VIOLET EVER V4 - CHAPITRE 4
« Cher toi » et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Une lettre, c’était comme enfermer son cœur dans une enveloppe.
Les mots que l’on était incapable de prononcer en face naissaient aisément sur le papier.
Se blesser et dévoiler son amour devenait si simple, précisément parce que l’autre n’était pas en vue. C’est pourquoi cela pouvait avoir un effet d’autant plus dévastateur et engendrer une solitude plus grande encore.
Ce que l’on percevait à travers l’odeur du papier et de l’encre, ainsi que dans le tracé des caractères alignés, c’était « l’absence ». Mais aussi le « temps » que l’autre avait consacré pour toi. Plus on chérissait une personne, plus on souffrait de savoir que seuls nos sentiments lui étaient parvenus.
Pourtant, même si ce n’étaient que des sentiments, on désirait les transmettre.
C’est pourquoi les gens prenaient leur stylo-plume et commençait toujours leur correspondance par un : « Cher toi… ».
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Dans une certaine base militaire, un colonel de l’armée s’apprêtait à écrire une lettre.
Seul dans sa chambre, assis à son bureau, il contemplait une feuille vierge. Pendant plusieurs minutes, il resta immobile, sans bouger le stylo-plume qu’il tenait en main.
Depuis la fenêtre, il pouvait voir le vent glacé souffler au-dehors.
Jamais, dans le pays du sud où il était censé vivre, Gilbert Bougainvillea n’avait été témoin d’un paysage aussi froid et décoloré, même en automne. C’était une terre du nord, un pays lointain, bien éloigné de Leidenschaftlich, la nation à laquelle il avait juré fidélité.
Autrefois, cette contrée était un territoire ennemi. Il y était maintenant stationné, au sein d’une base militaire servant de force de dissuasion. Une existence épuisante, marquée par une fatigue psychologique constante, commençait à creuser un pli soucieux entre ses sourcils.
Le vent martelait la fenêtre avec des claquements bruyants. Dérobé à sa contemplation par ce vacarme oppressant, Gilbert reposa sa stylo-plume. N’ayant pas avancé d’une seule ligne, il se dit qu’il valait mieux faire une pause et changer d’air. Il but une gorgée de thé, déjà tiède, et poussa un soupir.
Il était aujourd’hui en permission. Son seul jour de répit où il était libéré de ses obligations militaires. Un jour de congé, un temps de loisir, un jour merveilleux où personne ne viendrait l’importuner. De plus, il était célibataire, sans femme ni enfant. Il pouvait faire tout ce qu’il voulait. Il aurait pu sortir ou se prélasser dans sa chambre. Pourtant, il ne fit ni l’un ni l’autre et s’efforça d’accomplir quelque chose de « marquant » : écrire une lettre.
Son meilleur ami aurait sûrement dit : « Tu sais, si je ne te traînais pas dehors sous couvert d’une bonne raison ou d’un quelconque événement social… tu deviendrais tout de suite un gars complètement fade, sans aucune envie de profiter de la vie. Trouve-toi au moins un hobby, sérieusement. »
Malheureusement, Gilbert n’avait pas de passe-temps digne de ce nom.
Ou plutôt, il n’avait jamais eu le temps d’en chercher un. Élevé dans la rigueur et la discipline de sa famille, il avait hérité du nom et consacré toute sa jeunesse aux champs de bataille.
Qu’un homme tel que lui cherche à faire quelque chose « d’utile » même durant son jour de repos, presque comme s’il devait rendre des comptes à une autorité invisible, n’avait donc rien de surprenant. Cela dit, ce n’était pas comme s’il écrivait à contrecœur. Il savait déjà à qui il voulait adresser cette lettre et avait des sentiments à exprimer.
La personne qui lui était la plus chère en ce moment.
Il ignorait où pouvait bien se trouver à cet instant la magnifique poupée de souvenirs automatiques qui hantait tant de ses pensées. Ils ne pouvaient pas se voir souvent. Et depuis qu’il avait été affecté à cette base militaire, leur relation était devenue encore plus distante.
Ceci est l’histoire d’un couple en pleine relation à distance, comme il en existe tant ailleurs.
Chère Violet Evergarden,
Cela fait bien longtemps que je n’ai pas pris la plume. Nous nous sommes croisés sans nous rencontrer à cause de nos obligations respectives, et cela fait un certain temps que nous ne nous sommes pas vus. C’est ce que je me répétais… mais mon cœur, lui, refuse de se calmer. Voilà pourquoi je me retrouve face à cette lettre.
Je n’avais pas écrit depuis ma réponse aux lettres que tu m’avais envoyées autrefois. J’espère que mon écriture s’est améliorée depuis. La tienne est toujours aussi magnifique et je ne saurais t’égaler dans ce domaine.
Lorsque j’ai découvert que, sans même m’en rendre compte, tu avais appris plus de mots que moi et que tu étais devenue capable d’écrire des lettres imprégnées de tes sentiments, j’en ai été profondément surpris. Je te l’ai déjà dit, mais je te remercie pour ces lettres.
Lorsque nous sommes séparés ainsi, les relire me procure un peu de réconfort.
En ce moment, mon quotidien se résume à mener des inspections dans diverses régions, si bien que je n’ai pas encore pu poser le pied sur le sol de Leidenschaftlich. Les conflits causés par l’importation d’armes provenant de l’extérieur du continent transitant par des pays sans traité commercial se multiplient peu à peu. Comme du sang s’échappant d’une plaie peu profonde.
Heureusement, notre pays est parvenu à maintenir la paix après la Guerre Continentale, mais nul ne peut prédire quand les étincelles viendront nous atteindre. D’ailleurs, nous sommes en train d’œuvrer à la résolution des problèmes du Nord. En tant que vainqueurs de la guerre, nous avons la responsabilité d’assurer l’ordre auprès des nations déchues.
Les blessures s’infectent toujours par les points les plus vulnérables, puis deviennent incurables.
Après la guerre, pour la libération du Nord, le sacrifice de leur puissance militaire et la saisie de ses technologies ont été exigés en guise de compensation. Cette dette nous est revenue avec le temps. Nous avons bel et bien dissous leur armée ; ainsi, s’il faut une intervention armée, ce sera à nous d’intervenir.
Leidenschaftlich est la plus grande puissance militaire du Sud. Ce genre de situation continuera de se produire.
Je n’en ressens aucune amertume. J’avais prévu que les choses tourneraient ainsi, même si je ne pouvais pas tout anticiper. Mon père disait toujours qu’une guerre ne se termine jamais vraiment, même lorsque les gens croient qu’elle est finie. Peut-être que, moi aussi, je ne pourrai jamais considérer la Guerre Continentale comme un chapitre clos. C’est sans doute naturel, puisque toute ma jeunesse y a été consacrée.
J’avais l’intention de t’écrire une lettre d’amour… mais c’est un échec.
Il semblerait que je n’aie aucun talent pour cela. Hodgins m’a demandé si je voulais rédiger avec lui une autobiographie ou quelque chose du genre après ma retraite, mais je suis soulagé avec le temps d’avoir décliné poliment.
Là-bas, l’été touche à sa fin, n’est-ce pas ? Le froid approche. N’oublie pas d’adapter tes prothèses.
Je pense à toi, sans cesse.
De tout mon cœur.
— Gilbert Bougainvillea
Cher Gilbert Bougainvillea,
Comment vous portez-vous en cette fin d’été, où même la lueur de la lune semble empreinte de froideur ?
Je suis profondément touchée, Major, par cette agréable surprise que représente votre lettre, que je n’espérais pas recevoir.
Votre écriture est légèrement tremblante. Ce doit être à cause du froid qui s’installe.
Comme vous me l’avez recommandé, Major, je réfléchis à ajuster mes prothèses avant que le froid ne s’intensifie.
Bien que vous ayez pris la peine de m’envoyer une lettre, Major, j’ai dû la recevoir tardivement, étant en déplacement professionnel de longue durée. Je vous prie donc de m’excuser pour le retard de ma réponse.
