SotDH T3 - INTERLUDE 1 : PARTIE 3
Fille des bas-fonds sous la pluie (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il y avait une limite à ce qu’un être humain pouvait savoir. Aussi sage ou érudit fût-il, nul ne pouvait voir que le monde tel qu’il se présentait à lui.
Prenez par exemple ce samouraï bien trop sérieux, qui venait de quitter le restaurant.
Jusqu’au bout, il ignorerait que la pluie n’était pas tombée ces derniers jours. De même, l’homme qui chassait les démons n’aurait jamais la moindre idée de ce que la fille des bas-fonds avait vu sous la pluie.
Quant aux autres clients du restaurant, ils s’en trouvaient encore plus éloignés et ne sauraient jamais ce qui s’était passé.
Chacun menait sa propre vie, dans une ignorance tranquille de celle des autres.
On ne pouvait contempler que le récit dont on était le héros ; pour cette raison, Fille des bas-fonds sous la pluie ne pouvait être, au mieux, qu’une histoire d’amour entre une fille des rues et un samouraï.
Mais il ne fallait pas l’oublier : ce qui est invisible n’est pas inexistant.
Même lorsqu’elle échappe au regard, la vérité demeure.
Et tant qu’elle existe…
***
La pluie battante grondait avec une violence assourdissante, et dans la fraîcheur de cette nuit de printemps, un nuage blanc s’échappa de ses lèvres. L’ombrelle en lambeaux ne parvenait pas à la protéger complètement : ses épaules étaient trempées. Dans une flaque d’eau, elle aperçut le reflet d’un avant-toit et alla s’y abriter. Ce n’était qu’un hasard si c’était le même toit que la veille ; la fille des bas-fonds n’avait pas d’autre ambition que d’attendre que la pluie cesse.
— Je suppose qu’il ne viendra pas une troisième fois, même lui.
Son murmure se perdit dans le vacarme de la pluie.
Il y avait dans sa voix une pointe de déception qu’elle feignit d’ignorer. Peut-être reverrait-elle ce drôle de samouraï en revenant ici. Et alors ? Ce n’était pas comme si elle lui devait quelque chose. Qu’il vienne ou non ne signifiait strictement rien pour elle.
Un léger froid persistait malgré la saison printanière. Elle frissonna légèrement, puis leva les yeux vers l’immensité noire suspendue au-dessus d’elle. La pluie lourde tombait sans relâche, et la morsure de la nuit éveilla en elle des souvenirs d’un passé lointain. Ils se dessinèrent au-delà du rideau de pluie, avant d’être emportés à leur tour.
Son histoire n’avait rien de singulier. Née dans une famille de samouraïs tombée dans la misère, elle avait fini par devenir prostituée. Une malchance des plus banales, qu’on pouvait entendre à chaque coin de rue. Sa vie d’avant n’avait rien eu de particulièrement heureux non plus, elle ne désirait nullement y retourner. La seule chose qui lui manquait, peut-être, c’était son frère aîné. Le seul qui l’eût traitée comme un véritable membre de la famille. Il lui arrivait parfois de se ruiner pour lui offrir des accessoires coûteux, malgré la pauvreté de leur foyer. Un jour, il lui avait acheté une pince à cheveux en forme de coucou, d’une grande finesse. Qu’était-elle devenue, au fil des années ?
— …Viens…
Elle n’aurait pas dû se laisser aller à ces souvenirs. Dans le bruit de la pluie, une voix faible résonna à peine, presque effacée.
Son cœur se figea. Lentement, elle tourna le regard vers cette voix… et vit une silhouette sombre sous la pluie.
— Ah…
Quelqu’un qu’elle avait laissé derrière elle. Quelqu’un qui n’avait aucune raison d’être là, à cet instant. Il se tenait pourtant là, les yeux posés sur elle.
Ce n’est pas réel, se dit-elle. Mais elle tremblait malgré tout… Ni de froid, ni de peur. Alors, qu’est-ce qui la faisait trembler ainsi ?
Elle n’était plus qu’une fille des bas-fonds sans nom, et cela lui convenait.
Du moins, elle avait cru que cela lui convenait. Mais ce spectre venu du passé semblait rejeter la femme qu’elle était devenue.
