RoTSS T8 - CHAPITRE 3
Le Garçon et Son Cercueil
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Traduction : Raitei
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— Pfff, quel ennui. Où est le plaisir, hein ?!
Dans une base souterraine, dans un coin du royaume des morts à présent sens dessus dessous depuis l’invasion, ses coéquipiers étaient assis autour d’un feu tandis que Rossi exécutait avec adresse un poirier sur une seule main, tout en râlant.
— J’étais contre cette mission, mais je me suis dit qu’au moins on pourrait se battre contre les morts-vivants de Rivermoore, non ? Pourtant, à part le garde de la porte, on n’a rien eu à se mettre sous la dent ! « Si vous croisez un mort-vivant puissant, ne le combattez pas. Fuyez. » Comment je suis censé m’amuser ici, moi ?!
— …L’objectif n’est pas tant la fouille que de retarder les efforts de la Garde, répondit Andrews, tout en versant soigneusement du thé dans la théière qu’il avait apportée. — Réduire le nombre de morts-vivants faciliterait leur tâche, donc ne pas les toucher est tout à fait logique.
En face de lui, Albright mordit à pleines dents dans une tranche de bacon grillé.
— Considère-toi chanceux qu’on ne nous ait pas encore demandé d’intervenir directement. Le pire, ce serait d’affronter l’équipe de Horn avant la phase finale.
— Pfff, je boycotterais sans hésiter.
Rossi avait abandonné le poirier et se tenait maintenant sur la tête. Il commença à tournoyer sur lui-même comme une toupie. Les yeux posés sur les feuilles qui infusaient dans l’eau chaude, Andrews murmura :
— Même si l’objectif est l’ingérence, nous avons déjà un coup de retard. Je suppose que des choses se mettent en place dans notre dos. Il est facile d’imaginer quoi.
Au même moment, une élève de classe supérieure s’apprêtait à mettre à exécution l’un des scénarios qu’Andrews avait anticipés.
— Haaa-ha. C’est parti. Hé, toi là-bas !
Des centaines d’oiseaux squelettiques tournoyaient dans les airs. Sans leur accorder le moindre regard, leur laissant libre cours, Khiirgi Albschuch, membre de l’ancienne faction du Conseil s’adressa aux ombres projetées par ces créatures. Peu après, une silhouette émaciée, sans visage, émergea du sol, dégageant une hostilité palpable : le même zahhak que l’équipe d’Oliver avait affronté. Bien qu’il semblait prêt à lui sauter dessus, Khiirgi se contenta d’un geste de la main.
— Je ne viens pas me battre. Relie-moi à Rivermoore, juste une minute.
Un court silence s’ensuivit, puis une réponse émana du zahhak, de la part du mage qui le contrôlait.
— Que veux-tu, Alp ?
— Allons, allons, Rivermoore ! Ne sois pas si rabat-joie. Je suis venue pour aider.
Sourire dément aux lèvres, Khiirgi s’avança, son visage presque collé au vortex du zahhak, comme si celui du sorcier s’y trouvait.
— Ce vol de l’os de Godfrey, quel gâchis. Leo est furieux, tu lui as gâché son plaisir ! Pas moi, cela dit. Franchement, c’est une aubaine électorale. Je t’en serais presque reconnaissante !
— Alors fiche le camp. Je n’ai pas de soldats à gaspiller pour toi.
— Haaaa-ha. Donc tu es acculé.
Khiirgi laissa échapper un rire soufflé. Il était clair que Rivermoore avait fort à faire en gérant seul toutes les forces en présence. D’où sa proposition :
— Bonne nouvelle. J’ai un gros pion juste ici. Et quelques petits bien agités aussi. Pourquoi ne pas les utiliser ?
— Déjà ? Tu ne déçois jamais.
— Allons, tu aurais pu le proposer toi-même ! Nos intérêts sont alignés. Tu veux utiliser l’os de Godfrey pour quelque chose, et nous ne voulons surtout pas qu’on le récupère. Pourquoi ne pas collaborer ?
Elle agissait comme si la réponse allait de soi, mais Rivermoore se contenta de ricaner.
— Comme si ton ingérence attendait ma permission. Vous allez bien finir par vous battre entre vous, de toute façon.
— Tu es si méprisant ! Même si notre approche est la même, avoir ton aval changerait tout. Au minimum, retire-nous de la liste noire de tes morts-vivants. Mieux encore, coopère avec nous. Imagine ce qu’on pourrait faire avec ce splendide zahhak de notre côté !
Son regard parcourut le corps du familier, s’en imprégnant. La créature morte-vivante eut un frisson et recula d’un pas.
— Tu crois que je veux de l’aide à ce stade ? ricana Rivermoore. — Si tu avais vraiment l’intention de négocier, tu aurais envoyé le Barman. Toi, tu ne vaux même pas la peine qu’on t’adresse la parole.
— Très bien, très bien, céda Khiirgi en haussant les épaules. Elle changea aussitôt de ton. — Mais tu sais très bien que refuser notre aide ne changera pas grand-chose. Tu vas quand même me coller ce bijou aux basques, pas vrai ?
Elle n’avait jamais compté sur sa coopération, pas besoin non plus qu’il accepte.
— Si tu nous vois fuir avec les éléments de la Garde, tu sauras qui frapper en premier. Je n’ai même pas besoin de promesse. J’ai confiance en toi, Rivermoore.
— Le mot le moins adapté à ton caractère, Alp.
Sur ces mots, la présence de Rivermoore s’évanouit. Le zahhak s’enfonça dans l’ombre… et l’elfe passa à sa prochaine tâche. Tandis que les deux forces s’épuisaient mutuellement dans les profondeurs du labyrinthe, un nouveau combat s’engageait à la surface, sur le campus.
— …Haaaaaaaah…
Dans l’une des salles réservées aux équipes de la ligue de combat, Alvin Godfrey se concentrait dans un calme absolu. À seulement quelques minutes du début du match, des bruits de pas résonnèrent dans le couloir, puis ses coéquipiers firent irruption.
— On est de retour !
— Comment tu te sens, Godfrey ?
Tim et Lesedi parlèrent en même temps, mais Godfrey ne leur jeta même pas un regard.
— Mon rendement en mana effectif est d’environ un vingtième de la normale, déclara-t-il. — Impossible de tenir une double incantation. Chaque fois que je lance un sort, une douleur remonte depuis la blessure éthérique.
— Et donc… ? insista Lesedi, attendant la conclusion.
Le sourire de Godfrey était inébranlable.
— Je suis en pleine forme. Allons-y !
— À fond !
À leur cri de ralliement, la toile accrochée au fond de la pièce fut arrachée, révélant un paysage forestier.
Les membres de la Garde du Campus s’y engouffrèrent aussitôt.
— Et c’est parti pour la phase principale entre sixième et septième années pour la division supérieure ! Les combats de la division intermédiaire valaient déjà le détour, mais à ce niveau, le contenu des affrontements relève quasiment du secret industriel ! C’est un privilège que d’assister aux stratégies que nos aînés les plus redoutables ont dissimulées jusqu’ici ! Quel plus grand bonheur pourrait-il y avoir ?!
Une fois encore, Glenda assurait les commentaires avec un enthousiasme débordant. Les yeux rivés sur les images projetées par les cristaux, elle se lança sans attendre dans l’analyse du match.
— Sorts d’atténuation appliqués à moitié, bien sûr. Premier match dans la Forêt Effervescente ! Et qui avons-nous là ? Nul autre que l’équipe Godfrey ! Inutile de vous dire qu’ils auraient été de sérieux prétendants au titre s’il n’y avait pas eu cette attaque-surprise de ce foutu Char… hum, de Mr. Rivermoore contre le président, un moment qui restera gravé dans les annales les plus infâmes de l’école. On dit qu’il n’a toujours pas récupéré… mais quel impact auront ses blessures sur le match ?
— Difficile à dire, mais quand on regarde son visage, on comprend qu’il est là pour gagner.
Le regard fixé sur l’écran, Garland sourit. Pas besoin d’être un expert : tout le public avait eu la même impression. Ni Godfrey ni ses compagnons ne montraient la moindre faille.
— Il est temps d’introduire nos invités ! rugit Glenda. — Nous n’avons trouvé personne chez les troisième à cinquième années, alors nous avons fait appel à de tout nouveaux visages : nos deuxième année ! Qu’avez-vous à dire sur ce match, Mr. Travers ? Miss Echevalria ?
— Euh… J’espère que Godfrey va gagner ! balbutia Dean Travers.
Ils avaient invité des représentants des équipes de deuxième année ayant passé la phase préliminaire, mais Rita et Teresa avaient décliné, laissant Dean seul à cette place chaude. Et cela se voyait.
La blonde aux cheveux longs à côté de lui ricana. Felicia Echevalria, sœur cadette de l’ancien président du Conseil, Leoncio.
— Nous t’avons demandé un pronostic, pas un vœu, répliqua Felicia. — Sans vouloir manquer de respect au Président, il est désavantagé ici. Même si les rumeurs sur ses blessures ne sont que partiellement vraies, leur simple existence fait de lui une cible.
Tant son milieu que ses convictions la rattachaient à l’ancienne faction du Conseil, ce qui la rendait naturellement sceptique quant aux chances de Godfrey. Dean perçut parfaitement l’animosité dans ses propos, mais se contenta de hocher la tête.
