SotDH T4 - CHAPITRE 1 : PARTIE 5

Contes Nocturnes de sabres démoniaques : Hijin La Lame Volante (5)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Deux silhouettes se faisaient face dans la nuit. Une rivière silencieuse coulait juste à côté, le long de la berge.

Jinya se tenait dos au pont qui enjambait la rivière de Fukagawa, tandis que Sugino Mataroku le dévisageait avec haine. Pour rejoindre le Tomizen, Mataroku devait traverser ce pont, mais il comprit d’emblée que Jinya ne le laisserait pas passer.

Jinya adopta une posture basse, le sabre tiré derrière lui, sur sa droite. Il maintenait la distance tout en gardant sa lame hors de vue directe, concentrant toute son attention sur Mataroku. C’était une garde souple, conçue pour lui permettre de réagir à tout mouvement de l’adversaire. Mataroku, lui, tenait son sabre à deux mains devant lui, la pointe dirigée droit vers les yeux de Jinya. Cette posture était considérée comme la base des bases, parfaite tant pour l’attaque que pour la défense.

Tous deux avaient déjà pris leur décision : les mots étaient superflus. Leur affrontement ne durerait qu’un instant.

Le premier à bouger fut Mataroku. Il s’abaissa et s’élança droit devant, jetant toute prudence aux orties, le sabre levé bien haut avant de l’abattre.

Mais il était trop lent. Aux yeux de Jinya, vétéran dans la traque des démons, cette attaque paraissait inoffensive. Il n’en relâcha pas pour autant sa vigilance. Même un adversaire plus faible et plus lent pouvait encore tuer, selon la manière. Jinya lui-même avait vaincu des démons bien plus puissants que lui à l’aide de méthodes diverses.

Il esquiva d’un demi-pas sur la droite, puis porta une entaille courte et horizontale. Mataroku ne pouvait le deviner, mais Jinya ne cherchait pas à tuer, il visait le sabre. Plus précisément, il visait le col de la lame, juste au-dessus de la garde, dans l’intention de faire sauter l’arme des mains de son adversaire.

Mais Mataroku sembla le prévoir, ou peut-être avait-il simplement eu le bon réflexe. Il fit pivoter son poignet, modifiant l’angle de l’impact pour encaisser le coup sur le col de la lame. Il fit ensuite glisser sa propre lame jusqu’à ce que leur garde à tous deux se heurte l’une contre l’autre. Les deux combattants se retrouvèrent alors dans une impasse momentanée.

Jinya aurait pu faire appel à sa force démoniaque pour repousser Mataroku, mais il choisit de maintenir la garde croisée, observant attentivement la posture de son adversaire.

Pour un serviteur, Mataroku se défendait plutôt bien au sabre, mais son niveau demeurait assez ordinaire. Et c’était précisément cela qui paraissait étrange. Il existait un écart évident entre leurs compétences, et Mataroku ne pouvait l’ignorer. Pourtant, il affichait une assurance, non, une arrogance presque provocante, comme s’il était convaincu de sa victoire.

Pourquoi ? La question traversa l’esprit de Jinya, mais il n’eut pas le temps de s’y attarder : Mataroku passa à l’action.

Il se figea un instant, relâcha la tension, puis recula d’un pas. Il profita de l’espace créé entre eux pour glisser sa lame tel un fil dans le chas d’une aiguille, traçant une entaille horizontale vers le flanc de Jinya.

Ses mouvements étaient corrects, mais encore trop lents. L’attaque manquait de souplesse, et son intention était facile à lire.

Le métal heurta le métal. Jinya para le coup, mais Mataroku ne semblait pas vouloir s’arrêter là. Il leva de nouveau son sabre et attaqua une fois encore. Toutefois, ses gestes étaient mal maîtrisés. Il laissait une ouverture énorme et sa cible était bien trop évidente.