— Viens avec moi.
Non. Ce n’est pas réel. Il ne peut pas être là.
Et pourtant, ses pieds se mirent à avancer d’eux-mêmes. Avec fébrilité, elle fit un pas, puis un autre.
La silhouette sombre restait immobile, attendant le retour de sa sœur perdue.
— Grand frère…
Elle continuait d’avancer, chancelante, vers cette ombre.
La pluie, elle, ne montrait aucun signe d’accalmie.
***
La nuit était tombée, et toutes les échoppes bordant l’artère principale d’Asakusa avaient fermé leurs portes. Le vacarme habituel de l’agitation humaine avait laissé place au grondement assourdissant de la pluie. Un homme se tenait là, seul, sans ombrelle, apparemment indifférent aux gouttes qui s’abattaient sur lui.
— Cette pluie n’a pas l’air de vouloir s’arrêter de sitôt.
Jinya dégaina lentement son sabre. Ses yeux étaient fixés sur une silhouette sombre, devant lui, qui semblait à la fois flotter au-dessus du sol et s’y enfoncer. Quelque chose, dans cette présence, n’avait rien d’humain.
Elle ne dégageait pourtant aucune hostilité, ce qui rendait plus amère encore, pour Jinya, la tâche qu’il allait devoir accomplir.
Il avait entendu une rumeur étrange, le soir où il avait bu avec Zenji et Naotsugu.
On disait qu’une silhouette obscure apparaissait les nuits de pluie. Les témoignages étaient nombreux, mais aucun ne concordait. Certains décrivaient une carrure massive, d’autres, une silhouette élancée. L’un affirmait avoir vu une jeune fille d’une grande beauté, un autre jurait qu’il s’agissait d’une vieille femme décrépite. Aucun témoignage ne concordait. Une rumeur troublante, à n’en pas douter.
Jinya s’était rendu plusieurs nuits de suite dans la grande rue d’Asakusa.
La première nuit, il rentra bredouille. Mais la seconde, il croisa cette silhouette obscure. Il l’observa avec attention, tentant de percer son identité… et fut frappé de stupeur en découvrant son visage. Il avait porté un coup, mais sa lame manquait de sa précision habituelle, et la silhouette avait réussi à s’enfuir.
Il était resté figé, incapable même de réfléchir à ce qui venait de se produire.
Il avait fixé du regard la direction dans laquelle elle s’était échappée, cette silhouette terriblement familière.
Et ce soir, à la nuit tombée, la silhouette obscure était revenue. Son cœur vacilla un instant. Il se revit, fuyant sa maison, errant au loin, se souvenant de la chaleur et de la bienveillance qu’on lui avait un jour offertes. Le passé lointain se superposait à la silhouette qu’il devinait à travers la pluie.
— J’ai hésité, hier, dit-il.
La personne qu’il avait vue éveillait en lui trop de souvenirs. Il ne distinguait presque rien sous la pluie, et pourtant… l’impression qu’elle lui avait laissée était intacte, comme jadis.
C’était précisément pour cela qu’il avait eu tant de mal à frapper. Il avait honte de le reconnaître, mais il aspirait encore à ce sentiment d’autrefois, si fragile, évanoui depuis longtemps comme des bulles à la surface de l’eau.
Mais il ne pouvait s’accrocher indéfiniment au passé.
— Je n’hésiterai pas, cette fois.
La pluie redoubla de force. Quelle aubaine. La silhouette n’en serait que plus indistincte, plus facile à trancher.
Il concentra toute sa force dans ses bras et ses jambes, lança son corps en avant, et s’élança. Il se rapprocha rapidement de la silhouette.
D’un pas vif, il leva son sabre bien haut… et l’abattit d’un coup.
Lorsqu’il vit la silhouette de près, son souffle se coupa.
Quel spectacle chargé de nostalgie…
***
La pluie s’intensifiait à mesure que la nuit avançait. Les gouttes s’écrasaient en une cacophonie assourdissante, mais Naotsugu, l’esprit serein, n’entendait presque rien. Appliquant à la lettre les conseils du propriétaire du restaurant, il se dirigeait vers l’endroit où se trouverait peut-être la fille des bas-fonds, ou plus exactement, vers l’avant-toit sous lequel il espérait la retrouver. Il ignorait si elle s’y trouverait, mais cela n’avait guère d’importance. Il voulait apprendre à la connaître, et lui laisser le temps de le découvrir aussi.
