SotDH T3 - CHAPITRE 3 : PARTIE 5
Songes d’Ivresse dans la Blancheur Éternelle (5)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il neigeait depuis le matin, et Edo était déjà recouverte d’un manteau blanc lorsque les nuages commencèrent à s’assombrir.
— Pardonnez mon intrusion, Père.
Natsu entra dans la pièce et trouva Jyuuzou en train de boire seul, comme souvent. Autrefois, il buvait comme si l’alcool lui était désagréable, mais ces derniers temps, il semblait paisible lorsqu’il buvait. C’est pourquoi elle fut surprise de le voir à nouveau boire avec amertume. Peut-être était-il en colère à cause de ce qui s’était passé avec Zenji.
— …Oh. Natsu.
Jyuuzou la regarda d’un air soucieux, les sourcils froncés, puis détourna le regard, vida son verre et s’en servit un autre.
— Euh, je voulais parler de Zenji…
— Qu’est-ce qu’il a ?
Son ton trahissait une irritation évidente.
— Est-ce que tu es en colère contre lui ?
— …Je suis déçu. Il a fait un choix stupide, après tout ce que j’ai fait pour lui.
Il n’était évidemment pas acceptable qu’un gérant fraîchement nommé passe ses journées à boire. Zenji ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même pour en subir les conséquences. Cela dit, il regrettait sincèrement ses actes, et Natsu espérait qu’il soit épargné autant que possible.
— A-ah, oui, heu… J’ai apporté quelque chose, dit-elle.
Elle apportait un présent dans l’espoir d’apaiser son père. D’abord, elle avait songé à lui acheter l’alcool qu’il buvait chaque soir, mais Jinya l’en avait vivement dissuadée. Elle s’était donc tournée vers des gâteaux au thé.
— Merci. Je les mangerai plus tard.
Ses yeux se plissèrent à cause de la curiosité, mais il reporta bien vite son attention sur sa coupe, qu’il vida d’une traite. Il buvait de plus en plus ces derniers temps.
— Père… Il faudrait peut-être ralentir un peu, osa-t-elle, comme Jinya le lui avait demandé.
Jyuuzou se servit une nouvelle coupe, le visage impassible.
— Non. J’ai envie de boire, là, tout de suite.
Il vida son verre.
La bouteille posée au sol portait une étiquette : Souvenir de Neige.
***
À Kuramae, à Edo, le propriétaire du magasin d’alcools Mizukiya était assis dans une pièce au sol de tatamis, à l’arrière de la boutique, un sourire avide aux lèvres alors qu’il feuilletait le registre comptable. Les bénéfices de la maison étaient exceptionnels ces derniers temps. Les revenus dépassaient largement ceux d’un vassal modeste du shogunat, ce qui n’était pas rien, et rien n’indiquait qu’ils allaient ralentir. Il devait tout cela à cette femme. Le sourire toujours aussi large, il murmura :
— Comment ai-je pu douter d’elle ? C’est elle, ma déesse de la fortune, venue me bénir.
Elle était apparue devant lui quelques années plus tôt, ses cheveux semblables à des fils d’or ondulants captant aussitôt son regard. Elle était si envoûtante qu’en détourner les yeux lui faisait presque mal. Pourtant, au lieu d’être charmé, il avait ressenti de la peur. Une beauté inhumaine, comme si elle n’était pas de ce monde.
Elle lui avait dit : « Envie de vendre un alcool de qualité à en rendre les gens fous ? »
Il lui avait été impossible de refuser. Bien qu’il se méfiât d’elle, il avait commencé à vendre le Souvenir de Neige, en partie par crainte pour sa vie, en partie par avidité, car elle lui avait assuré que le produit se vendrait comme des petits pains. Et elle avait eu raison. Encore aujourd’hui, cela se vendait à une vitesse folle. La première gorgée était difficile à apprécier, mais dès la seconde, on en tombait amoureux… et on continuait de boire, encore et encore.
Certains s’y attachaient un peu trop et finissaient par boire à l’excès, mais leur sort ne le concernait en rien. Après tout, on ne fait pas un bon marchand d’alcool en s’inquiétant du sort de chaque imbécile qui boit jusqu’à s’effondrer. Il referma le registre et sortit dans la cour, où se trouvaient les deux entrepôts de la boutique. Il entra dans l’un d’eux et afficha un sourire satisfait. À l’intérieur s’entassaient un grand nombre de bouteilles d’alcool, toutes du Souvenir de Neige, fraîchement réapprovisionnées ce jour même. Il ne faudrait que quelques jours pour écouler l’ensemble du stock.
