VIOLET EVER V4 - CHAPITRE 3
Le voyage et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Nul n’aurait pu imaginer qu’une simple goutte puisse être le commencement de quelque chose d’aussi grandiose.
Pourtant, avec le temps, elle finirait par revêtir une signification profonde. Si elle venait à tomber encore et encore, elle pourrait tout aussi bien appeler à elle des bénédictions infinies que de cruelles malédictions.
L’amour ressemblait presque à s’y méprendre à la pluie
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Celle-ci était une pluie de trahison.
Tout avait commencé par un matin paisible, un ciel limpide s’étendant sans la moindre menace de nuages sombres à l’horizon. Pourtant, il ne fallut guère de temps pour que cette pluie capricieuse, envoyée par les cieux, ne se transforme en une averse d’une rare intensité.
Il n’y avait plus aucune trace des premières gouttes qui étaient tombées, tels des baisers délicats venus du paradis, sur les chapeaux noirs de ces gentlemen arpentant la ville, sur le dos de ces chats somnolant sous les rayons du soleil ou encore sur les joues de ces enfants qui, la bouche grande ouverte, riaient aux éclats.
La saison touchait à sa fin, et c’était la première fois depuis longtemps qu’il pleuvait sur Leidenschaftlich. D’habitude le ciel gardait son impeccable clarté en continu durant l’été. Mais l’entité régnante sur le climat avait-elle perdu la raison ? Peu à peu, comme si un seau s’était renversé, la ville fut frappée par un véritable déluge.
Voici l’histoire d’un jour ordinaire, un jour qui ne fit que s’écouler sans heurts, dans la vie de ceux qui travaillaient pour une certaine compagnie postale.
La pluie et le vent s’abattaient sur tout le bâtiment avec la violence semblable à celle d’une attaque frontale. La cloche de la porte d’entrée tintait bruyamment sous les assauts de la tempête, tandis qu’un homme se tenait là, la fixant avec inquiétude.
Craak, Craak, la porte trembla. Ding, Dong, la cloche retentit.
Bien qu’aucun client ne se soit présenté, sonner ainsi sans raison suffisait à attiser la curiosité. L’homme finit donc par descendre de son logement situé au dernier étage.
L’année précédente, l’immeuble avait été frappé par un tir d’obus causant un trou béant. Un incendie s’y était même déclaré. Mais grâce à l’habileté des ouvriers, le trou avait été comblé et les murs rebâtis avec soin.
L’homme en question était un rouquin distingué, président de cette compagnie postale à laquelle il avait donné son nom.
Claudia Hodgins se trouvait aujourd’hui seul dans le bureau de poste. Pourtant, il n’y avait là rien d’étonnant, puisque ce lieu était à la fois son domicile et son lieu de travail. Toutefois, le voir ainsi livré à lui-même en pleine journée alors que ce n’était pas encore l’heure de la fermeture donnait l’impression qu’il avait été abandonné.
Le bureau postal fut plongé dans le chaos à cause de la tempête, tout comme ses concurrents sans doute. Les livraisons avaient été interrompues, et les clients multipliaient les réclamations. Néanmoins, le transport du courrier n’était pas assuré par des machines sans émotion. C’était un travail réalisé par des êtres humains dont les familles attendaient le retour. Face à cette catastrophe inédite, Hodgins, en tant que président, avait donné pour consigne à l’ensemble de son personnel de suspendre leurs activités pour la journée.
D’ailleurs, les clients avaient cessé d’affluer dès la mi-journée. À bien y réfléchir, c’était chose prévisible. Il aurait été insensé de s’aventurer dehors en pleine tourmente, sous des rafales de vent et une pluie diluvienne. Piqué par la curiosité quant à l’état du monde extérieur, Hodgins s’approcha prudemment de l’entrée. Il eut l’envie soudaine d’entrouvrir légèrement les grandes portes pour observer l’ampleur des inondations. À peine eut-il tendu la main, lentement et avec précaution, qu’elles s’ouvrirent brutalement, sans qu’il n’ait eu à les toucher.
— Aïe… !
— Ah, désolé Papy ! Mais y’a plus grave que ça ! On est foutus, c’est mission impossible !
Hodgins en eut les larmes aux yeux lorsque son précieux nez encaissa le choc. L’instant d’une douleur fulgurante, il en eut le tournis, mais il retrouva vite ses esprits. Après tout, l’un de ses employés venait de rentrer, trempé jusqu’aux os. Sans attendre, Hodgins l’attrapa par son bras enveloppé dans un imperméable ruisselant et le tira à l’intérieur avant de refermer la porte.
Bien que celle-ci ne soit restée ouverte que quelques secondes, l’entrée était déjà trempée. Le visiteur abaissa la capuche qui couvrait sa tête, dévoilant son visage. C’était un homme d’une prestance éclatante, aux yeux bleu azur et aux cheveux d’un blond sablé.
— Benedict… !
Benedict Blue. L’un des facteurs de la compagnie postale. Un employé de la première heure ayant vu la fondation de cette entreprise.