— …Ouais. Ça va être un sacré combat. Je suis d’accord.
— …?
Felicia fronça les sourcils. Elle ne s’attendait pas à une réponse aussi mesurée. Glenda relança aussitôt :
— Et avec ces encouragements pleins de douceur de la part de nos adorables cadets, il est temps de commencer ! En place, les équipes !
— Hm.
Apercevant quelque chose dans les buissons devant eux, Lesedi et ses coéquipiers levèrent tous leurs athamés et lancèrent un sort vers le ciel. Quelques secondes plus tard, une puissante vague de chaleur s’abattit sur eux, pulvérisant les fourrés alentour et ne laissant que de la terre brûlée. La vue ainsi dégagée, ils levèrent les yeux et découvrirent trois mages perchés dans les arbres.
— Te voilà, Godfrey. Pas de cache-cache. C’est ici et maintenant qu’on vous abat.
Le match venait à peine de commencer qu’une autre équipe s’était déjà lancée à leur poursuite. L’équipe de Godfrey n’avait pratiquement pas trahi sa position, mais leurs adversaires n’étaient pas en reste question expérience.
En connaissant la leur et celles de leurs alliés, il leur suffisait d’un rien pour déduire l’emplacement probable des équipes restantes. Le septième année à la tête du groupe adverse braqua son athamé sur eux, le regard féroce.
— Te voir entravé comme ça me peine. Tes blessures sont déjà un coup fatal, mais avec les règles, Linton ne peut presque pas se servir de ses poisons. Et toi, Lesedi, es-tu seulement en état de te battre ? Vous venez de remonter à peine du fond du labyrinthe, Linton et toi.
— Tu parles beaucoup, répondit Lesedi. — Et le « ici et maintenant qu’on vous abat », alors ?
Le trio perché dans les arbres esquissa un sourire et entama la descente en courant le long du tronc.
— Même affaiblie, tu ne fermes jamais ta grande bouche. Que ce soit tes dernières paroles alors !
— Oooooh ! On commence à peine que l’équipe Efler entre déjà en collision avec l’équipe Godfrey ! Modifier le terrain avec une triple incantation c’est tout à fait normal à ce niveau. C’est digne de nos vétérans ! Comment va réagir la Garde ?!
— Ce sera difficile, déclara Felicia. — Avec toutes les rumeurs qui courent sur son état, Godfrey et les siens vont chercher à jouer la sécurité pour assurer une victoire, même étroite. Ce genre d’affrontement est exactement ce qu’ils voulaient éviter. Affronter des équipes au sommet de leur forme ne fera que révéler leurs faiblesses actuelles et agrandir la cible qu’ils ont dans le dos.
Elle jeta un coup d’œil au garçon assis à côté d’elle.
— Le premier momentum est en leur défaveur. J’ai bien peur que ton vœu ne soit pas exaucé, Mr. Travers.
— …Je ne peux pas vraiment te contredire.
Le sarcasme de Felicia glissa sur Dean comme l’eau sur les plumes d’un canard. Fixant le match, il avait l’air presque perplexe. Cette attitude prit Felicia de court, car elle l’avait imaginé du genre à mordre à l’hameçon.
— J’en sais rien, ajouta-t-il. — Mais j’arrive pas à les imaginer perdre.
— Vraiment ?
Incapable de balayer cette remarque d’un revers de main, Felicia reporta toute son attention sur le match. L’ouverture se déroulait comme elle l’avait prévu et l’équipe de Godfrey subissait de plein fouet la pression adverse.
— TONITRUS !
— TENEBRIS !
Le sort de Godfrey percuta celui qui fonçait droit sur lui, mais trop faible, il ne fit que le dévier à peine. Il était évident qu’il avait été surclassé. En temps normal, cela aurait été impensable, et le sourire d’Efler se fit plus féroce.
— À peine capable de produire un sort de contre élémentaire ? Aucune trace de ta puissance délirante !
— IMPETUS !
— CLYPEUS !
Godfrey était encore sur la défensive à l’échange suivant. Exploitant pleinement leur supériorité, Efler fondit sur lui, railleur.
— Tu gagnes du temps, tu attends que tes petits camarades te sauvent c’est ça ? Vas-y donc, couvre-toi de honte devant tout le monde !
Tout en le provoquant, Efler restait parfaitement maître de lui. À ses yeux, Godfrey n’avait que deux options. Soit tenir jusqu’à l’arrivée d’un renfort, soit foncer à corps perdu dans l’art de l’épée. Il se tenait prêt à gérer l’un ou l’autre domaine. Il redoublait tout de même de vigilance face à une éventuelle percée à travers le choc des sorts…
— ?!
…Mais ce n’est pas ça qui arriva. Alors que les sorts opposés s’entrechoquaient dans les airs, Godfrey glissa en dessous, réduisant la distance au sol.
— Une… une Charge Héroïque ? Non, c’est juste une glissade tête la première ! Au ras du sol, il n’y a pourtant rien à…
— Oh que si.
Le maître d’armes coupa net le commentaire spontané de Glenda et donna un ordre à l’élève chargé de la projection. L’image passa en gros plan sur les mains de Godfrey, aux pieds d’Efler et le public poussa un cri.
Il ne tenait aucun athamé.
— Il a rengainé juste avant la glissade, et avec les mains libres, il a saisi les chevilles de son adversaire, expliqua Garland. — C’est lui qui mène la danse maintenant.
Les chevilles d’Efler ! À peine cette réalité s’imposa-t-elle que Godfrey se servit de cette prise pour se hisser vers l’arrière gauche. Efler grimaça. Il se retrouvait exactement dans l’angle opposé à sa main dominante. Peu importe comment il maniait son athamé, il ne pouvait pas l’atteindre.
— …Gah… ! Lâche-moi !
Il devait s’extraire. Efler tenta de bouger, mais au lieu de ça, il bascula sur le côté.
— Hein… ?!
— Reste au sol !
À peine Godfrey lui avait-il fauché les jambes qu’il se retrouvait à ses côtés, au corps-à-corps. Efler tenta de résister, mais en appuyant sa main gauche pour repousser son adversaire, elle s’enfonça dans une plaque de boue. Ses yeux s’écarquillèrent.
— Un Tombeau de la terre ?! Sans baguette ?!
Efler tenta un coup d’athamé mais Godfrey tenait fermement son bras droit. Les yeux du président du Conseil n’étaient plus qu’à quelques centimètres des siens. Un frisson lui parcourut l’échine.
— C-comment il a fait ça ?! s’écria Glenda. — C’est quoi cette technique ?!
Deux mains agrippées, corps à califourchon, jambes verrouillées, même en parlant, Godfrey privait son adversaire de toute marge de manœuvre. Tandis que le public retenait son souffle, Garland apporta une explication.
— Cela s’appelle un passage de garde. Une technique au sol combinant contrôle de l’équilibre et magie spatiale pour contrer les mouvements adverses. Il lit chacun des gestes de Mr. Efler et transforme la moindre erreur en position dominante.
— M-mais ça n’a aucun sens ! Mr. Godfrey a rengainé son athamé avant d’engager la lutte, et ses mains sont toujours vides ! Même si la magie spatiale ne nécessite pas d’incantation, la plupart des sorts exigent une baguette dans la main dominante !
— Et pourtant, il en a un. Regardez bien sa paume.
Garland fit zoomer encore, projetant l’image à l’écran. La main droite de Godfrey maintenait fermement le bras de son adversaire et dans cette main, on distinguait une courte tige, à peine de la largeur de la paume. Beaucoup trop courte pour que l’on nomme la chose « baguette ».
— Une baguette préhensile, ou baguette de paume. Petite et facile à dissimuler. On la fixe au poignet de la main dominante et on la saisit au besoin. On peut aussi l’attacher directement à la paume en suivant le principe du Fil Adhésif du style Lanoff ce qui empêche toute chute, même doigts tendus, expliqua Garland. — Bien sûr, elle est trop courte pour lancer des sorts classiques. Mais si l’on se limite à la magie spatiale, c’est suffisant. Il a donc les mains libres pour le combat rapproché, tout en gardant accès à la magie spatiale. Dans ce type d’affrontement, c’est comme s’il disposait d’un bras supplémentaire.
Un ensemble de techniques entièrement étrangères aux arts de l’épée. Personne, dans l’assistance, ne souffla mot.
— Le combat au sol fut l’un des premiers aspects abandonnés quand on a affiné la pratique des arts de l’épée. En général, on préfère agir avant d’être entraîné dans un corps-à-corps. À vrai dire, ce que Mr. Godfrey exécute ici ne relève même plus des arts de l’épée.
À mesure qu’il parlait, Garland n’en revenait pas que cela ait lieu dans un match qu’il supervisait.
— Depuis la création des arts de l’épée jusqu’à aujourd’hui, ces techniques ont été remises en question de nombreuses fois. L’anti-athaméisme en est l’exemple le plus connu. Mais un autre courant affirmait ceci : si nous avions appris des non-mages à manier l’épée, nous ne devions pas nous limiter à cela. Sorts, épées, poings et prises, tout ce qui peut mener à la victoire doit être employé.
Et il conclut :
— C’est ce qu’on appelle du magiquombat. Un système totalement différent des arts de l’épée, une autre manière de se battre pour les mages.