À ce rythme, il deviendrait un jour le plus grand marchand d’Edo. Il s’imaginait déjà l’avenir fastueux qui l’attendait, et éclata de rire.
— Heh heh heh, ha ha ha ha !
— J’en déduis que les affaires marchent bien ?
Une voix aussi froide que le fer le fit se figer sur place. Il se retourna et aperçut un homme massif, presque six shaku de haut, une épée à la ceinture. Le commerçant était certain qu’il n’était pas là un instant plus tôt. Il avait justement regardé en direction des bouteilles. Et pourtant, l’homme, Jinya, se tenait là, comme si sa présence allait de soi.
— Q-qui… ?
— Nous nous sommes rencontrés il y a environ deux ans, il me semble. Vous vous souvenez de moi ?
— Oh, euh… o-oui, bien sûr. Je me souviens. Vous vous êtes occupé du démon qui était ici, pour moi.
Il se rappelait de cet homme, un rônin réputé pour sa capacité à abattre un démon d’un seul coup. Il avait éliminé Kikuo pour lui, ce pour quoi il lui était reconnaissant, mais le fait qu’il s’introduise ainsi sans gêne, et qui plus est dans un entrepôt, le cœur même de son commerce, le mettait mal à l’aise.
— Merci encore pour votre aide à l’époque, dit le marchand. — Mais je dois vous demander de partir. Vous êtes en train d’empiéter sur une propriété privée.
Il estimait être tout à fait dans son droit de le mettre dehors, mais le rônin ne répondit rien. Il le fixait simplement, d’un regard glacial. Ce regard seul suffisait à lui hérisser les poils. Accablé, il recula d’un pas, puis d’un second.
— J’imagine que s’introduire chez vous comme ça, c’était un peu impoli, mais il y a un petit quelque chose dont on devait absolument vous parler, voyez-vous, déclara une autre voix.
Surpris, le commerçant se retourna et vit un second homme, inconnu, debout derrière le rônin. Ce dernier n’était pas venu seul, et à en juger par leur allure, ces deux-là n’étaient pas là pour faire du commerce honnête.
— Q-qu’est-ce que vous me voulez ? demanda le commerçant d’une voix tremblante.
Pour dire les choses franchement, il était mort de peur. Il ne se considérait pas comme un lâche, mais dans un endroit sombre, sans issue, il se sentait complètement impuissant.
— On veut simplement discuter un peu avec vous. Quelques questions, et on s’en ira, répondit l’homme inconnu.
Il se tenait devant la sortie, les bras croisés. Il n’avait clairement pas l’intention de le laisser s’échapper. Le rônin, lui, tenait son fourreau de la main gauche. Le choix du commerçant était déjà fait. Forçant un sourire poli, il dit :
— Je vois… En quoi puis-je vous être utile ?
Mais son sourire ne fit aucun effet sur les deux hommes. Le rônin, en particulier, semblait aussi rigide que du fer. Il répondit d’une voix grave, à peine plus forte qu’un murmure :
— Nous cherchons un alcool.
— U-un alcool, vous dites… ?
— Oui. Un qui est devenu très populaire récemment, mais qui semble introuvable ailleurs. On m’a dit que votre boutique en avait encore.
Autrement dit, ces hommes auraient pu passer pour des clients tout à fait ordinaires, du moins, s’ils ne l’avaient pas acculé dans une pièce sombre sans lui laisser la moindre échappatoire. Voyant que le commerçant ne répondait pas, le rônin fit un pas en avant et répéta fermement :
— On m’a dit que vous en aviez encore.
Si l’homme était fait de fer, alors son regard plissé était une lame tranchante. Le commerçant, sentant toute l’hostilité dirigée contre lui, se mit à trembler.
— Vous l’avez, n’est-ce pas ? Le Souvenir de Neige ? demanda le rônin.
Ses yeux sans émotion n’étaient pas ceux d’un ivrogne en quête d’alcool. Un mot de travers, et sa tête roulerait sur le sol, cela ne faisait aucun doute.