— C’est impossible, non, c’est insensé même ! Travailler sous cette pluie, c’est de la folie ! Regarde-moi, j’ai l’air de sortir du bain… Franchement, si je n’étais pas déjà trempé, je ne serais même pas venu jusqu’ici. T’as bien fait de rappeler tout le monde, ça n’avait aucun sens, fulmina Benedict, tout en secouant la tête à la manière d’un chien ou d’un chat, projetant une pluie de gouttelettes sur Hodgins.
Ce dernier se retrouva trempé de la tête aux pieds, sa chemise et son visage pleins d’éclaboussures. Pourtant, il ne broncha pas et ne réprimanda pas son employé, qui venait de traverser d’éprouvants moments. Il accepta la chose avec résignation et, d’un geste vif, essuya le visage de Benedict avec la manche de sa chemise.
— Ça suffit, reste tranquille.
— Uoh, qu’est-ce que tu fais ? Arrête ça.
— Bon retour au bercail. J’étais inquiet. Heureusement que tu vas bien.
— O-Oh. Hein… ? Tu… tu étais inquiet pour moi ?
— Évidemment, répondit Hodgins sans hésiter, ce qui fit détourner le regard de Benedict, manifestement embarrassé après un bref instant d’hésitation.
Dehors, pots de fleurs et jardinières, probablement arrachés des devantures des maisons, virevoltaient dans la ville, se muant en véritables projectiles sous la force du vent. Même les enseignes des magasins s’étaient transformées en armes redoutables. Revenir sain et sauf par un temps pareil, où tout et n’importe quoi pouvaient être emportés dans les airs et frapper à tout moment, relevait du miracle.
— Je vais bien, t’inquiète. Ce boulot, c’est de la rigolade comparé au fait de courir partout pour esquiver les pluies de balles. Bref, j’ai récupéré les lettres et les colis d’un gars qui s’est cassé la gueule en moto et je suis rentré tout seul. C’était la meilleure chose à faire, non ?
— Aah, donc il y a eu un blessé ?
— Le nouveau là, Clark. Rien de bien grave, il s’est juste écorché les genoux. Il tombait tout le temps quand il apprenait à rouler, mais faut croire que c’est autrement plus déprimant de chuter en dehors des séances d’entraînement. Il s’est mis à chialer, tu vois le genre.
— Aah~.
Hodgins, qui voyait très bien de qui il s’agissait, ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion. C’était le plus jeune facteur à avoir rejoint l’entreprise récemment. Trouver du personnel motivé pour assurer les tournées était un vrai défi, tant les abandons étaient fréquents.
— Il est encore jeune, après tout…
— Tu dis ça, mais… c’est un adulte. Je me demande s’il ne nous a pas menti sur son âge… On dirait un petit à peine sorti du berceau.
— Tu ne peux pas le comparer à toi, un enfant du champ de bataille qui a grandi bien trop vite. Je vais te chercher une serviette et des vêtements secs, alors ne bouge pas d’ici.
— Pourquoi ?
— Parce que sinon, tu vas mettre de l’eau partout. Me dis pas que tu veux que je nettoie derrière toi ?
— Bah oui, répliqua Benedict en ricanant, ce qui eut pour effet de faire s’affaisser les épaules de Hodgins.
Ce petit garnement était un camarade fiable, certes, mais il manquait cruellement de respect envers ses aînés.
—— Bon, au final, je dois être un patron gaga pour trouver ça attendrissant.
Quoi qu’il en soit, ils avaient besoin de se sécher, pensa Hodgins en retournant dans sa chambre.
Il attrapa quelques grandes serviettes et coinça sous son bras une chemise et un pantalon qui devraient convenir à Benedict. Puis, il redescendit au rez-de-chaussée. Lorsqu’il revint, le nombre de personnes avait augmenté.
— Uwah… Incroyable, c’est comme essorer une serpillière.
Il y avait maintenant trois personnes en plus de Benedict. Si l’on devait les classer, l’une s’était réfugié après avoir reçu un ordre de travail, une autre avait fui après avoir terminé sa tournée, et un dernier avait été sommé de rentrer chez lui mais avait fait demi-tour, car la tempête menaçait de le faire s’envoler.
— Stop, par pitié.
Violet Evergarden tentait de se dégager de l’emprise de Benedict, qui tenait ses cheveux dorés entre ses doigts.
— Pourquoi ? Tu as dit que tes cheveux étaient trempés.
— Avoue, Benedict, tu veux juste toucher les cheveux de Violet, n’est-ce pas ? lança Lux Sibyl, qui avait renoncé à essuyer ses lunettes et fixait le vide d’un regard noir.
— Mais pas du tout ! Arrête de dire n’importe quoi, Lux !
— Tu saaaais, mes cheveux sont aussi longs que ceux de Violet, fit remarquer Cattleya Baudelaire, les bras croisés, en foudroyant Benedict du regard.