J’ai vu l’adresse mentionnée : vous êtes actuellement dans une base militaire au nord, n’est-ce pas ? Je peux assurément recevoir votre correspondance à l’adresse du domaine Evergarden ou au bureau de la Compagnie Postale CH. Cependant, Major, que devrai-je faire si vous changez de lieu d’affectation ? Puis-je confier cela à l’un de nos facteurs ?
Si c’était Benedict, il devrait pouvoir retrouver votre position et livrer la lettre n’importe où, tant que je couvre les frais de déplacement. Puis-je lui demander cela ? Non… Cette question n’a de sens que dans l’hypothèse où nous échangerions plusieurs lettres comme celle-ci. Si la situation devient compliquée, je vous en prie, ne vous inquiétez pas. Vous avez déjà trouvé le temps de m’écrire, malgré vos obligations. Rien que cela me donne la force de travailler sans relâche pendant plusieurs années.
Si jamais vous m’écrivez à nouveau, je vous prie de le faire comme vous me parlez habituellement. Ce n’est pas la première fois que je reçois une lettre de vous dans un langage aussi formel, mais je vous en prie, écrivez-moi comme à votre habitude.
Actuellement, je suis en déplacement professionnel dans le cadre de mes exercices de poupée. Une fois de retour à la compagnie, j’apporterai mon aide à l’autre bureau, dont l’ouverture est prévue pour le printemps prochain. Benedict en sera le directeur, et la réception ainsi que la distribution du courrier y seront entièrement transférées. À l’instar du Président Hodgins, Benedict résidera également dans l’immeuble du bureau, si bien que mon travail, à mon retour, consistera principalement à l’assister dans son installation.
Grâce à mes prothèses, je peux contribuer aux travaux physiques, mais je suis incapable de choisir l’ameublement d’une pièce. Selon Benedict que je cite : « Pas question. Ça ressemblerait à une cellule de prison. Tu laisses déjà les autres choisir tes vêtements et ton linge de maison, non ? »
En effet, je n’ai jamais sélectionné mes affaires moi-même. J’ai toujours porté ce que l’on choisissait pour moi. Puisque nous sommes séparés ainsi, j’ai fait de la prise de décision un exercice à part entière, et je m’efforce, tout comme le Président Hodgins, d’affiner mes compétences d’ici à notre prochaine rencontre.
Veuillez me pardonner. J’avais moi aussi l’intention d’écrire une lettre d’amour, et pourtant, cela s’apparente davantage à un compte-rendu.
Je donne le meilleur de moi-même, portée par le soutien de vos lettres. Veuillez, vous aussi, ne pas trop en faire.
Appelez-moi quand vous le souhaitez. Je pense à vous en permanence.
De tout mon cœur.
— Violet Evergarden
Chère Violet Evergarden,
Merci d’avoir répondu à ma lettre. Tout va bien pour toi ?
Cela me fait une impression étrange de recevoir une lettre de toi ici, sur une base militaire. Cela me fait réaliser concrètement que tu n’es plus une enfant soldat, mais bien une poupée de souvenirs automatiques, ainsi que ma bien-aimée.
Heureusement, elle n’a pas été inspectée. J’ai bien fait de dire à mes subordonnés de ne pas ouvrir les enveloppes qui me sont adressées. Tout le monde est en alerte depuis qu’un objet suspect a été livré à la base.
Tu m’as demandé de ne pas utiliser un ton formel, alors je m’y conforme. Cela te paraît-il un peu brusque ? En écrivant ainsi, j’ai l’impression que ma façon de parler est un peu sèche…
Mais si c’est ce que tu souhaites, quoi que ce soit, je le ferai.
Savoir que tu attends quelque chose de moi me fait plaisir. Nous sommes en couple, alors si tu veux quelque chose ou si tu souhaites que je fasse quoi que ce soit, dis-le-moi.
Hodgins m’avait parlé de l’expansion de l’entreprise, mais le printemps prochain me semble arriver bien vite.
Le nom de ce jeune homme blond revient plusieurs fois dans ta lettre, mais ne te fait-il pas trop travailler ? Il semble se donner des airs de grand frère en te nommant « petite sœur », mais j’aimerais qu’il embauche quelqu’un pour ce genre de tâches. Assure-toi de bien te reposer lors de tes jours de congé.
J’ai le sentiment que tu as du mal à refuser quelqu’un lorsqu’il insiste. On pourrait dire… que c’est moi qui t’ai rendue ainsi, donc je ne suis pas bien placé pour te le reprocher… mais veille à ne pas accepter trop de requêtes venant d’hommes.
Il y a des gens qui ne savent pas à quel point tu es digne et inestimable. Et toi non plus, tu n’en as peut-être pas encore pleinement conscience. Violet, tu es une personne qu’il faut chérir. Apprends à te ménager.
Concernant les lettres, tu peux continuer à les envoyer à cette base militaire pour l’instant. Si jamais j’étais transféré, je demanderai au service du courrier de me les faire suivre immédiatement.
À propos de l’ameublement, Hodgins est sans doute plus pointilleux que moi sur ces choses-là, mais s’il n’a pas été chargé de cette tâche, c’est qu’ils ont des goûts différents. Quand j’étais étudiant, mes camarades et moi avions l’habitude d’aller dans une boutique de meubles où l’on trouvait des articles bon marché pour aménager nos dortoirs. Je t’écris l’adresse, au cas où. Il y a probablement beaucoup de choses qui plairaient à Benedict là-bas.
Moi non plus, je n’ai pas eu à choisir grand-chose parmi mes affaires personnelles. Mes parents étaient stricts, alors j’ai simplement fini par comprendre ce qu’ils attendaient de moi et je faisais mes choix en conséquence.
Les passe-temps, les goûts et les préférences sont propres à chacun. Prends ton temps pour découvrir les tiens, de la manière qui te plaira.
Quoi qu’il arrive, c’est toi que j’aime, sous toutes tes facettes.
De tout mon cœur.
— Gilbert Bougainvillea
Cher Gilbert Bougainvillea,
Tu tiens le coup, Gilbert ?
L’alcool que j’ai mis dans ce colis est une vraie pépite que j’ai réussi à dénicher alors je la partage avec toi. Là-bas, tu dois manquer de tout, non ?
Je pensais bien connaître ton côté froid, mais… tu ne sais vraiment pas prendre soin de tes amis, hein. J’ai été surpris d’apprendre par Petite Violet que tu avais été envoyé dans une région paumée. Tu ne pouvais pas me le dire ?
Non, je comprends, t’en fais pas. Ce genre de décision tombe toujours du jour au lendemain. Je le sais bien, j’ai été dans l’armée aussi. Mais tu aurais quand même pu me dire quelque chose avant ton départ. Si j’avais eu un jour de repos au même moment, j’aurais pu t’accompagner… Toi, vraiment, pendant que je flânerais dans les boutiques branchées de la ville, tu serais en train de bosser sans même penser à moi, pas vrai ?
Quel homme froid tu fais… T’as des émotions, au moins ? Alors, tu ne m’aimes pas ? Non, si, tu m’aimes, hein ? J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ?
Allez, dis-moi, Gilbert. Ils te traitent comme un paria depuis que tu as été muté dans la cambrousse, même avec ta promotion ? Ou bien c’est parce que tu es un colonel fraîchement nommé ?
Je suis vexé, alors je vais te bombarder de questions. Je vais me comporter comme une épouse qui te reproche de faire passer le travail avant le foyer. Bon, prends ça comme une blague bien sûr.
Après tout, tu viens des forces spéciales. Se faire muter dans des zones où ça pue la poudre, c’est presque une évidence. Tes collègues sont tous plus âgés que toi. Avec un peu de chance, ils sont assez bienveillants pour t’écouter quand ça ne va pas…
Mais peu importe la raison, tu ne peux pas revenir, ne serait-ce qu’un peu ? J’aimerais voir ta petite tête. Ça te dit ? Je suis franc, moi. Contrairement à toi. Moi, j’exprime mon amour sans détour.
Alors, qu’en dis-tu ? Tu ne peux vraiment pas revenir ? Je comptais t’inviter à la cérémonie d’ouverture de notre nouveau bureau.
J’imaginais déjà te voir couper le ruban et dire : « C’est ouvert. » Bon, tu aurais sûrement refusé, ceci dit.
