SotDH T3 - CHAPITRE 3 : PARTIE 7

Songes d’Ivresse dans la Blancheur Éternelle (7)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il voulait devenir plus fort.

Il pensait qu’il pourrait protéger tout ce qui lui était cher, s’il y parvenait.

— A-ah…

Jinya n’eut pas besoin de se retourner pour deviner l’expression sur le visage de Natsu, sa voix effrayée suffisait à la décrire.

Il ne pouvait pas la laisser mourir, tuée par un démon. Et il ne voulait pas non plus voir un père tuer sa propre fille. Alors il avait choisi de révéler sa véritable nature. Est-ce que cela signifiait qu’il se battait par compassion ? Quelle arrogance, si c’était le cas. Il savait bien que sa compassion ne valait rien. Et pourtant… il n’avait pas envie de fuir.

— Quelle ironie…

Il fixait sans sourciller le corps asymétrique du démon qui se dressait devant lui. Cette chair tordue, avec son bras gauche difforme, ressemblait à la sienne. Que le père et le fils deviennent tous deux des démons aux formes similaires, c’était une ironie bien cruelle.

Quand il y repensait, Jyuuzou n’avait connu qu’une vie de souffrance entre les mains des démons. Sa femme avait été violée par l’un d’eux, puis était morte en mettant au monde une entité démoniaque. Son fils était parti avec un démon. Et maintenant, lui-même en était devenu un, perdant l’esprit. Et pour finir… il allait être tué par un démon, son propre fils.

— Les démons… doivent être abattus…

Jinya concentra sa force dans son bras gauche. Il murmurait pour lui-même, comme pour se convaincre qu’il n’existait aucune autre voie. Sa volonté était si fragile qu’elle ne tenait debout qu’à condition d’être prononcée à voix haute. Il se mit en garde, tentant de dissimuler la misère de la faiblesse de son cœur.

Jinya gardait le bras droit relâché devant lui, son sabre encore en main. En temps normal, il aurait adopté sa garde favorite, lame tenue à l’horizontale sur le côté. Mais sous forme démoniaque, son bras gauche était une arme bien plus redoutable qu’un sabre. Il valait mieux se battre en utilisant ses deux bras de façon indépendante.

Sa posture était pleine d’ouvertures. Le démon le fixait d’un regard empli de haine, avançant vers lui sans retenue, animé d’une soif de sang brute, sans aucune préoccupation pour sa propre sécurité. Mais cette fois, les attaques de Jinya ne se rateraient plus volontairement.

— Haah !

Il réduisit la distance, attrapa le démon par la tête et l’écrasa de toutes ses forces contre le sol. Le tatami sous leurs pieds se déforma, le crâne du démon s’enfonça légèrement, mais c’est le plancher qui encaissa l’essentiel du choc, cédant au passage… et pourtant, la tête de la créature demeura intacte. Jinya le souleva et le projeta contre le mur, le faisant rouler jusqu’à la courette.

Le démon se releva aussitôt, mais ne bougea pas. Il se contentait de le fixer. Au bout du compte, ce n’était qu’un démon inférieur : faible, sans intérêt. Jinya n’aimait pas s’amuser avec ses adversaires. Il décida donc d’en finir rapidement.

Force surhumaine.

Un bruit semblable à de l’eau portée à ébullition accompagna la transformation de son bras gauche, qui se mit à enfler. Même sa structure osseuse changea, jusqu’à doubler de volume.

— Je vais abréger tout ça.

Il n’avait pas pu sauver son père, mais au moins, il pouvait écourter sa souffrance. Tu n’auras même pas le temps de ressentir quoi que ce soit.

Jin…taaa…

« Ce n’était qu’un râle » se dit Jinya. N’y pense pas.

Il inspira profondément, puis fit un pas dans la cour.

Premier pas… Comme c’était nostalgique. Il avait joué ici tant de fois, enfant.

Deuxième pas… Son père, toujours occupé, trouvait pourtant le temps de venir passer des moments avec lui. Et Jinya se souvenait aussi de Suzune, courant avec lui tout autour de cet espace.