Après avoir observé tout cela, Jinya conclut à juste titre que son adversaire avait lancé une attaque maladroite. C’était donc le bon moment. Il éviterait la lame à un cheveu près, attraperait l’un des bras de Mataroku, et le désarmerait sans verser une goutte de sang.

Le temps de formuler ce plan était très court. La lame de Mataroku s’abattait, rapide. Jinya laissa son pied droit en place et recula franchement le gauche. Le tranchant passerait juste devant lui, sans effleurer sa peau. Il tendit la main gauche, prêt à saisir le poignet de Mataroku.

Mais à cet instant, l’homme esquissa un sourire.

Un frisson parcourut l’échine de Jinya. Il retira brusquement son bras et tenta de reculer, mais cette fois, c’était lui qui manqua de vitesse. Il avait esquivé la pointe de la lame à un cheveu près. Elle ne pouvait pas l’avoir atteint, non, elle ne l’avait pas touché, il en était certain. Et pourtant, le sang fusa dans les airs.

La lame, sans même l’avoir effleuré, l’avait bel et bien transpercé. Une brûlure aiguë lui traversa la poitrine, comme s’il avait été plaqué contre un poteau de fer chauffé à blanc. Sans laisser paraître la douleur sur son visage, il recula prudemment face à Mataroku.

Celui-ci ne lança pas d’attaque supplémentaire, peut-être en était-il incapable, et se contenta de reculer d’un pas, observant.

— Alors c’est ça, un sabre démoniaque… murmura Jinya.

Il porta la main à sa blessure, d’où le sang continuait de couler. La coupure était nette, comme si elle avait été infligée par une lame réelle. La lame ne l’avait pas touché, et pourtant il était blessé. Une telle chose était impossible… mais c’était justement ce qu’on pouvait attendre d’une lame échappant aux lois de ce monde.

À la hauteur de son titre, Yatonomori Kaneomi était bel et bien un sabre démoniaque, doté du pouvoir d’un démon supérieur.

— Le pouvoir d’envoyer une coupe à distance… Un joli tour de passe-passe, commenta Jinya.

L’effet était simple, mais cela ne le rendait pas moins redoutable, la preuve en avait été faite. Et Mataroku ne s’en servait pas si mal. Plutôt que de s’en servir comme d’un projectile classique, il l’avait déclenché précisément au moment où Jinya tentait d’esquiver de justesse, pensant échapper à la lame. La plupart des gens auraient évalué la portée du sabre à vue d’œil, et se seraient fait tuer lorsque celle-ci s’allongeait soudainement.

La survie de Jinya sembla prendre Mataroku de court. Il le fixa, stupéfait de le voir encore debout, comme si de rien n’était, alors que le sang s’échappait toujours de sa poitrine.

— Qu’est-ce que… ? Comment tu peux encore être en vie ?!

— Il se trouve que je suis un peu plus résistant que la moyenne.

— Très bien. Dans ce cas, je n’ai qu’à continuer de te taillader. Encore et encore… Il faut que je continue à trancher… sinon…

Sans même chercher à réduire la distance, Mataroku abattit violemment le sabre démoniaque, Yatonomori Kaneomi. L’air se déchira lorsqu’une lame invisible, plus dense que l’atmosphère elle-même, fendit l’espace en direction de Jinya.

Ils n’étaient séparés que de moins de trois ken[1]. À présent, Mataroku se contentait d’utiliser la lame comme une simple arme à projectile.

Jinya fit un pas en avant, esquivant tout en réduisant la distance. Mais à peine avait-il bougé que Mataroku lança un nouvel assaut. Jinya n’eut pas le temps d’éviter cette seconde attaque à distance, et réagit par pur réflexe en la tranchant net. Son bras en fut légèrement engourdi. Il ignorait le principe derrière cette technique, mais l’impact avait eu la même brutalité qu’un vrai coup de sabre, comme s’il avait été frappé par une masse de fer.