Son cœur battait bien trop vite pour un homme de son âge. La pluie continuait de tomber sans relâche, mais il se sentait étrangement apaisé. Ses lèvres esquissèrent un léger sourire à l’approche de l’avant-toit… mais en arrivant à destination, il s’immobilisa net.
Là, sous la pluie, il aperçut la fille des bas-fonds avançant d’un pas incertain.
Un frisson lui parcourut l’échine en voyant la silhouette sombre qui se dressait devant elle.
Il laissa tomber son ombrelle et courut vers elle, posant fermement les mains sur ses épaules. Elle ne s’arrêta pas immédiatement, fit encore quelques pas, puis se figea, incapable d’aller plus loin. Elle tourna enfin la tête vers lui.
— …Hein ? …Samouraï-sama ?
Ses yeux étaient vides. Elle le regardait… tout en ne le regardant pas vraiment.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Il… m’appelle…
Sa voix était vide d’émotion, prononcée comme par réflexe.
— Reprenez vos esprits !
Il la secoua doucement par les épaules. Son regard retrouva peu à peu sa clarté, et son expression se raffermit tandis qu’un souffle de vie revenait dans sa voix.
— Ah… C’est vrai. Il ne peut pas être là. Mais peut-être que…
— Non ! Ce n’est pas ce que vous croyez !
À ses oreilles, elle semblait avoir perdu la raison. Elle se tourna de nouveau vers la silhouette obscure. Une expression indéfinissable, entre la peine et la tristesse, traversa son visage. Elle avait dit que cette silhouette appartenait à un homme de son passé. À la voir ainsi, on aurait cru qu’elle reconnaissait quelqu’un qu’elle avait aimé. Pourtant, Naotsugu ne pouvait pas la laisser s’approcher davantage.
La silhouette demeurait là, immobile, se contentant de les observer. Non… c’était seulement l’impression qu’elle donnait. Elle ne semblait pas animée d’intentions précises, et c’était précisément cela qui la rendait si inquiétante. Sous la pluie, son contour restait flou, mais maintenant que Naotsugu était plus près, il comprenait : ce qui lui avait vaguement rappelé son frère, la veille, n’avait rien d’humain.
— Ce… ce n’est pas un être humain !
Il n’y avait pas d’autre façon de le dire. La nuit précédente, il avait cru voir un homme. À présent, il savait. Même à deux ken de distance, une douzaine de pas à peine, la silhouette restait une simple masse sombre.
— Quoi ? Je ne comprends pas… murmura la fille des bas-fonds, déconcertée.
Lui-même ne comprenait pas. Il voyait quatre membres, une forme vaguement humaine… Mais aucun visage. Aucune peau. Ce n’était pas parce qu’il l’avait regardée de loin qu’elle lui avait semblé obscure, elle n’était rien d’autre qu’une masse noire.
Et pourtant, la fille des bas-fonds continuait d’insister.
— Regardez. Vous ne le voyez pas ?
À cet instant, il la crut folle. Mais il se souvint soudain : il existait en ce monde des entités capables d’engendrer l’inexplicable. Il en avait lui-même fait l’expérience.
— Un démon…
Il se rappelait que les démons supérieurs possédaient tous des facultés qui dépassaient l’entendement humain.
Il relâcha alors la fille des bas-fonds et s’avança pour la protéger. Les yeux rivés sur la silhouette sombre, il dégaina son sabre, adoptant sa posture de combat.
— Samouraï-sama, qu’est-ce que vous faites ?!
— Fille des bas-fonds-dono, je vous en prie, restez calme.
Il sentit qu’elle tirait sur ses vêtements, mais ne se retourna pas. Naotsugu n’était qu’un fonctionnaire chargé, pour l’essentiel, de trier des documents. C’était la première fois qu’il dégainait son sabre contre qui que ce soit. Il avait appris l’art du sabre, certes, mais cela lui serait-il d’un quelconque secours, ici ? L’arme qu’il tenait à présent lui semblait bien plus lourde que n’importe quel bokken[1] qu’il eût manié jusque-là, et ses mains tremblaient.
