VIOLET EVER V4 - CHAPITRE 5
Les chasseurs de rêves et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Il devait sûrement exister une telle ville sur chaque continent. Une dans laquelle affluaient les jeunes filles esseulées en errance, et les garçons aux rêves démesurés, ayant fui leur foyer avec comme bagage quelques effets personnels et de l’argent. Une ville où l’on misait toute sa vie pour s’élancer dans une âpre bataille en montant dans un train de nuit. Que l’on connaisse ou non véritablement cet endroit, on le recommandait à quiconque avait un rêve à réaliser. On leur disait d’aller à Alfine, la cité des chasseurs de rêves.
Située à l’ouest du continent, cette ville resplendissait. Bien qu’à l’ouest, elle appartenait à la République de Fine, un pays neutre qui n’avait pas pris part à la Guerre Continentale. Alfine était à l’origine une ville d’artisans, où logeaient autrefois les ingénieurs employés par la famille royale de Fine, avant la naissance de la République. C’était un foyer pour tous les types d’artisans imaginables, produisant aussi bien de l’artisanat que des armes. Même à l’échelle du continent, elle se distinguait, à tel point que, depuis des temps anciens, un dicton affirmait : « Demande à Alfine si c’est possible ou non. »
Telle était l’origine d’Alfine. Avec le temps, la ville d’artisans devint une ville de négoce. Aussi talentueux soient-ils, les artisans ne pouvaient se libérer des marchands, qui vendaient leurs créations à prix fort. Posséder un don ne garantissait pas qu’on saurait en tirer parti. Après tout, rares sont ceux qui peuvent tout faire seuls. Savoir tirer profit des autres était aussi un talent en soi, et les marchands excellaient dans ce domaine. Grâce à l’union entre artisans et commerçants, Alfine avait prospéré pour devenir une métropole du commerce, regorgeant de produits introuvables ailleurs. Le marché du centre-ville, ouvert chaque jour au public, était aussi animé qu’autrefois.
Après la fin de la Guerre Continentale, qui avait laissé une profonde cicatrice sur le continent, Alfine sut s’illustrer dans un autre domaine. Parmi les sphères qui attirèrent une attention accrue après le conflit, alors que les peuples encore traumatisés cherchaient une ère nouvelle, celle de « l’expression artistique », s’imposa : théâtre, romans, peinture, musique. Avec l’aide des marchands, de nombreuses formes d’art firent retentir leur nom à travers le monde.
Il ne s’agissait plus seulement de divertissement, mais de quelque chose capable d’émouvoir. La ville des rêves, Alfine, pouvait désormais être qualifiée, sans exagération, de fleur en pleine floraison.
Mais là où il y a de la lumière, il y a aussi de l’ombre. Précisément parce qu’elle était une ville de rêves, il suffisait d’un regard pour distinguer ceux qui les avaient atteints et ceux qui avaient échoué.
La ville d’Alfine était circulaire, entourée de hauts remparts. Elle se divisait en trois grands quartiers : le Premier, le Deuxième et le Troisième.
Le premier quartier était, en somme, celui des fortunés. Des résidences avec jardin s’y serraient les unes contre les autres. Seules les personnes influentes pouvaient y vivre. Pourtant, nombre de ces maisons étaient vides ce qui signifiait que même la prospérité finit par décliner. En vérité, rares étaient ceux qui connaissaient une gloire continue.
Le deuxième quartier formait le centre-ville, alignant boutiques et commerces spécialisés. On y trouvait des magasins d’artisanat, un marché s’ouvrant dès cinq heures du matin, un théâtre, une librairie, des boutiques de vêtements et des restaurants. Tout visiteur passerait forcément par là. Donnant sur la gare, il constituait la porte d’entrée d’Alfine.
Et puis, il y avait le troisième quartier. Si les autres recevaient la lumière du soleil, le troisième, lui, baignait dans l’ombre. C’était le secteur le plus éloigné de la gare et de l’entrée de la ville.
Les quartiers n’étaient pas parfaitement délimités, mais on pouvait aisément deviner où l’on se trouvait en observant les bâtiments. Plus on approchait du troisième quartier, plus les façades élégantes laissaient place à des bâtisses anciennes, à l’architecture indéterminée. Les résidences se faisaient rares. Des immeubles s’accolaient les uns aux autres, dans une atmosphère étouffante. Un paysage de vie modeste s’imposait.
Dans Alfine, les rénovations, constructions et démolitions se succédaient dans tous les sens, si bien que la ville prenait des allures de labyrinthe. On s’y perdait vite, même en simple transit. Le troisième quartier était le seul de cette ville complexe à avoir une telle apparence hétéroclite. Pas de jolis jardins, pas de cafés chics, pas même d’hôtels accueillant leurs clients avec portiers.
Partout flottait l’odeur du dîner du jour. On entendait les bâillements des chats, les aboiements des chiens, les rires des enfants. Tel était le troisième quartier.
Une jeune fille sortit d’un immeuble de ce quartier. Raffinée, elle portait une cape d’un bleu noble, marchant en se tenant bien droite.
L’immeuble était ancien et des lianes mortes tapissaient ses murs. Peut-être les habitants étaient-ils négligents, car au moment où la jeune fille franchit le seuil, elle trébucha sur un objet abandonné sur le chemin, manquant de tomber. Elle évita des vases non identifiés, des plantes décoratives oubliées par les anciens résidents, ainsi qu’un cheval de loisir jadis chevauché par un bébé. Elle descendit l’escalier en fer forgé noir, ses talons claquant contre les marches.
L’hiver venait d’arriver, mais il faisait doux cette année, et il n’avait pas encore neigé. Dehors, quelques personnes fumaient d’un geste las ou nourrissaient des oiseaux sur des bancs de fortune, peut-être chassées de chez elles ou ne souhaitant pas y retourner. La jeune fille les salua gaiement.
— Demoiselle, vous partez travailler ? Moi je vais dormir. Bon courage pour votre boulot.
La superbe jeune femme, sans doute employée de nuit, répondit d’un signe de la main et d’un sourire.
— Demoiselle, et si vous passiez la nuit avec moi cette fois ? Je n’ai pas de femme à mes côtés ce soir.
Comme toujours, elle donnait un coup de coude à ce séducteur dont les conquêtes ne manquaient pas, puis s’élançait en courant. Ses cheveux blond foncé ondulaient derrière elle. Elle avait probablement seize ans. Sortant seule de l’immeuble, elle partait travailler dans cette grande ville. L’essor des femmes indépendantes rendait cela moins rare de nos jours, mais comme ses traits étaient encore juvéniles, les gens l’interpellaient parfois, inquiets.
Cette « Demoiselle » était ce genre de fille. Ses grands yeux tombants et son petit nez étaient adorables. Ses traits les plus marquants, si tant est qu’ils l’étaient. Du point de vue d’un adulte, elle ressemblait à tant d’autres. Une fille banale, à qui l’on dirait toujours : de penser à son avenir avant tout ou bien de se marier vite, peu importe les efforts fournis.
Une fille ordinaire en somme.
À Alfine, « Demoiselle » était un surnom courant pour désigner les jeunes filles, même inconnues. Dans cette ville où l’on vendait et montrait des rêves, les allées et venues étaient incessantes. Même les habitants permanents évitaient d’utiliser les vrais noms des nouveaux arrivants, préférant leur donner des alias comme à des personnages fictifs. Les jeunes filles devenaient des « Demoiselles », les jeunes hommes des « Garçons », tous étaient des « rêveurs ». Elle aussi s’était présentée aux résidents, mais aucun ne s’en souvenait. À force d’être appelée « mademoiselle », elle avait fini par accepter cette norme et s’intégrer parmi les autres « Demoiselles » d’Alfine.
En se promenant dans la ville, on voyait partout les noms de chanteurs, écrivains et acteurs célèbres affichés en grands caractères. Dans cet endroit, il fallait avoir réussi pour que les gens vous appellent par votre nom.
La jeune fille aux cheveux blond foncé, encore simple « mademoiselle », quittait le troisième quartier pour se diriger vers le deuxième. Bien qu’il fasse encore jour, se promener seule dans le troisième quartier restait inquiétant. Le dragueur de tout à l’heure n’était qu’un détail, d’autres personnes bien plus sinistres rôdaient.
Aussi la jeune fille marchait d’un pas lent.
Il y avait des gens bienveillants, qui la saluaient au passage, mais aussi d’autres qui cherchaient à rabaisser autrui, avec méchanceté. Ils étaient nombreux dans cette ville où chacun se battait pour avoir une chance de réaliser ses rêves. À Alfine, les conflits étaient aussi banals que le chant des oiseaux au matin.
Ainsi, quand un homme la heurta volontairement alors qu’elle pressait le pas, la scène n’avait rien d’inhabituel.
— Aïe…
Poussée par le ventre d’un homme corpulent, la demoiselle tomba sur les fesses. Cela se produisit juste à l’entrée du dernier passage entre le troisième et le deuxième quartier. L’homme venait en face, elle l’avait vu arriver, et s’était décalée pour lui laisser le passage.
Des flaques parsemaient la voie, sans doute à cause de la pluie de la veille. Si l’on ne se cédait pas mutuellement le passage, on risquait de ruiner ses chaussures et ses chaussettes. La demoiselle portait des chaussures neuves, elle voulait éviter cela. Si l’homme était passé le premier, tout aurait été simple. Pourtant, il la heurta volontairement alors qu’elle s’était écartée sur cette voie étroite. Et en piétinant une flaque. Il y avait là une volonté manifeste.
— Ne m’rentre pas dedans comme ça ! Tu l’as fait exprès, non ?!
Aussi intelligent que soit un individu, les rouages de son esprit pouvaient se figer, l’empêchant de formuler la moindre phrase cohérente. Il existait un proverbe disant : « Que ta parole soit meilleure que le silence. » Mais dans ce cas précis, parler avait mené la situation dans la mauvaise direction. Il n’y avait pas de logique. Quoi qu’il en soit, celui qui parlait le plus fort finissait par l’emporter.
— La ferme ! File-moi ton fric ! Sinon, j’t’éclate la gueule, ok ?
La situation tenait désormais du chantage pur et simple, fondé sur une fausse accusation. La demoiselle balaya les alentours du regard, comme en quête d’aide. Des curieux l’observaient depuis les fenêtres des bâtiments bordant la rue, mais dès que leurs yeux croisèrent les siens, ils refermèrent précipitamment les volets. D’autres passants, dans son dos, firent demi-tour pour ne pas se mêler aux ennuis. Nulle trace non plus de la police militaire qui circulait jour et nuit pour préserver l’ordre dans le troisième quartier.
— Reste pas plantée là ! Si tu payes pas…
Il ne lui restait plus qu’une chose à faire, elle, jeune fille seule dans cette grande ville : prier.
——Quelqu’un, à l’aide…
N’importe qui.
——Seigneur….
Elle ignorait où Il pouvait se trouver, mais…
——Aidez-moi. J’ai si peur que mes jambes ne répondent plus. Alors, s’il vous plaît…
— Fais ce que j’te dis, sinon…
——À l’aide !
— …j’vais t’montrer ce qui t’attend !
L’homme leva le bras qu’il prétendait blessé. Il allait clairement le rabattre pour frapper la demoiselle au visage, mais le coup ne vint jamais. Son corps fut projeté en arrière, comme aspiré par une force invisible. Lorsqu’il se rendit compte de ce qui se passait, ses jambes furent balayées par derrière, ses genoux percutés, et il s’effondra au sol.
Pendant ce bref instant où l’homme tombait, le champ de vision de la demoiselle se dégagea, lui révélant une silhouette. C’était une femme d’une beauté saisissante, presque irréelle dans de telles circonstances. Ses cheveux dorés ondulaient doucement, et ses yeux bleus semblaient luire d’un éclat particulier, contrastant avec la pâleur de son visage. Ses bottes crissèrent légèrement alors qu’elle faisait un pas vers l’avant, après la maîtrise de son agresseur.
L’homme, haletant, s’enfuit vers la place de la fontaine, où les gens mangeaient et buvaient dans la joie et la bonne humeur les produits du marché. Comme tout semblait rentré dans l’ordre, la demoiselle s’immobilisa devant sa sauveuse.
— Haa… haa…
La respiration de l’autre ne trahissait aucune agitation.
— Heu, excusez-moi, je…
Elle se rappela soudainement qu’il s’agissait de la première fois depuis longtemps qu’elle donnait son nom à quelqu’un. Dans cette ville, se présenter par son nom était un geste difficile. Après tout, elle ne savait pas encore ce qu’elle deviendrait. Cependant, elle ne voulait pas être de celles qui, dans une telle situation, ne faisaient pas les chosés correctement.
— Je m’appelle Leticia… Leticia Aster… Merci de m’avoir sauvée… Si cela vous convient… j’aimerais vous rendre la pareille. Comment vous appelez-vous… ?
À cet instant, peut-être parce qu’il était l’heure du spectacle aquatique de la fontaine, des exclamations jaillirent de la foule. La plupart des gens présents sur cette place habituellement animée avaient les yeux rivés sur les mouvements gracieux du rideau d’eau.
Mais la demoiselle, non, Leticia, ne pouvait détacher son regard de la personne devant elle.
— Je m’appelle Violet… Violet Evergarden.
Cette femme splendide, à l’apparence et à la voix lumineuses, possédait un charme des plus insaisissables, mais non moins irrésistible. Elle portait une tenue éblouissante, digne d’une sortie à l’opéra. Sa silhouette quant à elle, avait la netteté sculpturale d’une poupée. Même dans cette ville peuplée d’hommes et de femmes rayonnants venus du monde entier, Violet Evergarden dégageait une aura à part.
Alors qu’un certain colonel attendait une réponse à une lettre qui ne viendrait jamais, elle séjournait en ville à la demande d’un client lui ayant confié un travail de longue durée. Ce client était un célèbre compositeur. La commande concernait la transcription de partitions musicales, une compétence que Violet, avide d’apprendre, avait récemment acquise.
Elle devait vivre avec le compositeur et noter les mélodies dès qu’il se mettait à chanter, les transcrivant parfaitement en partitions. Ce rôle était à l’origine tenu par ses disciples ou des membres de sa famille, mais tous avaient renoncé, sans doute à cause de sa personnalité excentrique.
Chargé de la bande originale d’une œuvre, le compositeur avait été contraint d’engager quelqu’un, sur recommandation d’un romancier. C’était un travail où il fallait une patience hors du commun, mais cela, Violet Evergarden n’en manquait pas.
Si un test devait mesurer la persévérance, elle obtiendrait la note maximale.
