SotDH T3 - CHAPITRE 3 : PARTIE 1
Songes d’Ivresse dans la Blancheur Éternelle (1)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Même à cet instant, la neige continuait de tomber sans discontinuer. Nous étions à l’hiver de la troisième année de l’ère Ansei, 1856 de notre ère.
Flocon après flocon, la neige s’accumulait dans un silence total. Ce soir-là, la chute était lente et indolente. Le sang éparpillé paraissait plus écarlate que de coutume. Après avoir abattu le dernier démon, qu’il avait traqué jusque dans l’une des nombreuses pièces poussiéreuses de cette maison, Jinya essuya le sang de sa lame d’un mouvement fluide avant de la rengainer lentement. La créature se changeait déjà en vapeur. Il l’observa disparaître sans un mot, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
Il pouvait désormais tuer les siens contre de l’argent sans même y réfléchir. Il s’était habitué à ce métier, et n’éprouvait plus ni hésitation ni remords. Autrefois, peut-être, il avait ressenti quelque chose en usant de sa lame, mais il ne parvenait même plus à se souvenir de ce que c’était.
Un jour, quelqu’un avait dit que rien n’est immuable. Jinya avait voulu devenir fort, devenir quelqu’un capable de tuer sans fléchir. Pourtant, à chaque démon abattu, sa lame se souillait davantage et son cœur s’obscurcissait. Peut-être que l’humanité qu’il n’avait pas encore totalement reniée se rapprochait peu à peu de celle des démons.
Pitoyable, songea-t-il en soupirant. Lui qui avait tant désiré manier sa lame sans jamais faiblir en venait à regretter ce qu’il était devenu. Et malgré tout, il ne pouvait renier la voie qu’il avait choisie. Comme pour réprimer l’émotion qui grondait en lui, il quitta la pièce sans se retourner.
À minuit, la neige tombait de plus belle.
— Merci pour votre aide. Ce n’est pas grand-chose, mais… tenez.
Un homme d’âge mûr, aux tempes grisées, se tenait devant le portail, debout dans la neige. Il avait prétendu être au service de la demeure que Jinya venait de quitter.
Il lui tendit un tissu soigneusement plié, sans doute contenant quelques sen d’une maigre valeur. Jinya accepta le paquet et, après avoir constaté qu’il ne pesait presque rien, le rangea poliment dans les replis de son vêtement sans même vérifier son contenu.
La plupart des habitants de ce quartier résidentiel de samouraï, situé à l’ouest du château d’Edo, avaient disparu sans explication quelques jours plus tôt. À leur place étaient apparus une douzaine de démons. L’homme aux cheveux gris avait été le seul à en réchapper. Ayant entendu une rumeur selon laquelle Jinya pourchassait les démons, il était venu le trouver et lui avait demandé d’abattre ceux qui avaient tué son maître.
— Mon maître aimait boire tout en contemplant les beautés de la nature. Je pense lui ériger une tombe et y verser son saké préféré, dit l’homme.
Sa voix, pleine de tristesse, tremblait dans l’air glacé tandis qu’un vent des plus mordants leur fouettait les joues. D’un geste bref, il balaya la neige amassée sur ses épaules, puis s’inclina avec une raideur empreinte de retenue.
— Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Merci encore pour tout.
Sous un ciel lourd de nuages, il s’éloigna d’un pas lent.
Jinya se demanda ce que l’homme ferait à présent. Il s’apprêta à le lui demander… puis s’en abstint. L’homme avait tout perdu. Nul, pas même lui, ne pouvait deviner ce que le destin lui réservait. Il n’y avait donc rien à dire. Jinya contempla la demeure désormais vide.
Promise à la ruine, elle lui parut d’une misère accablante. L’homme disparut bientôt de son champ de vision, le laissant seul, cerné par la blancheur grise qui noyait les contours du monde. Lui aussi, bientôt, s’éloigna dans la nuit, avalé par un silence où toute odeur et tout son s’étaient effacés. Épuisé par la veille, il s’éveilla au milieu du jour, baigné par les rayons du soleil de midi filtrant à travers les cloisons de sa chambre.
Jinya vivait dans une maisonnette bon marché, située en périphérie de Fukagawa. À travers les cloisons minces du bâtiment, on entendait sans peine les bruits de vie des voisins.