Allons boire un verre, pour la première fois depuis longtemps. Il y a des choses qu’on ne peut demander qu’avec un verre à la main.
Et en parlant de ça… il s’agit de Petite Violet.
Ne pas trop poser de questions à ce sujet jusqu’à présent, c’était ma manière d’être un adulte compréhensif. Mais tu sais, ça commence à faire un bon moment que vous vous êtes retrouvés… En tant que tuteur, je ne peux pas ne pas m’en soucier.
La maîtresse et le chef de famille des Evergarden doivent sans doute s’inquiéter aussi. Ce n’est pas le cas chez toi ?
Un chef de famille Bougainvillea célibataire à ton âge… ça doit bien alimenter les rumeurs dans les cercles mondains. Si vous êtes ensemble, annoncez-le officiellement.
Ce genre de chose est important. Plutôt que de cacher votre relation et que ça finisse par éclater au grand jour, autant jouer cartes sur table. Si tu fais les choses proprement, l’opinion publique sera de ton côté. Fais-moi confiance sur ce point. Ne sous-estime pas ma capacité à cerner la nature humaine.
Je comprends ce que tu ressens, tu sais ?
Votre relation n’est pas quelque chose d’éphémère, et tu ne comptes pas fuir. Mais pour l’instant, tu veux éviter d’avoir à gérer des conflits, non ? Il y aura forcément des réactions.
Après tout, c’était ton ancienne subordonnée, il y a une grosse différence d’âge, et si certains insistent pour fouiller dans le passé de Petite Violet, tu ne pourras pas leur répondre, pas vrai ?
Tu as plusieurs petites sœurs. Ta mère est toujours en vie. Même moi, au début, je ne savais pas trop comment réagir, alors je peux imaginer ce que ces gens-là penseront.
Vous êtes probablement dans votre phase de pseudo lune de miel dans le sens où vous aimeriez rester dans votre bulle, pas vrai ?
Mais tu devrais prendre ton courage à deux mains et la présenter officiellement.
La plupart de mes proches encore en vie sont des femmes, et crois-moi, elles sont pointilleuses. C’est aussi ce qui fait leur charme, mais quand une femme décide de te tourner le dos, il n’y a plus moyen de rattraper le coup. Il vaut mieux jouer franc-jeu dès le départ. Celui qui garde des secrets finit toujours par se faire sermonner.
Sur le papier, ce sera une alliance avec la famille Evergarden, donc il n’y a aucun problème, non ? Elle aura le statut d’une jeune femme de la haute société, irréprochable en tout point.
Ah, tu as mal à la tête ?
J’imagine bien l’expression que tu dois faire en ce moment. Mais ne t’inquiète pas, tout ira bien. Tu as surmonté bien pire jusqu’ici, non ? Tu as aussi de nombreux alliés.
Et surtout, l’amour est déjà là. Il ne reste plus qu’à décider quoi en faire. Ne te défile pas.
Enfin… ce n’est peut-être pas à moi de dire ça. Haha. Après tout, je suis à la fois son tuteur et son employeur. D’une certaine manière, je suis aussi responsable du fait que vous ayez du mal à vous voir.
Non, sérieusement, je m’excuse.
À ce propos, j’envisage de réduire progressivement son nombre de déplacements. Je le pense vraiment.
Mais tu sais, Gilbert…
Elle est devenue une vraie star dans le monde des poupées de souvenirs automatiques. Même en tant qu’employeur, je dois dire que notre poupée vedette est incroyablement sollicitée. Les demandes affluent, au point de s’accumuler sans fin.
Je le regrette… Je ne lui ai pas accordé assez de jours de repos… Je ne sais pas si c’est à cause de ça, mais… en plus de tout ça…
Hmm… Je me demande si je peux écrire ça.
Ne lui dis surtout pas un mot sur le fait que je t’en parle. Elle ne se mettrait probablement pas en colère, mais j’ai l’impression de la trahir un peu. Pourtant, si l’on considère la relation que vous avez tous les deux, il n’y aurait aucune sincérité entre vous si elle ne pouvait pas te dire ça.
Tu vois… Petite Violet… Plutôt que de dire qu’elle a changé un peu ces derniers temps…
Elle est devenue instable.
Les changements à venir dans l’entreprise… semblent la rendre anxieuse. C’est rare que Petite Violet montre de l’inquiétude. D’ordinaire, elle est plutôt impassible. Parfois, elle arbore une expression perplexe, mais elle a du cran. Elle n’a jamais été du genre à se laisser troubler aussi facilement. Parce que, si elle avait été encline à ce genre d’émotions, elle n’aurait jamais pu survivre en tant que fille soldat… C’est aussi simple que ça.
Bref, hum… il y a quelque temps, Petite Violet a pleuré.
À cause d’un rêve.
Elle m’a raconté qu’elle avait fait un rêve où, pour une raison quelconque, je tenais une boutique de mode. Et dans ce rêve, ce « moi » de la boutique refusait de l’embaucher. Elle savait que ce n’était qu’un rêve. Pourtant, elle était tellement, tellement triste qu’elle s’est mise à pleurer.
Tu vois ? Elle doute, elle perd pied.
Ce n’est pas le genre d’enfant qui pleurerait pour une chose pareille.
Et moi… J’ai l’impression de l’avoir fait pleurer. Parce que, au fond, c’est « moi » qui l’ai rejetée, même si ce n’était qu’un rêve. Aah, rien que d’y penser, j’ai mal à la poitrine.
Moi qui pensais que Petite Violet était devenue une jeune femme accomplie.
Mais au final, dans les moments inattendus de la vie quotidienne, elle redevient la fille soldat d’autrefois. Elle est instable. Elle donne l’impression d’être forte et indépendante, alors on oublie facilement ce côté d’elle.
C’est certain, cette fille est unique en son genre.
Je suis sûr que, dorénavant, ce sera toi qui seras le plus souvent à ses côtés.
N’oublie pas ça.
Je pense que ce dont Petite Violet a besoin, c’est de repère.
Ce n’est probablement pas le mariage, ni même le travail.
Je pense que c’est toi.
J’ai écrit des trucs embarrassants, hein.
Bref, réponds-moi dès que possible.
Si tu ne le fais pas, je te cognerai avec une bouteille de whisky la prochaine fois que tu viendras à Leidenschaftlich.
Je suis un homme de parole. Sois prêt.
— Claudia Hodgins
Cher Claudia Hodgins,
Es-tu en bonne santé ?
J’ai beaucoup de choses à dire, mais d’abord, merci pour ta lettre.
Hodgins, tu te prends pour ma mère ? Arrête d’imaginer des trucs qui n’arriveront pas. Si tu veux te laisser aller à l’imagination, alors visualise-moi la tête dans les mains, en train de soupirer devant le contenu de ta lettre… alors que j’étais pourtant heureux d’en recevoir une de toi.
Concernant ce qui t’inquiète, je vais répondre point par point.
Mon retour est prévu dans un mois. Cela dit, je peux me déplacer dans une ville voisine. Toi, tu ne viendras sûrement pas jusqu’ici, mais si jamais, je peux me libérer pour toi.
Ce n’est pas comme si on me traitait avec des égards particuliers. Le nombre de soldats quittant l’armée augmente, et le nombre d’officiers capables de prendre le commandement diminue temporairement. Tu as fait partie de cette institution, donc tu dois comprendre qu’en réalité, peu de personnes sont capables d’avoir une vision d’ensemble et d’agir en conséquence.
La base militaire du Nord, où je me trouve, connaît une vague de demandes de départs. Si la situation devient plus instable, certains vacilleront.
Les officiers en charge ici se sont suicidés les uns après les autres. J’étais censé être en mission d’audit, mais j’ai demandé à rester. Je vais t’épargner les détails, mais il s’agit de corruption, d’affaires de cœur et des locaux embauchés dans des cadres douteux. Plusieurs facteurs sont en cause.
Du point de vue des habitants du Nord, nous sommes des occupants. Nous ne sommes pas les bienvenus.
Vivre paisiblement dans un tel territoire est difficile pour un soldat. Et pourtant, beaucoup se battent et s’efforcent d’apporter leur aide à la population locale.