Troisième pas… Il s’était déjà assis sur cette véranda avec Natsu, partageant des onigiri. Sa gentillesse empreinte de maladresse avait alors été si réconfortante. Ses simples boulettes de riz avaient un goût merveilleux.

Quatrième pas… Il allait détruire tous ces souvenirs de ses propres mains. Peut-être le regretterait-il un jour. Mais sa décision était prise.

Cinquième pas, puis un sixième… Il se rapprochait.

Les jambes du démon tremblaient. Comprenant qu’il ne pouvait plus fuir, il lança une ultime attaque désespérée.

Jin…taaaaa !

Le cœur de Jinya se glaça. Cela lui permit de suivre les mouvements du démon avec une clarté absolue. Il ramena lentement son bras gauche en arrière et tendit son dos autant qu’il le pouvait. La créature chargeait droit sur lui. Jinya attendit l’instant où elle entrerait dans son champ d’attaque et…

— Adieu, Père.

Il avança d’un pas et abattit son bras monstrueux. Ses muscles dorsaux libérèrent toute leur énergie accumulée en une seule frappe, et son poing traversa le démon de part en part, pulvérisant la moitié supérieure de son corps.

La chaleur éclaboussée sur son poing avait pour Jinya la netteté de la mort. Une vapeur blanche s’échappa du démon désormais effondré. Il n’était plus qu’un amas de chair, à ce point méconnaissable. Il ne restait rien de son père dans ce cadavre, et c’était lui, Jinya, qui l’avait rendu méconnaissable.

Mais il ne ressentait aucun regret. Il ne pouvait pas s’autoriser à en ressentir. Tout ce qu’il pouvait se permettre… c’était de porter le poids de ceux qu’il avait tués.

Après un long soupir, il inspira lentement l’air froid de l’hiver.

Il força son visage à retrouver un semblant de calme, puis tourna le dos au cadavre de Jyuuzou.

— Natsu… ?

Elle s’était avancée dans la courette. Il venait seulement de le remarquer. Elle tremblait encore légèrement, figée sous le choc, les yeux baissés. Rien d’étonnant : son père avait tenté de la tuer.

— Tout va bien. C’est fini maintenant, dit Jinya pour la rassurer.

Il s’avança vers elle, mais s’arrêta net aux mots qu’elle parvint à peine à prononcer :

— Ne t’approche pas…

Ses tremblements s’intensifièrent. Il se demanda ce qui n’allait pas, puis croisa son regard, et comprit aussitôt. Ses yeux n’étaient pas emplis de peur, mais d’une autre émotion qu’il connaissait bien.

— Ne t’approche pas de moi, démon !

Jinya se figea, complètement. Il sentit la haine limpide qui pesait sur lui, dirigée sans équivoque contre lui. Bien sûr, il n’avait jamais oublié qu’il était un démon.

Il avait juste… oublié ce que cela signifiait.

Il avait eu un ami qui, malgré sa nature démoniaque, était parvenu à aimer et épouser une humaine. Il connaissait un démon devenu membre d’une famille humaine. Il avait combattu aux côtés d’un chasseur de démons, en égal, tout en étant reconnu comme démon.

Mais ce n’étaient là que des exceptions. Pour la plupart des humains, les démons étaient des êtres à abattre. La réaction de Natsu était naturelle. L’humanité et la nature démoniaque étaient inconciliables.

Elles s’opposaient, toujours.

Toutes ces années passées parmi les humains avaient fait croire à Jinya qu’il avait été accepté.

— Tu… tu l’as tué. Mon père… toi…

Natsu s’exprimait de manière saccadée. Jinya se souvint qu’elle n’avait pas goûté au Souvenir de Neige chez Kihee, quand on en avait offert à tout le monde. Cette haine-là était la sienne.

Il avait voulu la protéger. Et tout ce qu’elle voyait, c’était le monstre qui avait tué son père.

Comment en était-on arrivé là ?