Malgré tout, il ne fuirait pas. Même s’il devait affronter un démon supérieur, un samouraï ne battait pas en retraite comme un lâche.
Un samouraï devait être juste et courageux, ne jamais oublier la bienveillance et le respect. Il devait servir loyalement la maison Tokugawa et se battre au nom du Shogun. Tels étaient les principes qu’une mère déterminée lui avait transmis. Leur famille était modeste, leur statut insignifiant, mais respecter ces préceptes, c’était là toute la fierté d’un samouraï.
— Je suis un samouraï au service de Tokugawa, et j’ai juré de défendre ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes.
S’il se tenait là, en cet instant, c’était pour une raison.
— Je le jure sur mon sabre, Fille des bas-fonds-dono : cette chose, là-bas, n’est pas la personne que vous croyez.
Quelque chose en elle sembla changer, imperceptiblement. Même sans se retourner, il le sentit. Il n’était pas fort comme Jinya, pour qui la chasse aux démons était le métier.
Naotsugu tremblait en tenant son sabre, mais il ne céderait pas.
— Je vous en prie, croyez-moi.
La main qui s’agrippait à ses vêtements retomba. Naotsugu s’élança de toutes ses forces. Il n’avait jamais réellement croisé le fer avec personne, et il savait qu’il ne gagnerait sans doute pas ce combat. Mais c’était justement cette certitude qui le rendait capable d’avancer sans hésiter.
Il poussa un cri bref dans son élan en levant son sabre. Il planta son regard dans ce qui aurait dû être les yeux de son adversaire. La silhouette ne bougeait pas. Tant mieux, il frapperait avant qu’elle n’ait le temps de riposter.
— H… haaah !
Il rassembla sa force dans ses bras, prêt à abattre sa lame… mais il s’arrêta net à la vue du spectacle devant lui. La silhouette obscure venait de se fendre en deux, tranchée dans le sens de la longueur.
Comment ? Il n’avait même pas touché sa cible.
Déconcerté, il fixa la silhouette désormais divisée. Son contour flou se diluait peu à peu, devenant de plus en plus indistinct, jusqu’à ce qu’elle commence à se disperser dans l’obscurité de la nuit.
— Hein ?
Elle se dissipa, d’abord en brume, puis en fine vapeur, avant de se fondre entièrement dans l’air. Sans qu’il ait eu à faire quoi que ce soit, la silhouette s’était effacée avec la pluie. Naotsugu relâcha brièvement sa garde… puis se raidit à nouveau. Derrière la silhouette obscure, une autre personne était apparue. Il reprit aussitôt sa posture de combat.
Cette fois, ce n’était plus une masse noire sans forme, mais un homme élancé, bien bâti. Il tenait un sabre, une lame magnifique, d’une facture exceptionnelle, chose rare en ce monde. Le sabre encore abaissé après son attaque, l’homme restait figé dans sa posture. Puis, lentement, il se redressa.
Une sueur froide glissa sur le front de Naotsugu, se mêlant à la pluie. L’homme leva le visage… et lança à Naotsugu un regard acéré.
— Hm ? Naotsugu ?
Un immense soulagement l’envahit. L’homme trempé jusqu’aux os par la pluie avait un visage familier.
Peut-être était-ce parce que la silhouette avait disparu, mais la pluie, elle aussi, semblait s’apaiser. Tous trois, désormais trempés, revinrent sous l’avant-toit et levèrent les yeux vers le ciel. Les nuages, peu à peu, se dissipaient. La pluie allait bientôt cesser.
— Vous êtes drôlement fort, Samouraï-sama, dit la fille des bas-fonds avec une certaine surprise.
— Hein ? Oh, non, enfin, je…
Apparemment, depuis l’endroit où elle se tenait, elle n’avait pas vu ce qui s’était réellement passé. Celui qui avait tranché la silhouette obscure, c’était Jinya, pas lui. Naotsugu allait la réfuter mais Jinya prit la parole avant lui.