En plus de ça, la plupart des nouveaux arrivants ici sont de jeunes recrues ou des éléments jugés problématiques. Il faut quelqu’un pour montrer l’exemple.
Si la situation reste en l’état, les soldats ici seront condamnés à vivre dans la misère. Ils perpétuent, d’une autre manière, la guerre que nous avons déclenchée, et ils en portent tout le poids.
L’armée a besoin d’un bon nettoyage interne. Mais ça finira par se régler. Je reviendrai à Leidenschaftlich sous peu.
Ne t’inquiète pas pour Violet. Je suis le chef de famille. Peu importe qui j’épouse, personne ne pourra se permettre de critiquer.
Mais je comprends pourquoi tu t’en préoccupes.
Le mariage de ma sœur Julia aura lieu dans un mois. Elle épousera mon collègue, le colonel Laurus. Si Violet est disponible, j’aimerais lui demander de me consacrer quelques heures ce jour-là.
Pour être honnête, je préférerais ne pas l’emmener. Elle sera probablement considérée comme un objet d’exposition. Et puis je ne suis jamais venue avec une femme à un événement officiel.
Le simple fait de l’y amener aura une signification en soi.
Bien sûr, mes proches verront Violet comme ma fiancée. Plutôt que de leur donner plusieurs occasions de la rencontrer séparément, je pense qu’il vaut mieux en finir d’un coup.
Tu m’as dit exactement la même chose quand je me suis déboîté l’épaule lors d’un entraînement : « Fais-le en une seule fois ».
En vérité, je préférerais que Violet et moi ne soyons affiliés à rien. Je n’ai aucune envie de devoir rendre des comptes sur elle à qui que ce soit. Idéalement, je voudrais que seul toi et la famille Evergarden soyez au courant.
Je ne sais même pas si elle comprend ce que signifie le mariage, mais si je le lui demandais, elle accepterait, même sans en saisir le sens. C’est le genre de personne qu’elle est. Alors ce ne serait qu’une formalité.
Si je disais que c’est absurde, est-ce que ce serait un affront au concept du mariage lui-même ?
Je veux chérir Violet. Mon amour est certain.
Quand nous sommes seuls tous les deux, c’est le seul moment où je peux respirer librement, du fond du cœur. Je n’ai même pas besoin de la toucher. Sa simple présence suffit à me rendre heureux.
Cette phase de pseudo lune de miel que nous vivons maintenant compense tout le temps où nous n’avons pas pu nous voir.
Et ça me comble de bonheur.
Tu rirais si je te disais que je n’ai pas envie de revenir à la réalité ?
Quand nous étions étudiants, je trouvais ridicule que tu sois aussi obsédé par l’amour et les relations ou que tu enchaînes les conquêtes. Mais maintenant, je peux comprendre ce que tu ressentais. Je veux juste qu’on soit tous les deux. Mettre les choses en place, préparer le terrain pour que les autres acceptent…
Tout ça m’ennuie profondément, et parfois, j’ai envie de fuir. Parce que personne ne pourra jamais comprendre la vérité. Ils ne comprendront jamais ce que nous avons ressenti en nous retrouvant.
Ni ce que j’ai ressenti en me séparant d’elle. Ni combien je l’aime.
Je me rends compte que je suis en train de l’attacher à moi une fois de plus, alors que je l’ai laissée partir parce que je voulais qu’elle soit libre.
La faire venir dans mon monde implique tant de choses et Je voudrais lui éviter tout ce qui pourrait lui nuire. C’est ridicule d’éprouver ça alors que c’est moi qui lui ai fait du mal, pas vrai ?
Mais elle m’a dit justement apprécier ce côté stupide de ma personne. Elle a souhaité que je reste à ses côtés.
Je n’essaie pas de me justifier. Je veux simplement être quelqu’un qui ne trahira jamais son pardon. Tant que nous vivrons, nous serons toujours liés à quelque chose.
Moi, à l’armée.
Elle, au monde.
Nous échapper quelque part, loin de tout, ne sera jamais qu’un rêve.
Nous ne pourrons pas éviter les épreuves. Les malheurs viendront de toutes parts, et nous ne pourrons pas toujours nous en protéger.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est préparer nos cœurs à y faire face. Afin de ne pas être emportés quand la tempête arrivera.
Je ne veux plus jamais fuir mes responsabilités. Elle est ma priorité absolue, alors ne t’en fais pas.
Je remplirai mes devoirs. Mais si jamais quelque chose arrive…
Je veux que tu prennes son parti, pas le mien.
Hodgins, je compte sur toi.
Je suis désolé de ne pas pouvoir être là pour ton grand moment.
Mais je te soutiens, de tout cœur.
— Gilbert Bougainvillea
À mon cher frère bien-aimé,
Est-ce que tu vas bien, mon frère ?
Je suis très occupée chaque jour avec les préparatifs du mariage. Henrietta et Diane disent que tu ne répondrais sans doute pas à une lettre ordinaire, mais comme nous ne sommes plus en guerre, je place mes espoirs dans celle-ci.
Merci d’avoir pris la peine de répondre correctement à l’invitation. J’ai été heureuse de voir que tu avais écrit plus qu’un simple mot (cette remarque est sarcastique, bien sûr).
Tu n’as pas mentionné le nom de la personne qui t’accompagnera, mais venant de toi, j’ai d’abord pensé qu’il s’agirait d’un ami de l’école militaire. C’est ce que j’imaginais… jusqu’à ce que M. Laurus me dise quelque chose.
Il m’a laissé entendre que tu comptais peut-être venir avec ta petite amie. Que tu avais déjà choisi quelqu’un et que tu étais en couple avec elle.
J’ai aussi appris que si tu caches cette relation à notre famille, c’est parce qu’elle était militaire. Était-ce un secret ? Désolée. Ne blâme pas M. Laurus. J’ai usé de mes caprices pour le faire parler. Il m’aime, alors il finit toujours par tout me dire. C’est quelque chose que j’apprécie vraiment chez lui.
Je veux dire… ça prouve qu’il me chérira, non ?
Dès notre naissance en tant qu’enfants de la famille Bougainvillea, nous, les femmes, sommes des outils. Mais peut-être que tout le monde l’est, en fin de compte…
Toi aussi, tu es un outil des Bougainvillea.
Et même Dietfried, malgré sa fuite, reste un outil de la famille.
Quant à moi, c’est la même chose.
Je suis sans doute l’un de tes outils. Tu t’es servi de moi pour renforcer ton influence militaire, n’est-ce pas ?
Avoue-le, mon frère.
Ah-ah, mon frère…
Est-ce que la chose te fait mal ?
C’est la première fois que j’écris ce genre de choses. Les lettres sont étranges, tu ne trouves pas ?
Au fond, ce sont ces pensées-là qui me traversent l’esprit, et elles finissent par prendre forme sur le papier. Peut-être parce qu’une page blanche donne envie de la remplir avec quelque chose qui nous est propre.
Alors, mon stylo-plume a dérapé…
Mon frère, je suis un peu en colère.
Je ne sais pas pour Dietfried, mais toi, tu m’écouteras sérieusement, pas vrai ?
Je suis en colère.
Tu m’as utilisée comme un pion, mais une fois que tu as réussi, tu te mets à le regretter. N’est-ce pas simplement une manière de te protéger ?
Tu as une intelligence incroyable, et pourtant, parfois, tu me sembles d’une stupidité affligeante.
Je suis désolée de te le dire.
Mon frère, tu sais…Je crois que M. Laurus est réellement l’homme qu’il me fallait. Je sais que c’est toi qui nous as mis en contact, en ayant plusieurs choses en tête. Tu m’as utilisée pour élargir encore davantage ton réseau dans l’armée, n’est-ce pas ?
Les Bougainvillea occupent une position avantageuse, mais la gloire de nos ancêtres n’est pas éternelle. C’est aux pères et aux frères aînés d’en hériter et de la faire prospérer, génération après génération.
Oui, oui, c’est une logique implacable. Mais pourtant, mon frère…
Tu n’as pas mis beaucoup d’efforts dans mon mariage, n’est-ce pas ?
