SotDH T3 - INTERLUDE 1 : PARTIE 2
Fille des bas-fonds sous la pluie (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Les noms n’avaient jamais eu de sens.
Son père était samouraï, ce qui faisait d’elle la fille d’une famille de samouraïs. Mais le foyer dans lequel elle était née croulait sous la misère, et on l’avait fiancée à un homme dont elle ne savait rien, pas même le nom. Pour une famille de samouraïs aussi pauvre que la sienne, le mariage était sans doute la seule manière pour une fille d’être utile. Ce n’était pas par devoir familial qu’elle agissait, mais parce que tel était son rôle en tant que fille de samouraï.
Le samouraï destiné à devenir son époux lui demanda :
— Quel est ton nom ?
D’un ton calme, elle répondit ce qui lui semblait juste :
— Je suis « la fille d’une famille de samouraïs ».
Elle n’était pas là de son plein gré, mais pour assurer la survie de sa maison. Si l’on devait l’appeler d’un nom, pourquoi pas celui-là ? « La fille d’une famille de samouraïs. » Puisqu’elle n’était pas désirée en tant que personne, ni d’un côté ni de l’autre, ce qu’on attendait d’elle, c’était un rôle.
Mais l’homme prit ses paroles pour une moquerie et rompit les fiançailles, en dépit des raisons qui l’avaient poussé à chercher un mariage en premier lieu. Le dernier fil d’espoir de sa famille se brisa, et le foyer s’effondra. Elle ne fut même plus « la fille d’une famille de samouraïs ».
Son père mourut, brisé. Sa mère la maudit avec hargne. Elle, pourtant, ne leur accorda aucune importance. Pas la moindre culpabilité ne la gagna. Comment aurait-elle pu en éprouver ? Ses parents ne lui avaient jamais donné l’amour nécessaire pour qu’elle puisse les aimer en retour. Elle n’avait été pour eux qu’un outil. Et maintenant que plus aucun rôle ne les définissait, ils n’étaient guère plus que des inconnus.
La seule personne à qui elle pensait parfois, un peu, à peine, était son frère aîné disparu. Mais ils ne se reverraient jamais.
Alors elle renonça aussitôt à cette idée.
Ainsi se retrouva-t-elle seule, sans personne pour l’appeler par son nom.
Elle ne s’en plaignit pas. Ses parents l’avaient bien éduquée : peu importait où elle irait ou qui elle deviendrait, tant qu’elle avait un rôle à jouer, elle s’en sortirait.
De toute façon, les noms n’avaient jamais eu de sens.
***
Naotsugu se rendit à Asakusa une fois la nuit tombée. Il marchait sur l’artère principale quand la pluie se remit à tomber. Cette fois, il avait pris soin d’apporter une ombrelle. Cela ne l’empêcha pas de frissonner, l’ombrelle ne protégeait pas du froid. Il poursuivit sa route malgré tout, jusqu’à parvenir à l’avant-toit où il s’était abrité la veille. Il y replia son ombrelle et s’installa dessous. Ce qu’il faisait lui semblait presque irréel… et pourtant, il attendait.
La nuit s’étira et la pluie redoubla.
— Tiens, encore vous. Vous n’avez pas envie d’utiliser votre ombrelle ?
Une femme apparut enfin, tenant une ombrelle effilochée au-dessus de vêtements mal taillés et portés à la va-vite. Sa peau pâle était mouillée par l’averse nocturne, et son léger sourire était troublant, presque envoûtant.
— Bonsoir, Fille des bas-fonds-dono.
— « Fille des bas-fonds-dono » ? Voilà une drôle de manière d’appeler quelqu’un.
— C’est le nom que vous m’avez donné, non ?
— Je suppose.
Elle s’approcha et se glissa sous l’avant-toit à ses côtés. Le tableau que dépeignait la scène était étrange : deux personnes, toutes deux munies d’ombrelles, réunies sous un même abri. Mais Naotsugu n’y prêta aucune attention. Il était nerveux. Il avait fait tout ce chemin pour la revoir, mais maintenant qu’elle était là… il ne savait plus quoi faire.
— Qu’est-ce qui vous amène ici, Samuraï-sama ? demanda-t-elle, comme si ses yeux lisaient à travers lui.
— Eh bien, heu…
Il avait la sensation que ses pensées les plus profondes étaient mises à nu, et cela le déstabilisait grandement, bien qu’il fût sans doute le plus âgé des deux. Il n’avait que peu de sujets à partager : les sabres, l’alcool peut-être… Rien de bien palpitant pour une femme. Le plus gênant restait son tempérament rigide. Mais malgré cela, il fit un effort.