— Moi aussi, je suis surpris. Je ne pensais pas que vous auriez le cran de frapper ainsi.
Sa voix plate laissait pourtant transparaître une pointe de satisfaction.
Lui qui savait exactement ce qu’il s’était passé, semblait néanmoins sincèrement impressionné par Naotsugu.
— Mais je…
Naotsugu s’apprêtait à rétablir la vérité, mais Jinya lui adressa un bref signe de tête, comme pour lui dire : laisse-la croire ce qu’elle veut. Naotsugu hésita encore un instant à protester, mais la fille des bas-fonds prit la parole.
— Hé, le rônin.
Naotsugu fut surpris de l’entendre l’interpeler ainsi. Cela voulait dire qu’ils se connaissaient déjà. Il doutait pourtant que Jinya soit du genre à fréquenter les prostituées… alors comment se connaissaient-ils ?
Elle poursuivit :
— Qu’est-ce que c’était, cette chose noire ? Un démon ?
Naotsugu chassa aussitôt ses questions, celle-ci était bien plus importante.
Quelle était cette silhouette ? Et que venait-il de se passer exactement ?
Il se tourna vers Jinya, lui aussi en quête de réponses.
— Ce n’était qu’un amas d’attachements persistants, incapable de devenir un démon, répondit Jinya.
Son visage restait impassible, mais ses yeux s’étaient légèrement plissés.
— Voilà pourquoi elle n’avait pas de forme véritable, et qu’on pouvait la percevoir de tant de manières. Elle devait être attirée par les attachements des autres.
Les démons pouvaient naître du néant, de l’incarnation d’émotions négatives.
La silhouette obscure n’avait pas la densité suffisante pour devenir un démon, mais elle était trop dense pour se dissiper, alors elle était restée dans ce monde. Elle n’était pas née de haine ni de malveillance, mais de regrets tenaces, sans doute ceux d’âmes défuntes, qui s’étaient agrégés et avaient cherché à prendre forme par un moyen inconnu.
— Elle prenait la forme de ce à quoi l’on restait attaché, poursuivit Jinya. Elle n’avait aucun pouvoir, ce n’était même pas un démon, juste une émotion. Moi-même, je n’avais encore jamais vu pareille chose.
Tel un miroir, cette masse reflétait les émotions encore liées à un passé que l’on n’avait pas su quitter. Naotsugu y avait vu son frère, parce qu’il nourrissait encore un attachement envers lui. Mais il avait fait la paix avec son destin. De près, il avait pu percevoir la silhouette obscure pour ce qu’elle était vraiment.
— Je vois… Et dire que je pensais avoir tourné la page, dit la fille des bas-fonds.
Naotsugu ignorait tout de son passé, et ce qu’elle avait vu, elle, en cette silhouette. Comment aurait-il pu le savoir ? Elle seule connaissait les pensées qui restaient tapies au fond de son cœur.
— Il y a des choses dont on ne peut jamais se détacher complètement, déclara Jinya d’un ton neutre.
Naotsugu se demanda s’il parlait d’expérience. Il n’y avait aucune émotion dans sa voix, et c’était précisément cela qui la rendait si triste.
— Et vous, le rônin, qu’avez-vous vu dans cette silhouette ? demanda la fille des bas-fonds, d’un ton presque distrait, le regard encore tourné vers l’endroit où la forme obscure s’était évanouie.
Jinya parut surpris un instant, demeura silencieux, son expression toujours aussi impénétrable. Puis il esquissa un sourire vague, un rien moqueur envers lui-même.
— Il y a longtemps, j’ai connu un homme contre qui je n’ai jamais réussi à porter un seul coup. Tous les jours, je m’entraînais au sabre de bois avec lui, et il me battait sans effort… Et aujourd’hui, j’ai tranché sa silhouette. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me dérange un peu.
Naotsugu ne connaissait rien du passé de Jinya, et ne pouvait donc pas comprendre ce qu’il ressentait. Mais c’était ainsi. Nul ne pouvait jamais comprendre un autre totalement.
— Je vois. Je ne vous demanderai pas plus de détails, alors, dit la fille des bas-fonds.
— Merci.