C’est ainsi que les choses se terminaient. Il n’avait su protéger personne. Il n’était qu’un pauvre type sans cervelle, jouant le rôle d’un pitoyable bouffon. Mais peut-être que cela résumait parfaitement ce qu’il avait toujours été.

— Ah, Jinya…

Après avoir quitté le Sugaya, Jinya resta un moment debout dans la nuit enneigée, l’air absent. Ce fut là que Somegorou le rejoignit enfin, avec un certain retard.

— Combat difficile je présume ? demanda-t-il.

— Ouais. Assez pour que je me dise que je ferais peut-être mieux d’être mort.

— Vraiment ? Ça a dû être quelque chose, si même toi tu le dis.

Quelque chose dans ses paroles suggérait autre chose. Était-ce les blessures visibles sur le corps de Jinya qui le lui faisaient penser ? Ou bien l’expression de son visage trahissait-elle ses émotions ? Jinya l’ignorait. Et à vrai dire, il n’avait pas envie de le savoir.

Somegorou reprit :

— J’imagine que tout est réglé, puisque tu es dehors ?

— …Oui. Maintenant, il ne reste plus qu’à s’occuper de la source.

La conversation s’arrêta là. La neige, sans fin, continuait de recouvrir Edo. Jinya fixait vaguement les teintes grises de la ville, et souhaita que la neige l’engloutisse lui aussi.

Il était si las qu’une pensée aussi absurde lui sembla naturelle.

Dans la province de Sagami, il existait une montagne nommée Oyama, qui s’élevait au-dessus des hauteurs environnantes. Sa beauté rivalisait avec celle du mont Fuji, faisant d’elle l’objet d’un culte populaire depuis l’Antiquité. À son sommet se trouvait le sanctuaire principal d’Afuri. À mi-hauteur, le sanctuaire secondaire et plus bas encore, le temple d’Oyama. La montagne Oyama était aussi connue sous le nom de Montagne de la Pluie, vénérée depuis longtemps par les paysans croyant qu’elle abritait en elle une divinité capable de faire tomber la pluie.

— Hé, ralentis un peu, tu veux bien ? Pas besoin de marcher si vite.

Il avait encore neigé toute la journée, et leurs environs étaient plongés dans l’obscurité du crépuscule. Les deux hommes progressaient à tâtons sur le sentier de montagne, sans pouvoir distinguer ce qui se trouvait devant eux. Jinya voulait atteindre la source au plus vite, quitte à adopter un rythme exténuant, mais Somegorou ne comptait pas le suivre là-dessus.

— C’est pas toi qui disais que le plus tôt sera le mieux ? fit remarquer Jinya.

— Si, si… mais ça fait des jours qu’on marche ! Moi, je suis un humain normal. J’ai pas la même endurance que toi.

Il n’avait pas tort. La différence de résistance entre un humain et un démon était immense. Jinya ralentit donc un peu l’allure. Les nuages suspendus au-dessus d’eux s’assombrissaient.

Il ferait complètement nuit lorsqu’ils arriveraient à destination.

— La nuit tombe, dit Jinya.

— Roh, ça va, j’ai compris, je suis lent. Mais attends… au fond, c’est pas plus mal, non ? On aurait dû attendre la nuit, de toute façon.     

C’était vrai. Le surnaturel ne se manifestait généralement qu’à la tombée de la nuit. Leur rythme était peut-être parfaitement ajusté.

— Dis, y a un truc que je voulais te demander depuis un moment, dit Somegorou entre deux souffles courts.

— Quoi ? répondit Jinya, avec un soupir las.

Il considérait que parler n’était qu’un gaspillage d’énergie. Mieux valait avancer en silence. Mais, pour l’instant, il l’écouta.

— Tu vois en gros ce qu’est vraiment le Souvenir de Neige, pas vrai ?

Il avait visé juste malgré la question soudaine osée.

Jinya ne répondit pas. Ce silence suffit à Somegorou pour s’enorgueillir :

— Je le savais ! Je l’ai senti… Bon alors, dis-moi : c’est quoi, en vrai ?