— Il y a quelqu’un, ici, que je n’arrive pas à chasser de mon esprit…
— Oh ? Et qui donc ?
Toi, aurait-il voulu dire… mais il n’en eut pas le courage.
Alors, à la place, il dit :
— Cet homme que j’ai aperçu dans l’obscurité.
Ce n’était pas un mensonge. Cette silhouette sous la pluie, si semblable à son frère aîné, continuait de le hanter. Cet homme regardait la fille des bas-fonds ce soir-là… Pourquoi ?
— Lui ? Je vous l’ai dit, c’est juste un homme que j’ai connu autrefois.
Sa voix glaciale, vidée de toute émotion, résonna distinctement sous la pluie. Peut-être était-ce un ancien client… un homme avec qui elle avait couché ?
Un serrement lui traversa la poitrine. Sa respiration devint difficile. Et pourtant, il voulait savoir. Il voulait comprendre. Mais elle le coupa net, avant même qu’il puisse poser la question.
— Je ne vous pensais pas assez grossier pour aller fouiller dans le passé d’une femme… encore moins dans celui d’une prostituée.
Il n’était pas difficile d’imaginer la rudesse de la vie qu’elle menait. Certaines s’en sortaient mieux que d’autres, mais elles restaient toutes prisonnières d’un système cruel. Chercher à connaître son passé… c’était, en effet, déplacé.
— Pardonnez-moi. C’était indélicat de ma part, s’excusa-t-il aussitôt.
Elle fronça légèrement les sourcils, troublée, ne sachant comment réagir en voyant un samouraï incliner la tête devant une prostituée, même si c’était la seconde fois que cela arrivait.
— Vous êtes bien humble, Samuraï-sama.
— Appelez-moi Naotsugu, si vous le souhaitez.
— …Merci, Samuraï-sama. Alors, que me voulez-vous ?
Elle sourit d’un air faussement enjôleur, sans prononcer son nom. Il y avait dans son regard une forme de charme… mais aussi de tristesse.
— Vous ne comptez tout de même pas me faire croire que vous êtes venu ici pour un homme ?
À l’évocation de cet homme, l’inquiétude remonta aussitôt en lui. Incapable de dissimuler quoi que ce soit, son trouble se lut immédiatement sur son visage, mais la fille des bas-fonds fit mine de ne rien voir, par égard pour lui.
— Je n’ai pas de raison particulière d’être ici… Je voulais simplement vous revoir.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Pourtant, on trouve des filles des bas-fonds comme moi à tous les coins de rue.
— Je voulais vous revoir, vous.
Son ton, étonnamment ferme, ne laissait pas place au doute. Il supportait qu’elle le taquine, mais l’entendre se rabaisser ainsi le peinait, et l’agaçait, un peu. Elle perçut cette nuance d’agacement et s’excusa doucement :
— Pardon. J’ai poussé la plaisanterie un peu trop loin.
— Non, c’est à moi de m’excuser. J’ai réagi comme un enfant… Mais je suis vraiment venu parce que je voulais vous revoir. C’est tout.
Il aurait pu invoquer mille autres raisons, toutes plus plausibles les unes que les autres, mais aucune ne sonnait juste. Il voulait la revoir, et c’était tout ce qu’il y avait à dire.
— Vous êtes décidément étrange.
Elle poussa un soupir, puis sourit, pas le sourire d’une prostituée, mais celui d’une femme ordinaire. Un sourire doux, sincère, qui le toucha profondément. Et pendant un temps, tous deux restèrent là, en paix.
Mais cette paix ne dura pas.
— Ah…
Il était là, lui aussi, ce soir.
La pluie tombait violemment, s’écrasant sur le sol avec une intensité bien démesurée pour le printemps, que l’on appelait pourtant la saison des fleurs. Et au milieu de cette averse, une silhouette sombre se tenait là, fixant le duo.
Il ne s’approcha pas. Il ne cria pas. Il n’attaqua pas.
Il restait simplement là, immobile sous la pluie. Son visage restait indistinct, noyé dans les gouttes, et pourtant… Naotsugu avait beau le scruter, il ne pouvait se défaire de l’impression qu’il s’agissait de son frère aîné, Miura Sadanaga.