Pour cette mission, Violet n’était pas retournée au siège de la compagnie postale CH de Leidenschaftlich depuis un moment. Naturellement, elle n’avait reçu aucune des lettres de Gilbert. Tous deux menaient leur vie en souffrant, sans jamais se croiser.
Ayant atteint le dernier jour de sa mission, après avoir fait ses adieux au compositeur, elle rentrait enfin. Après quelques correspondances, elle rejoindrait Leidenschaftlich.
Mais un incident était survenu.
— Voilà la raison de ma présence ici… mais j’ai perdu tout l’argent que j’avais sur moi alors vous me sauvez la mise, déclara Violet avec calme, en dégustant poliment le pain et le thé que Leticia lui avait offerts dans un café en guise de remerciement.
Leticia, les cils battants, répondit :
— Donc, vous êtes une poupée de souvenirs automatiques, venue ici pour travailler, et maintenant vous rentrez chez vous…
— C’est exact.
— Et vous vous êtes perdue dans le troisième quartier en marchant dans le deuxième, puis vous m’avez trouvée alors agressée et êtes intervenue.
— Oui.
— Et vous n’avez plus d’argent.
— Pas un sou.
— Hein, vous avez perdu votre portefeuille ? Ah, ou un pickpocket peut-être ? Il y en a plein ici…
— La deuxième option. Je me suis vite rendu compte de sa disparition, j’ai retrouvé le voleur, l’ai identifié et attrapé, mais…
— Mais ?
Pour la première fois, le masque impassible de Violet se fissura légèrement. Elle abaissa les sourcils.
— Le voleur était… un enfant, encore tout jeune. Le lieu où je l’ai retrouvé était son domicile, mais il n’y avait là que des enfants comme lui… J’ai découvert qu’ils étaient visiblement tous orphelins et livrés à eux-mêmes.
Leticia fronça les sourcils, suspicieuse.
— Vous… leur avez donné l’argent, par compassion ?
— Non, je ne leur ai pas tout donné. Certains enfants à l’intérieur étaient manifestement malades, alors je les ai emmenés à l’hôpital pour qu’ils soient soignés… et là, la moitié de mon argent a disparu.
— Waouh… Vous êtes une bonne personne…
— Ils disaient vouloir se rendre dans un orphelinat, alors je leur ai laissé le strict nécessaire pour le trajet. Après cela, mon portefeuille était presque vide.
Leticia, engloutissant le pain qu’elle s’était acheté pour elle-même, fixait la belle femme. Elle se disait que cette dernière était sans doute du genre à appeler les gens par leur nom, même dans une ville comme celle-ci. Et pourtant, pensa Leticia, elle ne collait pas à cet endroit.
— Miss Violet… je ne suis pas sûre, hum… et je ne dis pas ça pour vous blesser, mais… vous avez peut-être été dupée.
Violet s’immobilisa.
— Je sais qu’il y a des orphelins qui vivent en groupe dans cette ville. Mais ces gamins, c’est comme si la ville les élevait, en quelque sorte… Personne ne les prend en charge officiellement, mais ils vivent grâce à l’aide d’adultes du coin. Et les seuls qu’ils volent, ce sont les touristes.
Le silence.
— Moi aussi je me suis fait voler par des enfants, lors de ma venue ici.
Leticia ne voulait pas critiquer les actes de Violet, mais simplement lui faire part de son expérience.
— Si vous retournez les voir maintenant, vous pourrez peut-être récupérer une partie de votre argent…
Mais Violet secoua doucement la tête.
— C’était peut-être vrai autrefois. Ils pouvaient s’en sortir en se serrant les coudes. Mais… ces enfants étaient réellement allongés, souffrant. Est-ce que les adultes autour d’eux leur fournissent aussi des médicaments ? Les traitements coûtent cher.
— Eh bien, c’est vrai que… ce n’est pas tout le monde qui va jusqu’à leur donner des médicaments… donc ils n’ont pas d’autre choix que de compter sur quelqu’un de très riche… Je me demande s’il y a des gens aussi gentils dans le premier quartier…
En prononçant ces mots, Leticia le regretta aussitôt. C’était un endroit où la réussite et l’échec sautaient aux yeux. Tout le monde était conscient de ça.
— Chaque fois que je demande de l’aide… je ne sais jamais si elle viendra ou non. Ce n’est pas comme offrir un petit-déj à quelqu’un…
Si l’on voulait être bien traité et mener une belle vie, il fallait se battre pour cela. C’était une règle à Alfine. Une ville où tout appartenait à ceux qui réussissaient. Une ville qui n’était clémente avec personne. Elle l’était encore moins envers les orphelins qui y étaient nés dans l’ignorance la plus totale en sachant comment vivre dans ce bas monde.
— Même si les choses sont ainsi, Miss Leticia, cela me convient.
Se battre pour quelque chose d’inéluctable était douloureux. Il n’y rien à attendre de la chose.
— Et même si cette maladie était fausse… je pense qu’il vaut mieux qu’ils sachent qu’il existe un endroit où aller lorsqu’ils sont réellement en détresse… murmura Violet en abaissant ses longs cils dorés et en effleurant le broche à sa poitrine. — Même les animaux sauvages cherchent à se regrouper. Je crois que demander de l’aide… et ne pas la rejeter quand elle est sollicitée… est essentiel, justement pour ceux qui ne connaissent aucun refuge… C’est ce que je pense. Cela aussi peut… ouvrir des chemins.
— Je vois…
— Mais ce n’est que mon opinion. Tout comme vous, Miss Leticia, je…
— Non, c’est…
Incapable de poursuivre, Leticia détourna le regard vers le thé qui oscillait doucement dans sa tasse de porcelaine.
— Désolée… oubliez ce que j’ai dit tout à l’heure…
La couleur du thé était limpide. Presque comme les paroles de Violet. Elle aussi avait recherché un sauveur quelques instants auparavant. On pouvait même dire qu’elle avait été acculée. Elle voulait demander de l’aide, mais tous l’avaient ignorée et abandonnée. Elle aurait probablement fait la même chose si la situation avait été inversée.
Pourtant, celle qui se trouvait en face d’elle l’avait secourue sans même l’avoir entendue crier à l’aide. Et elle lui avait répondu, même après que Leticia ait insinué qu’elle s’était peut-être fait duper. Ce qui était…
——…pas bien.
…Une remarque malvenue.
Violet étant si impassible, Leticia ne parvenait pas à deviner ses émotions, mais si elle-même avait agi comme Violet et qu’on lui avait répondu ainsi, elle en aurait été blessée. Parce qu’elle avait reçu une aide désintéressée, Leticia ressentait plus fortement encore le poids de ses propres paroles.
— Violet… est-ce que vous cherchez de l’aide, en ce moment ?
Leticia rassembla son courage pour poser la question.
— Je me le demande. J’ai un peu de monnaie, mais ce n’est pas suffisant pour rentrer à Leidenschaftlich… là où je souhaite retourner, donc je cherche plutôt un emploi qu’une assistance directe. Je n’ai eu que deux métiers jusque-là alors l’idéal serait un domaine semblable…
Le visage de Leticia s’illumina avec un large sourire.
— Alors je vais vous recommander quelque chose !
Elle se pencha au-dessus de la table, rapprochant son visage de celui de Violet.
— Une recommandation… s’agit-il d’un travail d’écriture ? Ou bien un travail de garde du corps peut-être ?
— Le premier, ok mais je n’ai rien d’aussi bizarre que garde du corps. C’est un emploi à la journée, donc vous serez payée rapidement ! Allons-y dès qu’on a fini de manger. Il manque toujours du monde, donc ce sera bon. Ils vous embaucheront sans problème. Ce sont de petits boulots du type serveuse, promener des chiens…
— « Promener des chiens » ?
— Les riches confient même la promenade de leurs chiens à d’autres. Étrange, non ? Mais c’est amusant. Restez chez moi jusqu’à ce que vous ayez assez économisé ! Je cuisinerai pour vous ! Même en prenant le train, il faut trois jours pour aller à Leidenschaftlich, non ? En travaillant une semaine, vous devriez gagner assez pour les frais de voyage.
— Vous m’offrez le gîte et le couvert, je vois.
— C’est un refus ? Vous m’avez sauvée alors je vous le dois bien.
— Puis-je vraiment accepter ?
C’était justement parce que Leticia avait déjà la réponse sur le bout de la langue qu’elle répondit :
— Savoir qu’il existe un endroit où aller quand on est en difficulté… ce n’est pas une mauvaise chose, pas vrai ?
Violet battit des cils, surprise. Puis, après un petit silence, elle répondit :
— J’accepte votre aide.
Ainsi, les deux jeunes femmes décidèrent de cohabiter quelque temps dans la grande ville.
***
Revenant au moment même de la rencontre entre Violet et Leticia, mais dans un autre endroit. Le récit prenait cette fois place dans un pays du sud, Leidenschaftlich. Dans la capitale, Leiden, un homme arriva à la Compagnie Postale CH, en sueur malgré l’hiver. Ayant voyagé de longues heures en train transcontinental, il affichait une expression amère, pour des raisons autres que la simple fatigue du trajet.
Cet homme, c’était Gilbert Bougainvillea, colonel de l’armée, au visage empreint de mélancolie.
Gilbert ouvrit les portes avec tant de violence que la clochette de l’entrée sonna de manière stridente. Geste brutal, inhabituel pour lui. Cela trahissait son état d’esprit.
— Si vous cherchez l’accueil pour le courrier, c’est par ici…
Une employée s’adressa à lui malgré sa surprise, peut-être comprenant enfin que ses gestes n’étaient pas anodins. Il se racla la gorge et demanda à voir le président.
Heureusement, à la place de l’employée, ce fut la secrétaire du président, Lux Sibyl, qu’il connaissait, qui intervint aussitôt et le guida rapidement. Il retrouva son meilleur ami sans trop attendre.
— Gilbert ! Tu es vivant !
Alors qu’il pensait avoir déjà entendu cette phrase quelque part, Gilbert leva la main en guise de salut. Lux servit le thé et des douceurs dans le salon où il avait été conduit. Quel que soit ce qu’il faisait, Gilbert avait une prestance qui poussait les autres à se donner.
— Président, nous n’avons rien de bien. Je vais acheter des pâtisseries maintenant !
Lux courut aussitôt vers Hodgins. Avec leur différence de taille, ils ressemblaient à un père et sa fille.
— Eh, c’est bon, c’est Gilbert.
— C’est justement parce que c’est M. Gilbert qu’il faut l’accueillir comme il se doit. Président, vous avez oublié que vous lui êtes redevable pour cette histoire de l’autre fois ?!
Hodgins se sentit un peu mal à l’aise face à l’admiration démesurée de sa secrétaire pour son ami.
— D-Désolé… mais je ne pense pas qu’il soit d’humeur pour ça.
— Mais…
— C’est bon, ça ira… Bon, Gilbert.
Hodgins rit en regardant son jeune ami qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il était amusé car il était rare que Gilbert soit dans un tel état.
— D’habitude, tu as toujours les cheveux bien tirés en arrière, mais là, ils retombent.
Taquiné ainsi, Gilbert repoussa ses mèches vers l’arrière d’un geste maladroit. Ce genre de réaction, il ne l’avait qu’avec lui.
— Je n’ai pas trouvé de fiacre, alors je suis venu en courant. Hodgins…
— C’est pour Petite Violet, hein ?
— Je n’ai encore rien dit, mais… oui.
— Ça ne pouvait être que ça, non ? Chaque fois que tu plaques tout pour agir c’est signé, mon petit Gilbert. Petite Lux, quel est l’emploi du temps de Petite Violet ?
À cette question, Lux sortit fébrilement son carnet. Il était rempli de notes de partout. Peut-être à cause d’une mauvaise vue, elle le lut en collant son visage, malgré ses lunettes.
— Mission d’écriture à Alfine… Huuum… Elle était censée être déjà rentrée au siège, mais ce n’est pas encore le cas. Il se peut que son contrat ait été prolongé là-bas.
— Et après Alfine ?
— Vous aviez dit vouloir qu’elle prenne un peu de repos, donc elle devait être en congé pour un moment. Cela faisait plusieurs mois qu’elle n’en avait pas pris.
— Dans ce cas, elle a peut-être accepté une prolongation. Pour la petite Violet, je la laisse gérer ce genre de décision elle-même… Elle devait rentrer quand ?
— Il y a cinq jours.
— Elle aurait dû nous donner des nouvelles. Petite Lux, va voir dans le courrier interne si elle a laissé une lettre express ou un télégramme. Le courrier s’est accumulé récemment, il pourrait y avoir un mot d’elle.
— Je m’en occupe tout de suite ! — déclara Lux, s’adressant à Gilbert plutôt qu’à Hodgins, puis quitta la pièce d’un pas vif.
Se sentant responsable de ce remue-ménage, Gilbert fixa la direction par laquelle Lux était partie, l’air coupable.
— Je ne devrais pas l’accompagner ? Je débarque à l’improviste et voilà que je lui donne encore plus de travail. Elle doit être occupée.
Hodgins lui désigna un fauteuil et s’assit en face de lui. Une fois Gilbert installé, il prit la parole.
— C’est bon. Quand Lux a été blessée, tu lui as trouvé un hôpital et un logement, non ? Elle t’en est très reconnaissante. Elle veut se rendre utile. C’est une bonne fille. Laisse-la faire.
— Justement… Violet est sous ta protection… alors je voulais te rendre la pareille. Mais là, je vais encore plus m’endetter envers toi.
— C’est ça les liens et les services rendus, non ? D’ailleurs, tu es revenu plus tôt que prévu, c’est juste pour un court séjour ?
— Oui.
— Pour Petite Violet ?
— Pour nous deux, en effet.
— Et pourtant, tu ne reviens jamais quand c’est pour moi…, dit Hodgins, faussement vexé. — Essaie un peu de compter toutes les choses que j’ai faites pour toi. Tu crois qu’un autre gars en aurait été capable ?
Le silence.
La première chose qui lui vint à l’esprit, c’est que Gilbert avait fait disparaître les documents que Hodgins avait été contraint de signer pour une autre société. Ils se connaissaient depuis leurs années d’études, alors il ne pouvait rien répondre à cela. Hodgins feignit l’ignorance en sifflotant.
— Les choses que tu as faites pour moi… ne sont pas à la portée de n’importe qui. Je le sais. Si tu tiens absolument à ce que je m’exprime alors ça te va un « je t’aime » ?