Ce n’était en rien un endroit agréable, mais il ne rentrait ici que pour dormir, alors tant qu’un toit le protégeait des intempéries, cela suffisait.
Pour dissimuler le fait qu’il ne vieillissait pas, il avait déjà changé de logement à de nombreuses reprises depuis son arrivée à Edo. Il occupait cette maisonnette depuis un moment, et il se dit qu’il serait bientôt de changer d’adresse.
Il quitta sa chambre exiguë pour se rendre au Kihee, mais un rire jovial l’arrêta un instant.
— Tu bois déjà, Papa ?
— Ha ha, et pourquoi pas ? Autant profiter de mes jours de repos. Allez, viens donc boire un verre.
Il surprit cet échange entre une voisine et son père. L’homme, apparemment, avait déjà entamé la bouteille dès le milieu de la journée. La voix de la jeune fille, douce malgré son reproche, trahissait leur complicité. Bien qu’il fût un parfait étranger, Jinya se sentit réconforté par leur bonheur. Le froid de l’hiver en parut un peu moins mordant.
— Il fait plutôt froid, non ?
La neige de la veille avait entièrement fondu, mais l’air hivernal restait assez vif pour donner la chair de poule. Ofuu souffla un nuage de vapeur blanche et frotta entre elles ses mains engourdies. La voir ainsi ne faisait que rappeler un peu plus que l’hiver s’était bel et bien installé.
— Au fait… merci de m’avoir aidée.
Jinya était tombé sur Ofuu alors qu’elle rentrait de ses courses, et portait maintenant ses affaires pour elle : une bouteille de saké en céramique dans chaque main, et un paquet de légumes, du chou notamment, calé sous son bras droit, le tout enveloppé dans des étoffes. Ofuu, désormais les mains libres, affichait un air vaguement embarrassé.
— Ce n’est rien. Ça ne me dérange pas, répondit-il.
De toute manière, il s’apprêtait à se rendre au Kihee pour lui prêter main-forte. Elle était occupée par les préparatifs d’une célébration prévue pour ce soir, et il s’était proposé de lui venir en aide.
— Ce n’est pas trop lourd ? demanda-t-elle.
— Pas du tout.
— Tu es sûr ?
Il avait beau avoir l’apparence d’un humain, il restait un démon. Ce genre de charge ne représentait rien pour lui. Elle le savait, bien sûr, mais c’était bien son genre de s’en inquiéter malgré tout.
— Ne t’en fais pas, ça me fait plaisir. J’ai hâte d’être à ce soir.
Il ne pouvait pas faire grand-chose pour l’aider aux préparatifs, mais contribuer à sa manière lui faisait du bien.
— Oh… ?
Elle le regarda étonnée, comme si une telle remarque ne lui ressemblait pas. Un peu gêné, il s’éclaircit la gorge, ce qui la fit sourire doucement.
— Je vois.
Elle n’ajouta rien de plus, une marque de bienveillance de sa part. Elle le regardait comme on observe un oisillon prendre son envol pour la première fois. Mal à l’aise sous son regard, il demanda :
— C’était tout ?
— Oui, nous avions juste besoin d’alcool et d’ingrédients.
— On rentre, alors ?
— Allons-y.
Lorsqu’ils étaient ensemble, ils marchaient toujours plus lentement que d’ordinaire.
Il leur arrivait de s’arrêter devant une fleur poussant au bord du chemin, pour échanger sur son nom et les récits qui y étaient liés.
C’était l’hiver à présent, aussi n’y en avait-il presque plus, mais, par habitude, ils avançaient à pas lents. Cela lui convenait. Il avait appris à se détendre, à respirer librement.
— Oh, qu’est-ce qui se passe là-bas ? s’étonna Ofuu en apercevant une foule dans la rue.
— Eh bien, ça en fait du monde.
D’un coup d’œil, Jinya distingua aussi bien des gens du peuple que des samouraïs, hommes et femmes mêlés, rassemblés de manière désordonnée devant une boutique de saké, attendant son ouverture avec une impatience visible. Ce n’était pas la première fois qu’il passait devant, mais jamais il ne l’avait vue aussi animée. Intrigué, il observa un moment. Un homme mince en sortit, sans doute le propriétaire. Son apparition apaisa un peu l’agitation.
— Merci pour votre patience, tout le monde ! Je suis fier de vous annoncer que « Souvenir de Neige » est de retour en stock !