Jinya avait d’abord prévu de garder pour lui ce qu’il soupçonnait au sujet du Souvenir de Neige. Mais face au sérieux qui se dessinait peu à peu sur le visage de Somegorou, il comprit qu’il ne pourrait pas éluder la question.

Dans un léger soupir, il céda.

— Tu sais comment on fabrique de l’alcool ?

— Hein ? Ben ouais, bien sûr. On fait cuire du riz à la vapeur, on y fait pousser de la moisissure, puis on balance tout ça dans de l’eau.

— C’est plus compliqué que ça, mais dans l’ensemble, oui. Il est donc logique de penser que le Souvenir de Neige est fabriqué ainsi.

Ce n’était, en soi, qu’une théorie de Jinya, certains aspects pouvaient être inexacts. Mais sur deux points, il était sûr de lui : l’ingrédient de base utilisé, et la personne responsable. Sur ces deux éléments-là, il n’avait aucun doute.

— Ouais, non. C’est absurde, répondit Somegorou. — Comment tu veux qu’une source se mette à produire de l’alcool juste parce qu’on y a jeté du riz cuit à la vapeur moisi ?

— Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait de riz.

Somegorou le regarda, interloqué.

En vérité, Jinya n’avait pas la moindre idée de la manière dont on pourrait créer une source d’alcool. Mais il avait une idée assez claire de comment on pouvait fabriquer un breuvage capable de transformer des gens en démons.

— Il existe ce qu’on appelle les alcools composés, dans lesquels on fait macérer des fruits, des plantes aromatiques, des herbes… pour en parfumer la base.

— Ah, comme le vin de prune ? …Oh. Je vois où tu veux en venir.

Le moyen le plus simple d’imprégner un alcool d’une propriété particulière était de faire macérer quelque chose dedans pendant longtemps. Il était logique de supposer que le Souvenir de Neige avait été produit selon ce principe.

Somegorou grimaça.

— Donc… y a un truc qui transforme les gens en démons qui trempe dans cette source.

— C’est ça. Probablement… le cadavre de quelqu’un mort de manière violente, avec un fort attachement au monde des vivants.

C’était le cœur de quelqu’un, ou plus précisément, ses sentiments persistants, qui macérait dans l’alcool. Et c’est ce qui faisait naître des émotions négatives chez ceux qui le buvaient. Pour le dire sans détour : le Souvenir de Neige était un alcool imprégné des attachements d’un mort.

— Si des objets peuvent abriter des émotions et devenir des esprits d’artefacts, alors il est logique que des cadavres puissent en faire autant, dit Jinya.

— Je vois. Et celle qui a mis tout ça en place, ce serait notre mystérieuse femme blonde ?

— Très probablement.

Évidemment, il ne suffisait pas de jeter un cadavre dans une source pour que l’eau se transforme en alcool. La femme aux cheveux blonds avait dû faire bien plus que cela pour que l’eau devienne le Souvenir de Neige.

Et si cette femme blonde était bien celle que Jinya soupçonnait, alors il avait aussi une idée assez précise de l’identité du cadavre dans la source. Il avait d’abord cru que le goût familier de l’alcool venait de la haine qu’il contenait… mais peut-être la vérité était-elle ailleurs.

— C’est franchement horrible, commenta Somegorou. — Qu’est-ce qu’il faut emporter comme rancune dans la mort pour que ses émotions transforment les gens en démons ?

— Le mot rancune n’est peut-être pas le bon. Ce n’est pas comme si le cadavre avait voulu fabriquer un alcool qui rend les gens fous…

— Ah ouais ? Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je sens quelque chose. On approche.

Jinya ignora la question de Somegorou et poursuivit sur le sentier, s’enfonçant plus profondément dans la montagne. Il écarta les branches pour déboucher sur une clairière, à mi-montée.

— Oh…

Qui avait murmuré cela ? Impossible de le dire. Tous deux étaient frappés de stupeur devant ce qu’ils découvraient.

Un léger parfum d’alcool flottait dans l’air. La cime des arbres s’ouvrait ici, laissant la neige tomber en flocons épars depuis les nuages gris. Un vent soudain souffla, faisant frissonner les branches.