La tasse de thé manqua de tomber. Un frisson parcourut le corps de Hodgins. Pour s’en débarrasser, il s’écria :
— Gilbert ! Espèce de… ! Dis ça à Petite Violet, pas à moi !
Celui qui l’avait troublé resta impassible.
— Je n’en ai pas envie non plus. Alors arrête de bouder.
— Tu es incroyable… Tu balances parfois des trucs insensés, alors que tu fais preuve d’une telle froideur d’habitude. C’est mauvais pour le cœur. Ça m’a rappelé nos jours dans l’armée quand on devait marcher en étant trempés dans une rivière glacée. C’est le même choc.
— Tu es pénible. Faut savoir ce que tu veux. Tu voulais de la reconnaissance, non ?
— Certes, mais fait le bien mon petit !
— Hodgins… je veux bien que tu utilises « mon petit » comme terme, mais alors agis en tant qu’aîné digne de ce nom ! Plus important encore… elle est de retour, dit Gilbert, en désignant du regard la personne qui suivait Lux en pressant le pas.
Un jeune homme blond et séduisant, qui rappelait Violet, si ce n’est par la couleur. C’était Benedict Blue, autrefois simple livreur, aujourd’hui président d’une branche postale de la compagnie CH.
Son allure et son aura avaient quelque peu changé. Il portait toujours ses talons aiguille favoris, assortis à une veste cintrée et un pantalon du même ton. Ses cheveux étaient plus courts, et une boucle ornait désormais l’une de ses oreilles. Sa beauté androgyne était déjà présente auparavant, mais il dégageait à présent un charme adulte, en accord avec son nouveau statut.
— Benedict, qu’est-ce qu’il y a ?
Benedict jeta un bref coup d’œil à Gilbert, puis se tourna vers Hodgins sans rien lui dire.
— Je passais dans le coin alors je suis venu. Je voulais parler d’un truc avant la prochaine réunion. Au fait, arrêtez d’accumuler le courrier interne. Pourquoi je suis le seul à m’en charger ?
— Eh bien, comme c’est honteux… la coordination pour ton remplacement n’est pas encore optimale. Mais on finira bien par avoir deux ou trois Benedict arriver.
— C’est glauque, arrête ça. Je suis moi et c’est tout. Et puis, c’est bien ça que tu voulais, hein… ?
Il tendit avec négligence une lettre sur laquelle était inscrit le nom de « Violet Evergarden ». Il l’avait manifestement trouvée dans le courrier interne du siège qui avait encore du mal à s’organiser. Très probablement, en voyant Lux sur le point de tomber dans la boîte aux lettres, il l’avait aidée. Sa main tenait la lettre entre Hodgins et Gilbert, mais il la retira d’un geste dès que Gilbert voulut la prendre.
Ce fut le silence.
Comme pour provoquer l’agacement silencieux de Gilbert, Benedict lança :
— M. l’officier, c’est une communication interne. C’est donc confidentiel.
— On dirait que vous me détestez beaucoup.
— Ce n’est pas la question. Que vous sortez avec V ou non, je ne pardonnerai à personne lui voulant du mal. Vous êtes bien plus vieux qu’elle, et pourtant vous n’avez pas l’air de culpabiliser.
Lux tapa discrètement dans le flanc de Benedict, mais il poursuivit.
— J’arriverai probablement jamais à digérer ce que vous lui avez fait ou ce que vous comptez lui faire. J’ai l’impression que vous jouez avec elle.
Les coups de Lux se transformèrent en une série de frappes à deux mains, mais, légère et délicate, cela n’ébranla en aucun cas Benedict.
— Violet et moi ne sommes pas là pour satisfaire les autres. Ça nous regarde.
— Nan. C’est plus votre petite fille soldat, maintenant. C’était votre subordonnée, d’accord, mais elle est aussi comme une petite sœur pour moi et comme une fille pour Papy. Et puis c’est la meilleure amie de Lux en plus d’être une poupée de souvenirs automatiques exceptionnelle pour ses clients. Elle n’appartient plus qu’à vous.
Curieusement Hodgins le regardait avec un regard quelque peu attendri. Au début, il semblait vouloir le faire taire, mais il se ravisa. Après tout, s’il avait vraiment voulu être hostile, Benedict n’aurait pas fait les choses à moitié.
— Mais V est amoureuse de vous.
Ce fut le coup final de Benedict.
— Si vous… nous la prenez…
Et sa concession ultime.
— …ou si vous la rendez malheureuse…
Et, très probablement, son pardon.
— Ce sont les conditions pour avoir la lettre ?
— Exactement. Parce que c’est confidentiel. Que vous soyez en couple ou pas, nous n’avons aucune obligation de vous dire où se trouve notre employée et ce qu’elle fait. Mais elle est triste, dernièrement…
Le silence.
— Et ça, c’est probablement votre faute.
— Je…
— Assumez. Faites en sorte que V puisse sourire, la prochaine fois que je la vois.
Gilbert, enfin, dirigea correctement son regard vers Benedict. À y regarder de plus près, il lui ressemblait un peu. Cheveux dorés, yeux magnifiques. Un regard sincère. Cet homme tenait à Violet comme à une véritable sœur.
— Elle ne sourit presque jamais. C’est vraiment difficile… Faites en sorte qu’elle le fasse, en échange de cette lettre.
Il avait beau être rude, son affection n’en était pas moins sincère.
— Entendu, M. Blue. Mais… elle sourit plus souvent avec moi, ces derniers temps.
— Vous étiez pas obligé de le préciser ! Un peu d’effort pour me ménager s’il vous plait.
Hodgins éclata de rire malgré lui. La discussion entre Benedict et Gilbert ressemblait à celles de leur jeunesse. Lui aussi, à ses débuts avec Gilbert, s’était souvent opposé à lui. Il s’interposa entre les deux hommes, qui se disputaient au sujet d’une femme.
— Et si on arrêtait là et qu’on ouvrait cette lettre ? Moi aussi je suis curieux… Petite Lux, passe-moi un coupe-enveloppe.
Lux l’avait déjà en main avant même qu’il le demande. Un coupe-enveloppe spécial de la Compagnie Postale CH.
Il ouvrit la lettre avec soin. À l’intérieur se trouvait un message de Violet adressé à la compagnie. Quelques lignes seulement, écrites de manière très soignées.
— Heu… Je vais lire. « Ayant perdu tout l’argent en ma possession, je ne peux actuellement envisager de rentrer. Heureusement, une personne m’a offert le gîte et le couvert. Elle m’a également trouvé un travail me permettant de réunir les frais de transport. La date prévue de mon retour est dépassée, mais mes engagements actuels me retiennent encore quelque temps. Je vous serais reconnaissante de considérer cela comme un congé… Je vous transmets ci-joint l’adresse du premier endroit où je séjournerai. Violet Evergarden. »
Un silence pesant se fit ressentir. Leurs sentiments différaient sans doute, mais une chose les réunissait : Violet Evergarden ne leur demandait jamais d’aide dans ce genre de situation. C’était une forme de résignation. Lux finit par ouvrir la bouche, après que tous aient poussé un soupir.
— Ça lui ressemble tellement, hein ?
Elle y avait mis les formes. Si Gilbert n’avait pas été là, elle aurait crié : « Violet, idiote ! Pourquoi tu ne nous demandes pas d’aide ?! »
— Elle a perdu son portefeuille… ? Il s’est passé quelque chose… ? Elle peut pas préciser ? Si elle avait écrit « venez me chercher » ou un truc dans le genre, ça aurait été plus clair. Mais nous dire de considérer ses jours d’absence comme ses congés, c’est juste…
Benedict était exaspéré. C’était sa précieuse petite sœur de cœur, mais ce côté-là de sa personnalité, il ne l’aimait pas. Si elle avait été présente, il lui aurait donné une petite tape sur le crâne.
— Mais pourquoi avoir pris cette décision… ? Si elle avait demandé à quelqu’un de venir la chercher dans cette lettre, j’aurais compris.
— Elle est si directe pour des futilités, mais si réservée quand il faut pas.
Gilbert, qui avait vécu et élevé Violet pendant quatre ans, écoutait ces échanges avec douleur.
——C’est de ma faute.
Il ne pouvait s’empêcher de penser que la nature de leur relation, et le fait qu’elle ait été une arme, avaient forgé cette part d’elle.
— Ah~, hé…
Hodgins, devinant les pensées de Gilbert, tenta de changer de sujet
— Bon, c’est aussi ce qui fait son charme. Mais plus sérieusement, il faut qu’on décide : est-ce qu’on attend son retour ou pas ? Elle reviendra sûrement d’elle-même, mais…
— Oui. Si c’est Violet, elle reviendra, peu importe le moyen…
— Je ne vais pas l’attendre. Je vais aller la chercher moi-même.
Hodgins s’étonna de cette déclaration soudaine.
— Gilbert, tu peux te le permettre ? Elle est à Alfine. Que ce soit par train, voiture… même moi, avec mes raccourcis de facteur, il me faudrait un jour et demi pour y arriver.
— Toute cette discussion y menait. J’ai laissé mon travail à mes subordonnés et pris une semaine de congé.
— Et si vous vous croisez, qu’elle rentre pendant que tu pars… ?
— C’est possible. Même dans ce cas… j’y vais.
Deux émotions se disputaient pour Hodgins : celle d’un ami inquiet pour Gilbert, et celle d’un tuteur inquiet pour Violet Evergarden.
——Pourquoi toutes les personnes à laquelle je tiens sont-elles des têtes brûlées impossibles à laisser tranquilles… ?
Il en conclut que le simple fait que Gilbert prenne congé et vienne ici signifiait que leur relation approchait d’un point de rupture qui devait être réparé en personne.
——Faites plus d’efforts pour aller vers le bonheur. Mon cœur ne tiendra pas…
Trop altruiste, Hodgins pensait aux problèmes des autres comme s’ils étaient les siens.
— À bientôt, Hodgins.
— Non, attends.
— J’y vais.
— Attends, je vais voir si je peux faire quelque chose.
— Je t’en dois une.
— Je t’ai dit d’attendre. Attends, imbécile ! Je vais utiliser mes contacts pour envoyer quelqu’un chercher Petite Violet à Alfine !
Gilbert acquiesça, mais ne retira pas le manteau qu’il venait de remettre.
— Je vois. Alors j’y vais pendant ce temps.
Il n’avait visiblement pas l’intention de céder, même par simple entêtement.
— Raaah~ ! Tu pourrais au moins attendre le résultat avant de te précipiter ! Et si Petite Violet revenait demain, hein ?!
Gilbert resta silencieux un instant. Il comprenait les inquiétudes de Hodgins. Il était un adulte responsable. Plutôt que de foncer à l’aveuglette, il devait agir intelligemment. C’était là une conduite d’adulte raisonnable.
— Si c’est le cas, ce sera rassurant de savoir qu’elle est en sécurité. Même si on se croise, ça me va, tant qu’elle va bien.
Mais l’émotion, elle, n’obéit pas à la logique.
— Hodgins… Oui, elle va probablement bien. Moi aussi, je le pense.
Ce qu’on appelait « être épris »…
— Mais partir à la recherche de celle que j’aime, c’est une tout autre affaire. Qu’elle aille bien ou non, j’irai la protéger. Je ne fais jamais les choses à moitié pour Violet.
… était l’effet de « l’amour ».
À ces mots, Lux porta instinctivement ses mains à sa poitrine, tandis que Benedict devint rouge jusqu’aux oreilles, le visage crispé.
— Colonel, même si les gens s’opposent à votre relation, je vous soutiendrai quoi qu’il arrive.
— V… vous arrivez vraiment à dire… un truc pareil… devant les autres ?
Gilbert gardait un air parfaitement calme devant leurs réactions divergentes.
— Dites ce que vous voulez. Je l’aime plus que vous ne le pensez. Et je crois avoir été clair. Je suis le meilleur des chiens de garde.
La répartie cinglante que Benedict voulait lancer lui resta en travers de la gorge.
— Vous êtes sérieux là ?
- Je ne comprends pas trop, mais pour Violet, je suis toujours sérieux.
— Je vois…
Benedict lui avait posé la question autant pour Violet que pour lui-même. Il y aurait sans doute d’autres regards sceptiques, comme le sien, tournés vers Gilbert à l’avenir.
— Hodgins, même si tu m’en empêches cent fois, j’irai.
Et Gilbert Bougainvillea continuerait d’aimer Violet Evergarden, quitte à repousser tous ceux qui se dresseraient sur son chemin. Benedict comprenait enfin que c’était ce genre d’homme.
— Aah, bon sang… ! Gilbert, t’es vraiment trop impatient ! D’accord, d’accord ! Je vais essayer de contacter Alfine par téléphone, alors quand tu arrives là-bas… huuumm… Petite Lux, passe-moi de quoi écrire !
Sur le carnet de Lux, Hodgins griffonna à toute vitesse le nom d’une boutique de spiritueux à Alfine avec laquelle sa maison familiale, une entreprise commerciale, avait des liens. Gilbert plia soigneusement le papier et le glissa dans la poche de son manteau. Il s’apprêtait déjà à partir, lançant un « à bientôt », quand une main le retint par le bras. Mordant sa lèvre, l’air contenu, Benedict s’exprima calmement :
— Attendez…
— Il y a un problème ?
— Vous savez, vous pouvez aller à Alfine depuis la gare de Leidenschaftlich, mais c’est plus rapide de traverser le pont en voiture et de partir depuis la ville suivante.
— Je vois. Merci pour cette information précieuse, M. Blue.
— J’ai pas fini. Bref, je suis venu ici avec ma nouvelle voiture. Je suis président alors j’en ai une… Et pas pour me vanter, mais elle est rapide.
Le silence.
— Vous êtes aisé financièrement, alors vous comptez sûrement payer un fiacre ou un chauffeur. Mais si vous voulez vraiment y aller vite, montez dans ma voiture. Si on se dépêche, vous aurez vite votre train. Alors ?
Son attitude restait sèche, et son ton, loin d’être flatteur, n’avait rien d’aimable.
— Si vous voulez pas de ma voiture, pas de soucis.
Malgré cela, même quelqu’un comme Gilbert, qui n’était pas intime avec lui, pouvait comprendre que c’était là sa manière à lui de faire preuve de bonté. Son expression gênée, comme s’il contenait quelque chose, en disait long.
— Je vous remercie, M. Blue.
— Arrêtez de m’appeler comme ça.
— Monsieur Benedict.
— Stop, stop, juste « Benedict », ira très bien. On va se tutoyer maintenant.
— Je suis sincèrement reconnaissant, Benedict.
Benedict fit claquer sa langue.