Malgré sa silhouette fluette, sa voix portait bien.
Des cris enthousiastes fusèrent, l’excitation de la foule atteignant son comble. Jinya se dit qu’ils devaient vendre là un saké d’exception.
La voix de l’homme frêle, pleine d’orgueil, se laissait porter par l’euphorie générale.
— Une coupe et votre cœur sera conquis, un flacon et votre âme s’élèvera, une bouteille et vous serez perdus à jamais… C’est ce qui fait notre renommée ! Profitez de Souvenir de neige autant que vous le pouvez !
Alors, telle une avalanche, la foule se déversa dans la boutique. Transportés par leur excitation, les gens en vinrent presque à se piétiner dans leur élan vers ce saké tant convoité.
— Trois bouteilles ! Il me faut trois bouteilles par ici !
— Non, ici d’abord !
Ils se bousculaient pour être servis les premiers, pièces de cent sen bien serrées dans les mains. La cohue soulevait un nuage de poussière, et des cris de colère mêlés à des disputes éclataient de toutes parts.
Ofuu, un peu hébétée, observait la foule en délire.
— Ce breuvage a l’air drôlement prisé.
Souvenir de Neige… Jinya n’en avait jamais entendu parler, mais il devait être fameux pour attirer un tel attroupement. Il aimait assez l’alcool, et ne pouvait s’empêcher d’être intrigué par un tel engouement.
— Puisqu’on est là, proposa-t-elle, on pourrait essayer d’en acheter ?
— Non, je crois que je vais passer. Ça m’intrigue, mais… on a déjà de quoi faire.
Ses mains étaient déjà prises, il n’aurait pas pu en porter davantage. En tant que yôkai de type démon, il aurait bien sûr pu soulever sans peine un ou deux sacs de riz sur l’épaule, mais il n’avait aucune raison d’exhiber sa force surnaturelle devant tout le monde.
— Tu as raison, dit-elle. Ce n’est pas la peine d’acheter encore de l’alcool.
Il aurait bien aimé goûter ce saké, certes, mais sûrement pas au prix de s’enfoncer dans une telle cohue. À peine curieux de ce qu’il allait manquer, ils reprirent leur marche. Des préparatifs les attendaient, qui les tiendraient occupés jusqu’à la tombée du jour.
— Hey, salut ! Comment ça va alors ?
Le soleil se couchait tôt en hiver. Le jour et la nuit avaient déjà échangé leur place alors qu’à peine un koku[1] s’était écoulé. Il faisait noir dehors, et l’air s’était encore rafraîchi. Tremblant de froid, Zenji souleva le noren de l’entrée du Kihee, un paquet enveloppé dans un tissu, serré entre les bras. Jinya et Natsu étaient déjà installés, tandis que le patron s’affairait en cuisine.
— Tu es en retard, dit Natsu.
— Désolé, j’ai été un peu pris par le travail.
Zenji afficha un large sourire. Malgré sa journée chargée, il semblait de bonne humeur, et la raison n’avait rien de mystérieux. Natsu se montrait plus douce qu’à l’accoutumée, elle aussi attendait cette journée avec impatience.
— Je suppose que je peux te pardonner, étant donné que c’est un jour spécial pour toi. Il ne manque plus que Miura-sama, maintenant.
À peine avait-elle prononcé ces mots que le noren à l’entrée se mit à faire du bruit. Un samouraï à l’allure stricte fit son entrée, vêtu d’un kimono raffiné, sans un pli. C’était l’un des rares habitués de Kihee : Miura Sadanaga.
— Oh, Naotsugu !
— Bien le bonsoir, Zenji-dono. Désolé pour mon retard.
— Pas du tout, et merci d’être venu.
Bien qu’ils appartiennent à des classes sociales différentes, samouraï et marchand, les deux hommes étaient liés par une amitié sincère.
Avec l’arrivée de Naotsugu, tous les visages familiers étaient réunis, juste à temps, d’ailleurs, car les préparatifs venaient tout juste de s’achever.
— On dirait que tout le monde est là. Quand tu veux, Zenji, déclara Ofuu.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il était la vedette de cette soirée, celle pour qui tout ce saké et ces ingrédients avaient été achetés. Les habitués de Kihee étaient là pour le féliciter.