Un combat au sol a toujours une issue en vue. Après une minute de lutte, le combat entre Godfrey et Efler toucha à sa conclusion logique.
— …Gah… ! Grrr… grargh !
Les bras de Godfrey s’enroulaient autour du cou d’Efler par le côté, utilisant le col de sa veste pour comprimer l’artère. Conscient d’être en train de perdre connaissance, Efler se débattait désespérément, mais sa main pouvant atteindre l’athamé était verrouillée sous la jambe droite de Godfrey, ne lui laissant que sa main secondaire, elle-même coincée entre la poitrine de Godfrey et son propre torse. S’il avait eu les jambes libres, il aurait peut-être pu tenter quelque chose, mais ses efforts précédents avaient laissé sa jambe droite enfoncée jusqu’au genou dans le Tombeau de la terre. Difficile de faire quoi que ce soit dans ces conditions.
— …S-Sale lâche… ! Ce n’est pas comme ça qu’un mage se bat… !
— Non. C’est comme ça qu’on combat un mage. La Garde sait désormais comment vous affronter.
Godfrey resserra son étreinte. Il s’était débattu au sol bien plus que son adversaire, couvert de terre et de poussière, mais cela ne surprenait personne. Alvin Godfrey avait toujours remporté ses victoires de cette manière.
— …Tch… Gurgh… !
Le coéquipier qui affrontait Tim ne put s’empêcher de tourner les yeux vers lui et à cet instant, sa jambe se paralysa. Il baissa les yeux, surpris… et vit un petit trou dans le sol, d’où surgissait un familier scorpion, dard planté dans sa jambe. Il l’écrasa aussitôt, mais Tim arborait déjà un sourire en coin. Il avait prévu ce familier précisément pour déséquilibrer son adversaire.
— Tu pensais finir ton combat et filer aider ton pote ? L’idée me plaît, mais t’aurais jamais dû détourner les yeux de moi.
Ne jamais laisser son ennemi regarder ailleurs. Lesedi ne comptait pas davantage le permettre. Elle voyait bien que son adversaire n’attendait qu’un moment pour lancer un sort vers Godfrey, mais elle restait trop proche pour lui laisser la moindre ouverture.
— Vas-y, détourne ta baguette. Mais faudra que ton crâne survive à mon coup de pied.
— …Ngh…
Il tenait bon, mais aucun renfort n’arrivait. Constatant que ses camarades étaient tous bloqués et qu’il était à deux doigts de perdre connaissance, Efler tenta le tout pour le tout.
— Rahhhhh… !
Rassemblant les fragments de sa conscience vacillante, il concentra tout ce qui lui restait dans un ultime sort de magie spatiale.
Une gerbe de flammes jaillit devant ses yeux, brûlant ses joues et emplissant ses narines de l’odeur de sa propre chair calcinée, mais Godfrey ne broncha pas. À ses yeux, se faire cramer le visage ne comptait même plus comme une blessure superficielle.
— Krk…
Son ultime effort échoua, et Efler s’effondra. Le collier à son cou s’activa, l’assommant avant qu’il ne perde connaissance pour de bon, mais le résultat était le même. Godfrey le relâcha aussitôt, puis se tourna vers les deux ennemis restants, un tiers de son visage couvert de chair noircie.
— Plus que trois contre deux, dit-il. On termine ça avant que d’autres équipes arrivent.
— Reçu, Prez.
— Hmph. J’allais m’occuper du mien.
— Ouvrez bien les yeux, mages. Voilà ce que vaut votre Conseil. Voilà la Garde du Campus !
Une élève s’était levée dans les gradins, sa voix claire résonnant sur tout le terrain. Vera Miligan, candidate à la présidence du prochain Conseil. Elle était là aujourd’hui non pas comme invitée, mais comme simple spectatrice.
— Le président Godfrey se bat avec un lourd handicap. Si l’on compare la force brute, chaque combattant sur ce terrain est sans doute plus puissant que lui aujourd’hui. Mais posez-vous cette question : est-ce une première pour lui ? demanda-t-elle à la foule. — Non. Il se bat à armes inégales depuis le jour où il a mis les pieds à Kimberly. Il n’était qu’un première année, à peine capable de contrôler ses propres sorts de feu, entouré de vétérans qui étaient de véritables monstres. Je suis certaine que vous vous souvenez tous de votre premier jour, de cette peur d’être jeté dans une cage pleine de fauves.
Les paroles de la sorcière ravivèrent des souvenirs. Petits ou grands, tous les élèves présents avaient forcément ressenti, cette même émotion.
Plus encore ceux qui savaient ce qu’était Kimberly avant l’arrivée de Godfrey, comme Miligan elle-même.
— Ne pouvant supporter cet état de fait, il a fondé une milice locale pour protéger ses camarades. Ce n’était qu’une petite flamme tenue à bout de bras face aux vents, et dès le départ, les forces opposées étaient toujours plus puissantes. Les chances étaient contre lui, chaque combat était une lutte, les défaites amères trop nombreuses pour être comptées, et pourtant, chaque rencontre avec la mort le rendait plus fort, ralliait d’autres à sa cause et attirait des adversaires toujours plus redoutables. Pourtant, il n’a jamais fléchi.
Son discours était soigneusement construit, puissamment prononcé. Mais Miligan savait qu’il ne contenait pas le moindre mot d’exagération. Elle l’avait vu de ses propres yeux, avait même parfois apporté son aide. Cette sorcière connaissait parfaitement la voie semée d’embûches qu’avait suivie la Garde. Et si elle devait résumer tout cela en une seule déclaration :
— N’oubliez pas, mages. Leurs ennemis ont toujours été plus forts. Et pourtant, notre Garde n’a jamais combattu pour elle-même, mais pour nous protéger tous !
Un frisson parcourut l’échine de chaque élève à portée de voix, tous surpris de sentir leurs poings se serrer d’eux-mêmes
— …La première escouade a échoué ?
— Regroupez-vous. On garde l’avantage du nombre.
L’équipe Efler n’était pas la seule à s’en prendre à celle de Godfrey. Comme lors du match d’Oliver, leurs adversaires s’étaient alliés contre eux. L’objectif d’Efler n’était pas la victoire, mais de tenir jusqu’à l’arrivée des autres. Même amputée d’un groupe, la stratégie de base restait inchangée.
Mais alors qu’ils couraient vers le point de ralliement, une vague de feu les frappa de côté. Ils opposèrent aussitôt un sort, le regard fixé à travers les flammes.
— …C’était pas ce qui était prévu.
Tout comme l’équipe Efler, les élèves en face avaient accepté de coopérer jusqu’à l’élimination de l’équipe Godfrey. Mais leurs protestations muettes face à cette trahison ne menèrent à rien.
— Mh, ouais. On a changé d’avis.
— Accusez plutôt ceux qui ont foiré l’assaut initial.
Les élèves sur les côtés affichaient un large sourire, et celui au centre haussa simplement les épaules.
— Y a peut-être des magouilles derrière tout ça, ouais. Mais à la base, c’est censé être fun, non ? Et qu’est-ce qui met mieux l’ambiance… que la vedette au centre de la piste ?
***
— Et voilà, encore un échec !
Ils avaient découvert un bâtiment à l’allure de mausolée, quelque part dans le royaume des morts. Après avoir éliminé les morts-vivants qui le gardaient avec adresse, traversé une succession interminable de pièges, ils étaient parvenus à une salle arrière abritant un cercueil aux allures importantes, placé en son centre. Mais la septième année à la tête de l’équipe d’Oliver poussa un cri de frustration, se cambrant en arrière. Il s’agissait de Carmen Agnelli, une nécromancienne ayant rejoint la fouille sur le tard.
— L’architecture est suffisamment ancienne pour que j’aie eu de l’espoir, mais pas la moindre piste ici. Tant qu’à nous faire perdre notre temps, on aurait pu nous laisser un ou deux trésors !
Le dos totalement arqué, ses yeux inversés fixèrent ses cadets à la recherche d’un soutien. Oliver esquissa un sourire gêné. Carmen était bien plus fantasque qu’il ne l’avait imaginé pour une nécromancienne, et il ne savait pas vraiment comment réagir. Mais après tant d’efforts infructueux, son énergie avait quelque chose de réconfortant.
— Bon, bon, c’est clairement pour nous énerver. Autant rentabiliser ce moment… Je vais vous faire un petit topo sur la nécromancie. Qu’est-ce qu’on sait déjà, au juste ?
Tandis qu’ils reprenaient le chemin inverse, Carmen passa en mode cours. Nanao et Yuri échangèrent un regard, alors Oliver opta pour une réponse prudente.
— …C’est une discipline voisine de l’étude des malédictions. Et il paraît qu’elle était bien plus avancée autrefois qu’aujourd’hui.
— Bien ! Surtout la seconde partie, qui nous mène directement à ce lieu. Tes amis savent pourquoi la nécromancie prospérait à l’époque ? Et, par extension, pourquoi elle n’est plus une discipline majeure aujourd’hui ?
Carmen voulait clairement que tout le monde participe. Nanao et Yuri réfléchirent un instant avant de proposer leur réponse.
— …Si les morts reviennent sous forme de monstres, dit Nanao, — c’est qu’ils n’ont pas reçu de rites appropriés.
— Et j’imagine qu’il y avait bien plus de morts dans ce cas, non ? suggéra Yuri. — Famines, guerres, tout ça ?