— T’as une dette envers moi maintenant, Bougainvillea.
Pour la première fois, Gilbert lui adressa un sourire.
***
L’histoire de deux jeunes femmes se réchauffant mutuellement les cœurs avait pour théâtre Alfine. C’était le quotidien de Leticia Aster, qu’elle menait habituellement seule.
Au réveil, elle trempait le pain dur acheté la veille dans une soupe pour le rendre mangeable. Ensuite, elle enchaînait avec ses petits boulots du matin, qui ne duraient jamais plus de trois heures.
Une fois son emploi du temps chargé du matin au midi terminé, elle mangeait, puis partait promener trois grands chiens blancs appartenant à une actrice populaire. Le parcours, en montée, relevait littéralement du chemin de croix, tant les chiens tiraient fort.
De retour, elle profitait d’une courte pause avant son travail de nuit. Elle passait alors devant les vitrines de magasins de vêtements qu’elle admirait. Ces robes qu’elle contemplait avec envie étaient bien trop chères pour elle. Son quotidien était une bataille solitaire.
— Cette robe vous plaît ?
— Oui.
Mais désormais, elle avait une colocataire temporaire. Pas une amie, pas une simple connaissance non plus.
Cette colocataire était une jeune fille très particulière, qui paraissait frêle et douce au premier regard, comme si elle n’avait jamais rien soulevé de lourd de sa vie, mais en réalité, ce n’était pas du tout le cas. Elle était active et efficace.
Quand Leticia lavait trois assiettes, Violet en lavait vingt. Quand Leticia s’épuisait avec un seul chien, Violet avançait tranquillement en portant ceux qui étaient fatigués sous ses bras (ce que Leticia lui avait dit de ne pas faire, car ça ne comptait pas comme une promenade).
Efficace, méthodique, avec un visage impassible, elle accomplissait deux fois plus qu’une personne normale comme une poupée mécanique. Leticia n’avait jamais rencontré de poupée de souvenirs automatiques, alors elle ignorait si elles étaient toutes comme ça, mais Violet était une travailleuse acharnée. Même si elle venait tout juste de commencer ces boulots, c’était Leticia qui apprenait d’elle, souvent impressionnée. Dans les orbes bleus de Violet se reflétait une robe d’un blanc immaculé, comme faite de pétales de lys, celle que Leticia avait dit aimer.
— Elle t’irait mieux qu’à moi, dit Leticia avec sincérité.
Mais Violet secoua immédiatement la tête.
— Ce genre de choses ne me va pas. J’ai des prothèses, après tout.
Après quelques jours de cohabitation, Leticia savait ce qui se cachait derrière les craquements des mains de Violet. Et combien son toucher était froid et dur.
— Il y a aussi de très jolies robes à manches longues avec des gants assortis. Que dirais-tu de celle-là ?
Mais même à Alfine, les amputés n’étaient pas rares. La Grande Guerre était finie, mais son ère ne l’était pas. Les survivants combattaient encore les séquelles de ce conflit.
— Celles avec des capes sont mignonnes aussi, non ?
Leticia, encore jeune, ne savait pas quoi faire face à une personne portant un passé qu’elle ne comprenait pas.
— Leticia, maintenant que j’y pense, le prix indiqué… a baissé.
— C’est vrai ? Oh… Je vois. Ils vont sûrement changer cette vitrine. Eh, mais même moins cher, c’est encore cher… Si j’avais une robe comme ça… je pourrais aussi…
— Je peux y ajouter mon argent ? Peut-être que ce serait suffisant, ainsi.
— Mais dans ce cas, Violet, vous ne pourrez pas rentrer chez vous. Ce serait mettre la charrue avant les bœufs… Mais merci quand même.
Violet fit une mine un peu déçue.
— Ce serait bien d’avoir de meilleurs travaux…
— Oui, vraiment… C’est suffisant pour vivre, mais pas pour se faire plaisir, hein ?
C’était sûrement une pensée universelle, que tout le monde avait eue au moins une fois. Depuis l’invention de l’argent, les gens ne faisaient que courir après.
— Comment mes parents et tout le reste étaient aussi riches, c’est… un vrai mystère maintenant.
— Votre famille est riche ?
— Oui… mais j’ai quitté la maison, donc ça ne me concerne plus.
L’air réticente, Leticia détourna les yeux de la vitrine et recommença à marcher, suivie par Violet avec un temps de retard. Elles avaient encore du temps avant leur travail de nuit, alors elles flânaient sans but dans le deuxième quartier. Violet, peu à l’aise avec l’oisiveté, se contentait de la suivre.
Alors qu’elles marchaient en silence, la cloche de la tour centrale du quartier sonna bruyamment. Les deux filles s’arrêtèrent instinctivement. Puis, la tour entonna une douce mélodie, semblable à celle d’une boîte à musique.
— C’est « L’Étoile de l’Aube », aujourd’hui.
Son air mélancolique s’effaça, Leticia se tourna vers Violet avec un sourire. Celle-ci pencha la tête.
— Qu’est-ce que « L’Étoile de l’Aube »… ?
— Vous ne connaissez pas ? Vous ne l’avez jamais chantée petite ?
— Je n’ai aucun souvenir qu’on m’ait enseigné une telle chanson. Il aurait été inutile de m’en apprendre petite dans tous les cas.
— A-Ah bon… ? C’est pourtant une berceuse très connue… Cette tour a une mélodie différente à chaque heure. « L’Étoile de l’Aube », c’est…
Après avoir pris une inspiration, Leticia se mit à chanter. Une voix belle, claire, et inattendue résonna :
Surplombant les cieux de l’Est, l’Étoile de l’Aube brille dans le ciel avant le lever du jour.
Si tu pleures, regarde-la, cette beauté fera cesser tes larmes.
Toi, qui étais autrefois dans les bras de ta mère, et qui pleures maintenant de ne pas pouvoir te relever,
tu regardes éternellement la même chose.
Surplombant les cieux de l’Est, l’Étoile de l’Aube brille dans le ciel avant le lever du jour.
Elle te regarde toujours.
L’Étoile de l’Aube observe ta vie au fil du temps.
Surplombant les cieux de l’Est, même si tu fermes les yeux,
l’Étoile de l’Aube brille sur le monde entier.
Surplombant les cieux de l’Est, même si tu meurs, juste avant de fermer les yeux, surplombant les cieux de l’Est,
l’Étoile de l’Aube brille.
Alors qu’elle avait fini, Leticia, avec ses traits encore juvéniles, sourit et fit :
— C’est ce genre de chanson.
Le silence.
Ébahie, Violet bougea les mains comme manipulée par des fils invisibles et se mit à applaudir machinalement. Leticia avait chanté pour Violet, mais les gens autour leur adressèrent aussi quelques applaudissements.
— M-M-Merci… beaucoup.
Même en plein centre-ville, de nombreux artistes de rue gagnaient quelques pièces avec leur talent dans le deuxième quartier. Aussi, certains pensèrent sans doute qu’elle en faisait partie. Un passant lui lança : « Tu as une belle voix », ce à quoi elle répondit timidement, reconnaissante.
— Vous chantez bien, dit Violet, comme frappée d’admiration, ce qui fit naître encore plus de joie et de gêne au fond du cœur de Leticia.
——Si c’est maintenant…
Leticia croisa le regard de Violet.
——Si c’est maintenant, je pourrais peut-être le dire.
Ces orbes bleus, transparents comme du verre, reflétaient son interlocutrice.
— Je veux devenir chanteuse.
Aussitôt ces mots prononcés, Leticia se dit : « Je l’ai vraiment dit », et le regretta presque immédiatement. Chaque fois qu’elle avouait vouloir devenir chanteuse, elle connaissait déjà les réactions : un banal « bon courage », ou un commentaire pour lui dire de vivre une vie plus raisonnable.
Cela ne concernait pas que les chanteuses en devenir. Parler de ses rêves était en soi un acte simple, mais parfois, c’était perçu comme un problème. C’est ce qui rendait sa parole si lourde.
De plus, Leticia n’était qu’une simple « demoiselle » dans cette ville. « Demoiselle » Leticia n’avait rien, et pourtant elle parlait de ses rêves. C’était, pour elle, une chose honteuse.
— « Chanteuse », répéta Violet, comme pour confirmer.
— Oui… chanteuse, répéta Leticia de la même manière.
Maintenant qu’elle l’avait dit, cela devint une vérité qui la transperça, lui procurant une douleur vive dans la poitrine. Chaque fois qu’elle le disait à quelqu’un, les mots s’alourdissaient.
—— Ah, moi…
Cela avait toujours été ainsi.
—— Je… je veux vraiment devenir chanteuse.
Elle était une chasseuse de rêves.
— Vous allez vous moquer ?
C’était encore cette fille-là, celle qui ne voulait pas qu’on se moque de son aveu. Violet Evergarden mit un moment à décider comment répondre à cette question. Les pas légers d’enfants courant dans la ville d’hiver. Le bruit de talons si hauts qu’ils semblaient prêts à flancher. Les pigeons s’envolant d’un arbre à l’autre. Tant de silence entre elles que tous ces bruits étaient audibles.
La question était-elle si difficile ? Leticia, de plus en plus mal à l’aise, baissa la tête, les yeux fixés au sol. Alors qu’elle fermait les yeux, une voix, sans sa dignité habituelle, teintée d’hésitation, finit par s’élever.
— Je ne me moquerai pas de vous.
Violet avait répondu avec une sincérité extrême. D’une voix si naturelle que cela semblait être une conversation banale. Pour Leticia, c’était pourtant une affaire de vie.
—— Bon, Violet n’est pas concernée, donc c’est logique…
Mais Violet, comme accrochée à quelque chose, poursuivit :
— Excusez-moi d’avoir mis du temps à répondre. Je réfléchissais… Leticia, pourquoi m’avoir dit cela en pensant que je me moquerais de vous ?
Le silence.
— Je trouvais que c’était une question importante. Alors j’ai pris le temps de réfléchir et j’ai répondu sincèrement. Mais… est-ce que je vous ai blessée d’une quelconque manière ?
— Non.
— Tant mieux alors.
Le silence.
— Je ne comprends pas pourquoi vous pensiez que je me moquerais.
— Eh bien… en fait…
—— Cette jeune femme dévoile tout.
C’est ce que Leticia pensa, sans raison particulière. Être avec Violet lui faisait parfois cet effet-là. Comme voir son reflet dans l’eau, ou se regarder dans un miroir en tenant un autre miroir, ou encore comme exhumer sa propre tombe. Voilà ce qu’elle ressentait auprès de Violet.
— C’est… Vous voyez…
Mais c’était une manière d’être dévoilée qui ne faisait pas mal. Car même si elle mettait à jour une réalité déplaisante, Violet ne fuirait pas. Elle resterait là pour elle. Et poserait des questions, en douceur et écouterait avec attention.
Alors, Leticia finit par murmurer, les lèvres tremblantes :
— Vous savez… c’est gênant, non ?
Oui, plus elle développait, plus cela devenait embarrassant.
— C’est déjà un secteur qui s’est beaucoup développé après la guerre…
Après tout, elle n’avait encore rien accompli.
— Et même si on parle d’art, la plupart des adultes disent que c’est juste du divertissement…
Elle cherchait alors à se protéger par tous les moyens.
— Des rêves de gamin faisant un déni et bien d’autres choses
Elle aurait aimé pouvoir parler de tout cela avec plus d’assurance.
— Ils disent qu’on devrait faire des métiers utiles, et ils se moquent.
Elle aimait juste chanter. Énormément. Et elle voulait que les autres l’écoutent. C’était son rêve de vie et elle souhaitait pouvoir le dire avec assurance.
— Moi, je ne suis personne, alors quand j’en parle, les gens me disent ça, comme pour me réveiller d’un rêve… Et plus ça avance, et plus je perds confiance quand je veux annoncer devenir chanteuse.
— On vous a dit ça ?
— Une centaine de fois…
— Vous avez parlé à cent personnes ?
— Non, pas autant… M-Mais… c’est pour ça, Violet… je voulais savoir si vous aussi… si même vous… alliez vous moquer du fait que… quelqu’un comme moi veuille devenir chanteuse. Voilà tout… Désolée, c’est un peu compliqué comme question, non ?
Il y eut un court silence. Violet venait probablement d’identifier une correspondance entre cette réponse et ses propres réflexions.
— Leticia, dit-elle en joignant ses mains gantées de métal. — J’étais une fille soldat. J’ai reçu ces prothèses après avoir été blessée.
— Je vois…
— À l’époque, c’était nécessaire.
— Je vois.
— Après la guerre, j’ai quitté l’armée pour devenir une poupée de souvenirs automatiques. Je ne comprenais pas tout à l’époque, mais le président de notre compagnie était doté d’une grande clairvoyance. Après la guerre, les compagnies postales et les poupées comme moi sont devenues nécessaires. Parce que beaucoup de gens ne savent pas écrire, mais ont enfin du temps pour transmettre leurs sentiments. Bien sûr, c’était utile pendant la guerre aussi… mais ce n’était pas suffisant…
Violet regardait Leticia avec un éclat plus affirmé dans les yeux.
— Si ce métier a pris de l’ampleur après la guerre, c’est qu’il est nécessaire. Comme mon travail d’écriture. Il est nécessaire, maintenant.
Ses yeux brillants reflétaient Leticia, encore chanteuse inconnue, mais validée.
—Alors… vous n’avez pas à avoir honte. Et ce, même si un jour l’on aurait plus besoin de vous. Cela a été mon cas quand ma présence n’était plus nécessaire sur le champ de bataille.
Ces mots semblaient s’adresser aussi à elle-même.
— Vraiment ?
Elle acquiesça doucement :
— Même dans ce cas… il ne faudra pas avoir honte.
— Violet, est-ce que vous aussi, vous avez honte de vous parfois ?
Silence.
— Pardon… vous n’êtes pas obligée de répondre.
Violet porta la main à la broche sur sa poitrine… mais s’arrêta, main en suspens, presque crispée. Puis elle donna une réponse à laquelle Leticia ne s’attendait pas du tout.
— Quand je pense… à la personne que j’aime, je me sens honteuse.
Leticia en resta bouche bée.
Durant cette année, il s’était passé bien des choses pendant qu’elle poursuivait son rêve de devenir chanteuse, mais cet hiver lui réservait la plus grande surprise : cette jeune femme, semblable à une poupée, était amoureuse.
— Vous avez un amoureux ?
C’était absurde, mais ses mains et sa voix tremblaient.
— Oui.
La vision qu’elle avait de Violet changea du tout au tout.