Parmi les employés présents depuis la fondation de la compagnie, il y avait Violet, Cattleya et Benedict. Quant à Lux, arrivée en cours de route, elle était désormais une secrétaire chevronnée, chargée de gérer le planning du président et des employés, les manœuvrant telles des pièces d’échecs. Dès que ces quatre-là, dont les âges étaient relativement proches, se retrouvaient, la conversation s’animait naturellement.
— T-Toi, t’es ce genre de truc. Si je te touche dans un endroit comme ça, ça serait ce genre de truc. C’est notre lieu de travail, donc y a tout ce genre de truc. Moralement parlant, c’est ce genre de truc.
— C’est quoi ce « moralement parlant » que tu me sors ?!
— Sérieusement, évite de dire ce genre de trucs, même si t’y penses… Dis-lui, Violet !
— « Moralement parlant » …? Et donc Benedict, comment faut-il me voir au juste ?
— V, t’es comme une petite sœur pour moi… Aah, Papy, file-moi une autre serviette.
C’était une joie immense de voir ces jeunes éléments prometteurs de l’entreprise rentrer sains et saufs.
— Ne bougez pas d’un poil, compris ? Hé, Cattleya ! Ne bouge pas !
Mais sécher ces quatre-là comme il faut se révéla être une tâche bien fatigante.
***
Par gentillesse, Hodgins invita les quatre employés rassemblés à monter à son appartement, situé à l’étage supérieur.
Tout le dernier étage lui appartenait et son logement était spacieux, assez grand pour bien accueillir une famille de cinq personnes. L’ameublement était en bois, décliné dans des teintes sobres de brun foncé et de vert, conférant à l’ensemble une atmosphère paisible et raffinée. Rien d’extravagant, juste un espace empreint de la sérénité d’un homme adulte. L’air était imprégné d’un léger parfum, celui que Hodgins portait habituellement.
Les invités poussèrent de longs soupirs de soulagement. Certes, c’était l’appartement du patron, mais plus encore, c’était le fait d’échapper à la tempête qui les réconfortait. À l’exception de Lux, les trois autres étaient habitués à employer la force physique pour évincer la concurrence d’autres compagnies postales, mais face aux caprices de la nature, même les êtres les plus aguerris ne faisaient pas le poids.
— Hé, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On ne peut plus rentrer chez nous, hein ?
— On n’a pas le choix, on va squatter chez Papy.
— C’est bien la première fois qu’un truc pareil arrive. Mais bon, on est tous ensemble, alors… c’est peut-être déplacé ce que je dis, mais… c’est fun. Violet, tu es inquiète pour chez toi ?
— Oui. Pour les parterres de fleurs.
— Tu devrais plutôt dire « pour les gens restés là-bas », V.
— Ils sont partis en voyage alors il n’y a personne. J’ai promis de m’occuper des fleurs en leur absence, voilà pourquoi j’ai pensé à la chose… De plus, si cette maison venait à être détruite par la tempête, ce lieu où nous sommes disparaîtrait bien plus vite encore… Cela veut donc dire… qu’il ne nous reste que peu de temps à vivre.
— Ne passe pas de ta famille à l’anéantissement de la compagnie, Petite Violet je te prie ! Hé, hé, tout le monde, vous allez attraper froid, alors changez-vous d’abord. Mettez les serviettes dans le panier à linge. Benedict, ne balance pas tes serviettes n’importe où !
Comme l’avait ordonné Hodgins, les employés décidèrent d’abord de se changer. Violet et Cattleya revenaient tout juste d’un voyage de travail de deux jours et une nuit, elles avaient donc de quoi se changer dans leurs bagages. En revanche, Benedict et Lux n’avaient rien. S’il n’y avait aucun problème à ce que Hodgins prête des vêtements à Benedict, qui était aussi un homme malgré leur différence de taille, il fallait être plus précautionneux avec Lux.
— Chemise… chemise, chemise, je n’ai que des chemises.
— Hum, Président, n’importe quoi fera l’affaire.
— Eeh… tu es sûre ?
Au final, le garçon et la fille réapparurent vêtus de vêtements bien trop larges pour eux. Benedict ressemblait presque à l’époque où il avait rencontré Hodgins pour la première fois. Abandonné nu dans un désert, il avait alors emprunté une chemise et un pantalon, tout comme aujourd’hui. Lui semblait parfaitement satisfait de cet accoutrement, cependant…
— Ça fait un peu osé…
… le véritable souci était Lux.
— Pour Benedict, ça passe, mais pour Petite Lux, ça ne va peut-être pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Hodgins d’un air incertain.
Ils avaient enfin trouvé leur aise, chacun installé où bon lui semblait, une tasse de thé à la main. Les employés se détendaient comme s’ils étaient chez eux. À l’intérieur, l’ambiance était paisible, contrastant avec les rafales de pluie martelant les fenêtres et le bruit sourd d’objets percutant la façade du bâtiment.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « ça ne va pas » ?
Assise sur le canapé, Violet pencha la tête, intriguée.
Vêtue d’une chemise de nuit d’un rose poudré, elle dégageait une douceur inhabituelle, loin de son habituelle prestance inspirant la rigidité.