Leurs meilleures suppositions. Carmen claqua des doigts des deux mains.
— Exact ! En effet, les morts doivent être mis au repos. La nécromancie, c’est avant tout trouver un usage pratique aux âmes qui n’ont pas pu passer de l’autre côté, peu importe la raison.
Tout en parlant, elle pointa sa baguette vers le crâne d’un mort-vivant qu’ils avaient écrasé à l’entrée, le faisant léviter tout en animant sa mâchoire pour qu’elle s’ouvre et se ferme en rythme avec son exposé. Tandis qu’Oliver hésitait à juger cela de mauvais goût, Carmen poursuivait gaiement.
— Même morts, ils peuvent encore servir. Pour faire simple, la nécromancie antique était fondée sur l’exploitation de la main-d’œuvre. Avant la révolution magique industrielle, rien que ça, c’était énorme. Aujourd’hui, on utilise des demi-humains, mais à l’époque, les morts faisaient ce que font les gobelins et les trolls. À l’apogée de l’ère nécromantique, la puissance d’un pays se mesurait à la fois par sa population vivante… et par ses morts.
Elle expliquait si bien que tous l’écoutaient avec attention. Chacun imaginait à quoi pouvait ressembler la vie en ces temps-là.
— Bien sûr, les nécrocivilisations avaient leurs inconvénients. Les morts-vivants sont déjà difficiles à gérer en temps normal. La plupart restent ici à cause d’émotions négatives et, livrés à eux-mêmes, deviennent une menace pour les vivants. Il faut donc que le nécromancien les apaise et les maintienne bien occupés, dit Carmen.
— Mais plus ils sont longtemps en service et plus cela devient ardu. Le temps écoulé depuis la mort les rend instables et renforce l’énergie de malédiction. Les esprits vengeurs deviennent des bêtes affamées, et si des mages spécialisés ne les surveillent pas avec soin, ils se libèrent et déchaînent leur rage. Et si leur esprit est trop dégradé, ils fusionnent bientôt avec les autres morts-vivants alentour. Vous savez ce qui se passe quand on laisse faire ?
Une réponse lui vint en tête, et Oliver souffla :
— Un maelström…
— Exactement. La grande majorité des anciennes nécrocivilisations atteignirent un certain seuil… puis furent consumées. Comme si la nation elle-même avait été consumée par le Sort. Un cas typique d’autotoxémie. En théorie, si on équilibre l’apaisement des morts avec l’accroissement démographique, on peut garder le contrôle. Mais ce que je vous ai décrit n’est que l’un des obstacles parmi d’autres, et la vision moderne estime que les risques liés à l’usage des morts-vivants dépassent les bénéfices.
Elle haussa les épaules.
— C’est pour ça qu’il n’y a quasiment plus de nécromanciens dans l’Union.
À ce moment-là, elle s’arrêta, arborant un air satisfait. Le simple fait qu’on l’autorise à étudier cette discipline prouvait son talent. Puis elle reporta son regard vers le présent, s’autorisant une pointe de sarcasme.
— Cela dit, notre système actuel de main-d’œuvre demi-humaine n’est pas sans risques non plus. Heh-heh-heh, d’ici mille ans, on figurera peut-être sur la liste des échecs historiques. Espérons que non !
Yuri leva les yeux vers le plafond, l’air perplexe.
— Alors le royaume qui se trouvait ici a été pris dans un maelström ?
— C’est LA question. Je dirais que non, car ça ressemble plutôt à un point d’évacuation, un endroit où l’on s’est réfugié pour échapper à la catastrophe. On peut le sentir, ce combat désespéré pour éviter une fin inévitable.
Une phrase lourde de sens. Alors que Carmen terminait son exposé, ils atteignirent la sortie et débouchèrent sur une plaine baignée d’une lumière pâle. Elle posa les mains sur ses hanches, songeuse.
— Vous savez… cette histoire comme quoi Rivermoore aurait rassemblé un squelette humain complet m’a surprise. On vient tous les deux de clans de nécromanciens, donc j’ai quelques bribes de ce sur quoi il bosse, par des sources. Une d’elles disait qu’il allait voir les familles de mages pour collecter les corps de leurs bébés à naître.
Oliver cessa de respirer. Ces mots le frappèrent de plein fouet.
— …Des bébés… à naître ?
— Ouais. Avortés ou morts in utero, tous les fœtus qui n’étaient pas allés jusqu’à la naissance. Ça a une signification bien particulière dans les cercles nécromantiques. Biologiquement, c’est évidemment la mort. Mais dans l’ordre du monde, leurs âmes sont considérées comme vivantes. Tant qu’ils sont dans le ventre, ils ne sont pas encore « vivants » au sens légal du terme, donc s’ils meurent là, ils ne sont pas comptés parmi les morts. Je pensais que Rivermoore s’en servait pour quelque chose…
Carmen secoua la tête, comme si cela ne tenait pas la route. Mais quelques secondes plus tard, elle abandonna cette piste et se retourna vers ses cadets.
— Bref, ça suffit pour aujourd’hui. Peut-être que d’autres équipes ont trouvé d’autres os de Rivermoore, alors retournons à la base et…
Une musique agréable l’interrompit. Ils regardèrent autour d’eux, mais ne virent aucun musicien.
Un son à l’échelle du royaume entier, résonnant au loin.
— …Un piano ?
— Oh, une mélodie d’apaisement, dit Carmen. Ça faisait longtemps.
Elle ferma les yeux, savourant l’instant. Les autres l’imitèrent en silence.
Ailleurs, Katie se trouvait à la base, surveillant les environs à travers ses familiers. Elle aussi entendit la mélodie.
— …Quelle jolie mélodie, souffla-t-elle. — Oui… elle l’est.
Cette voix la fit sursauter. Perdue dans la musique, elle ne s’était pas aperçue que Shannon se tenait derrière elle, souriante. Elle posa une main sur l’épaule de la jeune fille aux boucles, et se pencha vers elle.
— Il y a bien des façons… d’apaiser les morts… Mais la musique… reste l’une des meilleures.
— Heu, donc… c’est Rivermoore qui joue ?
— Oui. Les enregistrements… ne fonctionnent pas. Il ne suffit pas… de bien jouer. Il faut… y mettre son cœur. Sans cela… les cœurs des morts… ne trouveront jamais la paix.
Katie se tut, attentive. Il y avait dans cette mélodie une délicatesse si inattendue qu’on avait du mal à croire qu’elle venait d’un sorcier aussi redouté. Une chanson profondément triste. En d’autres circonstances, elle aurait fermé les yeux et s’y serait abandonnée.
— …
Elle se tourna, croisa le profil de Shannon et le trouva d’une fragilité inhabituelle. Lorsqu’elle avait vu Shannon enlacer Oliver, son visage s’était illuminé comme une fleur. Cette image avait toujours fait naître un trouble dans le cœur de Katie. Un passé qu’elle ignorait, le poids du temps, un lien profond, impossible à nier.
— …Hum…
— Hm ?
Enveloppées par la mélodie des morts, Katie profita de l’instant pour oser.
— E-Est-ce qu’Oliver et toi… vous êtes toujours comme ça ?
Rien qu’en posant la question, sa gorge s’assécha. Elle n’avait aucun droit de demander ça. Elle voulait désespérément que Shannon comprenne qu’elle n’était pas mue par une simple curiosité. Mais c’était une question qu’elle ne pouvait plus enfouir. Elle la rongeait depuis sa première année. Qu’elle ait perçu cette urgence ou non, Shannon ne montra pas la moindre hésitation. Elle répondit avec un sourire serein :
— Oui. C’est mon… précieux cousin. Mon petit frère chéri… La prunelle de mes yeux.
— … !
Cette réponse ne lui apporta qu’un fardeau de plus, celui d’un passé auquel elle n’avait pas accès. Le sentiment d’infériorité de Katie ne fit que croître. Mais elle avait trop de retenue pour laisser ses émotions transformer ce moment en interrogatoire. Maudissant sa propre indiscrétion, elle chercha déjà un autre sujet pour fuir.
— Mais je n’ai… pas été une bonne sœur.
— …Hein ?
Ses mots étaient si chargés de regrets et de dénigrement de soi que Katie ne pouvait les ignorer. Son sourire réapparut au bout d’un moment.
— Qu’est-ce qui te fait… aimer Noll, Katie ?
— Eaugh ?!
Katie se retrouva prise au dépourvu. Elle se redressa à moitié, balbutiant :
— O-on est amis ! Heu… genre, juste…
Elle peinait à trouver les mots justes. C’était Katie qui avait posé la question, alors c’était à elle d’y répondre. L’esprit envahi par les gestes et les expressions d’Oliver, la réponse s’imposa plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Tout tenait en une seule chose.
— Il a… bon cœur, murmura Katie, tête baissée, le visage écarlate.
— Hi-hi-hi. Alors on est pareilles, dit Shannon, comme si elle avait su depuis le début.
Sa main caressa les boucles de la jeune fille. Katie laissa échapper un gémissement sans signification. Guy et Pete n’étaient pas loin, oreilles aux aguets pour ne pas perdre une miette et l’issue les soulagea grandement.
— …J’ai les mains moites, souffla Guy. — Katie ne fait jamais les choses à moitié.