— Hein, sérieusement ? C’est vrai… ? Eeeh… Vous êtes une adulte…
Jusqu’à maintenant, elle pensait que Violet était dénuée d’humanité, agissant comme une machine… mais là, elle semblait plus humaine que jamais.
— Violet, vous êtes vraiment adulte…
— Je viens de le réaliser.
— Réalisé quoi ?
— Que je n’ai aucune confiance en moi… Quand il s’agit de celui que j’aime, je perds toute assurance. Leticia, je pensais que vous n’aviez pas à vous inquiéter de ce dont vous parliez. Mais si on me disait la même chose, je ne pense pas que je réussirais à chasser ce sentiment… Quand on manque de confiance, les rêves aussi deviennent une gêne.
Violet ajouta alors, à voix basse, petit à petit :
— La gêne vient donc du manque de confiance. À chaque fois que je suis avec l’être que j’aime, j’ai l’impression que… que je ne suis pas à la hauteur. Que mon existence même… est déplacée à ses côtés. C’est embarrassant… Je n’ai pas confiance en moi.
L’on percevait dans sa voix une incroyable solitude.
— Violet, ça ira.
Elle ne savait pas ce qui irait. Mais Leticia le dit. Elle tendit la main vers les prothèses de Violet et les serra comme pour les réchauffer.
— Ça ira …
En disant cela, elle pensa que c’était une phrase irresponsable et creuse. Pourtant, cette fille lui avait répondu avec une sincérité si pure. Elle avait compris Leticia. Alors Leticia voulait apaiser leurs peurs abstraites. Bien qu’elle ne fût pas croyante, elle voulait prier pour Violet.
— Vraiment… ? Cela dit, cela n’a pas d’impact sur mes activités de tous les jours, dit Violet, penchant la tête.
Comme pour la rassurer, Leticia répéta :
— Tout ira bien.
——Donc Violet est comme moi.
Même si elle s’en voulait un peu, Leticia en tira du courage.
——Tout le monde a quelque chose en lui qu’il trouve honteux.
Cette solitude, cette gêne, cette douleur… n’étaient pas uniquement les siennes. Celles de la personne en face d’elle aussi. Chaque être humain cachait quelque part en lui une fragilité extrême.
— C’est vrai. Rêver d’être chanteuse, cela n’a rien de honteux.
Être touché à cet endroit leur faisait mal et les faisait pleurer. Être réchauffé à ce même endroit leur procurait du bonheur, mais les faisait pleurer tout autant. Tout le monde possédait ce genre de chose, au fond de soi.
— Oui. Leticia, votre rêve n’a rien de honteux.
Ainsi, poursuivre un rêve n’avait rien de honteux.
— Oui.
— Merci… mais… il y a autre chose que je trouve honteux… c’est que je ne peux pas être considérée comme quelqu’un de doué, telle que je suis. Il y a beaucoup de gens encore meilleurs que moi.
— Vraiment ?
Violet était innocente. C’est justement pourquoi Leticia lui avait répondu de la même façon.
— Oui, je n’ai aucun talent, dit-elle, la poitrine très serrée. — Il y a plein de gens qui chantent comme moi. Cette ville en est remplie. Juste un peu bien chanter, ça ne peut pas être qualifié de talent.
Dans les yeux de Leticia se reflétaient d’innombrables personnes, tout comme elle, vivant dans cette ville et poursuivant leurs rêves dans le deuxième quartier.
***
Ce jour-là, elles partirent en soutien dans un petit cabaret.
Ce genre d’établissement serait étrange ailleurs, mais à Alfine, on en trouvait plusieurs. Les gens y dégustaient leur repas en discutant tout en regardant des spectacles. Les principales représentations étaient des comédies musicales et des danses, et Violet et Leticia avaient pour mission de préparer les accessoires et d’aider les artistes à se changer.
Peut-être ne pouvait-on blâmer Leticia d’affirmer qu’elle n’avait aucun talent. À Alfine, les standards étaient élevés. Tous les artistes du monde du spectacle maîtrisaient ce qu’ils faisaient et, du point de vue d’une novice, leur performance artistique semblait éblouissante de naturel. Quiconque avait écouté Leticia chanter aurait ressenti qu’il y avait quelque chose dans sa voix, mais si on leur demandait si elle était « exceptionnelle », personne ne pourrait l’affirmer avec certitude.
Cette ville était remplie de pierres précieuses.
Au début, Violet fut réprimandée pour la mollesse de ses salutations. Le propriétaire du restaurant soupira : « Une bonne à rien de plus… ». Mais à force de persévérance, cette impression s’effaça. Elle n’était pas chaleureuse, mais il lui suffisait d’une seule fois pour retenir ce qu’on lui disait, et une fois mémorisé, elle agissait avant même qu’on ait à lui rappeler. Elle savait aussi faire la comptabilité et était polie.
Bien qu’elle ne soit pas sociable, on en vint peu à peu à trouver cela attendrissant. Parmi les chanteurs et danseurs du spectacle, elle fut surnommée non pas « Demoiselle » ou « Rêveuse », mais « Petite Poupée ». Elle écoutait les bavardages sans fin des clients désagréables, et, quand des hommes ivres s’introduisaient dans les coulisses, elle leur tordait le bras pour les faire sortir avant même que la sécurité n’arrive.
— Petite Poupée, Demoiselle, à bientôt. Les en-cas qu’on vous a donnés ne tiendront pas longtemps, alors mangez-les vite.
— Oui. Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Ce que Leticia aimait dans ce travail de nuit, c’était que des artistes qui avaient réalisé leur rêve sur les grandes scènes la traitaient, elle, encore apprentie rêveuse, parfois avec rigueur, mais le plus souvent avec bienveillance. Les rêveurs avaient une vie quotidienne rude jusqu’à poser les fondations de leur vie par les arts. Ils recevaient donc parfois de la nourriture. Depuis que Violet était là, les dons avaient doublé.
— C’est quoi les en-cas ?
— Qu’est-ce donc… ? Eh bien, des bonbons et… des biscuits.
— J’ai eu un assortiment de cookies. C’est fou, on pourrait organiser un goûter, hein ?
— N’étions-nous pas à court de thé ?
— Uhuhu… j’en ai piqué un peu au théâtre, donc on en a. Faisons un goûter nocturne, Violet.
— Vous ne devriez pas faire ça.
— Je rembourserai ma dette le jour où je réussirai.
De retour chez Leticia, elles organisèrent leur goûter. L’appartement, même en étant sympathique, ne pouvait être qualifié de convenable, et pourtant, bien qu’il n’y eût aucune brise fraîche, il y régnait un froid glacial. Elles firent bouillir de l’eau, s’enveloppèrent de couvertures, grignotèrent et burent du thé, les rideaux à peine entrouverts pour contempler la vue nocturne. La pente montant légèrement en allant du premier au troisième quartier, leur donnait une vue qui surplombait toute la ville.
— Désolée pour la chambre. Il fait froid, hein ?
— Je campe souvent lors de mes déplacements dans des régions inexplorées, donc cela me convient.
— Violet, faut-il être aussi résistante que vous pour être poupée de souvenirs automatiques ?
Parce qu’elles avaient parlé de leurs rêves un peu plus tôt, la conversation était plus animée qu’à l’accoutumée. Mais comme Violet se taisait souvent si on ne lui parlait pas, Leticia menait l’échange.
Au travail, Leticia passait son temps à écouter les ordres et les plaintes des autres, donc elle se montrait bavarde dès qu’on lui prêtait une oreille attentive.
— Je vois… Alors, Violet, vous êtes orpheline mais vous avez intégré une famille d’accueil.
— Oui. Dire que j’y ai appris toute la bienséance n’est pas exagéré.
— S’ils vous ont appris cela, c’est qu’ils doivent être riches. Violet, vous n’avez pas besoin de travailler, non ?
— Ils me parlent souvent de cela, mais de nombreuses personnes m’ont appris la valeur de ce travail. Je n’ai pas la possibilité de cesser. Et puis, je ne suis plus une enfant. Je peux subvenir à mes besoins seule. Pour moi, où que j’aille, il y a des gens qui m’accueilleront à mon retour… Cela me suffit.
Ces paroles poignardèrent Leticia. Elle serra un peu plus la couverture contre elle, essayant de réchauffer son cœur battant.
— Moi…
Cette douleur ne partirait pas.
— Je n’ai jamais manqué de rien… mais j’ai quitté la maison familiale.
À moins d’en parler, elle ne disparaîtrait pas.
Leticia Aster était à l’origine la fille d’une famille aisée. Née non pas dans une grande ville, mais dans une région reculée à la campagne, elle avait grandi dans une exploitation agricole prospère.
Jamais elle ne fut regardée de haut pour venir d’une famille de fermiers. Élevée par un père influent, c’était une vraie « demoiselle », considérée par tous ceux qui l’entouraient comme une lady. Elle-même acceptait cela naturellement.
Elle avait appris l’étiquette que Violet avait acquise chez les Evergarden bien plus tôt encore. Pour définir Leticia parfaitement, c’était une enfant née dans un environnement extrêmement privilégié. Ses parents voulaient qu’elle vive sans jamais connaître le besoin, même à l’avenir.
Dès l’âge de huit ans, ils parlaient déjà de la date de son mariage et du lieu de la cérémonie, sans l’impliquer dans la conversation.
Son fiancé devait être le fils aîné d’un marchand que son père désirait depuis longtemps inclure dans la gestion de l’exploitation. Leurs pères, amis de longue date, avaient tout décidé entre eux : les deux enfants étaient nés la même année.
Leticia acceptait aussi cela naturellement. Elle attendait son mariage avec lui, espérant avoir des enfants, vieillir avec eux. Il était toujours gentil avec elle devant les parents, et tout le monde s’attendait à ce qu’elle joue son rôle de « jeune maitresse de maison ». Elle pensait que c’était ce qu’elle devait faire pour les autres. Elle le croyait sincèrement.
— Mais un jour, j’ai été choquée. Ce garçon m’a dit quelque chose. Qu’il ne m’aimait pas du tout.
C’était arrivé soudainement, un jour comme les autres. Le mariage était encore lointain, mais à chaque réunion de famille, ils étaient traités comme un couple officiel. Ce jour-là, comme d’habitude, ils se trouvaient ensemble à une réunion. Les adultes leur disaient des choses comme : « Après le mariage, il vaut mieux avoir un garçon et une fille », ou « Quand tu entreras dans l’administration, je te confierai tel travail. » Leticia écoutait cela en souriant, quand tout à coup, son fiancé cria un « Fermez-là… » !
Sans doute n’avait-il jamais crié de sa vie. C’était presque un hurlement, comme s’il souffrait lui-même de ses propres mots. Puis, il s’enfuit, laissant tout le monde stupéfait.
— Je l’ai poursuivi. Je l’ai rattrapé et lui ai demandé pourquoi.
Pour Leticia, il avait toujours été doux. Le genre à aller chercher son chapeau tombé dans un étang, sans se soucier d’être trempé. Celui qui, en cas de festival, mettait Leticia avant ses amis. Personne n’enviait ce mariage, pensait-elle.
— Je lui ai posé des questions. Et il… m’a crié dessus.
Jamais elle n’aurait cru qu’il lui crierait dessus.
— « Parce que… tu es idiote », m’a-t-il dit.
Ce garçon en larmes n’était plus le fiancé qu’elle connaissait. Il était en plein désarroi. Même aujourd’hui, elle se souvient de chaque mot.
— « Je ne t’ai jamais aimée, et je ne veux pas me marier avec toi. Pourquoi tu ne dis jamais rien ? Pourquoi tu ne penses jamais par toi-même ? Tu as un problème ? Toi et tous les autres, vous êtes juste des imbéciles. Des abrutis qui ont cessé de penser. »
À l’ombre d’un moulin, dans un décor bucolique, il l’avait crié, ivre de rage.
— Il l’a répété. Qu’il ne voulait pas. Qu’il y avait forcément autre chose. « On n’a qu’une vie, et personne ne le comprend. Pourquoi obéir aveuglément à nos parents ? Vous êtes tous fous » a-t-il dit, encore et encore.
Ce qui l’avait le plus marquée, ce n’était pas la blessure. C’était de voir qu’il pleurait. Lui, toujours souriant et bienveillant.
— Je ne pouvais que m’agripper à l’ourlet de ma robe toute neuve, et trembler.
Tristement, Leticia n’avait jamais pensé qu’elle ne voulait pas l’épouser.
— Ce jour-là, j’ai compris que ma vie, mon confort, tout ça reposait sur la volonté des autres.
Elle aimait sa vie, dans une certaine mesure. Née dans une famille riche, elle n’avait jamais eu à « penser ». Ce n’était pas nécessaire. Elle ne s’était jamais posée de questions. Mais lui, pensait. Dans ce coin tranquille du monde, son cœur était en feu.
Et ainsi, à cause de tout cela, il avait fini par être écœuré de tout ce qui l’entourait, jusqu’à lui-même dans son rôle de médiateur, et avait tout détruit. Y compris le cœur de la « jeune lady » nommée Leticia Aster.
— Après avoir reçu ça en pleine face, je suis rentrée chez moi en pleurant. J’ai pleuré longtemps. Je me disais : « Aah, tout ce en quoi je croyais était un mensonge. » Être gentil avec moi, ne jamais oublier mon anniversaire, tout cela n’était que des obligations pour lui, et il n’aimait pas ça. Ça m’a rendue tellement triste… C’était mon premier chagrin d’amour… Mais, vous savez, après avoir tant pleuré, j’ai compris une chose. Il avait réuni tout son courage pour dire cela, parce qu’il voulait choisir sa propre vie.
Nous en vînmes ainsi à la Leticia Aster actuelle.
Vêtue d’une couverture comme d’un voile de mariée, Violet la regardait. Ses yeux semblaient empreints d’inquiétude. Même si Leticia affirmait qu’elle avait tourné la page, le fait de pouvoir en parler montrait qu’elle s’était relevée. Elle afficha donc un sourire, comme pour dire à Violet de ne pas s’en faire.