— Tiens, tiens. N’est-ce pas du Souvenir de Neige, ça ? lança l’autre homme, d’un ton détaché.
L’entrepôt était rempli à ras bord de bouteilles. De cet alcool qui rendait les gens fous. Le cœur même de la boutique.
— Heh heh, heh heh heh…
Le commerçant laissa échapper un rire maladroit.
— E-effectivement. C’est notre alcool le plus populaire. On a été réapprovisionnés tout juste aujourd’hui.
— Ah bon ? Et ça vient d’où ? demanda l’autre homme.
— O-oh, ça… Je ne peux vraiment pas vous le dire. C’est le s-secret commercial, vous comprenez…
— Ah… Quel dommage…
D’un geste fluide et continu, le rônin tira son sabre de son fourreau. La lame renvoya un éclat mat dans l’obscurité. Et quelle lame. Sans doute une œuvre de maître, dont la beauté fascina un instant le commerçant… jusqu’à ce que le rônin fasse un pas de plus vers lui.
— H-iiiiiii !
— …Je suppose qu’on va devoir poser les questions d’un ton un peu plus ferme, alors, dit l’homme d’un ton désinvolte.
Une désinvolture qui reflétait très clairement l’indifférence qu’il avait dans le fait de tuer quelqu’un.
***
— Viens boire une coupe, Natsu.
Jyuuzou l’invita doucement à partager un verre avec lui, mais elle hésita. Le Souvenir de Neige avait rendu Zenji étrange, et Jinya lui avait dit de ne surtout pas y toucher. Pourtant, son père lui proposait rarement un moment à partager de cette façon. Touchée par cette occasion rare, elle ne parvint pas à refuser.
— J-juste une coupe, alors.
« Juste une coupe, ça ne pouvait pas faire de mal », se dit-elle. Avec une légère appréhension, elle la porta à ses lèvres.
C’était fort, mais pas au point de lui donner envie de la recracher. Naotsugu et Zenji avaient dû exagérer, semblait-il. Elle avala, sentant la chaleur brûlante de l’alcool descendre dans sa gorge.
L’alcool n’était décidément pas fait pour elle.
— Tu veux bien me servir ? demanda-t-il.
Elle ne pouvait pas l’accompagner dans la boisson, mais elle pouvait au moins lui verser à boire. Lorsqu’elle s’exécuta, il hocha la tête en signe de remerciement silencieux, puis vida la coupe d’une traite.
Il ne montra aucun signe de gêne face au goût très âpre qu’elle avait ressenti, mais son expression s’assombrit légèrement en buvant. Ses sourcils se froncèrent, malgré tous les éloges qu’il avait faits de cet alcool auparavant.
— Encore.
Il lui tendit la coupe, et elle versa de nouveau.
Ce manège se répéta jusqu’à la nuit tombée.
***
Jinya laissa pendre ses bras le long du corps, sans même prendre la peine d’adopter une garde, et s’approcha du propriétaire de Mizukiya, qui recula à quatre pattes, en rampant.
— Il y a eu plusieurs incidents étranges, ces derniers temps, dit Jinya. — Et tous impliquent des gens ayant bu du Souvenir de Neige.
— Ah, m-moi, je…
— Ce n’est pas un alcool ordinaire. D’où vient-il ?
Le commerçant tenta de ramper plus loin encore, mais se heurta à quelque chose dans un bruit sourd. Son dos était désormais appuyé contre sa réserve de bouteilles. Il n’avait plus nulle part où fuir. Il fixa la lame brillante qui se dressait devant lui, plus glaciale encore que l’hiver, et laissa échapper un cri étouffé. La pointe se rapprochait lentement.
Lorsqu’elle fut assez proche, il céda.
— J-je l’ai trouvée sur le mont Oyama, dans la province de Sagami ! Il y a une source à mi-hauteur ! L-le Souvenir de Neige y jaillit naturellement ! Je me suis contenté de le mettre en bouteille !
— Je vois que vous tenez un peu à la vie, répondit Jinya. — Cela dit, je salue votre ténacité à vouloir préserver ton secret de fabrication. Mourrez avec fierté.