— C’est la nature de Miss Sherwood qui a sauvé la situation. Je parie qu’elle savait qu’on écoutait, ajouta Pete.
Alors même qu’il parlait, Shannon leur adressa un sourire. Guy grimaça et soupira.
— Défaite totale. Pourquoi ne pas en profiter pour gratter plus d’infos ?
— Inutile. Peu importe ce qui existe entre elle et Oliver, ça ne me dérange pas.
Pete reprit l’inspection de son golem éclaireur, le démontant à une vitesse folle, examinant chaque composant.
— Je me débrouillerai pour qu’il me remarque. Peu importe les autres. C’est tout ce qui compte.
— H-hein ?
Guy le regarda cligner des yeux. Pete acheva l’inspection et remonta le golem. Celui-ci s’anima aussitôt et alla se poser sur l’épaule de son ami.
— On est de retour, lança Tim. — Si vous êtes morts pendant notre absence, levez la main.
L’équipe d’Oliver était rentrée à la base dans l’après-midi. Tim et Lesedi, eux, revenaient tout juste de leur match sur le campus. La salutation de l’Empoisonneur arracha une grimace à Chela.
— Ce genre de plaisanterie n’est pas très appropriée… Mais j’imagine que vous avez gagné ?
— Évidemment. On est la Garde du Campus de Kimberly, répondit Tim en croisant les bras, toujours vêtu de sa petite robe, un rictus hautain sur les lèvres.
— Quelque chose à signaler pendant notre absence ? demanda Lesedi.
— Cinq fragments d’os supplémentaires. Et Rivermoore lui-même a donné un concert d’apaisement.
Gwyn, lui aussi, utilisait la magie de son alto enchanté pour apaiser la fatigue ambiante. Lesedi hocha la tête.
— Nos actions agitent les morts. C’est bon signe. Plus il doit consacrer de temps à les contenir, plus cela nous laisse de marge de manœuvre.
Son regard se posa sur la table devant elle. Cinq nouveaux fragments d’os y reposaient, soigneusement alignés sur un tissu rouge. Tous avaient été récupérés pendant son absence.
— Voyons ce qu’ils peuvent nous apprendre. Tu t’en sens capable, Shannon ?
— Mm.
Shannon acquiesça et se leva. Elle s’approcha de la table et pointa sa baguette vers les os. Tout le monde se rassembla. Comme les autres, Oliver posa sa baguette au-dessus de celle de sa cousine.
— À l’époque, la nécromancie était partout.
La voix de la jeune fille évoquait un passé lointain. C’était l’un des rares instants où sa joie constante s’effaçait.
— Par exemple, il arrivait qu’un membre de la famille meure dans un accident ou d’une maladie soudaine. Ceux qui restaient étaient dévastés. Mais s’il revenait en tant que mort-vivant, on pouvait encore passer un peu de temps avec lui. Bien sûr, il y a eu beaucoup de raisons à l’émergence des nécrocivilisations, mais je crois que cette impulsion humaine fondamentale en est le cœur.
Le cercueil de Fau toujours sur le dos, Rivermoore manipulait une pile d’ossements rituels.
Elle lui avait déjà raconté tout cela, mais il ne se contentait jamais d’écouter d’une seule oreille.
— …Tu as connu quelqu’un comme ça ? demanda-t-il.
— Mm. Un frère et une grand-mère. Ce n’étaient pas de simples squelettes à découvert ! À l’époque, il existait plein de moyens pour leur donner une apparence humaine. À première vue, on ne devinait même pas qu’ils étaient morts. Ma grand-mère avait même demandé à être recréée plus jolie que de son vivant. Oh, ça, c’est un secret. Tu ne diras pas que c’est moi qui l’ai dit, Cyrus.
Rivermoore laissa échapper un petit rire.
— Mais si tu leur parlais, tu savais qu’ils n’étaient plus les mêmes, dit Fau. — Mon frère et ma grand-mère étaient adorables, et ils faisaient toujours partie de la famille, vivants ou morts. Je dois reconnaître que c’était aussi une question de lieu de naissance. Les familles de mages étaient souvent exemptées du travail post-mortem.
— Travail post-mortem ?
— Exactement ce que tu imagines. Une fois mort, on te faisait travailler. Impossible d’imaginer une nécrocivilisation sans ce principe. L’un des moyens les plus efficaces pour gérer les morts-vivants, c’était de conclure un contrat du vivant. Comme ça, une fois mort, le passage sous contrôle se faisait sans heurt, expliqua Fau. En gros, tous les non-mages devaient faire ça. La durée du service dépendait de leurs contributions à la société ou de leur casier judiciaire. Si tu voulais te reposer avec ta famille ou passer dans l’au-delà directement, tu avais intérêt à bien te conduire de ton vivant. Dur, hein ?
Le cercueil soupira. Rivermoore aligna les os bien polis d’un côté.
— Ce système avait plein de défauts et de travers, mais… ce n’était pas aussi dystopique que son nom peut le laisser croire. Il y avait du bon et du mauvais, des sourires et des larmes. Ça n’a pas changé, pas vrai ? demanda Fau.
Rivermoore hocha la tête.
Il se dit que si elle connaissait ce qui passait pour la norme dans ces sociétés, c’est qu’elle avait vécu à l’époque où tout fonctionnait encore.
Mais si ce monde avait duré, elle ne serait pas comme elle était aujourd’hui.
— …Tout s’est effondré en une nuit ?
— À peu près. Pas littéralement du jour au lendemain, comme dans les contes des non-mages. Mais ce maelström… je ne l’oublierai jamais. Il a englouti trois villes, et on a dû incendier cinq autres pour stopper la propagation. Des dizaines de milliers de morts, y compris ma mère.
La voix de la jeune fille racontait sa propre fin sans la moindre émotion.
Elle avait probablement répété cette histoire des dizaines de fois à l’arrière-grand-père de Rivermoore, puis à ceux qui avaient porté le cercueil avant lui.
— Après ça, tout s’est mis à dégringoler. La méfiance envers la nécromancie a explosé. Les mages se sont mis à se trahir les uns les autres à tout bout de champ. Et le résultat de toutes ces trahisons ? Une faction anti-nécromancie a pris le pouvoir. Aucune idée de ce qu’ils sont devenus ensuite. À ce moment-là, on s’était déjà repliés dans le labyrinthe.
— Celui sous Kimberly ?
— Bien vu ! C’est là que tes ancêtres m’ont déterrée. J’ai eu un choc la première fois que j’ai entendu parler de cette école. Quand est-ce qu’ils ont construit un tel établissement au-dessus de moi ? Mais je savais que le labyrinthe avait changé de propriétaire plusieurs fois, donc on s’attendait à ce que quelqu’un prenne la relève. On espérait juste que ce serait nos enfants ou nos petits-enfants, pas… cette bizarrerie.
— Les évacués n’ont pas survécu ?
— C’est plutôt qu’ils n’en avaient jamais eu l’intention. Cet endroit avait été conçu dès le départ comme une cité des morts. Les nécromanciens de l’époque avaient un vrai problème de confiance envers les vivants. Ils changent trop vite, ils ne sont pas fiables et se retournent contre nous. Une fois en exil, difficile de ne pas adhérer à ce genre de rancune.
— …Vous avez essayé de laisser quelque chose derrière vous ? Si la survie n’était plus l’objectif…
Rivermoore connaissait la réponse, mais posa la question malgré tout. Fau ricana.
— Tu le sais déjà, petit malin. La magie ! On s’est fait enterrer là pour transmettre nos secrets nécromantiques jusqu’au futur lointain, jusqu’à toi. Avec des milliers de gardiens, leurs âmes liées par contrat.
— Tu es l’un d’eux ?
— Non. Moi, je fais partie des secrets.
Elle insistait, mue d’une certaine fierté. Il la visualisa les bras croisés, poitrine gonflée.
— Tu sais bien que la magie ne peut pas toujours s’écrire dans un livre. Peu importe à quel point on essaie de la consigner, si la lignée s’éteint, il y a tant de sorts qui deviennent impossibles à recréer. Plus le sort est complexe, plus le risque est grand. Dans les cas extrêmes, un sort trop ardu ne peut être transmis que si l’utilisateur lui-même est conservé avec.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les mages formaient des clans.
Mais parfois, il fallait se résoudre à prendre une décision en sachant qu’elle mettrait fin à la lignée.
Par exemple, lorsque la société dont ils venaient s’était effondrée.
— Comme je le disais, les nécromanciens de l’époque n’avaient plus foi en les vivants. C’est pour ça qu’ils ont tenté de résoudre le problème sans s’appuyer sur la transmission du sang. Le zahhak est une de ces tentatives ratées. Ils sont morts, donc incapables d’incanter, mais ils peuvent encore utiliser certains sorts insolites, non ? Ce sont des sorts qu’ils connaissaient de leur vivant, gravés dans leurs corps sous forme de fonction, pas de technique. On peut dire que ça a permis de conserver ces sorts… mais pas de les transmettre. Leurs spécifications étaient trop élevées, et les esprits des zahhaks se sont désagrégés bien plus vite que ceux des morts-vivants classiques. Aucun d’entre eux ne conserve la moindre trace de sa personnalité d’antan.
Un mort-vivant d’une précision extrême ? Voilà qui modifiait la perception que Rivermoore avait des zahhak.
Il se fit la promesse d’en examiner un lui-même pour en percer les secrets.