— Mais je vous en prie. Contrairement à une certaine personne, je ne suis pas assez malpolie pour aller fouiller dans le passé des autres.
Elle lança à Naotsugu un regard en coin, espiègle. Il ne put que répondre par un rire un peu gêné. Tous trois levèrent les yeux vers le ciel. La pluie avait cessé sans qu’ils s’en aperçoivent, et une lune pâle perçait les nuages gris qui s’effilochaient. Le silence de la nuit était revenu.
— Bon, eh bien…
La fille des bas-fonds fit un pas en dehors de l’avant-toit, les yeux levés vers le ciel nocturne.
— Déjà sur le départ ? demanda Naotsugu.
— Oui. Je n’ai pas vraiment envie de travailler ce soir. Je crois que je vais rentrer dormir.
Naotsugu savait qu’elle gagnait sa vie en couchant avec des hommes.
Mais cette pensée lui laissa un goût étrange, une sensation qu’il n’aurait su exprimer. Il ne trouva pas la force de lui adresser un mot de plus alors qu’elle s’éloignait. Elle sourit, devinant sans peine son trouble.
— À une prochaine fois, le rônin… et Naotsugu-sama.
Ces quelques mots légers laissés en guise d’adieu, elle disparut dans la nuit.
Par une suite de hasards, Naotsugu et la fille des bas-fonds commencèrent à se revoir.
Ce qui se passa ensuite, toutefois, échappa à Jinya.
Même s’il apprenait un jour leur destin ou entendait le récit de leur histoire,
il ne connaîtrait jamais les événements qui les avaient menés là.
Leur histoire d’amour leur appartenait, et ne serait sans doute jamais rien de plus qu’un simple interlude dans le récit d’un chasseur de démons mû par la vengeance.
Au final, l’histoire de Fille des bas-fonds sous la pluie avait commencé en un point qui lui échappait, et s’était achevée en un autre tout aussi obscur.
Après tout, chacun ne peut voir que le monde tel qu’il lui apparaît.
***
— Miyaka-chan. Miyaka-chan !
Je sentis qu’on me secouait doucement, tandis qu’un souffle me chatouillait l’oreille. Mais j’étais si bien que je choisis de rester plongée dans ma torpeur.
— Allez, la pièce est déjà finie !
Je sursautai et me redressai d’un coup après une secousse un peu plus brutale.
— Enfin réveillée.
— …Hein ? Kaoru ? Attends… j’ai dormi ?
— Yep. Tu dormais à poings fermés, répondit Kaoru avec un immense sourire.
Elle devait être celle qui m’avait secouée aussi violemment tout à l’heure. Quelle impolitesse.
— Mais… la pièce ?
— Déjà terminée.
— Ah. Je vois.
J’avais fait fort, cette fois. Je regardai autour de moi : les élèves quittaient leurs sièges et se dirigeaient vers la sortie. J’avais dû dormir si profondément que je n’avais même pas remarqué la fin du spectacle.
— Mince…
On devait écrire un compte rendu sur la pièce, son contenu et nos impressions.
Et moi, j’en avais raté les trois quarts. Aucune idée de ce que j’allais bien pouvoir rédiger.
— T’en fais pas. Je vais t’aider, vu que tu m’aides toujours à réviser.
— …Merci, Kaoru.
Pour une fois, mon amie me parut aussi bienveillante qu’une déesse.
***
De retour au lycée, on nous donna un temps d’étude libre pour rédiger notre compte rendu sur la pièce. La salle de classe était plutôt bruyante : dès que les élèves avaient fini d’écrire, ils se mettaient à bavarder sans retenue, profitant de l’absence du professeur.
Quant à moi, j’étais installée près du bureau de Kaoru, en train de lutter pour écrire un semblant de rapport sur une pièce que je n’avais même pas vue.
— Tu crois que ça passe, comme ça ?
— Oui, ça devrait aller.
Je poussai un soupir de soulagement, satisfaite d’avoir réussi à pondre quelque chose de vaguement convenable. Je passai le reste du temps libre à faire comme tout le monde : discuter.
— Franchement, t’as raté un super moment, Miyaka-chan. La pièce était vraiment géniale.