— Petite Violet.
— Oui.
— Ta nuisette est adorable, hein.
— C’est un cadeau de la Maison Evergarden. Mais enfin, que vouliez-vous dire au juste ? Y a-t-il un problème ?
— Petite Lux et sa tenue.
Pour une raison obscure, la principale concernée se retrouva placée au centre de la pièce. Sous le regard de tous, elle se sentait mal à l’aise.
— Hum… pourquoi est-ce que je dois rester plantée là ?
— Petite Lux, ne bouge pas.
— D’accord…
— Qu’est-ce qui ne va pas avec sa tenue ? Elle manque de motifs ?
— Tu trouves, Petite Violet ?
— C’est vous qui choisissez les tenues des poupées de souvenirs, et vous êtes très pointilleux sur les apparences. J’ai donc supposé que vous trouviez la chemise trop simple.
— Non, non.
Hodgins agita les mains pour réfuter la chose. Ce qu’il voulait dire relevait davantage de la pudeur. Il craignait que sa tenue soit peut-être un peu trop inappropriée.
Benedict avait réglé son propre problème en resserrant son pantalon avec une ceinture, mais Lux, trop fine au niveau de la taille, n’avait pas eu cette chance. La ceinture glissait sans cesse et, en fin de compte, elle n’avait plus de pantalon du tout. Elle se retrouvait donc simplement vêtue d’une chemise. Toutefois, sa petite taille donnait l’illusion qu’elle portait une robe-chemise.
Quand Hodgins expliqua sa préoccupation, tout le monde réalisa à l’unisson :
— Ah, oui.
Mais sous leurs regards insistants, Lux, elle, rougit de plus en plus.
— Ça suscite clairement la provocation puisqu’on se dit qu’elle ne porte rien, mais si on y réfléchit bien, c’est pareil pour les jupes, non ? Au niveau de l’ouverture. C’est un vêtement accepté donc ce n’est pas un problème dans l’absolu.
Adossé au mur un instant plus tôt, Benedict s’était soudain approché pour l’observer avec insistance.
— Ne dis pas qu’elle ne porte rien.
— Bah, techniquement, si… mais bon, c’est pas bien grave. Et puis, de toute façon, tu représentes sûrement pas un danger pour papy, hein.
— C’est vexant !
— Je veux juste dire que t’as pas besoin de te prendre la tête pour ce genre de trucs… J’enlève le mien si tu veux. Allez, on sera à égalité. Ça te va ? J’enlève mon pantalon.
— Arrête, arrête, arrête !
Alors que Benedict posait une main sur sa ceinture en riant, Lux, rouge jusqu’aux oreilles, le martela de petits coups de poing sur le torse pour l’arrêter.
— J’en peux plus ! Violet ! Emmène Benedict plus loin !
— Compris.
— Aïe, aïe, aïe ! V, attends, c’est pas moi, c’est le Papy qui a sorti des trucs bizarres en premier ! Je voulais juste montrer qu’elle avait pas besoin de s’en faire pour un truc pareil alors qu’on est entre nous, tu vois…
Immobilisé dans les bras de Violet, Benedict s’assit sagement sur le canapé. Pour l’empêcher de fuir, elle lui attrapa les mains et s’installa à côté de lui.
Brisant le silence, Cattleya déclara d’une voix empli de sérénité :
— Le thé est délicieux.
Elle était affalée sur le lit. Sans doute épuisée par son récent déplacement en tant que poupée, ses paupières étaient à moitié fermées. Peut-être qu’elle somnolait déjà.
— Cattleya, tu n’as aucun commentaire à faire ? J’aimerais entendre plusieurs avis.
— Eeeh, moi ?
Cattleya se joignit à cette discussion futile avec une pointe d’agacement.
— Hmmm… Si quelqu’un l’avait forcée à porter ça pour assouvir ses pulsions, là, ce serait carrément répugnant. Mais étant donné qu’elle n’a rien d’autre à se mettre… La laisser juste avec une serviette, ce serait encore pire, donc je trouve ça acceptable. D’ailleurs, Président…
— Hm ?
— Il me semble que j’ai eu droit à des tenues de poupée avec des décolletés plongeants non ? Et le pire c’est que lorsqu’il choisissait mes vêtements sur-mesure, tu sais, il n’était pas aussi attentionné que maintenant en cherchant ce qui m’allait ou non.
Son ton avait quelque chose de piquant, mais Hodgins n’y prêta pas plus d’attention.
— C’est parce que ce type de vêtement te va à ravir.
Il stipula la chose avec une assurance déconcertante, le regard bien sérieux.
— Tu penses que j’ai tort de le penser ?
— H-Hein… ?
Cattleya ne s’attendait pas à une réponse avec autant d’aplomb qu’elle en perdit toute rationalité au point de se demander si ce n’était pas elle qui avait tort. La tenue de poupée qu’elle portait habituellement se composait principalement d’une robe-manteau couleur carmin. Il ne faisait aucun doute que la chose allait seulement pour un certain type de silhouette, d’autant plus que cette tenue était pour le moins aguicheuse. Quiconque posait les yeux sur elle était inévitablement attiré par son décolleté. Mais une chose était sûre : quiconque l’apercevait retenait aussitôt le nom de Cattleya Baudelaire.