— C’est donc à ce moment-là que j’ai pensé à ma propre vie pour la première fois. Il répétait encore et encore : « On n’a qu’une seule vie. Toi et les autres, vous ne le comprenez pas. Pourquoi doit-on faire ce qu’on nous dit alors qu’on n’a qu’une chance ? »… J’étais blessée, mais ces mots ont trouvé leur écho en moi. Puis je me suis souvenue qu’avant que mes parents me parlent de fiançailles et de tout le reste, j’étais une enfant qui aimait chanter… Je l’avais oublié, ou plutôt… La guerre continentale est survenue, et même si mon village était loin des combats, on m’a dit que ce n’était pas le moment de chanter, alors j’ai arrêté. Mais ensuite, j’ai recommencé à le faire, seule sous les étoiles. Et petit à petit, le chant a pris une place énorme en moi… Ce n’est pas pour remplacer cette personne, mais j’ai fini par tomber amoureuse du chant. Et sans m’en rendre vraiment compte, j’ai quitté la maison et je suis arrivée ici. Et là, j’ai ri. Il y avait d’autres filles comme moi. Des rêveuses… Pas seulement des filles, d’ailleurs. Il y a aussi beaucoup de garçons dans ce monde. Je me suis dit : « Hein~… Je croyais avoir une vie compliquée, mais en fait, je suis juste une fille ordinaire… »
C’était une façon un peu triste de le dire, mais dans les yeux de Violet, quelque chose brillait en Leticia. Elle parlait de ses rêves dans un coin d’une grande ville, dans une chambre à peine éclairée. Même si elle n’avait aucun pouvoir, cette rêveuse resplendissait même dans l’obscurité.
— Mais vous savez… ça va… Je n’ai qu’une vie, et j’en suis l’héroïne. Alors pour moi… je suis spéciale… C’est pour ça que ça va…
Le silence.
— Désolée, j’ai toujours vécu un peu seule, alors… il y a plein de choses que je voulais confier à quelqu’un. Le thé… a refroidi, hein ?
Alors que Leticia disait cela, Violet répondit qu’elle s’était laissée happer par le récit. C’était la première fois qu’on disait cela à Leticia, et elle en fut toute gênée.
— Vous me flattez. Je ne suis qu’une rêveuse comme tant d’autres.
— Alors les gens qui poursuivent leurs rêves sont appelés « rêveurs » ?
— C’est ça. Cette ville en est remplie. C’est plus rare de croiser quelqu’un qui n’en est pas un.
— Moi, je n’en suis pas une…
— Violet, vous n’avez aucun rêve ? Rien que vous aimeriez faire plus tard…
Le silence.
— Comme vous êtes en couple, vivre avec lui un jour… ce genre de chose, c’est aussi un rêve. Moi… le rêve de me marier avec quelqu’un que j’aimais s’est brisé… alors… Violet, je veux que vous soyez heureuse…
— Je vais y réfléchir. Attendez un moment.
— Huhu…
— Leticia.
— Vous avez fini de réfléchir ?
— Non, cet homme… ne serait-il pas heureux de savoir que vous poursuivez un rêve ? Peut-être pourriez-vous… lui parler une nouvelle fois, ou lui écrire une lettre pour lui dire ce que vous vivez aujourd’hui ?
À en juger par son ton, en réfléchissant à son propre rêve, Violet pensait aussi à Leticia. Bien que souriante, le cœur de cette dernière se serra douloureusement.
— Ça… je ne pense pas que ce soit possible. Il a quitté notre région avant moi… Et juste avant, je lui ai dit que j’allais moi aussi essayer de faire ce que je voulais. Et là, il m’a répondu : « Une fille comme toi n’arrivera jamais à rien » et il est parti.
Le silence.
— J’avais toujours fait ce que mes parents me disaient, sans rien décider par moi-même… Il m’a dit que je devais continuer à vivre protégée par d’autres… C’était son conseil, peut-être. Mais ces mots m’ont profondément marquée.
Indépendamment de sa voix extraordinaire, sa décision de ne pas la montrer venait probablement du fait que d’autres l’avaient remarquée avant elle.
— Ça m’a mise en colère, alors j’ai quitté la maison comme pour me rebeller… Donc, au final, ces paroles m’ont peut-être aidée…
— Je ne pense pas.
Leticia éclata de rire face à la réplique sèche de Violet.
— Mais sans ces mots, je n’aurais probablement jamais quitté la maison.
— Les mots ont du pouvoir.
— Hein… ?
— Je pense que les mots qui retiennent les gens comme cela… peuvent s’assimiler à des malédictions.
— Jamais pensé vous entendre dire un truc pareil…
— Je suis poupée de souvenirs automatiques depuis plusieurs années, après tout. J’ai vu des cas où des mots enfermaient les gens, d’autres où ils les illuminaient, leur donnant ou leur retirant leur force.
Peut-être était-ce vrai, songea Leticia. Elle sentait qu’à chaque grande décision, ces mots lui reviendraient. « Une fille comme toi n’arrivera jamais à rien ». Prise de peur, elle secoua la tête comme pour chasser cette pensée.
— Violet, vous avez fini de réfléchir ?
— Si je parle sans avoir mis de l’ordre dans mes pensées… cette personne n’aurait rien à gagner à être avec moi… Je souhaite son bonheur, et le mien, ce serait d’être à ses côtés… Pourtant, en pensant à son bonheur, il vaudrait mieux que je sois loin de lui…
— Attendez, c’est trop compliqué.
— Ça l’est. Les rêveurs n’abandonnent-ils jamais leurs rêves ? Ou bien, s’ils veulent abandonner, que doivent-ils faire ?
— Les rêveurs vivent dans leurs rêves et les poursuivent. On ne peut pas supporter de ne pas courir derrière. Peu importe combien on est piétiné ou moqué, on continue…
— Même là, vous poursuivez votre rêve.
— Oui. On a honte, on essaie d’abandonner, mais au final, sans vraiment le réaliser, on continue à tout tenter. Aujourd’hui… vous m’avez écoutée, Violet, et j’ai repris de l’énergie pour poursuivre le mien.
— Je n’ai fait qu’écouter.
— Vous m’avez prêté une oreille attentive. Vous ne vous êtes pas moquée. Rien que ça… c’est déjà un talent formidable.
— « Un talent formidable » ?
— Violet, si vous hésitez… ne serait-il pas mieux d’écouter vraiment ce que votre partenaire a à dire… ? J’ai réalisé à quel point écouter est précieux.
— Leticia, quand je vous regarde, je me dis… que ce serait bien si j’avais aussi un rêve… Les rêveurs ont ce petit quelque chose… comme une force d’attraction.
— Vraiment… ? Ehéhé. Même si ce n’est pas une carrière, ça peut être un lieu où vous voulez aller, ou une chose que vous voulez manger
Alors que Leticia disait cela, Violet ouvrit la bouche, comme si une idée venait de surgir :
— Les couleurs d’automne de Roswell sont magnifiques, et les paysages fleuris de Drossel sont splendides.
— Hein ?
— Le ciel nocturne de Iustitia, la capitale de l’observation astronomique, est comme rempli de pierres précieuses, et les trésors de la nature autour du fleuve Jacaranda dans la région de D’Arthur valent le détour.
— H-Hein… ?
— J’aimerais montrer ces lieux à la personne que j’aime, un jour. Je suis sûre qu’il les contemplerait en plissant les yeux. C’est quelqu’un qui fait de l’équitation pendant ses jours de congé et qui aime la nature.
C’est alors que Leticia comprit enfin les paroles de Violet.
— Si j’ai le droit d’avoir un rêve, ce serait de partager avec lui les beautés de ce monde que j’ai pu observer.
C’était cela, son rêve. Un rêve modeste, mais dans ses yeux et sa voix, tout transpirait le sérieux.
— C’est merveilleux.
Leticia ressentit une joie sincère, sans même penser à se moquer.
— Vraiment merveilleux.
Souriant sincèrement, elle valida le rêve de Violet.
Puis, avant de dormir, elles décidèrent de chanter un peu, à voix basse, comme si cela devait rester secret.
Leticia interpréta aussi des chansons d’amour pour Violet. Telles deux alouettes blotties l’une contre l’autre, elles s’étaient comprises.
Et l’aube se leva.
***
La nuit où elles avaient parlé de leurs rêves marqua un petit tournant pour Leticia.
Grâce à l’écoute d’autrui, elle devint plus déterminée à poursuivre son rêve. Elle avait maintenant la ferme résolution de chanter dans les rues, en plus de passer des auditions dans les théâtres. C’était difficile sans public, mais avec Violet à ses côtés, elle trouvait le courage.
La seule chose que possédait Leticia, en tant que rêveuse, c’était une grande flexibilité dans l’emploi du temps. Ainsi, elle chantait chaque jour au même endroit, plusieurs fois. Sa voix résonnait avec une puissance qu’on ne soupçonnait pas au vu de son corps frêle.
Des gens venaient lui parler, l’inviter à des auditions, mais elle tomba aussi dans des situations douteuses : réunions pour des produits suspects, ou propositions pour poser comme modèle… sans avoir à chanter. Un homme étrange lui proposa même une grosse somme dans un de ces lieux.
— VIOLEEET !
Dans ces moments-là, elle appelait Violet, restée à l’extérieur.
— Violet, je suis tellement contente que vous soyez avec moi ! Tellement contente !
Leticia disait cela en pleurant, et Violet ne faisait que lui caresser l’épaule.
— J’ai aucun flair pour les gens… ni de chance.
C’était ça, Alfine. La ville des rêveurs. Une ville qui rassemblait des jeunes poursuivant leurs rêves… et des adultes qui les exploitaient.
Et pourtant, Leticia, en tant que rêveuse, retourna chanter dès le lendemain.
Pendant ce temps, une idée traversait l’esprit de Violet. Elle alla alors rendre visite au compositeur du premier quartier. Ce dernier fut abasourdi : il croyait que Violet avait quitté la ville. Mais en l’écoutant, il lui proposa immédiatement son aide. Il envisageait de lui proposer un autre travail.
Cette visite allait, par la suite, ouvrir de grandes opportunités.
***
Alors que le quotidien de Violet à Alfine se déroulait à un rythme effréné, Gilbert et Benedict étaient en voiture, dans celle de ce dernier, en train de se disputer pour savoir lequel des deux était le plus proche de Hodgins. Ayant pris congé de Benedict après lui avoir timidement serré la main, Gilbert monta à bord du train couchette. Il ne lui restait plus qu’à s’inquiéter pour Violet. Cette angoisse silencieuse rongeait son corps et son esprit, mais comme il restait en bonne santé et encore jeune malgré la trentaine passée, cela ne parvint qu’à lui nouer l’estomac.
Avec chacun allant de son côté, on ne pouvait que reconnaître à quel point les êtres humains étaient des créatures affairées. Tout le monde pensait à quelqu’un. Une personne se souciait d’une autre, et un enchaînement menait à un autre, faisant bifurquer le destin vers des directions insoupçonnées. Quoi qu’il en soit, c’étaient là des épreuves et des bonnes nouvelles accordées à ceux qui passaient à l’action. Au moment de recevoir l’épreuve, on ne savait pas s’il y aurait une bonne nouvelle. Toutefois, lorsque cette dernière arrivait, un instant survenait où tout s’éclaircissait, comme si le brouillard obstruant le champ de vision se dissipait.
S’il existait une divinité du destin, elle avait à coup sûr un goût certain pour la malice.
— Violet… ?
Si une célèbre poupée de souvenirs automatiques venait à retrouver, dans une certaine ville où elle résidait en raison de circonstances imprévues, un écrivain célèbre qu’elle avait rencontré autrefois, lors de jours lointains où les feuilles d’érable d’automne flottaient à la surface de l’eau, alors cet écrivain noterait dans un de ses livres qu’il s’agissait là d’une farce divine.
— Maître…
Pour Violet, il était l’un des nombreux maîtres qu’elle avait eus, mais pour lui, ce n’était pas le cas. Cheveux roux rebelles, lunettes à monture noire aux verres épais, et bien que sa tenue soit désormais plus soignée, sa sensibilité au froid n’avait pas changé.
— Violet, alors tu étais vraiment toujours dans cette ville… On me l’a dit. Crowley te fait travailler jusqu’à l’épuisement, pas vrai ? Ah, attends une seconde, tu ne me reconnais pas, n’est-ce pas… ? Je t’ai engagée il y a déjà un bon moment, après tout… Je suis…
— Lord Oscar, vivant à Roswell.
La réponse, formulée avec tant d’assurance, fit lentement fondre l’expression d’Oscar, désormais un dramaturge réputé.
— Oui. C’est bien ça.
Au fond de lui, Oscar avait l’espoir que, si c’était Violet, elle se souviendrait de lui. Elle venait de combler cette attente avec brio.
— C’est Oscar. Violet, je suis vraiment content de voir que tu vas bien.
Cette retrouvaille était sincèrement heureuse pour lui. Les yeux de Violet se plissèrent légèrement devant le sourire d’Oscar.
— Tu as souri, murmura Oscar, surpris.
— Il s’agit bien de cette fonction appelée « sourire ».
— Ce n’est pas une blague, quand c’est toi qui dis ça. Je suis heureux de te voir en bonne santé… Je suis vraiment content de te revoir.
— Oui, moi aussi… J’espérais qu’un jour nous nous reverrions. Lord Oscar… ajouta Violet après une rare manifestation d’un léger malaise.
— Votre parapluie.
— Hm ?
— Je me promène toujours avec le parapluie que vous m’avez offert.
— Aaah… ça me fait plaisir. Merci.
— Je ne suis plus une poupée de souvenirs automatiques, donc je ne l’ai pas sur moi… mais je l’ai toujours dans mon travail. C’est un très bon produit, je peux l’utiliser où que j’aille.
— Oui… c’est un excellent produit, digne de toi.
— J’avais prévu de me montrer avec la prochaine fois que nous nous reverrions, mais…
— Hein, attends. Je viens de laisser passer quelque chose… Tu as arrêté d’être une poupée de souvenirs automatiques ? Mais pourquoi ?
Violet jeta un regard vers Leticia, qui chantait au milieu de la foule. Aujourd’hui encore, elle chantait. Peut-être avait-elle remarqué que Violet ne la regardait pas. Elle chantait en lui lançant un regard du genre « C’est qui ce gars ? ».
— Si je devais l’expliquer… cela prendrait… un certain temps.
— Ce n’est pas un problème. Je suis trop curieux. Raconte-moi.
— J’ai peut-être un peu exagéré. Je n’ai pas arrêté, mais j’ai besoin d’argent, donc j’exerce d’autres travaux. C’est un secret… mais il y a quelque chose que je souhaite acheter, alors j’ai accepté un travail supplémentaire du compositeur Lord Crowley. Lord Oscar, êtes-vous venu voir Lord Crowley ?