Des arbres en décomposition cerclaient une source translucide. Des lumières dansaient au-dessus de l’eau, des lucioles, ou peut-être des feux follets. Les épais nuages cachaient toute étoile. Il n’y avait là que la neige tombant sans fin, et ces lumières douces qui oscillaient lentement.

La beauté de la scène semblait d’un autre monde, comme s’ils avaient franchi les limites du leur… pour atteindre les rives du Higan.

— C’est… incroyable, dit Somegorou, presque distrait.

Difficile à croire qu’une source remplie d’un alcool aussi maudit, capable de transformer les gens en démons, puisse dégager une telle beauté spectrale.

Jinya était tout aussi frappé. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau… et pourtant, cela lui semblait étrangement familier. Cela ne faisait que renforcer sa conviction : sa théorie était juste.

— Difficile d’imaginer qu’une rancune ait pu créer un lieu aussi magnifique, dit Somegorou.

— Je te l’avais dit.

Sa voix était douce, au point de le surprendre lui-même. Il n’était plus le gardien Yasha dont parlaient les rumeurs, seulement un jeune homme ordinaire, un peu réservé.

— L’alcool transformait les gens en démons simplement parce que c’était le moyen le plus simple pour atteindre son but. Ou alors, c’est la démone aux cheveux blonds qui a ajouté quelque chose. Je ne sais pas. La seule chose dont je suis sûr… c’est qu’il n’y avait aucune malveillance derrière tout ça.

Il entra dans la source. Le liquide était glacé, mais il continua d’avancer malgré tout, se dirigeant vers le centre.

— Elle voulait juste être trouvée. C’est tout.

Il se pencha et tendit les bras, recueillant avec précaution le cadavre qui dormait au fond de l’eau.

— Elle a semé la haine et transformé des gens en démons…

Il effleura les os froids et blancs avec une douceur extrême, comme s’il craignait de les briser. Un sourire tendre se dessina sur son visage.

— …Parce qu’elle croyait qu’en agissant ainsi, elle serait retrouvée. Retrouvée par celui qui chasse les démons.

Le cadavre n’avait plus de tête.

Tous ceux qui buvaient le Souvenir de Neige et devenaient des démons se tournaient systématiquement vers Jinya. Parce qu’elle les poussait à le faire.

Ses sentiments, tordus avec le temps, avaient donné naissance à un alcool capable d’enfanter des démons. Et elle voulait que ce soit lui qui mette un terme à ce qu’elle était devenue. Pas n’importe qui, lui.

Elle croyait qu’il viendrait pour elle.

— Même maintenant… tu continues à m’appeler.

Bien sûr que oui, Jinta.

L’odeur de l’alcool lui embrouillait les sens, au point qu’il crut entendre une voix douce. L’intoxication se diffusait dans tout son corps.

L’émotion diluée dans l’alcool, celle qui éveillait la colère chez les autres, n’éveillait en lui qu’une nostalgie profonde.

Je suis désolée. J’ai fini par te blesser.

— Je suis un gardien de prêtresse. Mon rôle est de me battre pour toi.

…Merci.

Il lui adressa son ancien sourire, non pas en tant que Jinya, mais en tant que Jinta, ce qui lui suffit.

Et ainsi, son cadavre se dissipa en poussière, emportée dans les airs par le vent de l’hiver.  L’odeur de l’alcool commença à s’estomper.

Ses derniers liens avec ce monde s’étaient sans doute effacés. Son âme retournait au ciel, et la source allait retrouver son état d’origine.

Adieu, Jinta.

— …Adieu.

Il avait du mal à la laisser partir. Même si cette voix n’était qu’une illusion, elle l’avait apaisé. Même si ce n’était qu’un cadavre, il avait pu la tenir dans ses bras une dernière fois. Mais ces sensations lui échappaient déjà. Et la réalité, cruelle, reprenait lentement sa place, plus glaciale encore que l’hiver.

Mais même ainsi, il ne poursuivrait pas ce souvenir.

Elle était partie.