— Non, ce n’est pas comme si les choix étaient mauvais mais je pardonne le patron ! Mais il est vrai que la première fois que j’avais eu ce type de tenue, ça m’avait fait un choc. Avant, je ne portais rien de tel.
— Une personne avec une silhouette en sablier paraît plus élancée lorsque la zone autour de la clavicule est dégagée. C’est très joli.
À l’entente de ce terme inconnu, un point d’interrogation évident se dessina sur le visage de Violet. Benedict pointa du doigt le sablier posé sur la table voisine, destiné à mesurer le temps d’infusion du thé. Peut-être en trouvant une ressemblance entre cet objet et la silhouette de Cattleya, avec sa poitrine généreuse et ses hanches fines, Violet hocha la tête d’un air convaincu.
— Tu as une silhouette en sablier avec cette taille fine, alors la robe-manteau allait forcément te la mettre en valeur. En plus, tu peux l’ajuster avec le ruban, donc ce n’est pas contraignant. Il forme une ligne parfaite mathématiquement parlant et puis, comme tu as une personnalité enjouée, ça ne fait pas vulgaire. C’est ce qui est important car cela signifie que cette tenue prend en compte la personnalité de celle qui la porte. D’ailleurs, le propriétaire de cette boutique de sur-mesure est réputé, non seulement dans ce pays, mais aussi à l’étranger. Les uniformes de nos poupées sont d’un tout autre niveau par rapport à ceux de la concurrence, vous ne trouvez pas ?
— O-Oui…
— Je ne veux pas en parler, mais ces tenues coûtent très cher.
— Hein ? Désolée si c’est le cas… S’il faut rembourser ou avoir une retenue sur mon salaire, pas de problème.
— Non, tu es ma poupée, après tout. Personne n’arrose une fleur en attendant d’en tirer profit, n’est-ce pas ? T’en fais pas Cattleya. Contente-toi d’être belle. C’est justement parce que j’ai des exigences en matière de vêtements que je ne veux pas rendre une femme vulgaire. Et c’est aussi parce que j’aime les femmes que je veux les voir resplendissantes. C’est pour cette raison que j’ai des reproches à faire sur la sobriété vestimentaire de Petite Lux.
— Je ne sais pas d’où est venu l’idée de la compagnie postale, mais j’accepte avec plaisir cette passion qui anime notre président ! Je porterai ces vêtements avec soin. Mais comme je fais de mon mieux alors j’aimerais une nouvelle tenue si possible. Et une bien jolie !
Écoutant leur échange en silence, peut-être lassée de suivre les dires de son patron dans ce débat futile, Lux lança un regard discret à Violet et Benedict, semblant leur implorer de l’aide. Il restait un espace libre sur le canapé, suffisamment large pour qu’une personne s’y installe. Ayant croisé son regard, Violet fit signe à Benedict de se pousser légèrement et tapota la place vacante. Heureuse, Lux s’y assit.
— Violet, qu’est-ce que tu bois ? demanda Lux en jetant un œil à la tasse que Violet tenait.
— Je me le demande bien. J’ai pris les feuilles de thé qui étaient dans la cuisine. J’ignore de quel type de thé il s’agit.
— Du darjeeling.
— Benedict, comment le sais-tu ?
— Parce que ce type adore le Darjeeling. Toutes les boîtes de thé qu’il possède ne contiennent que ça.
— Dans ce cas, je vais en prendre aussi. J’ai encore froid après être restée sous la pluie si longtemps.
— Hééé, vous trois, là ! Vous avez terminé votre discussion comme si on n’existait pas ?! Écoutez-moi au moins jusqu’au bout !
Hodgins posa ses mains sur ses hanches, feignant l’agacement.
— Nous nous étions éloignés du sujet principal. Nous avons jugé que cette conversation n’était pas nécessaire et avons agi en donnant la priorité au bien-être de Lux, déclara Violet d’un ton limpide.
— En plus, tout ça, c’est juste une histoire de vêtements pour la nuit, non ? renchérit Benedict.
Le duo blond aux yeux azur à l’allure fraternelle fixa Hodgins d’un air interrogateur.
— Ugh… Si vous me regardez tous les deux comme ça en même temps, je finis toujours par céder, alors arrêtez ça ! Mais je n’abandonnerai pas pour autant. Je pense qu’il lui faut un vêtement supplémentaire.
— Hum… Président, je suis à l’aise comme ça. Je vous suis déjà reconnaissante de m’avoir prêté de quoi me vêtir. Et puis, plus vous faites d’histoires à ce sujet, plus quelque chose qui n’avait rien d’indécent à la base commence à le sembler… en quelque sorte, dit Lux, pressée d’en finir avec ce débat.
— La solution m’est apparue. Ne serait-il pas plus simple que je prenne la chemise et le pantalon, et que Lux enfile cette nuisette ?