— Heu… Merci à tous d’être venus aujourd’hui. C’est difficile à croire, mais ça fait déjà de longues années que je travaille chez Sugaya, et…
— Va droit au but, l’interrompit Natsu.
— Quelle impolitesse… Mais bon, c’est vrai que ça ne me ressemble pas d’être aussi tendu et sérieux, hein ?
Il s’éclaircit la gorge, se gratta la tête, visiblement nerveux malgré les visages familiers autour de lui. Après une courte pause, il sourit et poursuivit :
— Moi, Zenji, j’ai été promu gérant de Sugaya. Merci du fond du cœur d’avoir organisé cette fête en mon honneur !
Ses mots restaient un peu formels, mais ses yeux pétillaient de bonheur. Être gérant signifiait qu’il ne se contentait plus de gérer les affaires courantes : il prenait désormais en main l’ensemble de la boutique. C’était aussi le poste le plus élevé qu’un employé puisse atteindre, il était donc arrivé au sommet. Zenji travaillait chez Sugaya depuis plus de quinze ans, et ses efforts portaient enfin leurs fruits. Tous savaient combien il s’était investi, et tous étaient fiers de lui.
— Félicitations, Zenji-san, dit Ofuu en souriant.
— Ahaha, merci, Ofuu-san.
— Félicitations. Prends bien soin de Jyuuzou-dono, ajouta Jinya.
— Oh ça, tu peux me faire confiance. Je vais faire de Sugaya une boutique plus prospère que jamais !
Naotsugu et Natsu le félicitèrent à leur tour. Une fois l’agitation un peu retombée, le patron du restaurant sortit de la cuisine, portant un grand pot en terre cuite. Il le posa sur la table.
— Merci d’avoir patienté, tout le monde. Allez-y, servez-vous.
Le contenu du pot frémissait encore. Le bouillon, un savant mélange de dashi[2] et de sauce shôyu[3], enveloppait des feuilles de chou, des oignons nouveaux, une variété de légumes et une généreuse portion de viande de poulet shamo[4].
— Oh, un nabe[5] au shamo ! s’exclama Zenji.
— Je me suis dit qu’un jour pareil méritait mieux que des soba, alors j’ai mis un peu les moyens. Je ne garantis pas le résultat, mais j’espère que ça te plaira.
— Patron… C’est trop gentil.
Ce festin improvisé le rendit un peu ému.
Ofuu apporta ensuite plusieurs flacons de saké.
— On a aussi un peu de ça. Tenez.
Elle distribua les coupes et servit du saké chaud à chacun. Les yeux de Zenji s’écarquillèrent en voyant la limpidité du liquide.
— Ce ne serait pas du saké de Kamigata ? Où as-tu déniché ça ?
Les techniques de brassage n’étant guère avancées dans la région d’Edo, la plupart des sakés locaux étaient troubles et peu raffinés. Le bon saké clair devait être importé de Kamigata, le nom couramment donné à Kyôto et ses environs. Un tel breuvage restait un luxe inaccessible pour le commun des mortels. Qu’un petit établissement discret comme celui de Kihee ait pu s’en procurer relevait de l’exception.
— C’est Jinya-kun qui nous l’a apporté, répondit Ofuu.
— …Je me suis dit qu’une fête méritait bien une bonne bouteille, dit Jinya.
Le visage impassible, il but une gorgée, évitant soigneusement le regard de Zenji, sans doute par pudeur. Tous le remarquèrent et sourirent.
— Aww, c’est trop mignon, j’en aurais presque les larmes aux yeux, dit Zenji. — Merci. Bon, allez, mangeons tant que c’est chaud !
Ils se régalèrent du nabe, tout en savourant le saké dans une atmosphère de petite fête. Bien qu’il fût avant tout un maître des soba, le patron avait concocté un nabe au poulet shamo des plus réussis, que tous dégustèrent avec entrain. Les trois plus jeunes, plus enclins à lever le coude qu’à se servir, vidèrent les flacons à un rythme soutenu, préférant la boisson aux mets.
— Aaah, ça c’est c’est du bon saké, commenta Zenji. — Tu as bien choisi, Jinya. Mais bon, fallait s’y attendre de la part du plus grand ivrogne que je connaisse.
— Je vais prendre ça pour un compliment, rien que pour te faire plaisir.
— Mais c’en était un !