— A-a-attendez, je ne mens pas, je vous jure ! Il y a vraiment une source là-bas, et c’est de l’alcool qui en sort ! Je vous en prie, croyez-moi !
Jinya observa attentivement le commerçant. Il ne décelait aucun mensonge dans les propos de cet homme terrorisé. Son histoire paraissait absurde, mais le récit de la source de Kikusuisen donnait un semblant de crédibilité à ses paroles. Le Souvenir de Neige n’était pas un alcool ordinaire, il était donc logique que sa source ne le soit pas non plus.
— Qu’est-ce que c’est, exactement, que ce Souvenir de Neige ? demanda-t-il.
— J-j’en sais rien ! Cette femme m’a juste dit que c’était un alcool de qui rendraient fous les gens, une boisson délicieuse, mais addictive, qui finirait par plonger ceux qui en abusaient dans une rage incontrôlable. C’est tout ce que je sais !
La femme en question devait être cette mystérieuse blonde qui venait parfois au magasin. Jinya avait une idée de qui cela pouvait être. Il lutta de toutes ses forces pour contenir la haine qui montait en lui, puis poursuivit :
— Il doit bien y avoir autre chose que vous savez.
— J-je vous jure, il n’y a rien d’autre ! C’est tout ce que cette femme m’a dit !
Jinya pensait que le commerçant en saurait davantage, mais il n’était visiblement qu’un pion, utilisé par quelqu’un d’autre.
— Vous avez vendu cette chose sans même savoir ce que c’était ? lâcha-t-il avec mépris.
— M,-mais ça ne devient dangereux que si on en boit trop ! À petites doses, c’est comme n’importe quel alcool ! E-et puis, tous les alcools sont nocifs si on en abuse, non ?! Moi, je me suis contenté de vendre les bouteilles. Ceux qui ont perdu la tête en buvant et fait du mal aux autres sont les seuls responsables de leurs actes ! Je suis juste un honnête commerçant qui essaie de gagner sa vie. C’est si mal que ça ?!
Le commerçant s’emportait, enchaînant les justifications une à une, mais Jinya ne broncha pas. Au contraire, son regard se fit encore plus glacial. C’était clair à présent : cet homme n’était qu’un simple marchand, bien loin du cœur de l’affaire. Il n’avait rien d’utile à révéler. Jinya fronça les sourcils, déçu. Il ne rengaina pas son sabre pour autant, l’irritation n’était pas tout à fait retombée.
Même Somegorou affichait un air contrarié, le visage sombre.
— Tout ça pour l’argent ? Une raison aussi pathétique ?
Le pauvre commerçant tremblait sous le regard des deux hommes en colère. Un silence pesant s’installa, brisé finalement par un soupir de Somegorou.
— Bon… au moins, on a maintenant la confirmation que le Souvenir de Neige est bien la cause des incidents récents, dit-il. Va falloir aller jeter un œil au mont Oyama, après avoir détruit tout l’alcool ici, bien sûr.
— D-détruire ?! Vous plaisantez, j’espère ?!
— Bien sûr que non. Vous croyez vraiment qu’on allait partir tranquillement en laissant cette saloperie ici ?
Le commerçant semblait vouloir protester, mais Jinya le coupa :
— Minute. J’ai pas fini de poser mes questions.
Il l’attrapa par le col et le força à se relever.
— Hiiiiii ?!
— Hé, qu’est-ce que tu fais ?! lança Somegorou, surpris par sa brutalité.
Mais sa voix n’était pour Jinya qu’un bruit de fond.
— Une dernière question. J’ai entendu dire qu’une femme aux cheveux blonds venait ici…
À peine ces mots prononcés, l’hostilité de Jinya se mua en quelque chose de plus sombre encore. Une émotion profonde, confuse, que ni la colère ni la haine ne suffisaient à définir. Un ressentiment lourd, vicié, qui assombrit son regard d’un dégoût muet.
— Dites-moi tout ce que vous savez sur elle.
Le commerçant ne répondit pas. Il n’arrivait même plus à respirer correctement, et ne produisait plus qu’un râle étouffé.
— Crachez le morceau, bon sang !
Jinya l’empoigna par le cou. Il le souleva d’un seul bras, le maintenant suspendu dans les airs. On entendit les os craquer alors que la peau de l’homme virait du rouge au violet. Mais même dans cet état, il ne disait rien. Très bien, pensa Jinya. S’il ne veut pas parler, je n’ai qu’à lui briser la nuque.