Les intervalles entre les attaques étaient très brefs. Il suffisait de balancer le sabre pour libérer une onde tranchante, si bien que Mataroku pouvait continuer à frapper dans le vide sans effort, tandis que Jinya, lui, devait encaisser et se défendre. Ce n’était pas tant la vitesse des attaques qui posait problème, mais leur fréquence.

Tout en analysant la situation, Jinya poursuivait ses mouvements. Il tenta une nouvelle approche, mais dès qu’il essaya de se rapprocher, une salve de coupes l’assaillit aussitôt. La distance entre eux dépassait encore les trois ken.

En force, en vitesse, en technique et en expérience, Jinya surpassait Mataroku. Mais celui-ci possédait un sabre démoniaque, et cela suffisait à inverser l’avantage.

Cela dit, Jinya ne doutait pas de sa victoire. Sans ressentir la moindre pression, il parait les taillades lancées à distance comme s’il s’acquittait d’une tâche familière, calmement et méthodiquement.

La situation exigeait une réponse, mais Jinya en avait plusieurs. Il pouvait utiliser Invisibilité pour disparaître et porter un coup décisif. Les trois chiens noirs provenant des shikigamis pouvaient neutraliser Mataroku sans difficulté. Il pouvait bondir sur lui en un instant grâce à Fulgurance[2] et avec Force Surhumaine, il aurait balayé les attaques volantes d’un simple revers de bras. S’il le voulait, Jinya pouvait renverser la situation d’un claquement de doigts.

Mais il ne le fit pas. Il choisit au contraire de continuer à encaisser les coups, avançant lentement. Il refusait d’employer ses pouvoirs démoniaques pour une seule raison : il n’aimait pas le regard de Mataroku.

Depuis le début de l’affrontement, celui-ci affichait un rictus, comme s’il disait : Ton sabre ne peut rien contre le mien. Jinya ne pouvait pas accepter cela. Il serra son arme à s’en faire blanchir les jointures.

Jinya avait de l’affection pour son sabre, Yarai. Il avait autrefois reposé dans le sanctuaire du village sidérurgique de Kadono, en tant qu’objet de culte dédié à la Déesse du Feu. On disait qu’il ne rouillerait pas, même au bout de mille ans, et qu’il possédait une âme. Le chef du village le lui avait confié plus de vingt ans auparavant, et depuis, il était resté son fidèle compagnon.

Mais plus que tout, Yarai était le trésor de Kadono, veillé par des générations d’Itsukihime. Celle qui avait la charge de l’épée reprenait le kanji ya de son nom, qui signifiait « nuit », et l’intégrait à son propre nom, sous la forme ya ou yo. Elle se consacrait alors entièrement au village, priant pour sa prospérité.

Autrefois, Jinya avait trouvé belle cette tradition insensée, et juré de la protéger. Même aujourd’hui, alors qu’il avait tout perdu, il n’avait jamais oublié ce qu’il avait ressenti à l’origine.

Et voilà que le regard de Mataroku profanait ces sentiments. Jinya ne laisserait pas Yarai être sali par une vulgaire lame démoniaque, même capable de frapper à distance. Une ancienne colère, puisée dans les années de sa jeunesse, s’embrasa en lui.

— Je suis surpris que tu arrives à parer aussi bien avec ton bâton émoussé. Mais je vais te tuer. Il faut que je te tue…

 

Ces mots, lâchés comme une remarque en passant, trahissaient peut-être l’agacement de Mataroku face à cette impasse. Mais sa voix moqueuse ne fit que raffermir la volonté de Jinya. Lui qui perpétuait la tradition du nom en portant le ya, il allait brandir Yarai et abattre cet homme.

Trois ken.

Des lames invisibles fendaient l’air avec un sifflement audible. Jinya les évita, le centre de gravité projeté vers l’avant, la posture basse, tandis qu’il se ruait droit sur Mataroku.

Deux ken.

Mataroku lança une nouvelle attaque au moment où Jinya gagnait du terrain, mais une attaque pareille ne pouvait plus l’ébranler. Il fit passer Yarai dans sa main gauche, en prise inversée, et trancha de toutes ses forces, continuant de s’élancer vers Mataroku.