— Pourquoi maintenant ? Pourquoi choisir ce moment pour apparaître ? murmura la fille des bas-fonds.
Peut-être que cet homme qu’elle avait “connu autrefois” n’était pas un ancien client. Il y avait dans sa voix une tendresse presque fraternelle qu’elle ne parvenait pas à masquer, et pourtant, elle tremblait. Naotsugu ne savait pas pourquoi, mais elle tremblait.
Il se plaça aussitôt devant elle. Ce geste n’avait peut-être aucun sens, mais il voulait, à tout prix, la soustraire au regard de cette ombre.
Elle s’appuya légèrement contre son dos. Ce poids à peine perceptible lui apporta un réconfort inattendu. Peut-être était-ce là sa récompense pour sa bienveillance maladroite.
Bo-dom, bo-dom. Un cœur battait à tout rompre. Lequel des deux, nul ne le saurait jamais.
La pluie continuait de tomber. Un souffle de vent printanier passa, chargé encore du froid de l’hiver. Mais à cet instant, même ce vent semblait tiède.
Bientôt, la silhouette sombre disparut, peut-être emportée avec la pluie.
***
— Quelque chose ne va pas ? Ce n’est pas dans tes habitudes de laisser ton plat refroidir.
— Hm ? Oh…
Le lendemain de sa visite à Asakusa, Jinya s’était rendu chez Kihee pour commander, une fois encore, un Kake soba. Mais lorsqu’on le lui servit, il n’y toucha pas. Son esprit semblait ailleurs.
— Tes nouilles vont devenir pâteuses, tu sais, fit remarquer Ofuu.
— Tu as raison. Je devrais manger.
Sous son insistance, il commença enfin à manger… puis s’arrêta bien vite, les souvenirs de la veille remontant à la surface. Jinya arborait en permanence une mine renfrognée, mais ce jour-là, il paraissait encore plus maussade que d’ordinaire. Inquiète, Ofuu se pencha pour se mettre à sa hauteur, puis demanda doucement :
— Tu es allé chasser un démon hier, pas vrai ? Il s’est passé quelque chose de grave ?
— …Rien qui mérite d’être raconté.
— Si tu ne veux pas en parler, je ne vais pas t’y forcer. Mais je m’inquiète pour toi.
Ses yeux exprimaient une sincère inquiétude.
Parmi toutes les personnes qu’il fréquentait, c’était auprès d’Ofuu que Jinya baissait le plus volontiers sa garde, non seulement parce qu’ils étaient tous deux des démons, mais aussi parce qu’elle s’inquiétait toujours pour lui sans poser de conditions. Sans grande hésitation, il répondit :
— J’ai eu un peu de mal avec un démon, hier soir. Rien de sérieux.
— Toi ? Avoir des problèmes avec un démon ?
Elle connaissait la force de Jinya. Entendre qu’un combat avait pu mal tourner était pour le moins inattendu.
— Tu n’es pas blessé, au moins ?
— Non, je vais bien.
La veille au soir, Jinya s’était rendu à Asakusa après avoir entendu une rumeur concernant un démon. Il l’avait trouvé sans mal et l’avait affronté sous la pluie. Ce n’était pas un adversaire particulièrement puissant. Il aurait dû pouvoir l’éliminer sans difficulté ni égratignure. Et pourtant, il avait vacillé… et l’avait laissé lui échapper. Il n’avait pas manqué de force, ce sont ses émotions qui l’avaient trahi. Que c’était pitoyable. Lui qui ne cessait de clamer vouloir devenir plus fort… il hésitait encore.
— Tu comptes retourner à Asakusa aujourd’hui ? demanda Ofuu.
— Tout dépend du temps. Le démon que je cherche n’apparaît que lorsqu’il pleut. J’ai eu droit à deux jours de pluie jusqu’ici. Il ne me reste plus qu’à espérer un troisième.
— Hein ? Mais…
Elle s’apprêtait à dire quelque chose, mais fut interrompue par l’entrée d’un nouveau client.
— Oh, bienvenue !
C’était un visage familier : l’un des rares habitués de Kihee, Miura Naotsugu Arimori. Dès qu’il aperçut Jinya, il se dirigea droit vers lui. Il avait l’air agité, presque autant que le jour où il cherchait désespérément son frère aîné disparu.
— Jin-dono, avez-vous un moment ?
Maintenant qu’il y pensait, Naotsugu paraissait déjà préoccupé la veille. Jinya n’était pas sûr d’être utile pour autre chose que les démons, mais prêter l’oreille ne coûtait rien. Face à l’expression grave de Naotsugu, il se raidit légèrement et hocha la tête.