Jinya connaissait Zenji depuis assez longtemps pour savoir qu’il ne pensait jamais à mal, même quand il choisissait mal ses mots. Il laissa passer l’insulte déguisée et vida de nouveau sa coupe. Le saké chaud coulant dans sa gorge lui fit du bien. Cela faisait un moment qu’il n’en avait pas savouré ainsi.
— Et vous, les filles, vous ne buvez pas ? demanda Zenji.
— Non, ça ira.
— Je vais m’abstenir aussi. Oh, laisse-moi te resservir.
Les deux jeunes femmes n’étaient pas friandes d’alcool et se contentaient du nabe et du thé. Ne voulant pas laisser la vedette du jour se servir lui-même, Ofuu lui versa une nouvelle coupe.
— Ah, merci, dit-il. — Et le patron alors ?
— Je vais m’abstenir ; je ne tiens plus l’alcool comme avant, à mon âge.
— Comment ça ? Notre patron est encore jeune. …Ah, j’allais oublier.
Alors que la soirée battait son plein, Zenji attrapa le paquet enveloppé dans un tissu qu’il avait posé un peu plus tôt. Il le déposa sur la table avec un ploc, éveillant la curiosité de Natsu.
— C’est quoi, ça ?
— Ahaha, en fait, j’avais aussi apporté un peu de saké, mais j’ai complètement oublié.
Il défit le tissu et sortit deux bouteilles en céramique, d’une contenance d’environ cinq gô[6] chacune. Rien qu’à leur apparence, on devinait qu’il s’agissait d’un saké de grande qualité. Tous les regards se tournèrent vers les bouteilles pendant que Zenji, en fredonnant un air, commençait à en ôter les sceaux.
— Ce saké fait beaucoup parler de lui en ce moment. Jyuuzou-sama en boit sans modération tous les soirs, alors ça m’a rendu curieux et j’en ai acheté. Je me suis dit que ce serait sympa de le goûter tous ensemble.
— C’est Souvenir de Neige ?
— Oh, tu connais ?
Jinya n’en avait entendu parler que le jour même, mais après avoir vu l’enthousiasme général qu’il suscitait, sa curiosité avait été éveillée. Et maintenant qu’il apprenait que le propriétaire d’un commerce prospère en buvait tous les soirs, il s’attendait à quelque chose d’encore plus exceptionnel.
— Jyuuzou-sama m’a dit qu’il fallait le boire frais. Pardon, Ofuu-san, on pourrait avoir quelques coupes ?
— Tout de suite.
Ofuu s’éclipsa vers l’arrière du restaurant et revint avec trois coupes de saké, plus larges que celles utilisées plus tôt.
Zenji tendit la main vers une bouteille, impatient de goûter le fameux breuvage, mais ses doigts ne rencontrèrent que le vide.
— Hein ? M-Mlle Natsu ?
Natsu avait saisi la bouteille avant lui, la versant lentement dans sa coupe. C’était une première pour Zenji. Comme elle était la fille de son patron, il n’y avait jamais eu de raison qu’elle le serve. Décontenancé, il leva les yeux vers elle.
— Juste pour cette fois.
Elle avait l’air un peu gênée, mais au lieu de détourner la tête comme à son habitude, elle lui adressa un doux sourire. Zenji eut les larmes aux yeux. Il se sentait particulièrement ému, lui qui la connaissait depuis toute petite.
— Ah… Jamais j’aurais cru voir le jour où Mlle Natsu me verserait un verre. Faut croire que quand on vit assez longtemps, il finit toujours par arriver des choses improbables, hein ?
— Tu n’es pas si vieux que ça, pourtant.
— Ce n’est pas une question d’âge, c’est l’émotion. Pfiou… Penser que cette petite peste est devenue une grande fille… J’en ai la gorge nouée.
— …Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, pour ce soir.
— Oh. Désolé.
La fillette avait beau avoir grandi, l’équilibre des forces entre eux deux, lui, n’avait pas changé. Mais cela ne dérangeait ni l’un ni l’autre. Après cet échange, ils pouvaient encore se sourire sans gêne. Sa coupe désormais pleine à ras bord, Zenji la porta tendrement à ses lèvres… avant d’avaler une grande gorgée, qu’il recracha aussitôt avec vigueur.