— Je lui commande mon prochain projet, donc je suis venu ici pour un rendez-vous avec lui. À l’époque où j’étais avec toi, je n’aurais jamais imaginé qu’un reclus comme moi viendrait jusqu’à Alfine depuis Roswell… Euh, tu sais… si tu le veux bien, on peut discuter un peu ? J’aimerais m’excuser de t’avoir présentée à cet entêté de Crowley, alors que dirais-tu d’un petit repas… ? Et puis, si tu me racontes ta situation actuelle, il y a peut-être quelque chose que je peux faire pour t’aider… Ah, je ne veux rien dire de déplacé. Ce n’est pas ça du tout.
De l’extérieur, les paroles d’Oscar auraient pu donner l’impression qu’il tentait de draguer une femme. Pourtant, en son cœur, il désirait simplement savourer ces retrouvailles avec quelqu’un qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, et qui l’avait aidé à tenir une promesse faite à sa fille défunte. Même après tout ce temps, l’idée que sa fille aurait pu lui ressembler si elle avait vécu ne l’avait pas quitté. Ni son désir qu’elle ait pu vivre.
— Très bien. Je n’ai pas à travailler aujourd’hui, après tout.
Violet accepta immédiatement, ce qui força Oscar à calmer les battements de son cœur en se frottant la poitrine. Bien que son tempérament ne fût pas fondamentalement joyeux, il lui adressa un sourire radieux, tout à fait naturel.
— Aaah, mais attends une seconde. Peut-on y aller après que tu m’aies dit le nom de cette jeune fille ? Mon prochain travail est aussi une pièce de théâtre, les acteurs sont déjà choisis, mais on va créer une chanson thématique et la vendre. Elle a une belle voix, alors si elle ne fait encore partie d’aucun groupe, j’aimerais lui faire une proposition.
— Par « cette jeune fille », voulez-vous parler de celle au centre de la foule qui nous entoure actuellement ?
— Oui. Je me demande si elle fait déjà partie d’un groupe… Non, probablement que oui…
— Elle n’en fait pas partie.
— Comment peux-tu savoir ça, Violet ?
— Lord Oscar, c’est une rêveuse, actuellement en train de poursuivre ses rêves.
— Violet, p-pourquoi me parles-tu avec autant d’insistance… ?
— Je possède des informations extrêmement précieuses pour vous deux. Je vous en prie, attendez qu’elle ait fini de chanter.
— D’accord. J’attendrai. Violet… heu, je suis content et tout, mais ça fait un peu mal quand tu me tiens le bras comme ça…
À en juger par son comportement, Violet semblait inhabituellement poussée par l’émotion, influencée par les connexions étranges que les gens pouvaient engendrer entre eux, et elle ne lâcha pas la main d’Oscar jusqu’à ce qu’elle ait fini de le présenter à Leticia. Une fois la chanson terminée, Violet s’empressa de les réunir. Leticia, stupéfaite, vit Violet s’approcher d’elle en tenant quelqu’un par la main.
—— Hein, c’est son petit ami ?
Elle se trompait complètement, mais après les présentations, le malentendu fut dissipé. Et ensuite, à nouveau, elle reçut de Violet la plus grande surprise de l’année.
Il n’y avait personne à Alfine qui ne connaissait pas le dramaturge Oscar.
— Leticia, il voit en toi un grand potentiel de chanteuse.
— Je trouve que tu as une belle voix, Leticia. Est-ce que je peux t’appeler Leticia ?
Il était une personnalité si éminente que le simple fait de lui parler suffisait à faire danser de joie. Elle avait entendu des rumeurs selon lesquelles il était plutôt lunatique, mais celui qui se tenait à côté de Violet ressemblait à un homme adulte dont émanait de lui une certaine douceur.
— N-Non… Je ne saurais être digne de la chose.
— Si tu veux, que dirais-tu de participer à une audition non publique ? Je fais partie du staff et je cherche des participants individuels, mais je n’en ai pas trouvé beaucoup. Je pense à te recommander.
Le visage de Leticia se crispa devant cette tournure soudaine. Elle était heureuse. Tellement heureuse qu’elle ne savait plus quoi faire, et pourtant, son cœur lui faisait mal comme s’il était frappé à coups de bâton. Les sons lui parvenaient de manière floue. Sa gorge était sèche, ses yeux lui brûlaient d’être restés si grands ouverts.
— Que sais-tu chanter ? Peux-tu monter dans les aigus aussi ? Ou préfères-tu les graves ?
Violet semblait inhabituellement heureuse. Leticia devait la remercier pour avoir permis cette rencontre. Mais sa voix ne sortait pas.
— Leticia est douée en tout.
—— Ne dis pas ça. Ce n’est pas vrai. Je veux dire, je ne le suis pas encore…
Car Leticia…
— Eh bien, qu’en dis-tu, Leticia ?
… était encore une « Demoiselle ».
—— Aah.
Ce fut à ce moment-là que Leticia comprit. Elle réalisa. Elle s’était, une fois de plus, soumise.
Elle était venue dans cette ville en poursuivant ses rêves. Elle savait à quoi ressemblait la réalité, mais elle avait fait de son mieux sans se laisser abattre. Pourtant, quelque part en elle, subsistait ce désir de retourner un jour dans sa ville natale.
Car si jamais ses rêves venaient à se réaliser et qu’elle devenait quelqu’un avec un nom autre que « Demoiselle »…
—— …je ne pourrais plus rien reprocher à personne.
Soudain, le visage de son fiancé lui revint à l’esprit.
Jusqu’à maintenant, elle lui avait un peu gardé rancune pour l’avoir blessée. Mais à quel point s’était-elle laissée aller à cette indulgence pour que de telles pensées lui viennent en tête ?
—— C’est ma vie.
À l’instant où les rouages commencèrent à tourner, elle fut prise de peur et eut envie de tout abandonner. Fuir était définitivement plus facile. Abandonner était simple, et affronter la situation était un fardeau. Selon la personne, prendre une décision pouvait être un poids énorme. Et c’était précisément dans ces moments-là que les traumatismes surgissaient sans crier gare : « Une fille comme toi n’arrivera jamais à rien ».
— Je suis désolée, mais ce fardeau est trop lourd pour moi.
Sans même s’en rendre compte, Leticia prononça des paroles qui allaient totalement à l’encontre de ce qu’elle ressentait. Ensuite, sa mémoire se brouilla. Si elle ne se trompait pas, elle avait l’impression d’avoir marché seule jusqu’à chez elle. Violet l’avait appelée d’innombrables fois derrière elle, mais elle ne s’était pas retournée. En repensant à ce qu’elle avait fait, Leticia sentit son visage s’enflammer de honte, puis pâlir.
—— Je dois m’excuser.
Auprès de Violet et auprès d’Oscar. Tous deux. Ils avaient voulu lui rendre service, et elle leur avait manqué de respect.
Elle se leva dans la hâte, mais ses jambes ne tenaient pas, et elle s’effondra dans sa chambre. Elle put constater qu’elle y était bien, mais Violet n’était pas là.
En enfilant un manteau, elle se rendit dans le couloir extérieur de l’immeuble et croisa une autre résidente. Le soir tombait, et cette dernière s’apprêtait à partir gagner sa vie dans le monde nocturne.
— Ah, Demoiselle.
Comme toujours, elle fut appelée ainsi. Même si elle avait peut-être eu la possibilité de devenir quelqu’un, elle avait elle-même tout abandonné. Elle avait tant parlé à Violet de ce que signifiait poursuivre ses rêves, et pourtant, lorsque l’occasion s’était présentée à elle, elle avait pris la fuite. Au final, c’était là sa limite. De toute façon, elle ne pouvait rien devenir.
— Tu t’es enfin réveillée… Dieu merci. Il est déjà l’heure pour toi d’aller travailler. Tu sais, la fille blonde qui vit chez toi en ce moment.
— Violet… ?
— Oui, elle. Elle a dit que si tu te réveillais, tu devais rester ici et ne pas aller la chercher.
Le silence.
— Elle a dit qu’elle allait travailler à ta place. Ah, attends … Oscar !
C’était un énième événement de la journée qui la laissa sans voix. L’homme que la résidente avait appelé depuis l’étage inférieur n’était autre que celui que Leticia avait fui.
— Leticia s’est réveillée ! Montez vite !
Oscar leva la main et monta les escaliers. Leticia était plus paniquée que surprise.
— E-eh, c-comment… ?!
— Tu parles d’Oscar ? Aucune idée. Je viens à peine de le rencontrer. Il ne voulait pas entrer dans la chambre d’une fille sans permission, alors il m’a demandé de l’appeler à ton réveil. J’ai accepté et il m’a dit qu’il allait fumer entre-temps. C’est un vrai gentleman, non ? T’imagines, il n’a même pas fumé. Violet a dit que tu t’étais évanouie en rentrant chez toi. Il s’est passé un truc grave, non ?
Le silence.
— Si tu ne veux pas me le dire, c’est pas grave. Mais va les remercier.
Sur ces mots, la femme annonça qu’elle partait travailler, ses talons claquants élégamment alors qu’elle s’éloignait. Restée seule, Leticia fit face à Oscar, qui haussa les épaules, l’air distant. Elle devait dire quelque chose. Du moins, elle le pensait, mais aucun mot ne sortit.
— Leticia.
— O-Oui ! répondit-elle d’une voix tremblante.
—— J’en peux plus. Quelle idiote. Je suis pathétique. Je veux mourir sur place.
Gardant ses distances avec Leticia, qui semblait sur le point de pleurer, Oscar parla :
— Je suis sensible au froid ; et toi ?
— H…Heu… ?
— Aussi, mon plat préféré, c’est la soupe. Parce que c’est facile à faire.
Oscar s’était mis à parler beaucoup de lui, sans raison apparente. En soi, ce n’étaient que des détails.
Mais en l’écoutant jusqu’au bout, elle comprit qu’il était un artiste menant une vie plutôt bancale.
— Et aussi… aussi, voilà. Je veux consacrer le reste de ma vie à créer des œuvres qui rendront ma famille disparue heureuse. Voilà… Maintenant, parle-moi de toi.
— De moi ?
— Oui. Juste pour que tu le saches, je ne vais pas abandonner à cause de ce qui s’est passé hier. Les artistes comme toi sont souvent trop sensibles, difficiles à gérer, imbus d’eux-mêmes, ignorants de tout sauf de ce qu’ils aiment, et veulent se lancer des défis même s’ils sont lâches. J’en fais partie. Donc tu n’es pas la première à fuir après une invitation de ma part.
— Vraiment… ?
Comme c’était étrange. Était-ce parce qu’il lui avait parlé de lui ? Mais petit à petit, la peur qu’elle avait ressentie à leur première rencontre s’atténuait. Cela paraissait bête, mais elle commençait enfin à le voir comme un être humain, fait de chair et de sang.
— Je veux d’abord que tu saches que je ne fais pas peur. Et ensuite, si besoin, je peux tout expliquer à tes parents. Et si tu manques de confiance, je peux continuer à te répéter que tout ira bien jusqu’à ce que tu sois rassurée.
Le silence.
— Tu sais, des gens bizarres comme nous, qui courons après nos rêves, c’est un peu embarrassant… mais tu n’as pas envie de montrer aux autres ce qu’on est les seuls à pouvoir faire ? De les divertir jusqu’au cœur de la nuit ?
— Est-ce que Violet… vous a dit quelque chose ?
— Non. Mais tu n’es ni la première ni la dernière. Tu incarnes un stéréotype.
Le silence.
— Tu es une rêveuse ordinaire, clichée… et aussi le genre de fille qui s’enfuit.
Le silence.
— Mais ta voix est incroyable.
À cet instant, ces mots firent réfléchir Leticia Aster.
—— Je ne veux pas ça. Je veux vraiment poursuivre mes rêves. Je ne veux pas fuir.
Elle ne voulait pas rester une « Demoiselle ».
—— J’ai peur. L’addition de toutes les fois où je n’ai jamais pris ma vie en main est en train de me tomber dessus. Mais… mais… cet homme a complimenté ma voix.
Elle se dit qu’il était un homme bien simple. Irresponsable, un peu effrayant aussi. Mais il lui avait donné du courage. Ce romancier était lui aussi toujours un rêveur. Bien qu’il soit un adulte accompli, il se considérait comme un homme embarrassant.
— Vous êtes vraiment d’accord pour me choisir ? J’ai… heu… jamais eu de vrai accomplissement jusqu’ici.
— C’est ce genre de personne que je cherche cette fois, donc ça va. Je veux polir non pas des célébrités, mais des joyaux encore anonymes comme toi, perdus dans la foule.
— C-Comment dois-je m’habiller pour y aller ? Est-ce qu’il y a quelque chose que je dois avoir ? Enfin, quelque chose que je dois absolument faire maintenant ?
— Rien. Mets la tenue qui te plaît. Juste pour voir si ça rend bien sur scène, une robe serait idéale, mais si tu n’en as pas, tes habits habituels iront.
— Pourquoi m’avoir choisie ? Parce que je connais Violet ?
— Tu prends le raisonnement à l’envers. C’est en t’observant que j’ai repéré Violet. Ensuite, j’ai découvert que vous vous connaissiez, alors…Bon, il se peut que je sois partial, mais je ne suis pas le seul à décider. Je veux que tu abordes ça sans attente ni pression.
— D’accord.
— Mais j’ai quand même quelques attentes personnelles te concernant.
— Oui… Merci beaucoup. Je suis désolée d’avoir fui…
— Je t’ai déjà dit que j’y étais habitué. Mais cette sensibilité que tu as… c’est sans doute ce qui est nécessaire aux gens comme toi, qui montent sur scène.
Ce soir-là, lorsque Violet rentra, Leticia l’accueillit avec un câlin et des excuses.
— Violet—Violet, j’ai des choses que… je veux vous dire.
— Moi aussi.
— Vous savez, je viens de vivre un tournant dans ma vie.
— Parlons dans l’ordre des événements.
La rencontre avec Oscar avait aussi été un tournant pour Violet. Informé de sa situation, Oscar lui avait proposé une aide financière. Comme Violet avait refusé, il avait demandé que cela soit considéré comme un paiement anticipé pour un travail de rédaction anonyme : inscrire noms et adresses sur des réponses à des lettres de fans. Il avait apporté les documents, pensant s’en occuper pendant ses moments libres en ville. Comme elle avait terminé en moins de trente minutes, le montant payé dépassait clairement ce qui était justifié.
— Je ne peux pas accepter.
— La pièce que j’ai écrite sur toi a été un succès, et depuis, je n’ai plus manqué de travail. Laisse-moi au moins faire ça.
— Je ne peux pas accepter.
— Un jour, quand je t’embaucherai à nouveau… ce jour-là, tu n’auras qu’à me cuisiner quelque chose. J’ai découvert après coup que ce n’était pas inclus dans le travail d’une poupée de souvenirs automatiques.