— J’ai du temps.
— Merci. Ce qui me tracasse n’a rien à voir avec les démons, je m’en excuse.
Il jeta un regard vers Ofuu et le patron, puis ajouta :
— Et si possible, j’aimerais que vous aussi m’écoutiez.
— Hein ? Moi aussi ? fit le patron.
— Oui. J’aimerais entendre ton avis à toi aussi.
— Hmm, bon, ça me dérange pas. Et toi, Ofuu ?
— Aucun problème.
Naotsugu les remercia tous les deux d’une profonde révérence. Il s’installa à une table voisine et commença à exposer son souci.
— Par où commencer…
Il chercha ses mots un instant, songeur, tandis qu’un silence pesant s’installait dans le restaurant. L’atmosphère se tendit peu à peu, tous retenaient leur souffle, sentant qu’il allait révéler quelque chose d’important. Finalement, Naotsugu leva les yeux vers eux et déclara, d’un ton grave :
— Il semblerait que je sois tombé amoureux.
Comment leur en vouloir de rester figés face à une telle déclaration ? Naotsugu leur parla de la fille des bas-fonds qu’il avait rencontrée. Il leur raconta leur rencontre, un soir de pluie, puis la simplicité désarmante de leurs échanges… et enfin, cette silhouette obscure qui était apparue.
À mesure que le récit avançait, Jinya comprit que la femme dont parlait Naotsugu n’était autre que la fille des bas-fonds qu’il connaissait. Que cet homme si rigide en vienne à tomber amoureux d’elle… Cela avait de quoi surprendre. Mais l’amour n’obéissait à aucune logique, alors il se garda bien de commenter et se contenta d’écouter.
— Sans blague. Tout ça s’est passé après qu’on se soit quittés ce jour-là ?
Zenji, arrivé entre-temps avec Natsu, laissa échapper un murmure admiratif. Le récit de Naotsugu avait maintenant rassemblé un petit auditoire.
— Pour ma part, j’aimerais surtout qu’un certain individu nous raconte sa virée à Yoshiwara…
Natsu lança un regard noir à Zenji, qui avait eu le malheur de mentionner, par mégarde, sa visite dans le quartier des plaisirs.
— Aïe ! M,-mais euh, l’histoire de Naotsugu a l’air beaucoup plus importante ! On devrait l’écouter d’abord ! lança Zenji pour détourner l’attention.
— Pour résumer… vous voulez la faire tomber amoureuse de vous, c’est bien ça ?
— Oh. Eh bien, pas exactement. Je veux simplement me rapprocher un peu d’elle, répondit Naotsugu.
— Mhm, bien sûr… Laissez-moi deviner : vous êtes raide dingue d’elle, mais vous n’osez pas bouger à cause de votre statut de samouraï.
Naotsugu afficha une mine partagée.
— Je ne peux pas le nier. Effectivement, j’ai le devoir d’épouser la personne que mes parents choisiront pour moi…
Chez les samouraïs, le mariage servait avant tout les intérêts du clan. Naotsugu venait d’avoir vingt ans cette année, il n’aurait donc rien eu d’étonnant à ce qu’on ait déjà commencé à lui chercher une épouse. Mais, le visage sérieux, il ajouta :
— Cela ne change rien au fait que je l’aime.
— Bien parlé ! s’exclama Zenji en lui donnant une grande tape dans le dos, tout sourire.
Le silence de Jinya valait approbation. Les filles, en revanche, semblaient un peu décontenancées. Aucune d’elles ne s’attendait à ce que l’héritier d’une famille de samouraïs parle d’amour avec elles… encore moins d’amour pour une fille des bas-fonds.
— Vous êtes sérieux ? demanda Natsu, une légère grimace au visage.
La prostituée la plus misérable qui soit, avec un samouraï ? Inimaginable.
— Je le suis, répondit Naotsugu.
— Je sais que c’est une prostituée. Beaucoup la rejetteront, c’est certain.
La condition des filles des bas-fonds était méprisée. Il le savait, et trouvait la réaction de Natsu compréhensible.
— Mais malgré tout, je veux la connaître. Ce que je ferai ensuite… je le déciderai à ce moment-là.
Il n’y avait pas une once d’hésitation dans sa voix. Et en comprenant qu’il était sincère, Natsu se tut.