— Quoi ?! Mais c’est dégoûtant ! Qu’est-ce que tu fais ?! s’indigna Natsu, outrée de le voir rejeter le saké qu’elle venait de lui servir.
Il l’ignora complètement et toussota en se raclant la gorge.
— Qu’est-ce que… kof… c’est que cette horreur ? C’est pas fait pour les humains, ce truc !
Le saké était pourtant supposé être populaire en ville, et c’était même le favori de Jyuuzou… mais Zenji, lui, ne parvenait même pas à en avaler une gorgée. Naotsugu, curieux, se versa une petite coupe à son tour.
— Nh… gah…
À en juger par sa grimace, il partageait l’avis de Zenji.
— C’est fort. Pas au point de me le faire recracher, mais c’est franchement imbuvable.
Il reposa sa coupe un peu brusquement sur la table. Il avait tant bien que mal fini son premier verre, mais ne montra aucun signe d’en vouloir un second. Son mécontentement était évident, autant dans son expression que dans sa voix, ce qui, chez lui, était rare.
— Comment as-tu pu ramener un truc pareil ?
Zenji sursauta, surpris d’entendre Naotsugu parler aussi sèchement.
— H-hé, j’en savais rien, moi ! Jinya, essaie, toi !
Il lui tendit une coupe dans les mains.
Les deux autres semblaient trouver ça infect… et pourtant, que dire de la frénésie qu’il avait observée dans la rue, plus tôt ? Ce n’était pas possible que ce soit si mauvais, non ? Pour en avoir le cœur net, Jinya prit une gorgée.
— Hm…
Ce n’était pas si âpre. En réalité, la saveur était à peine perceptible. Pas la moindre chaleur dans la gorge en l’avalant. Il se rappela le saké dilué qu’il buvait parfois avec Mosuke, le démon doté du pouvoir d’invisibilité, et même ce dernier semblait plus corsé. Il y avait un léger arôme, mais c’était quasiment de l’eau. Cela dit, la saveur n’était pas désagréable. C’était une boisson rustique, un peu nostalgique.
— Ce n’est pas mauvais. Mais c’est vrai que c’est léger.
— …Ça, « léger » ? Tu rigoles ? Tu peux pas être un aussi gros buveur que ça, répondit Zenji.
Les deux hommes lui lancèrent un regard froid, incrédule. Jinya tenait mieux l’alcool qu’eux, certes, mais il ne pensait pas que leurs goûts soient à ce point différents. Il avait du mal à croire qu’ils puissent trouver un saké si faible carrément imbuvable.
— Heu… Ofuu-san, tu veux essayer ? proposa Zenji.
— Hmm… je ne bois pas vraiment, alors non merci.
— N’offre pas aux autres un truc que toi-même t’as recraché, fit remarquer Natsu d’un ton sec. Et puis… tu es sûr que c’est bien le même saké dont tout le monde parle ?
— Si, si, j’ai vérifié. C’est bien celui que Jyuuzou-sama encense tous les soirs, affirma Zenji.
Mais entre cet alcool hors de prix qui se révélait être un échec et l’ambiance joyeuse qui venait de retomber, il ne put retenir un long gémissement.
— Aaah, j’ai tout gâché à la dernière minute…
— Tu l’as dit… soupira Naotsugu.
— Naotsugu, pitié, je savais pas… Rah, je vais le filer à Jyuuzou-sama, tiens. Quel gâchis…
Il s’affala, abattu.
Et ainsi, leur joyeuse soirée s’acheva sur une note morose. Chacun, sans un mot, se mit à ranger ses affaires.
Jinya reprit une gorgée de son Souvenir de Neige à moitié entamé.
— C’est quand même vraiment léger, hein…
Ce n’était pas particulièrement bon, mais il y avait dans ce goût quelque chose de familier.
Un parfum de nostalgie.
[1] Environ 2h.
[2] Bouillon de base de la cuisine japonaise, préparé à partir d’algues kombu et de bonite séchée.
[3] Sauce soja japonaise fermentée, plus douce et équilibrée que la sauce soja chinoise.
[4] Race de poulet japonaise réputée pour sa chair ferme, savoureuse et riche.
[5] Signifie littéralement marmite ou pot en japonais, mais peut désigner aussi un plat mijoté servi dans un pot commun, que l’on partage autour de la table.
[6] 1 gô = 0,18L. 5 gô = 0,9L (quasi 1L)