Un ken.

Mataroku leva de nouveau son sabre. Jinya venait d’exécuter une frappe ample qui le laissait momentanément à découvert. Le prochain coup à distance allait le faucher avant même qu’il n’ait pu ramener Yarai en garde. Mataroku sembla le comprendre, et s’apprêta à abattre sa lame démoniaque à une distance que Jinya ne pourrait esquiver.

Mais Jinya n’éprouva aucune peur. Tout se déroulait exactement comme il l’avait prévu, à tel point que cela en devenait presque ennuyeux.

— Quoi… ?! s’étrangla Mataroku, figé de stupeur.

Il y avait toujours un temps mort, un flottement après une frappe, pendant lequel il était impossible de réagir aussitôt. Et c’est justement pour cette raison que Mataroku était persuadé d’avoir vu une ouverture. Mais le coup qu’il visait au sommet du crâne de Jinya… ne partit jamais.

— Tant que tu ne peux pas frapper, ton sabre n’est qu’une lame ordinaire.

 

Jinya n’avait pas besoin de replacer Yarai. Il frappa simplement la base de la garde avec la paume de sa main droite, projetant la lame vers l’avant sans même utiliser son bras gauche. Bien sûr, il ne pouvait pas viser précisément, mais ce n’était pas nécessaire. Il lui suffisait de prendre l’adversaire de court. Il était certain que Mataroku serait déstabilisé par cette attaque inattendue, et cela suffirait à créer l’ouverture dont il avait besoin.

Sans laisser retomber l’élan, Jinya transforma l’estoc en un balayage horizontal visant la lame démoniaque.

— Ngh ?!

La différence de puissance physique joua en sa faveur : Mataroku ne put encaisser le choc du balayage, et son attaque dévia sur le côté. À cette distance, la moindre ouverture pouvait s’avérer fatale. L’expression arrogante de Mataroku s’effaça pour laisser place à la peur. Tous deux se retrouvaient à découvert, leur posture rompue.

— Gah…

Et dans un tel équilibre, c’est toujours le plus fort qui l’emporte.

Le coup de Jinya partit avant que Mataroku ne puisse se rétablir : une unique taillade horizontale en travers du torse. Jinya sentit distinctement le poids de l’impact à travers sa lame. Mataroku tomba à genoux, puis s’écroula au sol. Jinya avait frappé avec le dos de son sabre. Il lui avait sans doute brisé quelques os, mais il vivrait. Il le contempla un instant, inerte. Ce n’est qu’après s’être assuré que Mataroku avait entièrement perdu connaissance que Jinya relâcha sa posture et poussa un profond soupir.

— Encore trop peu expérimenté…

Impossible de savoir si ces mots s’adressaient à Mataroku… ou à lui-même, pour avoir cédé à une colère peu digne de son âge. Pris d’un léger embarras, Jinya s’éclaircit la gorge et ramassa le sabre qu’avait utilisé Mataroku.

Yatonomori Kaneomi. Une puissance démoniaque habitait cette lame. Peut-être Jinya parviendrait-il à en absorber l’essence. Il utilisa Assimilation pour lier sa conscience à l’arme.

Sa vision devint blanche.

***

C’est celui-là, Kaneomi ?

— Ouais, c’est le tachi que j’ai forgé en y mêlant ton sang.

— Il est superbe, mais… aura-t-il vraiment des pouvoirs démoniaques ?

— J’en sais rien. Peut-être dans cent ans, comme les démons, s’il vit assez longtemps. À vrai dire, j’en ai pas la moindre idée.

…Quelle réponse évasive.

— Mais ce serait pas mal, non ? Quelque chose de nouveau, né de l’union entre un humain et un démon. Ça, ce serait beau à voir.

 

— Tu m’avais posé une question, tu te souviens ? Est-ce que les humains et les démons sont condamnés à se haïr et se méfier pour toujours ?