— Jt’ai dit d’arrêter, merde !
Jinya sentit quelque chose heurter sa joue. Il fallut un moment avant qu’il réalise qu’on venait de le frapper. En se tournant, il vit Somegorou, le bras tendu, le fixant d’un regard ferme. Il avait dû y mettre toute sa force car peu de choses pouvaient affecter un corps démoniaque comme celui de Jinya. Le coup ne faisait pas mal. Mais le regard froid d’hostilité dans les yeux de Somegorou, lui, piqua un peu.
— Lâche-le, ou tu vas finir par le tuer.
Jinya obéit et relâcha son bras gauche. Le commerçant s’effondra au sol dans un bruit sourd et, aussitôt, se remit à respirer, toussant bruyamment. Un instant de plus sans air, et il y serait sans doute resté.
Peu à peu, Jinya retrouva son calme. La haine qui bouillonnait en lui ne s’était pas éteinte, mais elle s’était tue pour un temps. Il comprenait à présent ce qui s’était passé, ce qu’il avait fait. Il s’était laissé dominer par sa colère et avait agi comme un imbécile. Malgré toutes ces années à chercher la force, il n’avait pas changé. Pas le moins du monde.
— …T’sais quelque chose sur cette femme blonde ? demanda Somegorou.
Il n’y avait ni reproche dans son regard, ni le sourire de façade habituel. Juste l’expression calme d’un homme habitué à traquer les démons.
— …Non.
— T’es sûr ? Je vais pas t’obliger à parler. Mais si tu t’avises de tenter de tuer quelqu’un encore une fois, comme tu viens de le faire, j’aurai pas d’autre choix que de t’abattre moi-même. Pour ton bien comme pour le mien, faut pas qu’on en arrive là.
— Je comprends. Je ferai attention.
La voix de Jinya sonnait creux. Il comprenait ce que Somegorou disait, mais serait-il seulement capable de se retenir, le moment venu ? Il était toujours aussi pitoyable. Incapable de se débarrasser de la haine qui l’empoisonnait. Après toutes ces années à poursuivre la force… pourquoi était-il encore si faible ?
— Merci de m’avoir arrêté, dit-il.
Et il le pensait sincèrement. C’était grâce à Somegorou que ses faiblesses n’avaient pas causé la mort d’un innocent. Ses mots étaient brefs, mais pleins de sincérité.
— Oh, allons. C’est bizarre de se faire remercier pour t’avoir mis un poing dans la figure.
Peut-être sensible à la sincérité de Jinya, Somegorou esquissa un sourire authentique, un vrai. L’atmosphère retrouva un semblant d’apaisement… jusqu’à ce qu’un tintement de céramique brisée vienne le rompre.
— V-vous ne les aurez pas. Cet alcool est à moi, rien qu’à moi !
À un moment ou un autre, le commerçant s’était redressé en s’appuyant sur une étagère. À ses pieds, des tessons de céramique jonchaient le sol, mais très peu de liquide s’était répandu. Il avait sans doute vidé les bouteilles avant de les fracasser.
— Je ne mourrai pas ici. C’est mon alcool. Je vais devenir le plus grand marchand d’Edo…
Il marmonnait, délirant, tout en saisissant une autre bouteille de Souvenir de Neige, qu’il vida d’une traite. Le liquide lui coulait des commissures des lèvres, mais il s’en moquait et tendait déjà la main vers une autre bouteille.
— Hé, qu’est-ce que tu fous ? Tu sais très bien ce qui va t’arriver si tu continues à boire ça, non ? lança Somegorou.
— La ferme ! Vous essayez juste de m’avoir pour voler ma fortune !
Son regard flamboyait d’hostilité, peut-être à cause de l’alcool, peut-être à cause de ce qu’il venait de vivre. Il continuait de boire sans relâche.
— Arrêtez… murmura Jinya, une étrange inquiétude montant en lui.
Le Souvenir de Neige ne faisait pas perdre la raison. Il attisait la haine. Ses principes restaient obscurs, mais ses effets étaient bien réels. Et ce qui arrivait une fois que la haine atteignait son point d’ébullition, Jinya le savait mieux que quiconque. Ce malaise qu’il ressentait n’était pas simple angoisse, c’était une sensation de déjà-vu.
