Bo-Dom*
Il se connecta à Yuunagi par le biais de son bras gauche. Ses souvenirs, ainsi qu’autre chose, affluèrent dans ses veines, devenant une part de lui.

Assimilation permettait à Jinya d’intégrer d’autres êtres à son propre corps, ce qui lui donnait accès à une portion de leur mémoire et de leur savoir. Il n’aimait pas ce processus. Il avait toujours l’impression de violer les pensées les plus intimes d’un autre. De plus, cela troublait sa conscience.

Mais cette fois, c’était bien pire que d’habitude. Le monde tournait autour de lui comme s’il était ivre.

— Tu voulais être sauvé d’un démon… mais personne n’est jamais venu.

Des fragments de mémoire apparurent, puis s’évanouirent. Peu à peu, les choses s’éclaircirent. L’élément étranger dans son corps s’était assimilé et stabilisé, mais sa tête continuait de tourner.

— Seul. Un enfant que tu détestais. Mais pourquoi ?

Quelque chose de vaste avait été absorbé. Le flot de souvenirs s’interrompit. Le monde se tordit sur lui-même.

— Ouiiiiin ! Ouiiiiiiiin !

Quelque part, au loin, un nourrisson pleurait.

Puis, l’aube perça la nuit.

— Oh, Jinya-kun. Entre donc, l’accueillit le propriétaire du restaurant.

Le lendemain de l’élimination du démon, Jinya s’était rendu au Kihee, comme à son habitude, et y trouva un visage familier déjà installé.

— Bonjour, Jin-dono.

Son vieil ami, Miura Naotsugu, avait déjà terminé son repas et sirotait son thé d’un air tranquille.

— Jour de repos ? demanda Jinya.

Il n’était encore que le début de l’après-midi.

— Oui. J’ai pensé venir me détendre ici.

— Kinu-dono n’est pas venue ?

— Je l’ai invitée, mais elle a refusé.

Jinya en fut secrètement soulagé. Il avait toujours un peu de mal avec Kinu, l’épouse de Naotsugu. Il ne savait jamais quoi lui dire quand elle était là.

Naotsugu, qui le savait très bien, adressa à Jinya un sourire en coin. D’ordinaire, Naotsugu était un homme d’un sérieux inébranlable, mais au Kihee, il se montrait sous un jour plus naturel. Ce lieu lui permettait d’abaisser sa garde.

— Bon retour à toi.

Ofuu s’approcha, radieuse. C’était dans sa nature de s’inquiéter dès que Jinya s’absentait. Elle savait qu’il avait éliminé d’innombrables démons au fil des années, mais cela ne l’empêchait pas de se faire du souci. Le voir revenir sain et sauf au restaurant lui réchauffait véritablement le cœur.

— Tout s’est bien passé ? Tu n’as pas été blessé ?

— Tout va bien, répondit Jinya.

— Ha ha, c’est de Jin-dono qu’on parle, tout de même. Il ne pouvait qu’aller bien, lança Naotsugu.

— Je sais qu’il est fort… mais j’aimerais tout de même qu’il évite de se mettre en danger autant. Beaucoup de gens seraient tristes s’il lui arrivait quelque chose. Tu le sais, Jinya-kun.

Malgré son apparence juvénile, Ofuu avait une attitude très maternelle. En réalité, son âge réel la rapprochait plutôt d’une grand-mère… mais jamais Jinya n’aurait eu l’imprudence de le dire à voix haute.

— Elle a raison. Vous ne devriez pas faire autant de peine à votre petite femme, plaisanta Naotsugu avec un sourire en coin, en regardant sur le côté.

Ofuu suivit son regard.

— …C’est vrai. Elle était encore plus inquiète que moi.

Jinya n’avait pas la moindre idée de ce dont ils parlaient. Il suivit leur regard et aperçut une femme, un bébé dans les bras, assise là… comme toujours.

— Dis-lui d’en rajouter un peu de ma part, tu veux bien ? Ça ne lui ferait pas de mal de penser, ne serait-ce qu’un peu, à ceux qu’il laisse derrière, rongés d’inquiétude.

Elle portait un kimono rouge orné de fils dorés, dont le col était légèrement ouvert. Ses cheveux noirs étaient relevés avec trois peignes et six petites épingles. D’après son apparence, Jinya ne pouvait qu’en conclure qu’elle était une prostituée. Pourtant, personne autour ne semblait s’étonner de sa présence. Elle était plus menue qu’Ofuu, et paraissait plus frêle encore. Sa peau avait une pâleur maladive. De temps à autre, elle berçait doucement son bébé, le calmant d’un geste, mais son visage demeurait aussi impassible que celui de Jinya, comme si elle accomplissait une corvée. Pourtant, dès que l’enfant cessait de pleurnicher, elle lui souriait tendrement.

— Tu en baves, hein, Yuunagi-san ? dit Ofuu.

— Vraiment. Tu parles d’un mari sans délicatesse, répondit Yuunagi.

— Mais je suis un peu jalouse. Jinya-kun est gentil à sa façon… et ton bébé est adorable.

— Tu veux pas me le prendre, tiens ? J’ai toujours détesté les gosses.

— Oh… Tu ne devrais pas dire ça.

— Oui, oui, pas besoin de faire la morale.

Ofuu réprimanda gentiment Yuunagi, mais celle-ci n’en avait manifestement rien à faire. Malgré ce qu’elle disait sur les enfants, Yuunagi s’occupait du sien avec soin et tendresse.