— C’est parce que vous étiez une personne tellement difficile, Maître…
— Essaie encore une fois de me réprimander comme ça… Violet Evergarden.
Violet put ainsi gagner plus que nécessaire pour payer ses frais de voyage pour rentrer. Les rencontres humaines pouvaient provoquer des tournants majeurs et, en un clin d’œil, générer des moments aussi riches qu’un siècle.
Cette fois, ce qui s’était produit dans la vie de chacun n’était qu’un petit changement, mais sans efforts pour vivre pleinement, rien de tout cela n’aurait eu lieu. Et lorsqu’une chose commence, cela signifie aussi qu’une autre touche à sa fin. Plusieurs affaires avaient été réglées, tant pour Violet que pour Leticia. Elles n’avaient plus de raison de rester ensemble. Apprenant que Violet partirait le lendemain matin, Leticia ne montra aucune réaction disproportionnée.
Elle semblait l’avoir déjà deviné. Elle allait devoir prendre conscience de leur séparation, et si elle le faisait, elle craignait de fondre en larmes.
— Violet, je suis désolée.
— Vous l’avez déjà dit plusieurs fois.
— Mais je veux le répéter encore. Je suis désolée d’avoir fui alors que vous avez fait tant pour moi aujourd’hui. J’avais… tellement peur… Même si je poursuivais ce rêve, j’ai été assez stupide pour tout abandonner…
— Moi aussi, je fuis la personne que j’aime… alors qu’il fait tant pour moi… Je suis stupide.
— Violet, vous n’êtes en rien stupide ! C’est moi ! Je suis désolée…
Ce jour-là, Leticia eut à faire plusieurs choix. Le dernier arrivait maintenant : faire ses adieux paisiblement à Violet ou dire ce qu’elle avait sur le cœur.
Depuis leur première nuit ensemble, il y avait quelque chose qu’elle avait toujours désiré. Ce n’était qu’un fantasme, mais rêver n’était pas un crime. Alors, lors de leur dernier goûter nocturne, Leticia prit son courage à deux mains.
— Dis… Violet, si vous êtes d’accord… et si on vivait ensemble pour toujours ? demanda-t-elle, bien qu’elle sût que cela ne se réaliserait jamais. Si vous ne comptez pas l’épouser… vous pourriez peut-être travailler ici comme poupée de souvenirs automatiques… Voilà… si on est toutes les deux, vous ne croyez pas qu’on pourrait s’amuser ? Je pense qu’on s’entendrait encore même une fois vieilles. Alors, qu’en dites-vous, Violet ?
Il n’y avait aucune chance que cela se réalise. Mais elle voulait au moins le dire. Elle voulait aussi prouver à Violet combien elle l’aimait.
— Non, répondit Violet en secouant la tête.
Bien sûr. Elle avait une ville où rentrer, une personne qu’elle aimait, et un métier. Pourquoi Leticia avait-elle formulé un tel souhait, alors qu’elle savait que c’était inutile ?
Et pourtant, comme si elle voulait s’accrocher à elle, Leticia ajouta :
— Je…heu…je vous aime vraiment…
Pour une raison qu’elle ignorait, les mots ne sortaient pas comme il fallait. Même si elle voulait tant remercier Violet pour tout.
—— Violet.
— Je serais d’accord pour vivre dans cette toute petite chambre avec vous, pour toujours.
—— Merci.
— Je vous aime.
—— Merci de m’avoir sauvée dès le départ sans hésitation.
— …au point que je me dis que ce serait bien si c’était le cas.
—— Et merci d’avoir respecté mes rêves quand j’en ai parlé.
— Violet, je vous aime.
—— Merci de soutenir mon rêve et d’avoir lié mon destin au vôtre. Merci aussi d’être à mes côtés en ce moment.
— Je suis tombée amoureuse de vous.
Dans l’obscurité de la nuit, Leticia avait confié à Violet ses rêves. Violet lui avait donné une impulsion dans le dos, affirmant qu’elle n’avait pas à avoir honte.
— Je le sais. Même en disant cela, une fois que l’on sera séparé, vous essuierez sûrement vos larmes et entamerez votre combat.
N’était-ce pas suffisant ? Leticia voulait y croire.
Elle avait l’habitude d’être une fille sage. Elle ne voulait pas laisser échapper le moindre égoïsme.
— Vous êtes ce genre de personne. Vous ne pouvez arrêter de poursuivre vos rêves. Peu importe combien on vous piétine ou vous ridiculise, vous continuez de les suivre. N’est-ce pas cela, être une rêveuse ?
— Mais, Violet…
Elle ne devait pas le dire.
— Violet, j’ai peur.
Elle ne devait pas, et pourtant, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était terrifiée à l’idée de ce futur qui s’était soudainement mis en mouvement, à tel point qu’elle ne parvenait pas à se contenir.
—— Je veux encore rester une « Demoiselle », mais en même temps, non. Je veux voir l’avenir qui m’attend. Mais j’ai peur de le construire de mes propres mains.
Tout cela était vrai, et c’est précisément pour cela qu’elle tremblait de peur.
— S’il vous plaît, montrez-le-moi. Montrez-moi le rêve dont vous m’avez parlé dans cette chambre.
Ne pouvant se retenir, Leticia se jeta sur les genoux de Violet, s’y accrochant.
Comme c’était misérable et embarrassant, de se cramponner ainsi à quelqu’un. Pourtant, c’est parce que cette personne l’avait amenée à cet état que Leticia voulait s’accrocher à elle, même si elle devait être repoussée.
— Violet… je… je ne sais pas… si je peux y arriver, dit-elle en sanglotant.
— Non, vous êtes quelqu’un capable de vous battre, Leticia.
— Pourquoi vous croyez ça… ? Je ne suis rien de spécial.
— Vous êtes sur le point de le devenir. Il est normal d’avoir peur. Mais ne cessez jamais de vous battre.
— D’accord… Je vais faire de mon mieux, je vais me battre…
— Oui, s’il vous plaît… ne perdez pas.
— Je ne perdrai pas… Violet… Même de loin, ça ira. Regardez-moi…
—— J’utilise cette personne comme substitut.
Comme un substitut à sa mère, à son père, ou à celui qui aurait dû être là pour la soutenir dans la vie.
Et malgré tout, Violet lui offrit ses genoux.
Après aujourd’hui, elle allait s’affranchir de cette gentillesse.
C’est pourquoi Leticia pleura, pleura, et pleura encore, jurant de ne plus jamais fuir.
***
Le lendemain matin, en se réveillant, Leticia trouva une lettre posée sur une grande boîte.
Elles s’étaient en quelque sorte dit adieu la veille, mais penser qu’elle serait partie sans rien dire… Leticia se sentit abandonnée. Pourtant, à la lecture de la lettre, ce sentiment s’apaisa.
La lettre disait :
À Leticia.
Ceci est un cadeau. Ces derniers temps, je suis en train de devenir un être humain. C’est pourquoi, je sentais qu’il serait difficile de me séparer de vous et que je finirais par pleurer.
Pardonnez-moi de vous avoir fait mes adieux par lettre.
Violet Evergarden
Leticia ne comprenait pas très bien ce qu’elle voulait dire, mais si Violet, de toutes les personnes, avait fui pour ne pas pleurer, alors cela montrait à quel point Leticia lui était chère. Le fait qu’elle se sente en paix malgré tout était un mystère qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Elle ne reverrait plus Violet. Pourtant, elle avait le sentiment qu’elles se retrouveraient, et ne pouvait s’en empêcher. Elle croyait que Violet était le genre de personne qui tenait ses promesses. Elle lui avait demandé de « le lui montrer ».
« Une fille comme toi n’arrivera jamais à rien »
Si Leticia parvenait vraiment à montrer ce qu’elle était devenue en tant que chanteuse à Violet, si elle devenait quelqu’un, elle avait la conviction que Violet viendrait la voir.
Après avoir délicatement rangé la lettre dans son enveloppe, elle posa enfin les yeux sur la grande boîte. Le bruit du ruban qui se défaisait résonna doucement dans la pièce traversée par la lumière matinale d’un jour d’hiver. À l’intérieur de la boîte souvenir se trouvait une robe blanche. C’était celle qu’elles avaient vue dans cette vitrine. Celle qu’elle avait renoncé à acheter, car trop chère.
Y avait-il chose plus encourageante que cela ? Cette fille lui avait dit de se battre. Et, pour son cadeau d’adieu, elle lui avait choisi une tenue de combat, pour lui permettre de s’épanouir comme une fleur dans ce monde.
Avait-elle utilisé tout l’argent qu’elle avait durement gagné pour cela ? Il était facile d’imaginer Violet, affamée, n’ayant gardé que de quoi rentrer chez elle.
— Je dois vraiment lui montrer, hein…
Quoi qu’il advienne, les rêveurs poursuivent leurs rêves. Même seuls, même si ces rêves ne se réalisent pas, ils doivent lutter et lutter encore, continuer à vivre sans jamais abandonner.
En enfilant la robe en larmes, Leticia fit le serment que ce serait la dernière fois qu’elle pleurerait jusqu’à ce que son rêve se réalise.
***
Le théâtre morcelé de leurs vies trouva enfin un point de convergence.
Après avoir été secoué dans la voiture de Benedict, puis avoir pris un autre train pour arriver à Alfine, Gilbert se rendit dans une boutique qui faisait commerce avec la famille Hodgins sous la recommandation de ce dernier lui. La transmission téléphonique semblait avoir bien fonctionné, car l’information avait été relayée à la boutique. Ainsi, Gilbert apprit qu’une personne ressemblant à Violet travaillait apparemment dans la ville, auprès d’un individu résidant à l’adresse de renvoi d’un certain courrier.
Il estima tout d’abord raisonnable de se rendre à cette adresse, mais malheureusement, personne ne s’y trouvait. À ce moment-là, la propriétaire des lieux, Leticia Aster, passait une audition.
Sans autre choix, Gilbert entreprit de visiter les endroits où Violet avait travaillé, comme s’il suivait ses traces. Il se rendit dans plusieurs lieux : un restaurant animé de clients installant des tables, la demeure d’un riche propriétaire de chiens géants, un cabaret où l’on vendait des rêves chaque nuit… Mais partout, on lui dit :
— La jeune fille a dit qu’elle allait bientôt quitter la ville.
—— Arrivé trop tard, hein…
Il avait fait ce grand détour depuis une terre du nord jusqu’à Leidenschaftlich, et est venu continuer sa poursuite ici. Hodgins avait tenté de le dissuader, le jugeant insensé. Désormais, il en ressentait les effets. C’était acceptable. Du moment qu’elle était en sécurité. Il ne pouvait penser qu’à cela, se contentant de sourire en se moquant de lui-même. Aux yeux d’un tiers, ses actions semblaient sans doute ridicules. Et elles l’étaient. Gilbert l’aurait lui-même pensé si cela concernait un inconnu. Pourtant, il ne pouvait pas s’en empêcher.
Depuis le moment où il avait rencontré Violet. Depuis qu’elle avait prononcé « Major » pour la première fois. Depuis le jour où il lui avait dit qu’il l’aimait. Depuis qu’il lui avait demandé pardon, souhaitant rester à ses côtés. Gilbert avait lentement changé. Il était bien loin du jeune homme qui vivait uniquement pour le nom de la famille Bougainvillea.
Une seule fille avait pu transformer un homme à ce point. Et pour Gilbert aussi, une seule personne avait pu transformer une bête sauvage en jeune fille. Cependant, comme ils ne pouvaient mesurer mutuellement la grandeur de leurs gestes, l’autre semblait toujours briller plus que soi. On chérissait tant l’autre que l’on finissait par croire qu’il valait mieux ne pas être là.
Mais, en vérité, ils voulaient être ensemble.
Ce n’était rien d’extraordinaire, des émotions universelles que les amoureux du monde entier expérimentaient depuis la nuit des temps. On finissait par s’y habituer avec le temps. C’était leur première fois à tous les deux. Et c’est justement pour cela que ça faisait mal.
Alors qu’il observait l’agitation de la foule, Gilbert se demanda s’il devait rentrer. Si Violet n’était plus dans la ville, il n’avait plus rien à y faire. S’il repartait maintenant, peut-être pourrait-il la croiser à Leidenschaftlich, même brièvement.
S’il parvenait à la voir, il s’excuserait de l’avoir plongée dans l’incertitude. Et si elle acceptait, ils devraient alors parler de leur avenir de couple. Jusqu’à ce que tous deux soient convaincus que tout irait bien, même s’ils étaient séparés.
Tandis qu’il en était à ce point dans ses pensées, Gilbert perçut soudain un son approchant. Un son qu’il avait entendu d’innombrables fois. Depuis leurs retrouvailles, chaque fois qu’ils se voyaient, il souriait en entendant ce bruit.
Le claquement des bottes. Une démarche parfaitement rythmée, trahissant sa personnalité stoïque. Et ce mot, qu’il ne pourrait sans doute jamais manquer d’entendre, peu importe où il se trouvait.
— Major.
Le premier mot qu’elle lui avait adressé. Un mot magique, qui ne faisait grandir son affection que lorsqu’il sortait de sa bouche, bien qu’il ne soit plus major, mais colonel. Le souffle coupé, Gilbert se retourna.
Des rubans rouge foncé, flottant. Une veste d’un bleu prussien sur une robe au nœud blanc. De longues bottes brun cacao et une petite valise
Et, brillant sur sa poitrine, la broche émeraude qui les liait. Elle n’était plus une fille soldat.
Plus seulement “Violet”.
Ni son outil ni une bête sauvage.
C’était une jeune femme, vivant désormais comme une poupée de souvenirs automatiques.
Violet Evergarden tendit la main vers Gilbert.
— Violet.
— Major.
Peut-être surprise qu’il se soit retourné si brusquement, Violet ramena sa main contre sa poitrine, puis la laissa tomber.
Gilbert n’abandonna pas cette main, qu’elle ne retendrait sans doute pas une seconde fois. Il la saisit par le poignet et l’attira à lui.
— Ma… jor…
Il posa l’autre main sur sa joue et la regarda de près. Ses orbes bleus, ses cheveux dorés, ses traits gracieux… elle était semblable à une poupée. C’était sa Violet, sans l’ombre d’un doute.
— Violet… c’est bien toi ?
Bien que la question fût étrange, Violet y répondit avec sérieux :
— Oui, c’est moi, Major.
Peut-être troublée par ce regard si proche, ses joues se teintèrent de pourpre.