J’ai appris plus tard, par Mère, qu’au même moment, on t’avait proposé d’autres candidats issus de notre parenté pour un mariage arrangé. Apparemment, Mère t’en avait parlé.
Et pourtant, ceux que tu as sélectionnés étaient des hommes dont les épouses s’étaient enfuies… ou qui en étaient déjà à leur quatrième mariage.
Seulement ce genre d’individus.
Ils avaient tous un charme éclatant, à faire passer Monsieur Laurus pour une pâquerette à côté d’un champ de roses et de fleurs sauvages. Mais chacun d’eux était riche et issu d’une famille prestigieuse.
Si ton but était réellement de renforcer l’influence des Bougainvillea, tu aurais dû choisir l’un d’entre eux. En tant que chef de famille, tu aurais pu simplement me l’ordonner.
Mais tu ne l’as pas fait, hormis aller monter à cheval avec M. Laurus, mes amies et moi, pendant tes permissions. Et il paraît que c’est M. Laurus lui-même qui a pris l’initiative de m’inviter ensuite.
Toi, tu n’as rien dit. Ces journées sans importance ont été pourtant si agréables, mon frère. M. Laurus est un homme merveilleux, et je suis vite tombée sous son charme. Je suis heureuse que tu aies su cerner mes préférences.
Mais plus que tout, je suis heureuse que tu aies continué à jouer avec moi, même après que nous ayons grandi. J’étais tellement, tellement contente… À tel point que j’ai fini par comprendre quelque chose, au fil de l’avancement des préparatifs du mariage.
Mon frère, tu étais en train de me protéger, n’est-ce pas ?
Cette relation en cours me permettait de refuser les mariages arrangés. Tu avais préparé cette échappatoire pour moi j’imagine. Mais comme il s’agit de toi, mon frère, tu avais sûrement aussi prévu, en même temps, d’intégrer le Colonel Laurus dans notre famille, pas vrai ?
Si c’est le cas, alors ce n’est pas grave. Si ce n’est que ça. Mais peut-être que tu ne pensais pas que nous finirions vraiment par nous marier ?
Je ne me suis pas engagée dans ce mariage simplement pour suivre ton plan.
Au début, je me suis dit mot pour mot : « Mon Dieu, est-ce que mon frère essaie de me manipuler ? Ces hommes de la famille Bougainvillea sont vraiment incorrigibles. »
Mais après tout, choisir quelqu’un qui nous chérit vraiment, c’est ce qui compte, non ? Nous, les Bougainvillea, nous ne faisons que garder des secrets. Nous sommes semblables à une fausse famille.
Dis-moi, mon frère. Tu as ta propre manière de voir les choses, n’est-ce pas ? Si tu caches ta bien-aimée à notre famille, c’est forcément pour une raison. Et si tu gardes ta relation secrète alors que la mienne est exposée au grand jour, c’est aussi pour une raison, n’est-ce pas ?
Je ne t’écris pas cette lettre pour te faire des reproches. Je voulais que nous mettions enfin nos pensées à nu. Mon frère, le choix que j’ai fait représente le bonheur absolu dans mon monde. Si certains pensent que je cède à la facilité, eh bien, je leur répondrai simplement ceci : « Et alors ? »
Mon frère, qu’as-tu essayé de protéger en t’éloignant de la famille Bougainvillea et de notre résidence principale ? Tu es l’enfant d’une famille qui t’a forcé à combattre. Alors fais la combattre à ton tour.
Moi, je la protégerai. Cette fille.
Ce n’est pas un mensonge. Je la protégerai.
Savoir que quelqu’un est de ton côté te rendra sûrement la cérémonie plus facile à supporter, non ? Je vais te le dire encore une fois, mon frère.
Je suis en colère.
Appuie-toi davantage sur ta famille. Quand j’y repense, tu as toujours été maladroit, malgré ton intelligence. Tu as toujours tout porté sur tes épaules, seul.
Aah, je peux l’écrire dans une lettre, mais jamais je ne pourrais te dire tout cela en face. Je n’ai rien pu faire pour toi, à l’époque où tu affichais cet air renfrogné sous le poids des responsabilités que Dietfried t’avait imposées.
Je n’ai rien pu faire pour toi quand tu es parti en guerre.
Je n’ai rien pu faire pour toi quand tu as perdu un œil et un bras.
Je suis une sœur bien inutile, n’est-ce pas ?
Je le sais.
Mais aujourd’hui, je peux enfin te dire ceci :
Mon frère…
Si tu veux t’enfuir avec ta bien-aimée, je peux t’aider.
Mais si tu ne comptes pas le faire, alors laisse-moi m’occuper du reste. C’est une façon de penser stupide, mais on dit qu’une femme devient une personne accomplie dans la société une fois qu’elle est mariée.
Alors, que suis-je en ce moment ? Une moitié de femme ? Les gens qui ne peuvent pas se marier sont-ils considérés comme des êtres imparfaits ?
Perdent-ils leur statut s’ils sont incapables d’avoir des enfants ?
Si nous ne sommes pas des personnes, alors quoi sommes-nous ?
Des fantômes ?
Même si le monde est plus clément aujourd’hui que du temps de Mère, il reste cruel envers les femmes. Mais je vais utiliser cela à mon avantage.
Je vais me marier.
J’aurai ainsi la position sociale et l’autorité nécessaires pour faire entendre ma voix. Je ne laisserai personne manquer de respect à la femme que tu aimes.
Je ne le tolérerai pas.
Alors, amène-la.
Peu importe qui elle est. C’est la femme que tu as choisie.
Celle que tu caches comme un précieux joyau enfermé dans un écrin.
Moi aussi, je veillerai à ce que personne ne l’égratigne.
Mon frère, je suis égoïste, arrogante, et je n’ai sans doute jamais été ta sœur préférée. Mais je n’oublierai jamais que, lorsque nous étions enfants, tu jouais souvent avec moi.
Mon frère, merci d’avoir été si gentil avec moi.
Aussi bien à cette époque qu’aujourd’hui.
Je vais te rendre la pareille.
Alors, fais-moi plaisir : amène-la avec toi, quoi qu’il advienne.
Je t’embrasse.
— Julia Bougainvillea
À ma très chère Julia,
Merci pour ta lettre.
Je ne savais pas comment y répondre, alors je l’ai réécrite d’innombrables fois. Je suis désolé pour le retard. J’ai été stupéfait de constater que ma petite sœur, bien plus jeune que moi, était devenue une adulte sans que je ne m’en rende compte. Et j’ai réalisé que, contrairement à toi, je me comportais comme un enfant.
Ce que je vais écrire à partir de maintenant est quelque chose que tout le monde finira par savoir. Mais tu seras la première à l’apprendre, Julia.
Ma bien-aimée s’appelle Violet. Violet Evergarden. Elle est la fille adoptive de la famille Evergarden et travaille actuellement dans une société postale en tant que poupée de souvenirs automatiques. Il y a une grande différence d’âge entre nous.
Si tu lis jusque-là, tu dois sûrement te dire : « Pourquoi tout ce mystère ? » ou encore : « L’âge et les origines n’ont pas d’importance. » Mais ce n’est là qu’un aspect de la vérité. J’ai seulement écrit les choses qui laissent une bonne impression.
Ce que tu vas lire à partir de maintenant ne te plaira sans doute pas. Je l’ai rencontrée il y a bien longtemps, et à cette époque, c’était une enfant soldat. C’est Dietfried qui l’a trouvée sur une île isolée.
Elle était sans doute une guerrière bien avant de croiser son chemin. Peut-être parce qu’elle avait appris à se battre, à tuer et à survivre dès son plus jeune âge, ces choses lui étaient naturelles. Elle n’a aucun souvenir de son enfance. Ou alors, sûrement, on les lui a effacés de force.
Ne sachant que faire d’elle, Dietfried me l’a confiée. Il a dit qu’elle était une arme. Et en effet, c’en était une. Une arme vivante, un prodige capable de tuer n’importe qui sur commande. Tu ne me croiras peut-être pas, mais c’est pourtant la vérité. Cependant, à mes yeux, elle n’a jamais été autre chose qu’une jeune fille, et ce, dès notre première rencontre.