— Ils ont essayé toutes sortes de choses, sans grand succès. Mais certaines tentatives ne sont pas complètement ratées non plus. Moi, par exemple. Je suis en quelque sorte une capsule temporelle. Ce cercueil a été conçu pour protéger le corps éthérique du mage de l’usure. C’est pour ça que je peux encore te parler. Je suis comme un mort-vivant fraîchement décédé, toute brillante et neuve. Bluffé, hein ?
— Tu m’as convaincu. Voilà pourquoi tu ne laisses jamais ton esprit reposer en paix.
C’était leur routine, un trait d’humour récurrent, et elle éclata de rire.
— Tu l’as dit ! Mais voilà le souci : à elle seule, ça ne suffit à rien. Un fantôme bavard ne vaut pas mieux qu’un vieux grimoire poussiéreux. Si je ne peux pas manier une baguette et incanter un sort, je n’ai aucun moyen de te transmettre les secrets de la nécromancie. Tant que je reste coincée dans ce cercueil, je ne peux rien faire.
Une teinte de désespoir s’était glissée dans sa voix. Rivermoore la comprenait. Elle était dans cet état pour une raison, toujours inachevée. Et cela seul était resté immuable depuis plus de mille ans, bien assez pour faire angoisser n’importe quel fantôme.
— Voilà le cœur du problème ! Ce cercueil peut retarder la dégradation de mon éther, mais seulement temporairement. Dès que le couvercle s’ouvrira, tout me rattrapera d’un coup. En quelques minutes, il ne restera rien de moi. Je n’aurai pas le temps de t’apprendre quoi que ce soit. Et pour résoudre ça…
— Il faut un nouveau réceptacle. Un nouveau corps, bâti à partir d’os.
Rivermoore formula ce devoir à voix haute. Il sentit son hochement de tête solennel.
— Oui. Voilà la tâche qui t’attend. Il y en avait une autre, mais Douglas l’a résolue après des années de travail. Et toi, tu as le talent requis. Je place mes espoirs en toi, Cyrus.
— Je ferai ce que je peux. Faut bien que je trouve un moyen de faire taire ce fichu fantôme bavard que tu es.
Il écarta le poids de ses attentes d’une boutade, sachant parfaitement qu’il gagnerait ainsi bien plus de confiance qu’avec une déclaration solennelle. Et il savait tout aussi bien qu’elle voyait clair dans son jeu.
— C’est l’esprit ! Mais inutile de te précipiter. Prends ton temps, prépare-toi comme il faut, Cyrus.
— Je préfère me dépêcher. Faut que tu voies l’océan de tes propres yeux… et que j’arrête de te trimballer partout. Je te le promets, je ne te ferai pas attendre encore quarante ans.
Rivermoore parla avec une assurance totale. Et la fille dans le cercueil répondit par un éclat de rire.
— Fwaaaaaaaaaaah !
Le vieil homme pinça les lèvres et souffla. Les innombrables bougies qui hérissaient le gâteau à trois étages comme les piquants d’un hérisson furent soufflées d’un coup, emportant avec elles la crème, les fruits et la couche supérieure de génoise. Les débris sucrés décrivirent une courbe dans les airs, éclaboussant le garçon et le cercueil assis en face de lui.
— Bwa-ha-ha-ha-ha ! Tu vois ça ? Je les ai toutes soufflées, les deux cents ! Tous ces chants magiques, ça forge sacrément les poumons !
— …Joyeux anniversaire, arrière-grand-père. Deux cents ans et toujours aussi vigoureux. Tu es même encore plus puissant qu’avant.
Le garçon couvert de crème prononça les mots qu’il fallait, refoulant l’envie de souhaiter la sénilité et la mort à son aïeul. Riant de bon cœur, le vieillard lança un sort, nettoyant en un instant le garçon et son cercueil de toute trace de gâteau.
— Allons, Cyrus. Tu sais bien que je ne fais ça que par affection !
— J’en suis conscient. Tu l’as fait assez souvent.
Pendant que le garçon s’essuyait le visage, Douglas tira vers lui les restes du gâteau, en arracha un morceau à pleines mains et l’enfourna dans sa bouche. Ses joues se gonflèrent comme celles d’un écureuil, aussitôt nappées de crème. Le garçon émit un petit reniflement moqueur
— C’est comme ça qu’un bicentenaire est censé se comporter ?
— Et maintenant, une question pour mon arrière-petit-fils adoré.
— Je t’écoute.
— Tu penses pouvoir aller plus loin que moi ?
Il acheva le gâteau d’un geste sec. Son ton ne changea pas, mais la question ne contenait pas la moindre trace d’humour. Le garçon se redressa. Le vieil homme avait toujours été ainsi : jamais de barrière entre le grave et le burlesque.
— En tant qu’héritier de notre grande lignée, c’est mon devoir sacré.
— Je veux pas d’une réponse toute faite. Je te parle de ton instinct, Cyrus. D’un pressentiment, même.
La question toucha juste. Pris dans la lumière de ses yeux, le garçon hésita un instant, puis laissa tomber le masque.
— …Honnêtement ?
— Hm.
— Quarante ans tout au plus, trente si je vais vite. Quand on parlera du mage nommé Rivermoore, ce ne sera plus de toi qu’on parlera.
Bras croisés, le regard planté dans celui de l’aïeul, le garçon affichait une arrogance assumée. Le vieil homme renversa la tête en arrière, éclatant de rire à en projeter des miettes de gâteau dans toute la pièce.
— Bwa-ha-ha-ha-ha ! C’est ce que je veux entendre, mon garçon ! Excellent, excellent ! Alors je n’aurai qu’à reprendre mon nom à la quarante et unième année !
Dans un nouveau grand éclat de rire, Douglas se leva d’un bond et s’éloigna. Il s’arrêta un instant à hauteur du garçon et lui ébouriffa les cheveux.
— Tu m’as offert un sacré anniversaire ! Merci, Cyrus.
— Elle t’a laissé un message, dit le garçon, sentant que le moment de discuter touchait à sa fin.
Le cercueil sur son dos parla à travers lui, adressant ses mots à son ancien porteur.
— « Félicitations pour tes deux cents ans. Mais va pas prendre la grosse tête. Tu as plus de rides, les cheveux tout blancs, mais au fond tu es toujours le même gamin. Si tu veux vraiment grandir un jour, t’as intérêt à vivre encore un siècle ! »
Le vieillard pesa chaque mot de ce fantôme bavard, puis esquissa un sourire.
— Sa manière de parler me manque. Comme au temps où c’était moi qui la portais.
Puis il s’éloigna. Le garçon se leva, observant l’ancien s’en aller. Des épaules si larges qu’il avait du mal à croire qu’il pourrait un jour aller au-delà, une faiblesse qu’il chassa aussitôt.
— …Cyrus, envie d’une nuit blanche ? proposa le cercueil.
— Volontiers, répondit le garçon.
Il n’avait jamais eu l’intention de dormir cette nuit-là. Pas avant d’avoir vu son arrière-grand-père dans la lumière de l’aube, son deuxième siècle achevé. Douglas Rivermoore quitta le manoir avec les parents du garçon avant le coucher du soleil.
La nuit à venir serait longue pour tout mage. Tandis qu’il tuait le temps en écoutant le cercueil bavard, le garçon perdit le compte du nombre de fois où il consulta l’horloge au mur.
— Viens, Cyrus. Ton arrière-grand-père est de retour.
On frappa à sa porte au premier rayon du jour. Et rien qu’au ton, tout était déjà clair. S’il y avait eu de bonnes nouvelles, elles ne seraient pas encore arrivées.
— Le combat a commencé à six heures hier soir et s’est terminé à deux heures du matin. C’était un spectacle inoubliable.
Le cercueil sur le dos, le garçon suivit sa mère jusqu’au hall d’entrée, où le corps reposait. Aucune blessure visible. Il avait exactement le même visage que lorsqu’il s’empiffrait de gâteau. Comme s’il allait ouvrir les yeux d’un instant à l’autre et tourner tout cela en plaisanterie.
— …Bonne nuit, Doug. Tu t’es bien battu, murmura Fau.
Le garçon, lui, n’arrivait toujours pas à croire que c’était réel.
La disparition d’un illustre prédécesseur ne freina en rien le progrès de la sorcellerie. Elle signifiait simplement que le fardeau porté par son arrière-grand-père reposait désormais tout entier sur les jeunes épaules du garçon. Après l’orientation, sa vie à Kimberly commença. Dès sa première année, il fit des progrès fulgurants dans l’exploration du labyrinthe, et lorsqu’il eut atteint un niveau suffisant pour franchir la troisième couche avec panache, Rivermoore se dirigea vers sa destination.
— C’est donc ici, la cité du labyrinthe où tu as été enterrée ? Hmph. C’est en ruines, constata-t-il, observant les vestiges effacés des morts errant à travers les décombres.
— Mm, c’est vraiment lamentable, approuva Fau depuis le cercueil sur son dos. — Les bâtiments et les morts n’étaient pas censés tenir aussi longtemps. J’aimerais les libérer tous, mais dans cet état, je ne peux rien faire.
— Je m’en occuperai. Je ne serais pas contre quelques pions.