Kaoru m’adressa un sourire candide/enfantin. La Fille des bas-fonds sous la pluie devait vraiment correspondre à ses goûts. Pour ma part, je n’avais jamais été très intéressée, donc je ne ressentais pas spécialement de regret. Mais bon… ça aurait peut-être été sympa d’en discuter après.
— Tu as trouvé ça bien, toi aussi, pas vrai ? lança-t-elle à un garçon assis non loin.
Au collège, elle ne parlait pratiquement jamais aux garçons. Mais maintenant qu’on était au lycée, il y en avait quelques-uns avec qui elle échangeait un peu. Celui à qui elle parlait le plus, c’était lui : un garçon aux yeux un peu durs, mais au comportement étonnamment calme. Il n’avait pas encore fini son rapport, mais il tourna quand même la tête vers elle pour répondre.
— Oh… Asaga… Azusaya.
— Hé, tu crois pas qu’il serait temps de retenir mon nom ? dit-elle, un brin boudeuse.
Ce garçon se montrait plutôt indulgent avec Kaoru, apparemment parce qu’elle lui rappelait une ancienne connaissance. C’est pour ça qu’il lui arrivait parfois de l’appeler par le mauvais prénom. Je devais bien l’admettre, j’étais assez curieuse de savoir à quoi ressemblait cette mystérieuse fille qui lui ressemblait tant.
— Désolé. Ce n’est pas que j’ai oublié ton nom, c’est juste… ça me revient pas toujours, tu vois ?
— On se ressemble à ce point ?
— Oui. Elle avait l’air… d’une vierge céleste.
— Oh, allez, pas encore ça…
Ce qu’il entendait par vierge céleste, c’était un mystère total. Je reconnaissais volontiers que Kaoru était plutôt jolie, au-dessus de la moyenne même, mais elle tenait davantage du genre mignon que de la beauté céleste. Mais bon, passons. Kaoru et ce garçon semblaient assez proches, sans doute parce qu’ils étaient assis côte à côte. Ils parlaient avec une aisance surprenante.
— Hmm… La pièce était vraiment aussi bien que ça ?
Je doutais d’obtenir quoi que ce soit s’il me venait l’idée de lui demander ce qu’il entendait exactement par céleste, alors je changeai de sujet. Le fait de les entendre tous les deux en dire autant avait fini par piquer ma curiosité.
— Elle avait quelque chose, ouais… Après, j’ai pas trop aimé la façon dont ils ont rendu le rônin ami de Naotsugu inutile, répondit-il.
Maintenant que j’y pensais, il portait le même prénom que l’ami de Naotsugu dans la pièce. Il avait sans doute mal vécu de voir son homonyme réduit à un personnage aussi pathétique. Le voir aussi puéril malgré son calme et son visage impassible me fit presque plaisir, comme un rappel qu’au fond, lui aussi avait notre âge.
— Ah ouais… Il fait tout ça pour les aider, et au final, c’est Naotsugu qui finit par tuer le démon, dit Kaoru.
— C’est clair. Dans ses mémoires, on sent bien le mépris que la fille des bas-fonds a pour le rônin.
— Ah ah ah, faut pas exagérer non plus. Elle aimait Naotsugu, alors forcément, elle n’était pas très objective, tu sais ?
Kaoru riait de bon cœur, insouciante, tandis que le garçon croisait les bras d’un air un peu boudeur. J’étais un peu étonnée, je ne pensais pas qu’il pouvait se passionner autant pour une pièce de théâtre.
— Ah, mais cette scène-là était belle, dit Kaoru en joignant les mains devant sa poitrine, un grand sourire aux lèvres.
— Tu sais, le moment où les deux hommes s’entraînent dans la maison de Naotsugu.
J’étais à moitié éveillée pendant cette scène, alors je m’en souvenais plus ou moins. Si je ne me trompais pas, le samouraï et le rônin s’affrontaient au sabre dans un jardin, pendant que la fille des bas-fonds, devenue l’épouse du samouraï, et la fille du rônin les observaient… Enfin, je crois que c’était ça.
J’étais à moitié endormie, alors mes souvenirs étaient flous , bien trop pour participer à la conversation.
— Ah… oui, répondit-il, comme s’il était d’accord.