Si je l’ai acceptée, c’est parce que j’ai jugé que c’était mieux que de la laisser à Dietfried. Il est trop compliqué, trop craintif dans le style.
C’est quelqu’un de fondamentalement bon, mais maladroit dans sa manière d’exprimer sa gentillesse. Pour lui, être avec Violet devait être insupportable.
Comme tu le sais, je suis un homme qui accepte son destin sans broncher. Une fois qu’elle m’a été confiée, j’ai fait le serment de devenir son complice, puisque j’avais décidé de l’utiliser.
Notre relation ne pouvait être que malsaine. J’étais son maître, elle était mon outil. Cela devait être une épreuve pour elle.
Je me disais que si, un jour, elle développait une véritable conscience d’elle-même, elle finirait par me tuer. Et il n’y aurait rien à redire à cela. Puisque je ne pouvais ni l’abandonner ni la libérer, je n’avais d’autre choix que de lui offrir ma vie en retour. Jusqu’à ce jour, je voulais lui apprendre autant de choses que possible. Alors, je lui ai tout enseigné. Le langage, l’écriture, les règles en société…
Elle était très intelligente.
Au début, le tout premier mot qu’elle m’a adressé fut « Major ». À ce moment-là, j’étais à la fois heureux, peiné et profondément misérable.
Et cette misère n’a fait que grandir au fil du temps.
Tu seras choquée en la voyant. C’est une femme d’une beauté à couper le souffle. Mais au-delà de son apparence, elle reste une personne innocente et implacable, douce et mélancolique, à un point presque irréel. Et elle est bien trop forte. Même en tant qu’ancien commandant des Forces Spéciales, je suis incapable de rivaliser avec elle.
Elle aurait pu me tuer à tout moment. Elle en avait la capacité et le droit. Mais elle ne l’a jamais fait. Elle me regardait simplement avec ses yeux azurés, comme pour s’assurer de quelque chose, et me demandait :« Veuillez me donner un ordre. »
Pour elle, recevoir un ordre, l’accomplir et être félicitée était la seule façon d’exister. C’est ainsi que les adultes l’avaient façonnée. C’est ainsi que je l’avais élevée. Dans cet univers unique, nous avons construit une relation que personne d’autre ne pouvait comprendre.
Et, sans même m’en rendre compte, mon amour pour elle n’a cessé de grandir.
Tout comme ma culpabilité.
Jamais auparavant je n’avais aimé quelqu’un aussi profondément.
Ma fiancée a fini par me revenir après la révocation de ses fiançailles avec Dietfried, mais je n’ai aucune idée d’où elle peut bien être à présent. Toutes les personnes que Mère a tenté de me faire épouser étaient des individus avec lesquels je devais toujours me montrer prudent. Que ce soit pendant mes années d’études ou après être devenu soldat, mon cœur n’a jamais été véritablement attiré par ce genre de choses.
Tu t’es décrite comme un outil. Moi aussi, je suis un outil, et j’ai l’impression que toute ma vie, je n’ai fait que tâtonner pour savoir ce que je devais faire pour les Bougainvillea, pour Père, pour mon frère, pour Mère et pour vous, mes sœurs, afin que vous me reconnaissiez comme un homme digne de cette maison. C’est pour cela que son acceptation inconditionnelle a agi sur moi comme un doux poison.
J’aimais cette fille qui me regardait à chaque fois que je me retournais sur le champ de bataille tandis qu’elle fixait mon dos comme si adorait ça.
Je pense que ses sentiments pour moi étaient de l’attachement, et les miens, de l’amour. Récemment, elle m’a avoué que c’était bien de l’amour, mais je suis sûr que c’est moi qui ai montré mes sentiments de la manière la plus évidente.
Non content d’avoir fait d’une orpheline mon subordonné et une enfant soldat, je suis aussi tombé amoureux d’elle. Écrire ces mots me fait prendre conscience à quel point je suis un être cruel.
Les lettres et les mots sont sincères et véritables.
Je dois tout de même préciser et j’en fais le serment : je ne l’ai jamais touchée, ni maintenant, ni dans le passé. Cela ne rend pas tout acceptable, mais je tenais à le préciser.
Quand je lui ai déclaré ma flamme, elle fut abasourdie. Elle ne connaissait pas l’amour, parce qu’elle n’avait jamais été aimée et que personne ne lui avait jamais déclaré quoi que ce soit.
J’avais déjà honte de moi bien avant cela, pour ne pas lui avoir appris ce que signifiait « joli ». Mais à ce moment précis, j’étais tellement, tellement honteux, et tellement triste. Quel idiot j’étais, ai-je pensé. J’avais négligé de transmettre mon amour à la personne dont j’étais épris. J’en ai eu honte.
J’avais eu tout le temps du monde pour le faire. J’avais toujours eu cette possibilité. Si seulement j’avais eu un peu de courage, j’aurais pu le lui dire n’importe quand. Je ne sais pas si elle l’aurait accepté, mais elle m’aurait sans aucun doute donné une réponse à sa manière. Mais je ne l’ai pas fait. Je lui ai même interdit de franchir la frontière de notre relation hierarchique.
J’ai traversé cette période-là. Une période où je lui ai fait subir des choses qui ne devraient jamais, jamais être pardonnées.
Après la guerre, j’ai osé la repousser et l’abandonner. Mais en fin de compte, je n’ai pas pu m’empêcher de me dévoiler à elle lorsqu’elle était en danger. Une fois réunis, je lui ai présenté mes excuses pour mon passé impardonnable et je lui ai demandé son amour.
Elle… Elle est étrange elle aussi, alors elle m’a cherché et elle m’a aimé sans relâche. Maintenant, nous sommes enfin simplement Gilbert et Violet, et cela nous suffit. Mon histoire avec elle s’arrête ici. Désormais, nous vivons ce qui vient après cette histoire.
Tu dois penser que notre relation est tordue, n’est-ce pas ? Mère ne l’acceptera sûrement pas. Elle rejettera la faute sur l’un de nous, et comme je me rangerai du côté de Violet pour la protéger, j’avais imaginé que les femmes de la maison Bougainvillea deviendraient nos ennemies. Pourtant, tu m’énonces de ne pas fuir, de me battre et d’assumer l’héritage de cette famille. De l’emmener quoi qu’il advienne.
Être un Bougainvillea est à la fois un fardeau et une fierté pour moi. Je ne sais pas si tu ressentiras toujours la même chose après avoir lu cette lettre. Si tu veux finalement me tenir à l’écart de la cérémonie de mariage, je comprendrai. Mais je te serai reconnaissant toute ma vie d’avoir fait tout ce qui était en ton pouvoir pour moi.
De tout mon cœur.
— Gilbert Bougainvillea
Cher Gilbert Bougainvillea,
Si seulement je pouvais aller d’un pays du sud à un pays de l’ouest en un clin d’œil. Chaque jour, je passe les longues nuits en ce début automnal à me perdre dans ce genre de rêverie.
Major, n’avez-vous pas attrapé froid ? Tout va bien de votre côté ?
Pour une raison quelconque, lorsque nous passons trop de temps sans nous voir, plusieurs choses commencent à perdre leur réalité pour moi. Nos échanges de lettres sont mon seul repère dans tout cela.
Il y a eu des périodes encore plus longues où nous n’avons pas pu nous voir. Pourtant, le temps me semble s’étirer aujourd’hui, comme cette interminable séparation lorsque je suis devenue une poupée de souvenirs automatiques.
Je ne fonctionne pas bien ces derniers temps.
Depuis que nous avons commencé à nous tenir la main pour nous entraîner, j’ai commencé à ressentir des faiblesses de ce genre. La semaine dernière aussi, j’ai parlé d’un rêve que j’ai fait au président Hodgins… Je me retiendrai d’en donner les détails, mais j’ai moi-même senti que j’étais devenue extrêmement fragile. Peut-être parce que mon entraînement n’est pas aussi rigoureux qu’à l’époque de l’armée. J’étais si, si heureuse que vous soyez revenu vers moi…
Je le suis maintenant. Oui. Je suis devenue un être humain.