Rivermoore ne broncha pas. Pour un nécromancien, faire un peu de ménage parmi les morts-vivants à l’abandon relevait de l’instinct. Lorsqu’il commença à faire craquer ses phalanges, Fau gloussa.
— Audacieux ! Tu t’autoproclames nouveau souverain ? Dans ce cas, je sais exactement où te mener. Viens, je t’emmène à la salle du trône.
— La salle du trône ?
— Va là où tous les mausolées se ressemblent. Le cœur de ce lieu se trouve en dessous. Ça te fera gagner un peu de temps pour aménager ton atelier.
— Ngh…
Les souvenirs trop longs cédèrent brusquement à un vertige aigu, laissant Oliver chanceler. Les visions offertes par sa cousine étaient bien trop vives, et même s’il savait pertinemment qu’il s’agissait du passé, son esprit avait du mal à s’en détacher. Alors que tous examinaient les informations recueillies, Lesedi déclara :
— Je crois qu’on tient la pièce maîtresse. Si son atelier est situé dans le quartier général d’origine, alors il ne l’a pas déplacé. L’endroit où tous les mausolées se ressemblent, c’est là qu’on trouvera Rivermoore.
C’était à l’évidence l’information la plus cruciale. Le ton de sa voix ne laissait aucun doute : leur traque touchait à sa fin.
— Préparez-vous pour la dernière ligne droite. Le prochain concert d’apaisement sera notre signal de départ.
— J’aime pas la tournure que prend le vent, commenta Khiirgi en revenant sans prévenir à la base.
Elle rejoignit ses cadets autour du feu de camp. Rossi feignait obstinément le sommeil, mais Andrews se mit à préparer une tasse de thé pour elle.
— Oh ? lança-t-il. — Je croyais que tu n’étais pas pressée de récupérer l’os.
— Haaa-ha. Tu ne mâches pas tes mots, Mr. Andrews. Tu as raison, mais c’était en partant du principe que la Garde ne mettrait pas la main dessus avant nous.
Elle s’interrompit pour croquer à pleines dents dans la viande séchée grillant sur le feu. Les elfes ne mangeaient généralement pas de viande, mais Khiirgi, elle, en raffolait.
— Donc ils progressent ? demanda Albright.
— On dirait bien. Je ne sens aucune tension dans leurs mouvements. S’ils étaient encore dans le flou concernant l’emplacement de Rivermoore, Lesedi serait déjà en action. Elle n’a jamais su rester patiente.
Elle parlait d’elle comme d’une intime. Son sourire s’évanouit tandis qu’elle fixait les flammes et ce qui brûlait dans ses yeux n’était pas qu’un reflet.
— Dans ce cas, c’est nous qui sommes en difficulté. Il est temps d’agir en conséquence.
Un éclat de sourire réapparut au coin de ses lèvres. Andrews suspendit son geste, la théière à la main.
— …On part ? demanda-t-il.
— Non. J’irai seule. Ça ne va pas être joli joli cette fois.
Elle laissa ce dernier mot flotter dans l’air. Andrews s’inclina tandis qu’elle s’éloignait, se demandant pourquoi elle n’avait pris cette décision que maintenant.
— …La manière dont les muscles bougent. La manière dont les muscles bougent…
En apparence, les équipes de recherche poursuivaient leur mission comme avant, mais en réalité, la Garde se préparait pour l’assaut final. Tandis que chaque escouade s’affairait à ses tâches, Rosé Mistral, lui, faisait face à un dilemme personnel.
— Tu bloques encore là-dessus, Mistral ?
— C’est le truc que Miss Aalto a dit hier ?
— Comment je pourrais ne pas y penser ?! Tout mon style de combat repose sur le fait que personne ne puisse nous distinguer !
Le ton de Mistral montait d’un cran. La veille, Katie Aalto lui avait affirmé qu’elle était capable de faire la différence entre lui et ses leurres. Il ne l’avait pas crue. Puis elle lui avait fait une démonstration… et les avait reconnus sans jamais se tromper. De quoi le déstabiliser sérieusement.
— Faut d’abord cerner le problème. Leur construction ? Ou leur fonctionnement ? Répertorier tout ce qui semble anormal, tester s’il y a une amélioration en ne contrôlant qu’un seul leurre à la fois… J’adorerais vérifier ça face aux yeux d’Aalto, mais elle deviendrait encore meilleure pour les repérer…
Tout en marmonnant, Mistral faisait passer ses doubles au crible. Il ne se contentait pas d’analyser le problème : ses copies étaient envoyées loin de la base, poursuivant les recherches pendant qu’il expérimentait. On avait dépassé le stade de la reconnaissance initiale, mais les instructions restaient les mêmes : fouiller comme d’habitude. Il valait mieux ne pas alerter l’ennemi.
— Hm ? C’est quoi ce trou… ?
Un trou rond, étrange, dans un mur en ruines. Il envoya l’un de ses leurres pour inspecter.
Peut-être qu’un ennemi s’y cachait, mais dans ce cas, le double encaisserait l’attaque. Mistral jugea préférable de vérifier plutôt que de rester prudent. Il se pencha…
— Bouh !
— !
Une face pâle d’elfe emplit soudain son champ de vision. Leurs regards se croisèrent. Avant même qu’il puisse réagir, ses muscles se figèrent. Un sort, transmis par le regard, s’infiltra dans son esprit et le corrompit.
Les doubles qu’il contrôlait étaient d’une extrême précision. Cela ne valait pas seulement pour l’apparence et les mouvements. Leurs organes sensoriels étaient tout aussi sensibles que ceux d’un humain véritable. Et cette fidélité se retournait aujourd’hui contre lui. Lorsqu’un familier est opéré en temps réel avec des sens aussi développés, certains sorts exploitant ces sens, comme les charmes oculaires pouvaient aussi les atteindre à travers lui. Parfaitement au courant du fonctionnement unique de ses familiers, Khiirgi avait planifié de s’en servir pour saboter leurs recherches.
— Hm ?
— Qu’est-ce qui t’arrive, Mistral ?
Ses coéquipiers perçurent une anomalie et l’interpellèrent, mais le charme avait déjà fait son œuvre. Il les écarta d’un geste.
— Rien. Un mort-vivant a failli m’avoir. Ça m’a surpris.
— Fais gaffe, mec.
— T’as pas une réserve infinie de petits clones, non plus.
— Je sais, je sais…
Mistral leur tourna le dos. Même lui n’aurait su dire qu’il n’était plus tout à fait lui-même.
Un jour de plus s’écoula. Près du trône du royaume, Rivermoore était absorbé par son ouvrage.
— …Je sais que c’est une course contre la montre, mais tu devrais souffler un peu, Cyrus, dit le cercueil.
— Il ne reste que les derniers ajustements. Comporte-toi comme les morts et tiens-toi tranquille.
Il ajustait les moindres détails d’un cercle magique à l’aide de sa baguette. Le cercle occupait la moitié de la vaste salle de pierre, constitué d’anneaux concentriques gravés de lettres et de diagrammes. En son centre reposait un corps recouvert d’un drap : tous les os dérobés par Rivermoore, ceux de Godfrey compris, assemblés pour reconstituer un squelette humain.
— Même les morts ont besoin de réconfort. Les vivants aussi, dit Fau. — Tu es resté seul trop longtemps.
— J’ai de la compagnie. Une morte qui parle plus que la majorité des vivants.
Une remarque qu’il ne s’autorisait que parce que le but était enfin à portée. Consciente du stress qu’il taisait, Fau poussa un léger soupir.
— Tu t’installes vraiment dans ce rôle de despote, hein. Mais bon, j’y suis un peu pour quelque chose aussi. Je ressens quelques élans de culpabilité, tu sais !
— Épargne-moi tes délires de grandeur. Je ne suis pas d’humeur à suivre.
Rivermoore suspendit ses gestes, vérifiant la section suivante du cercle.
— …Les morts s’agitent de nouveau. Ces pilleurs de tombes s’obstinent à me déconcentrer.
Il souffla du nez, puis se tourna vers un coin de la pièce, où se trouvait un piano. Les morceaux joués ici s’entendaient à travers tout le royaume.
— Oooh, un concert d’apaisement ? Je peux faire une demande ?
— Vas-y. Je ne suis pas d’humeur à faire le difficile.
Rivermoore s’installa devant le clavier. Fau donna un titre, et il se mit à jouer. Elle écouta avec attention.
— … Tu joues plus juste. C’est plus maîtrisé qu’avant, Cyrus.
— Heureusement que tu n’as pas une bonne oreille. Par rapport à Hymne ou Spellstrings[1], je suis tel un gosse qui s’exerce grossièrement.
— Peut-être en termes purement techniques, oui. Mais j’aime tes interprétations plus que toutes les autres. Elles résonnent en moi.
Rivermoore renifla et continua de jouer. Mais quelques minutes plus tard, ses doigts s’immobilisèrent.
— …? Qu’est-ce qui se passe, Cyrus ?
— …
Un long silence suivit. Il synchronisait sa vision avec celle de ses familiers en patrouille, observant les mouvements des forces dans son royaume. Des déplacements saccadés, venant de toutes les directions, convergeaient vers un seul point.
— Ils savent où je suis.
Il se leva du piano, abandonnant là toute velléité de réconfort pour les morts.
— En avant ! Ne lui laissez pas une seconde !