— N’en buvez plus. Avant qu’il ne soit trop tard.
Le commerçant avait dit que l’alcool plongeait ceux qui en abusaient dans une spirale de colère, mais cela voulait dire bien plus qu’on ne le pensait. Le corps n’était qu’un récipient pour le cœur, et la forme que prenait ce cœur dépendait des émotions qui l’habitaient. Si ces émotions étaient fermes et droites, le cœur et le corps restaient stables. Mais si elles étaient gangrenées par la haine, alors ce récipient prenait une tout autre forme pour s’y adapter. Et Jinya… avait vu bien trop de fois ce à quoi menait une haine excessive.
— G-gaah… Graaoooogh…
Le commerçant se mit à gémir, mais sa voix s’alourdit peu à peu pour devenir un grognement. Son corps enfla, déchirant ses vêtements. Il n’avait plus rien d’humain.
— Hé… Ça sent pas le roussi, là ? fit Somegorou.
— Ouais…
Même si elle avait été provoquée artificiellement, la haine s’était accumulée dans le cœur du commerçant comme une épaisse couche de neige, ensevelissant sa véritable nature. Devenu difforme, il ne faisait plus que gémir, l’esprit vidé. Sa peau était rouge, comme chauffée par l’alcool, et des os affleuraient de son corps.
Si le Souvenir de Neige était un alcool capable d’enfouir le cœur dans une fureur blanche comme neige, alors ce résultat n’était qu’une conclusion logique.
— C’est un alcool qui distille la haine, dit Jinya. — Autrement dit, le Souvenir de Neige existe pour créer des démons.
La créature le fixa avec une haine farouche. Dans ses grands yeux, on distinguait nettement une lueur rougeâtre, même dans l’obscurité de la nuit.
Jinya poursuivit :
— En petite quantité, ça passe. Il n’y a personne au monde qui ne porte pas en lui une part de haine. Mais lorsqu’elle devient trop forte… elle nous dévore. Elle fait de nous un démon.
— Et une trop grande dose de Souvenir de Neige donne le même effet, conclut Somegorou.
— Exact.
Malgré le calme de sa voix, Jinya était gagné par l’angoisse. Zenji lui avait dit que Jyuuzou buvait du Souvenir de Neige tous les soirs. Si c’était vrai, alors ce n’était plus qu’une question de temps, avant que…
Jinya refusa de finir cette pensée. Rare moment d’émotion qui le fit vaciller.
Alors même qu’un ennemi se dressait devant lui.
***
— P-Père ?!
Jyuuzou était recroquevillé et tremblait, gémissant de douleur. Natsu crut d’abord qu’il avait simplement trop bu.
— Ngh… argh…
— Quelqu’un ! À l’aide, s’il vous plaît ! cria-t-elle.
Mais personne ne vint. Ce n’était visiblement pas une simple ivresse. Dans le pire des cas, il pouvait en mourir.
— Je vais chercher un médecin !
Elle s’apprêtait à sortir précipitamment, mais Jyuuzou se dressa devant elle pour lui bloquer le passage. Ses tremblements et ses gémissements avaient cessé. Était-il revenu à lui ? Elle leva les yeux vers son visage, et comprit que non.
Quelque chose de difforme s’agitait sous ses vêtements, non, c’était tout son corps qui était en train de changer. Os et chair gonflaient, jusqu’à lui faire perdre toute apparence humaine.
— A-ah…
Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait une telle transformation. Sa surprise fut brève, et elle ne ressentit presque aucune peur. Ce qu’elle sentit monter en elle, c’était une tristesse immense.
— Pourquoi…
Il fut un temps où ils ne savaient pas comment se comporter l’un avec l’autre. Mais peu à peu, ils s’étaient rapprochés, jusqu’à devenir une vraie famille, même sans lien de sang. Aujourd’hui, elle n’avait plus aucune gêne à appeler Jyuuzou son père. Alors pourquoi… pourquoi cela devait-il arriver ?
— …Yiin…taaah…
Son père, en qui elle avait confiance, qu’elle aimait du fond du cœur, aurait dû se tenir devant elle.
Alors pourquoi y avait-il un démon à la place ?