— Vous êtes étonnamment passionné, Miura-sama.
Ofuu lui adressa un sourire empreint de nostalgie, comme si, en regardant Naotsugu, elle retrouvait la gentillesse passée d’un autre homme. Il faut croire que les liens du sang ne s’effaçaient pas si facilement. Jinya, parvenu à la même conclusion, esquissa un léger sourire.
— Dis donc, t’es devenu un sacré gaillard, hein ? lança le patron. — Tiens, et si tu pensais un peu à te marier toi aussi, Ofuu ?
— Papa, je t’ai déjà dit que…
Malgré l’agacement dans sa voix, leur complicité avait quelque chose de réconfortant. L’ambiance s’étant allégée, Jinya, qui était resté silencieux jusqu’à présent, prit la parole avec sérieux pour résumer la situation :
— En somme, vous voulez entamer une relation avec cette femme ?
— Non, enfin, pas exactement. Comme je l’ai dit, je veux juste me rapprocher d’elle.
Naotsugu comprenait bien qu’il était amoureux, mais entendre les choses dites si franchement le mettait encore mal à l’aise.
— Je vois. Dans tous les cas, je doute de pouvoir aider beaucoup.
Depuis toujours, Jinya n’avait en tête qu’une chose : devenir plus fort. Il y avait bien eu, autrefois, une femme qu’il avait aimée… mais cet amour n’avait jamais abouti. Il n’était pas en position de donner des conseils sur ce genre de sujet.
— À moi de jouer, on dirait !
Zenji se porta volontaire avec un grand sourire, sûr de lui.
— Et quelle brillante idée vas-tu encore sortir, hein ? lança Natsu.
— Naotsugu n’a qu’à surgir pour sauver la femme qu’il aime d’un sale type qui lui chercherait des ennuis !
— Tu n’es pas sérieux…
Natsu resta bouche bée face à une idée aussi incroyablement clichée. Mais Zenji, lui, était tout ce qu’il y a de plus sérieux. On aurait même dit qu’il croyait dur comme fer à son plan.
— Il faut me faire confiance, Mlle Natsu. Les femmes craquent toujours pour un homme capable de les protéger !
— Même, ce n’est pas comme si un vaurien allait surgir pile au bon moment pour s’en prendre à elle, fit remarquer Jinya avec un soupir.
Même lui, qui n’avait que très peu d’expérience en matière de sentiments, voyait bien que ce plan était complètement tiré par les cheveux. Zenji posa la main sur son épaule, le sourire encore plus large que tout à l’heure :
— Comment ça ? C’est toi, notre vaurien, Jinya. Avec ta carrure et ton regard féroce, tu es parfait pour le rôle ! Tu fais semblant de « l’agresser », et lui débarque pour la « sauver » ! C’est infaillible !
Le plan était plein de failles, en vérité, mais Zenji avait l’air convaincu que ça marcherait. Il se tourna vers Naotsugu.
— Hmm…
Naotsugu réfléchit un instant à cette idée absurde. Un samouraï dégainant son sabre pour protéger une femme d’un scélérat… c’était un cliché classique dans les livres et au théâtre. Mais même dans son imagination, il n’arrivait pas à se voir vainqueur face à Jinya.
— Ha ha, très drôle, Zenji-dono. Mais jamais je ne pourrais battre Jin-dono.
— Pas d’inquiétude, ce sera juste une mise en scène ! Jinya va se retenir, pas vrai ? dit Zenji en se tournant vers lui.
— Pour être honnête, je ne suis pas vraiment convaincu par ton plan. Je veux bien faire un effort si tu y tiens… mais je ne promets rien.
Dégainer un sabre n’était pas un jeu. Même en se retenant, un accident pouvait arriver. Et utiliser une lame pour une mise en scène le mettait mal à l’aise.
— Oh allez ! Vous êtes vraiment pas drôles tous les deux !
— Tu leur en demandes un peu trop, souffla Ofuu avec un air las.
Jinya et Naotsugu étaient aussi raides l’un que l’autre, mais chacun à sa manière. Reste à savoir si son exaspération visait Zenji ou les deux autres.
— Bon, moi je trouvais que c’était une super idée…
Zenji haussa les épaules, déçu. Il sirota le thé qu’Ofuu lui avait servi pendant qu’il parlait, puis se tourna vers le patron du restaurant :
— Une idée, patron ?
Sans la moindre hésitation, le patron répondit :
— J’dirais qu’il faut juste s’accrocher.