Ses cadets sur les talons, Lesedi fonça sur son balai. Le concert d’apaisement avait servi de coup d’envoi, et leur assaut était lancé. Elle savait que Rivermoore les avait déjà repérés, mais leur réussite dépendait du peu de temps qu’il aurait pour réagir.
— On est les premiers ! Pas d’excès de confiance ! Il y aura des morts-vivants pour nous accueillir !
— Entendu ! répondit Nanao.
L’escouade d’Oliver étant la plus proche, elle fut la première à arriver. Contrairement aux leurres qu’ils avaient inspectés jusque-là, cet endroit ressemblait à un bout quelconque de terre désolée, sans la moindre singularité. Pourtant, les pouvoirs de Shannon avaient confirmé qu’il s’agissait bien de l’endroit. Seul bémol :
— Bienvenue !
Une elfe se tenait là, seule sur cette terre aride. Dès qu’ils la virent, l’équipe descendit prudemment de ses balais et atterrit à distance de sécurité. En tête, Lesedi dévisagea Khiirgi.
— Je vois que tu nous as devancés. Tu travailles avec Rivermoore ?
— Non. Mais ça a suffi à le faire coopérer.
Nanao, Yuri et Oliver dégainèrent leurs athamés. Les intérêts de l’ancienne faction du Conseil et ceux de Rivermoore s’alignaient, et le groupe de Lesedi avait prévu cette éventualité. Jusqu’ici, ils avaient évité l’affrontement direct, mais à ce stade, tout pouvait voler en éclats.
— Je suis certaine que vous brûlez d’envie d’entrer, mais je suis la gardienne des lieux, dit Khiirgi. — Êtes-vous capables de me passer ?
— Comme tu voudras.
Lesedi s’élança. Mais à l’instant où elle traversa l’ombre de Khiirgi, celle-ci se dressa brusquement.
— Lesedi ! cria Nanao !
Elle fit un pas de côté à toute vitesse, juste à temps pour éviter une pluie de pointes surgies du sol. Un instant plus tard, ce fut une silhouette qu’Oliver n’aurait jamais pensé revoir qui jaillit de l’ombre de Khiirgi : le zahhak qu’ils avaient affronté quelques jours plus tôt.
— Ah, j’avais oublié de vous le dire. Je ne suis pas la seule à garder l’entrée. J’ai un partenaire.
— Vous êtes bien assortis, cracha Lesedi.
Elle recula et donna les instructions à ses cadets.
— Occupez-vous du zahhak. Je prends Khiirgi.
— Compris. Plan d’attaque ? demanda Oliver, se doutant que cette fois, ce serait différent.
Lesedi hésita une seconde.
— On vise la victoire. Gagner du temps ne servira à rien. Les autres escouades sont dans la même situation.
L’équipe d’Oliver était arrivée par les airs, mais toutes ne s’étaient pas déplacées ainsi. Même en balai, si une équipe comptait majoritairement des combattants au sol, elle volait à basse altitude. Faute d’effectifs, Tim dirigeait à lui seul les équipes de Mistral et d’Ames.
— Whoa… !
— Hein ?
Mais une explosion de flammes bloqua leur trajectoire. Tim vira brusquement à gauche pour l’éviter, et les deux équipes le suivirent. Vingt mètres plus loin, les mages responsables de l’attaque antiaérienne apparurent, tous des troisième année familiers.
— …L’équipe Andrews ? Je savais que vous étiez du côté de Leoncio, mais vous essayez de nous arrêter, non ? demanda Tim.
— C’est bien ça, répondit Andrews d’un ton sombre.
Rossi et Albright dégainèrent silencieusement leurs athamés.
Tim les dévisagea puis renifla, moqueur.
— Vous êtes là par devoir, mais vous n’en avez pas envie. Parfait. Venez. On va vous libérer très vite.
Son athamé se leva, et sa main gauche se dirigea vers sa sacoche. Il hésitait encore sur le poison à utiliser pour les neutraliser en douceur.
— TONITRUS !
— Ahhh ?!
Un éclair venu de derrière frappa son bras droit. L’athamé tomba de la main de Tim, qui roula sur le côté. Une fiole coincée entre trois doigts, il lança un regard furieux à son assaillant : Rosé Mistral, athamé en main, les yeux anormalement vides.
— Yo !
— Qu’est-ce que ?
— Pardonne-moi.
Avant que les coéquipiers de Mistral ne puissent réagir, Ames surgit de côté. Sa paume frappa la joue de Mistral de toutes ses forces. Le garçon fut projeté sur le côté et la lumière revint dans ses yeux.
— …? …?! A-aaaaïïe…
— Tu es revenu parmi nous, Mr. Mistral ?
Ames tenait son athamé pointé vers l’équipe Andrews, les forçant à reculer et s’assurant que le sortilège avait été rompu. Mistral, lui, se tenait la joue douloureuse.
— Il semble que tu étais sous l’emprise d’un charme. Je n’ai pas pu identifier précisément lequel, alors j’ai opté pour la solution la plus directe. Ce coup, c’est votre œuvre ? demanda-t-elle à l’équipe Andrews.
Andrews et Rossi échangèrent un regard.
— …C’est probable.
— Ah, donc c’est à ça qu’elle faisait allusion en parlant de « pas joli joli ».
Il n’en fallait pas plus à Ames pour comprendre qu’ils n’avaient pas été prévenus. Elle détourna brièvement le regard pour évaluer l’état de l’Empoisonneur.
— Recule, Mr. Linton. Pas le temps de te soigner. Tes poisons sont bien trop puissants sans baguette. Si cette fiole se brise, personne ici ne pourra contenir ça.
— …Tch… !
La toxicité de ses poisons et son instinct protecteur envers ses cadets se retournaient contre lui : exactement ce qu’Ames et les autres voulaient pour le tenir à l’écart. Elle avança, augmentant la pression, et Mistral, à présent de nouveau lui-même, se joignit à elle, la joue écarlate.
— Pas d’inquiétude, Mr. Linton. C’est notre travail.
— Tu m’as bien eu, là. J’ai les dents qui claquent encore !
Mistral poussa un cri de rage, et ses coéquipiers se rangèrent à ses côtés. Mais Albright les dévisagea avec un calme glacial.
— Vous aboyez bien fort pour des minables. Mais je doute que le six contre trois vous donne l’avantage.
— C’est bien là toute la question, répondit Ames. Pour ma part, je pense pouvoir t’affronter en un contre un.
— Ha ! Marché conclu.
Albright s’avança face à elle. Elle fit un signe rapide à ses amies, les incitant à se retirer. Tandis qu’elle retenait un adversaire de taille, les autres pourraient exploiter leur supériorité numérique. Aucun autre ici ne pouvait affronter un membre de l’équipe Andrews seul.
Leur stratégie était évidente aux yeux de tous.
— On s’occupe des cinq autres, dit Andrews. Tu veux qui, Rossi ?
— Le grand a pris la meuf mignonne, alors j’ai pas d’préférence. Que vienne celui qui voudra.
Le duo de l’équipe Ames lança les premiers sorts vers lui et pour la première fois depuis le début de la mission, des troisième année combattaient entre eux.
Pendant ce temps, l’équipe Cornwallis et les frère et sœur Sherwood voyaient eux aussi leur chemin barré… par des visages bien connus.
— Oh, mais c’est l’équipe Bowles. Moi qui m’attendais à un vrai combat.
— Hé, hé, hé ! C’est pas une façon de dire bonjour, Cornwallis ! On n’est pas assez bien pour toi ?
Le premier à répliquer fut un garçon de troisième année, Spencer Howell.
— Est-ce si étonnant ? demanda Stacy. J’ai vu votre match. C’était tellement ridicule que j’ai cru assister à de la comédie magique.
— Gah… !
Marcus Bowles porta une main à sa poitrine et recula en titubant. Visiblement, il avait pris un sacré coup avant même que le combat ne commence. Mais ni Gwyn ni Shannon ne lui avaient accordé un regard. Contrairement à Khiirgi, qui avait abandonné l’équipe Andrews à leur sort, l’équipe Bowles, elle, était bien encadrée.
— On s’occupe de leur superviseur. Le reste, c’est pour vous, dit Gwyn.
Ils saluèrent poliment leur semblable en face, puis s’éloignèrent des cadets.
Chela les observa du coin de l’œil, puis se plaça aux côtés de Stacy.
— Désolée que Stacy ait été si dure. Mais on est pressés. Si vous nous barrez la route, on ne fera pas de quartier.
— Venez pas pleurer si je dois arracher une jambe ou deux, lança Fay en montrant ses crocs.
À cela, le seul membre silencieux de l’équipe Bowles, Rodney Quark, leva les mains.
— …Si je peux me permettre une excuse : ces deux-là ne s’entendent pas. L’un est sérieux à en crever, l’autre est un hédoniste. Si je ne suis pas là pour les tempérer, c’est la catastrophe. Et en plus, j’ai été mis à terre dès le début du match de ligue.
Rodney fit une grimace comme s’il avait mordu dans un citron. Puis il fixa l’équipe Cornwallis avec un regard noir, comme si toutes les frustrations de ce combat passé se déversaient maintenant dans celui-ci.
— Allez-y, sous-estimez-nous. On s’en servira contre vous !
[1] Les surnoms respectifs d’Ophelia Salvadori (décédée) et de Gwyn Sherwood. Spellstrings signifie littéralement « Cordes de Sort ».