Violet venait de relancer la discussion en arrière.
—— Violet !
Lux maudit Violet intérieurement en la frappant dans son imagination.
— Ah~, c’est vrai. Dans ce cas, je peux aussi le faire. Mais ma nuisette risque d’être trop grande, non ? C’est le même genre que celle de Violet. La longueur des épaules pourrait poser problème…
— hey Papy, tu exploses si t’as pas le contrôle de ce qu’on met sur nous ? Non, hein. Alors abandonne, lâcha Benedict.
— Impossible. Une journée comme celle-ci ne se reproduira pas. Nous sommes tous les cinq coincés dans l’entreprise sans pouvoir sortir. Vous n’avez d’autre choix que de rester chez moi, n’est-ce pas ? C’est l’occasion rêvée de faire une soirée pyjama. Je veux qu’elle soit réussie. Mais tant que la tenue de Petie Lux me travaille, je ne peux pas en profiter pleinement.
Benedict chercha une réponse aux paroles de Hodgins durant quelques secondes, puis abandonna. Il devait être fatigué. Il tourna la tête vers Violet et demanda :
— Dis, t’as pas faim ? Je vais jeter un œil à la cuisine.
— Hé, ne m’ignorez pas !
Alors que Benedict se levait, Hodgins le suivit aussitôt.
— Benedict va préparer quelque chose ? Génial ! Vous ne le savez peut-être pas, mais il est doué en cuisine ! s’enthousiasma Cattleya en se levant à son tour.
— J’ai jamais dit que j’allais cuisiner… Bon, si vous avez faim, je peux m’y mettre.
— Je vais vous aider.
Violet releva les manches de sa tenue, découvrant ses bras. Ses prothèses émirent un léger grincement.
— V, tu sais cuisiner ?
— Dans une certaine mesure. À l’armée, je préparais les ingrédients pour la cuisine. Mme Evergar… Lady Tiffany m’a également enseigné quelques bases.
— M-Moi aussi… Je peux éplucher les pommes de terre et tout…
Lux se hâta de les suivre. Dans son sillage, un mouvement de grande ampleur vers la cuisine fut enclenché.
— Lux. Tu ne cuisines pas souvent, n’est-ce pas ? Ça se voit rien qu’à cette phrase. Je vais t’apprendre.
— La plupart des choses se résolvent juste en épluchant des pommes de terre… Benedict, tu ne serais pas en train de te moquer de moi, hein ?
— Pas du tout, Demi-déesse de la Pomme de Terre.
— Violet, Benedict m’a insultée !
— Benedict.
— Owowow ! V ! Ne me pique pas les côtes ! Un coup de tes foutues prothèses, c’est pas une petite pichenette de rien du tout là ! C’est au même niveau qu’un coup normal !
Au final, Hodgins trouva dans son placard un pull léger à motif de plumes et le donna à Lux. Lorsqu’elle l’enfila, sa petite taille fit que le vêtement tombait comme un long cardigan. Cela avait ravi Hodgins, trouvant cela absolument adorable.
***
À la nuit tombée, le ciel crépusculaire rouge garance se dissipa, laissant toujours cours à la pluie persistante qui plongeait l’extérieur dans une obscurité continue.
Benedict prépara une soupe improvisée avec les restes de légumes disponibles dans la cuisine de Hodgins, qui regorgeait d’assaisonnements, tandis que Violet et Cattleya apportèrent des biscuits qu’elles avaient ramenés comme souvenirs de leurs déplacements professionnels.
Lux apporta des bonbons similaires à des berlingots qu’elle conservait dans son bureau et Benedict, à la demande d’Hodgins, se résigna à aller chercher une bouteille onéreuse soigneusement dissimulée là où se trouvait tous les spiritueux dans la pièce d’à-côté.
— Hé, et si on fouillait dans les bureaux de tous les employés ? Il doit bien y avoir d’autres provisions.
— Si c’est celui de M. Anthony, il y a forcément quelque chose. Il me donne toujours des friandises… On est en état d’urgence, alors il nous pardonnera sûrement.
— Il n’y avait pas des sucreries dans les tiroirs des gars de l’accueil. Ils vont nous en vouloir si on se sert ?
— Ils risquent de râler. Mais…ça a l’air super bon leur truc… J’ai envie d’y goûter.
Lux, encore en pleine croissance, et Benedict, qui avait sauté le déjeuner et n’était pas rassasié avec seulement la soupe aux légumes, partirent en quête de provisions supplémentaires. Le butin de friandises chapardées dans les bureaux des employés s’avéra être une véritable aubaine, et ainsi débuta leur soirée improvisée sous la longue pluie battante.
Ces cinq personnes, de générations, de sexes et de fonctions différents, avaient depuis longtemps dépassé le cadre de simples collègues. À force d’avoir traversé ensemble de nombreuses épreuves et partagé tant de temps, ils formaient à présent une véritable famille. Ils riaient et parlaient beaucoup.