Il avait lâché ça avec une telle désinvolture que la phrase passa presque inaperçue.
— S’accrocher ? répéta Naotsugu, interloqué.
Le patron éclata de rire, toujours aussi peu sérieux.
— Exactement. Par exemple, dis-moi, Jinya-kun, t’as pas toujours été assez fort pour chasser les démons ?
— Non.
— Et toi, Zenji-san, t’es pas devenu employé confirmé chez Sugaya dès ton premier jour, hein ?
— Ben non, évidemment.
Jinya avait commencé le sabre tout jeune, mais il avait persévéré, encore et encore, jusqu’à devenir capable de pourfendre des démons. D’un coup, Jinya comprit là où le patron voulait en venir.
— …Ah. Vous avez raison.
— Pour devenir fort, faut s’entraîner. Pour progresser au travail, faut bosser dur. Si on veut conquérir le cœur de quelqu’un, eh ben… faut y consacrer du temps. Le monde n’est pas assez simple pour que ça suffise toujours, mais c’est sûrement mieux que de tenter un truc extrême.
Le patron afficha un sourire fier. Sa méthode n’avait rien de garanti, mais elle sonnait juste. Il n’y avait pas de raccourci pour gagner le cœur de quelqu’un.
Il ajouta :
— D’ailleurs, moi, j’ai passé presque vingt ans à conquérir petit à petit le cœur d’une certaine fille merveilleuse. Alors je sais un peu de quoi je parle.
Cette fille, c’était bien sûr Ofuu, pour qui il avait tout abandonné et plus encore, afin de devenir son père. Ses mots étaient simples, mais empreints de conviction.
Jinya jeta un coup d’œil à Ofuu du coin de l’œil… et vit qu’elle faisait la même chose. Leurs regards se croisèrent par hasard, et tous deux échangèrent un sourire amusé par cette coïncidence.
— Hm ? Il se passe un truc ? demanda Natsu en penchant la tête.
— Non, rien.
— Non, rien du tout.
Ils répondirent d’une seule voix, et cette parfaite synchronisation leur arracha un nouveau sourire complice.
Natsu gonfla les joues d’un air boudeur. Elle se sentait sans doute mise à l’écart, mais c’était le genre de chose difficile à expliquer. Ils échangèrent à nouveau un sourire en coin.
— Je vois, déclara Naotsugu avec sérieux après un court silence. Oui… Avant toute chose, ce que je dois faire, c’est continuer à aller à sa rencontre.
— C’est ça. Il faut continuer simplement, avec sincérité, sans trop réfléchir. Et puis ça correspond mieux à Naotsugu-sama.
— Oui. Ce n’est pas faux. Je vais retourner l’attendre sous l’avant-toit où on s’était abrités de la pluie. Merci à tous pour votre aide. À bientôt.
Le visage éclairé par une nouvelle résolution, Naotsugu se leva et passa sous le noren. Il n’avait pas touché une seule bouchée de soba, mais il semblait pleinement satisfait.
— …Donc au final, c’est le père d’Ofuu qui a tout réglé tout seul, fit remarquer Natsu.
Jinya et Zenji détournèrent le regard, un peu embarrassés. Jinya, en vérité, n’avait même pas réussi à proposer une idée.
— Que veux-tu, la sagesse vient avec l’âge, répondit le patron d’un ton désinvolte… mais on sentait malgré tout en lui une certaine assurance.
Ofuu, pourtant, paraissait étrangement troublée. Elle repensait aux dernières paroles de Naotsugu et murmura :
— Ils s’étaient abrités de la pluie… ?
— Hm ? Qu’est-ce qu’il y a, Ofuu ? J’ai encore dit quelque chose qu’il fallait pas ? demanda le patron.
— Non… C’est juste que Miura-sama a dit quelque chose d’étrange.
— Étrange, comment ça ?
Elle tourna les yeux vers Jinya.
— En fait, ce que toi aussi tu as dit plus tôt m’a paru bizarre, Jinya-kun.
Jinya chercha dans ses souvenirs. Il était question d’un démon, donc oui, bien des choses pouvaient sembler « inhabituelles », mais de là à parler de quelque chose « d’étrange » …
Rien ne lui venait. Et de la part de Naotsugu non plus, il ne se souvenait d’aucune parole suspecte.
Mais les mots qu’elle prononça ensuite le laissèrent sans voix.
— Je suis presque certaine qu’il n’a pas plu une seule fois ces derniers jours.