Tendre la main vers elle ne servirait à rien, et il ne pouvait pas rester prisonnier du passé. Aucun d’eux ne l’aurait voulu, c’était justement ce qui avait fait leur amour. Même si elle n’était plus à ses côtés, il ne renoncerait pas à cette vie qu’il avait choisie.

— …Repose en paix, Shirayuki.

Ses mots se perdirent dans l’immensité de la nuit, tandis que la neige immaculée valsait doucement autour de lui.

Il leva les yeux vers le ciel depuis la source.

La lune pâle restait cachée, dissimulée derrière les nuages gris.

Pourtant, il se remémora le ciel étoilé de ce soir-là…

En lui adressant son dernier adieu.

***

Quelques jours après leur retour à Edo, Jinya et Somegorou se retrouvèrent dans un salon de thé à Fukagawa.  Assis sur un banc devant l’établissement, ils bavardaient autour d’une tasse de thé.

— Il y a moins de rumeurs sur les démons et moins de cas de violence, déclara Somegorou. — On peut dire que l’affaire est réglée.

Un sourire jovial aux lèvres, il enfourna une bouchée de dango. Le Souvenir de Neige avait totalement disparu d’Edo. Les bouteilles vendues s’étaient toutes changées en eau, sans doute parce que la source avait disparu. Naturellement, beaucoup crièrent à l’arnaque, et désormais, plus personne ou presque ne s’y intéressait.

— Les gens restent tendus, tout de même, dit Jinya.

— On peut pas y faire grand-chose. C’est l’époque qui veut ça, t’sais ?

Somegorou engloutit son dernier dango, avala une gorgée de thé, puis haussa les épaules avec désinvolture.

— Difficile de garder la tête haute quand nos élites se couchent à ce point devant les puissances étrangères. Cela dit, le pays n’allait pas rester fermé au monde éternellement. Le temps passe, les choses changent, c’est ainsi. En tout cas, rien à voir avec Souvenir de Neige.

Cela lui revint : la fille des bas-fonds avait mentionné les navires noirs arrivés à Uraga. Le shogunat semblait incapable de gérer les relations avec les puissances étrangères. Le pouvoir des Tokugawa déclinait lentement, et le pays était au bord d’une grande période de bouleversements. Même sans démons, les habitants d’Edo avaient déjà bien assez de soucis.

— Tout ce qu’on peut faire, c’est tuer des démons, dit Somegorou. — Le cours du monde… ça nous dépasse.

— C’est vrai.

Jinya ne savait faire que se battre. Il n’avait pas la force de s’opposer à quoi que ce soit d’autre. Et c’était pareil pour Somegorou.

Face aux grands bouleversements, ils n’étaient rien, juste deux hommes impuissants. C’était frustrant, mais c’était la vérité.

— T’as l’air drôlement abattu.

— Ah… oui…

Jinya ne pensait pas à la chute d’une ère ou au monde qui change. Ce qui le hantait, c’était un souvenir infime du passé. Le corps de Shirayuki avait été utilisé pour créer le Souvenir de Neige. Mais quand Suzune avait quitté Kadono, elle tenait dans ses bras la tête de Shirayuki. Cela signifiait qu’il était possible que le cadavre de Shirayuki soit de nouveau profané.

Et cette pensée-là ruinait toute la satisfaction que Jinya aurait pu éprouver d’avoir réglé cette affaire.

— Je pensais à la démone aux cheveux blonds, dit-il.

— Ah, la responsable de toute cette histoire. Tu penses qu’elle pourrait recommencer quelque chose ?

— Oui, répondit-il franchement.

Jinya vivait uniquement dans le but d’arrêter le Dieu-Démon. Même maintenant, la haine en lui ne s’était jamais éteinte.

— Bah, ça sert à rien de se ronger pour ça. Quoi qu’il en soit, merci pour le thé. Je laisse la note ici, ajouta Somegorou.

Il ne connaissait pas les liens entre Jinya et la démone blonde, et ne le questionna pas. Il avait sans doute perçu quelque chose… mais il était assez bienveillant pour ne pas insister.