 

— Écoute, Yato… Je suis qu’un pauvre type qui sait rien faire d’autre que forger des sabres, alors j’ai pas de réponse. Mais toi et moi, on a réussi à se marier, pas vrai ? Alors je suis sûr qu’un jour, nos deux espèces finiront par s’entendre.

Tu le penses vraiment ?

— Oui. C’est pour ça que j’ai forgé cette lame. Si elle obtient un vrai pouvoir dans cent ans, ce sera la preuve que j’avais raison… Dommage que je sois plus là pour le voir.

 

— Désolé, Yato. Tu pourrais voir ce que ça devient à ma place ? Si elle obtient un pouvoir, je veux que tu y croies. Les humains peuvent être idiots et faire des erreurs, et les démons sont parfois trop rigides, trop prompts à s’opposer… Mais je suis certain qu’on peut quand même trouver la paix ensemble.

…Kaneomi.

— Tu sais quoi… Je vais en faire encore trois comme celui-là, avec ton sang. Ouais, et je les appellerai tous Yatonomori Kaneomi, en reprenant nos deux noms. Je te confie ça : veille sur ces lames, sur ce lien entre l’humain et le démon.

…Très bien. Je veillerai à voir où mène ton espoir.

— Merci. Et désolé de te refiler un fardeau pareil.

Ce n’est rien. C’est le devoir d’une épouse que de réaliser les souhaits de son mari, après tout.

La démone sourit. Et quelque chose dans ce sourire… semblait étrangement familier…

 

Un bruit de céramique brisée tira Jinya de ses pensées.

— Qu’est-ce que… ? murmura-t-il.

Il venait de voir un homme et une femme converser… une démone nommée Yato et son mari humain. Était-ce les souvenirs de l’épée ?

Naotsugu lui avait dit que Kaneomi avait emprunté le pouvoir d’un démon pour créer artificiellement des sabres démoniaques. Mais d’après ce que Jinya venait de voir, Yatonomori Kaneomi n’avait rien du forgeron sinistre qu’il avait d’abord imaginé. C’était plutôt un homme qui, sachant qu’il quitterait ce monde le premier, avait voulu laisser quelque chose à son épouse.

— Quelle ironie.

Le sabre, forgé dans l’espoir d’unir les démons et les hommes, avait fini entre les mains de Hatakeyama Yasuhide, un humain qui n’hésitait pas à se servir des démons comme de vulgaires outils dans ses manigances.

Jinya avait remporté ce combat, mais cela ne lui apportait aucun soulagement. Les souvenirs du moment où Sugino Mataroku avait tué sa femme affluèrent en lui à leur tour, assombrissant son cœur.

Comme pour chasser ces images, il fixa Yatonomori Kaneomi. La lame émettait cette lueur sourde si familière. Ce simple éclat, propre aux tachis de Kadono, apaisa un peu son esprit.

— …Encore trois, hein ?

Il y avait donc encore trois sabres nommés Yatonomori Kaneomi quelque part dans ce monde. Jinya grava cette pensée dans sa mémoire, ramassa le fourreau tombé, et rengaina la lame.

Le silence semblait se propager dans la nuit comme une onde invisible. Les hommes du domaine de Tosa étaient sans doute en train de festoyer chez Tomizen à cette heure, mais cela n’avait plus rien à voir avec Jinya. Il jeta un dernier regard en direction du pont, puis tourna les talons et quitta les lieux. Cette nuit passerait à la postérité sous le nom d’Entrevue de Fukagawa, mais le combat qui s’était joué dans l’ombre ne figurerait dans aucune chronique.

 

— Alors, tout s’est passé comme on s’y attendait.

— Oui. Sugino a bien essayé de se rendre au Tomizen.

Le lendemain était arrivé. Jinya, assis chez Kihee, venait de finir son repas. Il sirotait son thé tout en racontant à Naotsugu ce qui s’était passé, omettant quelques détails. Naotsugu écoutait, le visage partagé. En tant que samouraï fidèle aux Tokugawa, il devait avoir ses propres réflexions sur les questions d’assassinat.