Son regard se baissa, et un doux sourire effleura les lèvres de Kaoru.
— Il se passe quoi, dans cette scène ? demandai-je, me sentant un peu trop mise à l’écart.
Kaoru me lança un sourire tout joyeux et répondit :
— La fille des bas-fonds comprend que le rônin est en réalité un démon, mais elle fait semblant de rien, pour lui.
Cette nuit pluvieuse, si lointaine, chacun n’avait pu voir que ce que ses propres yeux lui permettaient. Et ainsi, certaines vérités avaient passé inaperçues.
Mais il ne faut pas l’oublier : ce qui est invisible n’est pas inexistant. Même si l’on ne peut pas voir la vérité, elle existe. Et tant qu’elle existe, elle peut un jour être découverte. De tout petits gestes de bonté, restés inaperçus, que l’on finit par retrouver bien plus tard.
— Elle les a bien eus, cette fille des bas-fonds… Elle n’a jamais laissé paraître qu’elle savait quoi que ce soit, dit-il en soupirant, ému.
Cela éveilla un peu ma curiosité, cette scène était-elle vraiment aussi marquante que ça ?
— Oui, cet acteur était incroyable ! ajouta Kaoru, enthousiaste.
Je savais que c’était de ma faute si je m’étais endormie, mais je ne pouvais m’empêcher d’éprouver une légère tristesse de ne pas pouvoir prendre part à leur conversation.
— …Je me demande s’ils ont une version DVD de la pièce ?
— Hein ? Ah, c’est vrai, t’as dormi à mi-chemin. Je sais pas pour le DVD, mais il paraît qu’elle existe en livre de poche.
En livre de poche, hein… Je me dis que je pourrais toujours essayer de la trouver en librairie, puis je me rappelai que le CDI de notre lycée était plutôt bien fourni. Je décidai donc de tenter ma chance là-bas. Et comme il n’y avait pas de meilleur moment que maintenant, j’annonçai aux deux que j’allais y faire un tour.
— Je viens avec toi, si ça ne te dérange pas. Mais j’aimerais surtout trouver les Mémoires de la fille des bas-fonds, dit le garçon.
— C’est ça qui t’intéresse le plus, hein ? fit Kaoru.
— Oui, surtout ce qu’elle pensait du rônin.
Je trouvais ça étonnamment puéril de sa part… Ou alors, est-ce que j’étais la seule à sentir comme une petite rancune envers la fille des rues ?
Quoi qu’il en soit, il disait cela avec un tel sérieux que je ne pus m’empêcher de rire. Kaoru, en voyant ça, se mit à pouffer à son tour. Notre éclat de rire prit de l’ampleur, tandis que lui restait planté là avec son air maussade habituel.
Dehors, une brise de mai soufflait doucement par la fenêtre de la classe, emportant avec elle le parfum apaisant de la verdure fraîche. Le ciel était dégagé, baigné de lumière.
***
— À une prochaine fois, le rônin… et Naotsugu-sama.
Naotsugu resta là, interdit. La fille des rues venait de l’appeler par son nom.
Une part de lui voulut croire que cela signifiait quelque chose, peut-être plus qu’il ne l’espérait… mais une autre redoutait que ce ne fût qu’une fantaisie passagère de sa part. Incapable de comprendre ce qu’il devait en penser, il se tourna vers Jinya.
— …Comment suis-je censé interpréter ça ?
— Bonne question. Peut-être que tu as tes chances ? répondit Jinya d’un ton vague.
Comme s’il savourait la rare confusion de ce Naotsugu si sérieux, il esquissa un sourire.
— T-tu crois ?
— Je crois. Cela dit…
Peut-être ? Non, ce n’est pas possible… Tandis que Naotsugu hésitait encore entre espoir et doute, Jinya regarda dans la direction qu’avait prise la fille des rues et soupira doucement.
— …Elle est vraiment étrange, cette femme.
Il y avait une limite à ce que l’on pouvait savoir d’autrui. Le jour où il découvrirait sa bonté viendrait sûrement… mais son impression d’elle, pour l’heure, resterait encore inchangée.
[1] Sabre japonais en bois imitant la forme du katana