Jinya observait les deux femmes discuter. Leur conversation avait quelque chose de chaleureux, mais lui, sans trop savoir pourquoi, se sentait soudain pris de vertige.

— Yuu… nagi… ?

Ce nom, celui qu’Ofuu venait de prononcer, il l’avait déjà entendu. Mais… quand ? Quelque chose brouillait ses pensées, comme un voile sur son esprit. Qu’est-ce qui, dans cette scène, lui paraissait si étrange ?

Déconcerté, il fixa Yuunagi. Elle s’en aperçut et pencha légèrement la tête, intriguée.

— Quelque chose ne va pas, mon chéri ?

Et à nouveau, le monde de Jinya bascula.

Mon chéri. C’est vrai. Elle… Yuunagi… était sa femme.

Il avait l’impression de flotter sur des nuages, loin de toute réalité tangible. Le sol sous ses pieds lui semblait instable, presque illusoire. Autrefois, il avait pourtant rêvé de cela : épouser la femme qu’il aimait et vivre à ses côtés, heureux et en paix, jusqu’à la fin de ses jours. Ce moment, ici et maintenant, c’était exactement ce que Jinya avait toujours désiré.

— …Oh. Pardon. J’ai eu comme un moment d’absence, répondit-il par réflexe, comme pour esquiver quelque chose.

Il baissa légèrement la tête. Le bébé dans les bras de Yuunagi entrouvrit ses yeux mi-clos et le regarda. Il demanda :

— Euh… Qui est-ce ?

— Qu’est-ce que tu racontes, mon chéri ? C’est ta fille, bien sûr.

Entendre que c’était son enfant ne semblait pas réel. Mais si Yuunagi, sa mère, l’affirmait, alors cela ne pouvait qu’être vrai.

— Il serait temps qu’on lui donne un nom, d’ailleurs. Je ne suis pas très douée pour ce genre de choses, alors je voudrais que ce soit toi qui choisisses, dit-elle.

Bien sûr. C’était logique maintenant. Il ne se souvenait pas du nom de sa fille… parce qu’elle n’en avait pas encore.

— Ah. Oui, répondit-il évasivement.

Yuunagi lui lança un regard. Il y avait une ombre d’inquiétude dans ses yeux.

C’était sans doute le rôle d’un mari de dissiper les soucis de son épouse. Ou quelque chose comme ça. Il lui adressa un sourire un peu embarrassé.

— Quelque chose ne va pas ? Tu agis bizarrement.

— Ça va.

— Vraiment… ? fit-elle, peu convaincue.

Mais elle n’insista pas. Elle ne le faisait jamais. Elle affichait une assurance discrète, mais elle avait toujours été une âme fragile.

Sa tête tournait. Cette « elle »… désignait-elle vraiment Yuunagi ?

— Ne t’inquiète pas pour moi. Ce n’est rien de grave.

Il mit un terme à la conversation, comme pour s’empêcher de penser davantage. Mais son ton fuyant ne fit qu’accentuer les soupçons de Yuunagi.

— Hmm… Je ne sais pas si je te crois. Tu caches toujours plein de choses.

— Yuunagi…

Elle eut un petit rire, visiblement amusée par l’air troublé de Jinya.

— Hi hi, je plaisantais, voyons.

Son sourire lui semblait à la fois familier… et étrangement nouveau. Une sensation indéfinissable fit vaciller son esprit.

— Je ne me suis pas inquiétée pour toi, pas une seconde.

Mais malgré ses paroles, elle semblait bel et bien soucieuse.

— On dirait bien que même le grand chasseur de démons ne fait pas le poids face à sa femme, plaisanta le propriétaire du restaurant, convaincu que l’agitation de Jinya venait simplement de leur dynamique conjugale.

— Apparemment pas, approuva Naotsugu.

Lui et le gérant paraissaient accepter cette vision des choses comme allant de soi.

Et après tout, c’était le cas. C’était juste un moment banal de leur quotidien. Il n’y avait aucune raison que Jinya s’en inquiète… pourtant, il n’arrivait pas à se défaire de cette sensation étrange aussi ténue soit-elle.

— …Jinya-kun ? Quelque chose ne va pas ?

— Hein ? Oh, non, rien du tout.

Ofuu s’inquiétait pour lui, comme toujours. C’était simplement dans sa nature d’être attentive. Elle ne semblait percevoir rien d’inhabituel dans la situation.

— Le vieux Jinya-kun chasse les démons depuis deux jours d’affilée. Peut-être que la fatigue commence à le rattraper ? suggéra le propriétaire.

— C’est possible, approuva Naotsugu. Jin-dono, vous devriez vous détendre un peu pour le reste de la journée.

Tous deux échangèrent un sourire complice, puis jetèrent un coup d’œil vers Yuunagi. Ils n’étaient là que pour une chose : inciter Jinya à passer un vrai moment en famille.

— Mais…

— Pas de mais, Jinya-kun. Il est temps de montrer à ta femme un peu d’amour et de tendresse, d’accord ?

— Tu t’y mets aussi, Ofuu…

Décidément, personne n’était de son côté. Il poussa un soupir et tourna les yeux vers Yuunagi, qui arborait un sourire malicieux.

— Pourquoi pas ? Je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas te laisser vivre un peu, pour une fois.

C’est ainsi que débuta leur journée. Une journée sans importance. Une journée comme tant d’autres qu’ils avaient vécues ensemble.

error: Pas touche !!