— Et le sabre, vous en avez fait quoi ?

— Je l’ai vendu à un marchand d’armes. Il s’appelait Tamagawa, si je me souviens bien. J’en ai tiré un bon prix.

Les yeux de Naotsugu s’écarquillèrent.

— Quoi ?! Jin-dono !

— Du calme. Le sabre a perdu tout pouvoir. Et apparemment, le propriétaire de la boutique n’a pas l’intention de le vendre de nouveau. Il m’a dit qu’il allait l’exposer dans son échoppe pendant un temps, puis qu’il comptait la purifier quelque part.

— …C’est vrai ?

— Oui. C’est chez Tamagawa qu’elle avait été vendue pour la première fois, non ? Le propriétaire a sans doute voulu la racheter pour s’excuser de ce qui s’est produit. C’est un homme bien.

Peut-être n’était-ce là qu’une forme de morale propre aux gens du métier, mais il semblait exister un certain code tacite que les marchands respectaient. Naotsugu poussa un soupir de soulagement, avant de reprendre, le visage un peu assombri :

— N’empêche… ce monde regorge vraiment de choses terrifiantes. Imaginer qu’il existe une lame capable de plonger quelqu’un dans une telle folie…

Jinya haussa un sourcil.

— Comment ça ?

— Hein ? fit Naotsugu, déconcerté. — Sugino-dono a tué sa femme sous l’influence du sabre démoniaque, non ? Je disais juste que c’est effrayant.

Jinya secoua lentement la tête.

— Ce n’est pas tout à fait ça. Les actes de Sugino n’ont pas été provoqués par le sabre.

La vérité prit Naotsugu de court. Le sabre démoniaque avait été au cœur de toute cette affaire, il semblait évident qu’il en était la cause. Mais après avoir dévoré Yatonomori Kaneomi, Jinya avait découvert ce qui s’était réellement passé.

Un peu assombri, il poursuivit :

— Yatonomori Kaneomi est bel et bien un sabre démoniaque. Mais son seul véritable pouvoir est la Lame Volante, cette capacité à projeter des taillades à distance. Il n’a aucune influence sur l’esprit de son porteur, aucun pouvoir n’incitant à tuer.

— M-mais Sugino-dono a bel et bien tué sa femme.

C’était vrai. Sugino Mataroku avait bel et bien assassiné son épouse.

Jinya revoyait les souvenirs qu’il avait perçus en dévorant Yatonomori Kaneomi.

 

— …Pourquoi, mon chéri… ?

— Qu-quoi… ?

Fasciné par le sabre qu’il tenait en main, il avait simplement voulu en tester le tranchant. C’était tout… et pourtant, le sang avait coulé. Il ne comprenait pas. Elle saignait, et il ne savait pas pourquoi.

— Pourquoi… ?

— N-non, je… Je n’ai pas voulu ! Ce n’est pas possible !

Pas possible ? Mais alors… qui l’avait tuée ?

C’était évidemment lui. Lui qui, tout à la joie de retrouver une lame, avait voulu s’en servir.

— R-réponds-moi ! Non, pourquoi… Pourquoi j’ai fait ça…

Il rattrapa sa femme dans ses bras, mais n’arrivait pas à se résoudre à lâcher le sabre.

— Non… Non…

Puis lui revinrent les rumeurs sur Yatonomori Kaneomi.

— C-ce n’est pas ma faute ! O-oui, c’est ce sabre démoniaque ! C’est lui qui l’a tranchée, pas moi… Voilà, je n’ai rien fait de mal. Ce sabre pousse quiconque à tuer. C’est forcément ça !

Et cette version devint sa vérité.

La fascination qu’il avait ressentie en voyant la lame nue… Le déni devant la blessure de sa femme… Tout cela, il le plaça sur le compte d’une force inhumaine.