— Tu te souviens quand Violet a ramené Lux ? Elle est allée négocier directement avec Papy avec une telle énergie, en mode : « J’ai trouvé un chiot. Donnez-moi la permission de le garder. Allez, vite. » Elles se tenaient par la main et Violet refusait de lâcher Lux, expliquant toute la situation en détail, comme si elle disait qu’elle ne bougerait pas tant qu’elle n’aurait pas obtenu l’autorisation. La tête méfiante du Papy à ce moment-là, c’était vraiment hilarant.
— Je m’en souviens~ ! Il était là : « Hein, demi-déesse ? Hein, enlèvement et séquestration ? Vous avez prévenu la police militaire ? »… Le Président tournait en rond autour d’elles, complètement dépassé. C’était le moment le plus hilarant de l’année.
— H-Hum… Je tiens à m’excuser pour ça.
— Non, non, ne t’excuse pas, Petite Lux. Tu es notre joueuse vedette maintenant, tu as fait tout ton possible pour arriver là où tu es. Tu t’es vraiment donnée à fond en terre inconnue. Reste travailler pour nous pour toujours, ok ? Enfin, pour moi plutôt. Petite Violet peut faire parfois des choses inimaginables, mais en général, elle ne s’embarque pas dans des histoires. Alors ce jour-là, même moi, avec toute mon expérience de vie, j’ai été secoué. Dire non ne m’avait même pas traversé l’esprit.
— Je savais que le Président Hodgins allait me donner un avis favorable. Si je n’en avais pas été convaincue, je n’aurais pas agi ainsi. Merci beaucoup pour ce jour-là, Président.
— Petite Violet… Petite Violet a bien grandi, hein ? Tu es devenue une jeune femme remarquable…
— Eh bien, faut dire que tu as été une bonne figure parentale pour elle.
— J’ai été élevée par Benedict et le Président Hodgins. Vous êtes mes modèles.
— Hein, alors je suis le fils du Papy c’est ça ? File-moi toute la boîte.
— Pas question ! Mais en réalité, tu vas bien récupérer une partie de la société plus tard, alors ça devrait te convenir, non ?
— Ce sujet était sérieux ? Mais si vous divisez l’entreprise…
— Ouais, je serai le vice-président. V, appelle-moi Vice-Président Benedict.
— Alors Benedict sera… le vice-président ?
— Violet, tu n’es pas trop venue au bureau ces derniers temps à cause de tes déplacements, hein ? Moi, je vais rester secrétaire du Président Hodgins, mais certains employés iront du côté de Benedict. Ça va faire un peu vide… Enfin, la société restera dans le pays donc ce ne sera pas loin. Mais ce ne sera plus dans le même bâtiment.
— Alors d’autres personnes… partiront aussi.
— Je t’ai dit que mon rôle allait changer aussi ?
— Je n’étais pas au courant.
— Je vais m’occuper de former les nouvelles recrues. Violet, toi, tu resteras comme tu es. Bon, entre nous, on sait qui est meilleure pédagogue. Je suis douée pour m’occuper des autres.
— Cattleya sera donc… une instructrice…
— Moi, je resterai ici comme toujours. Le département des poupées, où toi et les autres travaillez, restera au siège, et comme tu es l’une des principales figures de ce service, ton rôle ne changera pas.
— Dit comme ça, on dirait que je ne rapporte pas d’argent…
— Non, ce n’est pas ça… J’ai toujours mis les bonnes personnes aux bons postes, non ? Je t’ai confié ça parce que je savais que tu pouvais être la grande sœur de tout le monde. D’ailleurs, Cattleya, c’est bien toi qui as immédiatement accepté quand je t’ai dit que ton salaire augmenterait si tu devenais formatrice, non ?
— Eh bien, c’est parce que je ne sais pas combien de temps je pourrai continuer à être une poupée. C’est un métier qu’on peut exercer en vieillissant, mais ces derniers temps, j’ai dû mal avec les sentiers de montagne. Probablement à cause de mes talons hauts…
Ils rirent beaucoup, discutant longuement.
Dans leurs tenues d’intérieur, ils jouèrent aux cartes, partagèrent leurs souvenirs de voyage et se tordirent de rire en racontant des anecdotes absurdes. La nuit avançait, et la pluie battante dehors commençait lentement à s’apaiser, mais personne ne se disait qu’il fallait rentrer. Des moments comme celui-ci étaient rares. Tous en étaient conscients.
— Je passe vraiment une excellente soirée. Si seulement ce genre de moments pouvaient durer.
Les paroles de Cattleya, prononcées avec un grand sourire, résumaient parfaitement ce que chacun ressentait. À chaque fois qu’une soirée festive atteignait son meilleur moment, la crainte qu’il ne prenne fin effleurait l’esprit des participants. Ce n’était pas seulement valable pour cette nuit bénie par Dieu, mais aussi sur le long terme. Peut-être que la CH Postal elle-même était comme un endroit festif pour tous ceux qui s’y étaient réunis.
— Que ce rêve, que ces instants heureux durent à jamais…
Le rêve avait commencé avec Claudia Hodgins. Puis il avait recueilli Cattleya Baudelaire, Benedict Blue et Violet Evergarden.