— Il va falloir que j’rentre à Kyoto. J’peux pas trop inquiéter mes supérieurs, tu vois. Si jamais tu passes dans le coin, fais-moi signe. Il te suffit de dire que tu cherches Akitsu Somegorou, et j’viendrai.

— Je n’y manquerai pas, si l’occasion se présente.

— Parfait, alors. À la prochaine !

Avec nonchalance, il tourna les talons et repartit d’un pas léger.

Jinya le regarda s’éloigner en prenant une gorgée. Son thé était déjà froid.

 

— Oh, Jinya-kun. Cela faisait longtemps que tu n’étais pas passé.

Aux alentours de midi, Jinya s’était rendu au Kihee, accueilli par le sourire gracieux d’Ofuu. Revoir cette gentillesse familière allégea un peu le poids sur son cœur.

— Oh, salut, Jinya-kun. Je crois que c’est ton absence la plus longue, cette fois, dit le patron du restaurant.

— J’étais occupé, répondit Jinya.

Il n’avait pas envie d’entrer dans les détails. Il s’assit, et le patron commença aussitôt à préparer un Kake soba, sans même attendre sa commande. Lui non plus n’avait pas eu une vie ordinaire, et il savait qu’il valait mieux ne pas poser de questions.

— Excusez-moi. Oh, Jin-dono, cela faisait longtemps.

Le noren de l’entrée se souleva : Naotsugu venait d’entrer dans le restaurant.

— Je suppose que vous étiez occupé avec une affaire particulièrement difficile ?

— C’est à peu près ça, oui.

Naotsugu semblait plus enjoué qu’à l’accoutumée, sans doute parce qu’il retrouvait un ami de longue date. Il s’installa aussitôt à la table de Jinya, commanda ses soba et entama la conversation :

— Vous tombez bien vous deux. Je commençais à me sentir seul : plus personne ne passe par ici, dernièrement.

— Personne ?

— Personne. Je n’ai pas vu Zenji-dono ni Natsu-dono ces derniers temps.

— Et avec Jinya-kun absent lui aussi, l’ambiance est aussi plate que jamais ! lança le patron dans un rire tout en préparant les nouilles.

Il semblait que l’établissement n’était pas plus florissant qu’avant.

— Je me demande bien où sont passés Natsu-chan et Zenji-kun, ceci dit. Tu as eu des nouvelles, Ofuu ?

— Non, rien de particulier.

Le père et la fille échangèrent un regard intrigué.

Jinya ne dit rien. Il n’en avait pas la force.

— Voilà, deux Kake soba tout prêts.

— J’arriiive !

Les bols furent servis sans attendre. Une vapeur aromatique se dégageait du bouillon, et son parfum seul suffisait à réchauffer le cœur. Jinya trouva les soba particulièrement appétissants, surtout par ce temps froid. Naotsugu semblait du même avis et il attrapa aussitôt ses baguettes.

— Ah… Rien de tel qu’un bol de soba bien chaud pour se réchauffer par une journée pareille, fit remarquer Naotsugu.

Jinya aspira une bouchée, mais trouva le goût étrange.

— Hmm…

— Quelque chose ne va pas ? demanda le patron.

— J’ai l’impression que les soba ont perdu en qualité.

Le goût lui paraissait plus fade qu’avant.

— Hein ? fit le patron, visiblement décontenancé par la remarque inattendue.

Jinya se tourna vers Naotsugu pour avoir son avis.

— Moi je les trouve très bien. À vrai dire, je dirais même que c’est mieux de jour en jour.

— C’est vrai… Ce doit être mon imagination, alors.

Comme tout le monde le regardait étrangement, Jinya n’ajouta rien et reprit son repas. Sa première visite au Kihee depuis un bon moment laissait une impression étrange.

Le bouillon avait vraiment moins de goût qu’autrefois.

Il en avait pourtant mangé presque tous les jours.

Et maintenant, sans raison, tout lui semblait terne.

Même une fois son bol terminé, il ne parvenait pas à comprendre pourquoi.

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