Acculé, Mataroku avait cédé à l’impulsion et hurlé :

— Ma femme… Ce sabre démoniaque l’a tuée ! 

***

 

Et c’était tout. Le sabre démoniaque n’avait jamais été en cause. La femme de Mataroku avait été tuée de ses propres mains.

— Naotsugu, vous dites être un passionné de sabres, mais est-ce que vous les collectionnez juste pour les exposer ? Si vous mettez la main sur une pièce d’exception, vous ne voudrez pas l’essayer, ne serait-ce qu’une fois ?

Tout le monde ressentait ce désir de tester un nouveau sabre, même si la plupart se contentaient de trancher des bottes de paille. Comprenant ce que Jinya sous-entendait, Naotsugu eut une grimace.

— Vous voulez dire que…

Mataroku n’avait pas tué sa femme parce qu’il était sous l’emprise d’un sabre démoniaque. Il l’avait tuée simplement parce qu’il était fou de joie d’avoir retrouvé une lame, et qu’il voulait le fil de l’arme.

— Et sa femme se trouvait juste être la personne la plus proche. C’est tout.

— C’est… immonde.

— Mais il n’a pas pu supporter cette vérité. Alors il s’est convaincu que le sabre l’avait contrôlé. C’est peut-être à ce moment-là que Hatakeyama lui a mis cette idée en tête.

À partir de là, Mataroku s’était mis en quête de victimes, dans l’unique but de se prouver que c’était bien le sabre qui l’avait poussé à tuer sa femme.

Et c’est là que Hatakeyama Yasuhide lui avait soufflé l’idée de tuer Takechi Zuizan, un obstacle à ses propres ambitions. Yasuhide avait gagné un pion jetable, et Sugino, une cible à abattre.

— …Alors Sugino-dono ne cherchait pas à commettre un assassinat politique ? demanda Naotsugu. — Il voulait juste une excuse pour tuer, et Hatakeyama-dono la lui a donnée ?

— C’est ce que je pense. Je ne peux pas l’affirmer avec certitude.

— Non… Je vous crois. Même si c’est dur à entendre.

Si la théorie de Jinya était juste, alors cette affaire n’était qu’ironie sordide.
Un mari avait tué sa femme, puis, par amour pour elle, avait insisté sur le fait que le sabre l’y avait forcé. Un homme avait prétendu souhaiter un monde meilleur, tout en poussant un autre à commettre un meurtre. Il y avait de quoi se demander lequel des deux était le plus corrompu.

— Un sabre n’est qu’un sabre. Il ne porte aucune faute en lui. S’il faut chercher une faute, elle est dans le cœur des hommes, dit Jinya d’un ton sombre.

Naotsugu baissa la tête, les épaules affaissées. Mais il releva bientôt le visage, dans lequel brûlait une détermination farouche.

— Vous m’avez dit un jour qu’on ne pouvait pas changer la voie que l’on a décidé d’emprunter, Jin-dono, dit-il d’une voix ferme. — Eh bien, moi… je crois qu’il est temps que je choisisse celle que je veux suivre à partir de maintenant.

Jinya ne lui demanda pas ce qu’il entendait par là, et Naotsugu n’ajouta rien. Il n’y avait rien à ajouter. Il était clair qu’une flamme venait de s’allumer en lui.

Dans le ciel d’hiver, haut et lointain, dérivaient des nuages pareils à des taches d’encre.

 

Quelques jours plus tard, un vassal du domaine d’Aizu fut tué. Il avait attaqué un vassal du domaine de Tosa avec un sabre de bois, et s’était fait tuer à la place.
Son motif resta inconnu. On raconta cependant qu’il avait prononcé une étrange phrase dans son dernier souffle, les yeux pleins de larmes et un sourire aux lèvres :

— Mon cœur… a été volé par un sabre démoniaque.

 

[1] Env 5,46m

[2] L’animé a opté pour le terme Ruée.

 

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