Sans doute trouvez-vous cette phrase étrange, n’est-ce pas ? Je suis incapable de vous dire cela en face, alors pardonnez-moi de vous confesser la chose ainsi, dans cette lettre. Pardonnez-moi de vous dire que je ne suis pas digne de vous, alors même que vous m’invitez au mariage de votre sœur bien-aimée.
Être un outil demeure, même aujourd’hui, ce qui me semble juste. Aussi, être traitée comme un être humain m’apparaît comme quelque chose de flou, presque irréel, comme un songe. Le fait que vous m’ayez dit que vous m’aimiez, et que vous me considériez comme votre compagne, existe en moi comme une certitude… mais uniquement lorsque nous sommes ensemble. Dès que nous sommes séparés, cette situation est tel un conte provenant d’un livre illustré que j’aurais lu je ne sais où.
Jusqu’à présent, j’ai géré la chose en me répétant que c’était comme ça et pas autrement. Mais dernièrement, à mesure que je me fragilise, non, que je me dérègle, je me perds chaque fois que j’essaie de penser à moi comme à une humaine. Il y a une voix, en moi, qui chuchote : « Tu n’es qu’un outil. »
Je suis en train d’écrire des choses bien étranges. Il est certain que vous aurez du mal à les comprendre.
Durant les jours que je passe à penser à vous, il m’arrive que mon cœur s’apaise profondément, mais parfois aussi, je deviens instable, comme si j’avais subi un choc. Je me demande sans cesse pourquoi vous avez choisi un outil défectueux comme moi pour en faire votre compagne.
Cependant, j’ai déjà reçu une réponse, formulée en mots. Ainsi, le fait que mon cœur, oui, je réalise à présent que moi aussi, j’ai un cœur, soit en tel émoi me semble en soi étrange.
Pourtant, je me surprends à revenir sans cesse à la même pensée, encore et encore, et je finis par me perdre, ballotée entre des vagues d’inquiétude et de joie mêlées. Il n’y a pas si longtemps encore, je n’éprouvais que du bonheur. Ce n’était que cela, et cependant, tant de choses désormais…
Me terrifient. Oui, elles me semblent terrifiantes.
Et pourtant, j’ai connu bien pire. Sur les champs de bataille et ce bien des fois. Et là-bas, jamais je n’ai ressenti la peur. Malgré tout ce que j’ai affronté, ce bouleversement, cette version instable de moi-même, cette zone floue entre bête sauvage et être humain, cela seul est inexplicablement… redoutable. Même en sachant pertinemment qu’il existe dans ce monde des choses infiniment plus effrayantes.
Pourquoi cela ? Pourquoi suis-je effrayée par une chose pareille ?
Ma poitrine me fait mal, Major. Comme si je me poignardais moi-même.
Personne ne m’attaque plus. Personne n’est violent envers moi. Moi non plus, je ne tuerai plus personne. Plus personne ne me juge sur ces actes.
Je vis en sécurité, sans aucune menace, et pourtant… Non, je n’étais pas aussi fragile, même en pleine guerre. C’est parce que mes émotions ont grandi. Mes émotions.
Je suis en train de m’attaquer moi-même avec mes émotions. Je me blesse moi-même.
Mes propres émotions me blessent. Je suis en fait mon propre agresseur.
Est-ce ainsi pour tout le monde ? Est-ce qu’on se laisse submerger par ses sentiments au point d’en perdre le sommeil la nuit ? Est-ce que d’autres repensent à l’être qu’ils aiment comme pour s’y raccrocher ? Se remémorent leur passé, comptent leurs fautes, leurs hontes, et restent hébétés face à ce qu’ils ont été ? Est-ce qu’ils se blessent eux-mêmes, eux aussi ?
Ma force était la preuve de mon existence. Peut-être que ce ne l’est plus aujourd’hui, mais cela l’était autrefois.
Être forte, c’est important. Pour moi, du moins. Je voudrais retrouver cela.
Cette version de moi… ce n’est pas « moi ».
C’est ce que je pense. Et pourtant, je ne veux pas perdre ces émotions intarissables dans mon être. Deux volontés s’affrontent en mon sein, car cette nouvelle version de moi-même, c’est vous qui l’avez fait naître.
Par votre amour.
Je veux revenir en arrière.
Je ne veux pas revenir en arrière.
Je veux revenir en arrière.
Je ne veux pas revenir en arrière.
Ces pensées s’entrechoquent sans cesse. Je suis épuisée au point d’en affecter ma vision. Alors, je finis inévitablement par pleurer.
Je me le demande… Pourquoi versons-nous des larmes, Major ? Elles sont inutiles. Superflues. Dépourvues de sens. Elles me font agir comme une bête sauvage à l’âme érodée. Elles font de moi une lame qui n’est plus aiguisée.
Major, je n’ai jamais beaucoup pleuré. Je n’ai pas été faite pour ça. Une bête sauvage ne devrait pas pleurer. Quelle chose insensée que de devenir humain. Je n’avais jamais réfléchi à cela quand j’étais un simple outil. Que les gens, les êtres humains, sont des créatures qui poursuivent une chose appelée bonheur. Cette autre version de moi-même qui observait tout cela de loin sans comprendre à travers un miroir… Où est-elle passée ?
Vous avez pris votre temps pour m’aimer. Cela m’a transformée en une personne. En une fille. En une « version de moi » qui est aimée. J’étais censée être infiniment heureuse de cela. Et pourtant, j’ai la sensation que le sol se dérobe sous mes pieds.
Allez-vous vraiment me présenter à votre famille ? Je pourrais faire une erreur. J’ai des prothèses en guise de bras. Ne vont-ils pas effrayer vos proches ? Savent-ils que j’ai été dans l’armée ? Ne serait-il pas plus rassurant pour vous de faire venir une remplaçante ?
Est-ce que… Est-ce que je ne suis pas…
Est-ce que je ne suis pas une honte ?
Major, ne suis-je pas une gêne pour vous ? Moi-même, je me trouve embarrassante. Je l’ai enfin compris, dernièrement. Oui… je le suis.
Et pourtant, Major, il m’est terriblement difficile de lâcher votre main. Même si tout m’était arraché, c’est vous que je voudrais, vous seul. Je vous veux. Je ne désire que vous. Je vous chéris profondément. Depuis toujours. Depuis le début. Il n’y a jamais eu que vous.
Je vous aime.
Major, je n’avais jamais su le dire comme il le fallait. Même si vous, vous me l’avez répété tant de fois, avec tant de sincérité.
J’avais peur. Je me disais que si je le disais à mon tour, on m’arracherait ce sentiment. Qu’on me briserait. Que j’en mourrais. C’est ce que je ressentais. C’est pour cela que les mots restaient enfermés en moi.
Je le protégeais. Ce « je vous aime » Je le gardais précieusement. Mais aujourd’hui… même cela, Major, même le garder me coûte.
Je suis amoureuse. Je vous aime. Je vous désire. Cela déborde. Sans fin.
Depuis bien longtemps, bien avant même que vous me disiez que vous m’aimiez. Je vous aimais déjà. Je ne comprenais encore rien aux émotions… mais je vous aimais.
Si vous aviez disparu de mon monde, j’aurais réellement voulu disparaître aussi. Je m’en suis abstenue uniquement parce que vous m’avez ordonné de vivre. J’ai dû m’accrocher à vos mots. Si je ne poursuivais pas votre silhouette, je n’aurais même pas pu tenir debout.
Major, je suis un produit défectueux. Comme il aurait été merveilleux d’être une fille plus convenable.
Je ne considère pas la façon dont je suis née et dont j’ai grandi comme une honte. Mais, chaque fois que je me tiens devant vous, je ressens un immense embarras.
Car vous êtes la lumière même, à mes yeux.
Vous êtes lumière, et moi, je ne suis que ténèbres.
Quand vous êtes face à moi, je redeviens la bête sauvage que j’étais, celle qui ne faisait que vous suivre, assoiffée de vous rejoindre.
Major, je vous en supplie. Donnez-moi un ordre. Réprimandez-moi avec sévérité, dites-moi de ne pas faillir. Si vous le faites, alors je pourrai me comporter comme il se doit.
Lorsqu’on me donne un ordre, je suis capable de l’exécuter. C’est la seule chose dans laquelle j’excelle. Si je le considère comme un ordre, je peux faire abstraction de mes émotions et accomplir n’importe quoi. Si cela peut être utile à votre existence, alors oui, je peux tout faire.
Peu m’importe que vous le fassiez uniquement lorsque c’est nécessaire. Je vous en prie… faites de moi à nouveau une poupée. Rendez-moi à l’état d’outil.
Ne voyez pas cela comme une souffrance. Acceptez ma manière terriblement maladroite de vivre. Si vous le faites, je parviendrai sûrement à avancer sans vous faire honte.
Je ne veux pas que vous me détestiez. Je veux pouvoir continuer à suivre votre dos. Laissez-moi rester à vos côtés. Je ferai tous les efforts nécessaires, s’ils me permettent de rester près de vous. Utilisez-moi, je vous en prie.
Je vous en conjure.
Ceci est une demande.
Lorsque nous nous reverrons au mariage de votre sœur, je vous supplie de me donner un ordre. Dites-moi de me comporter avec la dignité qu’exige le nom des Bougainvillea.
Si vous me le demandez ainsi, alors j’en serai capable.
Major, je vous exprime ici toute mon adoration.
— Violet Evergarden
À ma chère Violet Evergarden,
Violet, au moment où tu liras ce mot, je serai en route pour Leidenschaftlich. Nous devons parler. Je veux te voir et te dire que tous tes inquiétudes et tourments ne sont que des craintes infondées.
Lorsque tu souffres par ma faute, je souffre aussi. À un point tel que j’en perds le souffle.
Je me rendrai au domaine Evergarden lors de mon congé. Parlons-en, puis annonçons-leur également ce que nous avons décidé pour notre avenir. J’espère qu’aucun changement n’est survenu dans l’itinéraire que tu m’avais communiqué.
Quoi qu’il en soit, je viens te voir. Ne te tourmente pas. Aie confiance en moi.
De tout mon cœur.
— Gilbert Bougainvillea
À ma chère Violet Evergarden,
Comment vas-tu en ce moment ?
Je suis profondément désolé que nous nous soyons manqués. Je m’excuse aussi sincèrement d’avoir pris au dépourvu le couple Evergarden avec ma visite soudaine.
Tu es à l’Ouest, n’est-ce pas ? Le travail d’une poupée de souvenirs automatiques est exigeant. À quel point comptes-tu te dévouer à la tâche comme ça ?
J’ai tout mis en œuvre pour venir jusqu’ici, alors je ressens d’autant plus l’amertume de devoir repartir aussitôt. J’aurais dû laisser un message ou une lettre derrière. Mais comme il s’agissait des Evergarden, je me suis abstenu.
Quoi qu’il en soit, je te promets qu’il ne faut t’inquiéter de rien. J’aimerais te le dire en personne, avec toute ma sincérité affichée.
N’oublie jamais que je t’aime. Je n’ai jamais, pas une seule fois, pensé que tu étais une gêne ou quoi que ce soit de la sorte. Celui qui porte ce sentiment de honte c’est moi et il est dirigé uniquement envers moi-même.
J’aimerais recevoir une réponse, même courte.
De tout mon cœur.
— Gilbert Bougainvillea
À ma chère Violet Evergarden,
Comment vas-tu ? Je suis sûr que tes journées sont si chargées qu’elles s’achèvent en un clin d’œil.
Je suis désolé d’envoyer autant de lettres. Mais je ne peux m’en empêcher, car je suis inquiet de savoir si ma dernière a suffi à dissiper ce malentendu.
Jusqu’à présent, je n’ai jamais su comment agir pour te rassurer. Je comprends que cela t’ait troublée au point de te plonger dans l’incertitude.
Je t’ai déjà tant fait souffrir, et pourtant, je t’ai encore blessée au point que tu en viennes à m’écrire une telle lettre. Cette pensée me brise le cœur. Tu es tout pour moi, et pourtant…Violet, je t’aime.
Je veux que tu croies en mon amour. S’il te plaît, essaye.
Suis-je pathétique d’écrire cela dans une lettre ? J’ai l’impression d’avoir toujours été ainsi devant toi. Tu m’as déjà vu pleurer tant de fois, alors que je suis censé être l’adulte.
Quand je suis avec toi, j’oublie qui je suis et je me conduis ainsi. Mais tu ne trouves pas cela honteux, n’est-ce pas ? C’est pareil pour moi, Violet.
Si je t’aime, c’est parce que tu es qui tu es. Cela ne changera jamais.
Tu te souviens de la fois où je t’ai dit que tu étais celle que j’aimais le plus ? Tu es toujours cette personne que j’aime le plus. Il y’aura personne d’autre. Pas que je ne pourrais aimer personne d’autre. C’est juste que…
C’est toi que j’aime le plus.
Si ta réponse est le silence, je l’accepterai aussi. Tant que tu me réponds, d’une manière ou d’une autre. Viens me voir. Même un seul mot me suffirait.
Alors ce sont ces sentiments qui t’habitaient quand tu écrivais ces lettres, durant la période de notre séparation… J’aimerais encore une fois te présenter mes excuses pour cela. Je le répéterai autant de fois que nécessaire.
Je t’aime, Violet. De tout mon cœur.
— Gilbert Bougainvillea
Un cheval de fer[1] fendait l’obscurité nocturne. Il transperçait le silence de la nuit. Son nom populaire était Femme Fatale. Autrefois dissimulé à la suite d’un détournement, il avait retrouvé son éclat et transportait désormais de nombreux passagers, leur offrant des rêves le temps d’un voyage.
Dans l’une de ses cabines privées, un homme était allongé sur le lit d’une chambre de première classe, ne faisant rien d’autre que lire une lettre, incapable de céder au sommeil malgré les petites secousses irrégulières du Femme Fatale.
Après avoir lu la lettre, Gilbert la posa un instant sur le bureau, puis l’ouvrit à nouveau. Il lut les mots encore et encore, scrutant les sentiments couchés sur le papier. Depuis son embarquement à bord du train, il répétait inlassablement ce même geste. Il ouvrait la lettre, absorbait les émotions inscrites, puis… puis…
Il se perdait dans ses pensées, se demandant où elle se trouvait à cet instant précis, ce qu’elle faisait, et combien elle souffrait.
Que leur arriverait-il à présent ?
Il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas perdre son unique amour. Il irait la voir, où qu’elle soit, peu importe les moyens à employer.
—— Violet.
La nuit s’étendait.
Impitoyable, elle laissait derrière elle ceux qui, comme lui, ne parvenaient pas à fermer l’œil.
Ni le temps, ni la vie n’attendaient personne. Le présent devenait vite passé, et le passé transperçait le présent, sans que quiconque ne sache si l’avenir pourrait empêcher cela.
La seule chose dont il pouvait être certain était l’existence de cette lettre qui lui broyait le cœur.
Une lettre, c’était comme enfermer son cœur dans une enveloppe.
Les mots que l’on était incapable de prononcer en face naissaient aisément sur le papier.
Se blesser et dévoiler son amour devenait si simple, précisément parce que l’autre n’était pas en vue. C’est pourquoi cela pouvait avoir un effet d’autant plus dévastateur et engendrer une solitude plus grande encore.
Ce que l’on percevait à travers l’odeur du papier et de l’encre, ainsi que dans le tracé des caractères alignés, c’était « l’absence ». Mais aussi le « temps » que l’autre avait consacré pour toi. Plus on chérissait une personne, plus on souffrait de savoir que seuls nos sentiments lui étaient parvenus.
Pourtant, même si ce n’étaient que des sentiments, on désirait les transmettre.
C’est pourquoi les gens prenaient leur stylo-plume et commençait toujours leur correspondance par un : « Cher toi… que j’aime. »
[1] Le cheval de fer fut un terme répandu depuis les années 1800 (aujourd’hui archaïque) pour désigner une locomotive à vapeur et le chemin de fer sur lequel elle circule. Le terme était populaire dans les articles littéraires du monde anglo-saxon de l’époque.