— Contente-toi juste de le goûter. Alors, qu’est-ce que ça donne ?
Ils avaient bâti le siège à Leidenschaftlich et lancé l’entreprise ensemble. Comme le secteur postal était privatisé et que la concurrence était rude, personne n’aurait pu prédire au début combien de temps cette société parviendrait à subsister.
— Ça pique.
Un client local était ensuite venu, leur faisant décrocher un contrat de grande envergure dans le domaine de la livraison.
— Eh~, ça va, Violet ? Vaut mieux que tu restes sobre.
Leur activité de poupée avait alors commencé à se démarquer.
— Mais tout le monde change.
— Quel rapport avec l’alcool ? Moi, je bois parce que j’aime ça. Si tu n’aimes pas, ne le fais pas.
— C’est vrai, Violet.
— Non… Major apprécie de boire pendant les repas, alors j’avais pensé qu’un jour, moi aussi, je devais m’y faire. Vous changez tous les uns après les autres aussi vite qu’un battement de cil. Moi aussi, je commence à partager des repas avec des collègues. Je dois m’adapter…
En cours de route, une jeune fille, promise à un bel avenir de secrétaire, les avait rejoints.
— Je vois… Dans ce cas, moi aussi, j’aimerais essayer. Je suis une secrétaire, après tout. Je dois m’éduquer aux habitudes de la société. Cela se rapproche de quel goût ?
Malgré les grands bouleversements dans la vie personnelle de chacun, tous avaient contribué au développement de la compagnie, à tel point qu’ils passaient chaque jour à être submergés de travail.
— Ça ressemble à du parfum. Dans le sens où c’est difficile à avaler.
Il y aurait sûrement encore beaucoup, beaucoup de changements à venir.
— Hé, je ne peux pas approuver cette opinion. Ta grande sœur ici présente va te faire découvrir de bons breuvages. Plutôt que d’être initiée par un homme, tu devrais apprendre avec moi. Lux, toi, c’est encore trop tôt.
Leur destin allait sans doute encore se tordre et se mêler davantage.
— Eeeeh~ ?!
— Benedict, apporte une autre bouteille. Et de quoi l’ouvrir.
Pour que des gens se rassemblent, il fallait qu’une rencontre ait lieu. Voilà ce que cela signifiait.
— Ouais, ouais…
Benedict se leva du canapé. Il s’était laissé entraîner dans le complot de Cattleya, qui avait prémédité de faire boire Violet Evergarden, parce qu’il y avait lui-même consenti.
— O-Owah. Papy. T’étais là ?
— On est chez moi je te signale.
Alors qu’ils se croisaient dans la cuisine, Benedict laissa échapper sa surprise. Peut-être parce qu’il avait souri en entrant. Malgré son attitude détachée, il était heureux de passer du temps avec ses amis.
— J-Je sais. Je me disais juste que tu mettais un temps fou aux toilettes…
— Pause cigare.
Avec la petite fenêtre de la cuisine entrouverte, Hodgins fumait un cigare. Toutes les femmes détestaient l’odeur, il évitait donc de se montrer à elles lorsqu’il fumait. Juste au moment où Benedict s’était demandé pourquoi il s’était levé et avait disparu, il l’avait retrouvé en train de fumer en cachette.
—— Il ne fume que quand il n’arrive pas à se calmer.
Il n’y avait pas de meilleur jour pour se détendre entre amis, et pourtant…
— Hé, regarde dehors. C’est tellement calme après la tempête… comme le vent. Alors que c’était si bruyant avant.
Peut-être à cause de l’alcool, le visage de Hodgins était rougi.
— C’est vrai… Hé, il reste encore de quoi boire ? T’as pas quelque chose de plus facile à avaler ?
— Eh, pourquoi ? Pas question d’en donner à Petite Lux.
— Cattleya veut faire boire V. Enfin, c’est pas bien grave, non ? Je pense que c’est le bon moment pour qu’elle s’y mette. Va savoir quand on aura l’occasion de trinquer avec elle à nouveau… Mieux vaut qu’elle apprenne ça avec des gens qu’elle apprécie, non ?
— Eeeh… c’est encore trop tôt. Si tu insistes, au pire, on peut mettre une goutte de rhum dans son thé ?
— On peut même pas appeler ça un verre ! Allez, on monte d’un cran.
Hodgins eut un sourire crispé.
— Hé, hé, son grand frère spirituel ne devrait pas dire ça…
— Justement ! On a de plus en plus de recrues. C’est la vedette de nos poupées. Manger avec des gens fait partie de son métier. Avant qu’elle ne tombe sur quelqu’un qui cherche à lui faire boire n’importe quoi…
— Ça a un rapport avec ma proposition de te faire directeur de branche ?
En entendant la voix légèrement froide du président, Benedict cligna des yeux.
— Non… enfin, en quelque sorte.
— Elle est encore enfant, et je serai toujours là avec elle dans ces occasions, alors ça ira. C’est encore trop tôt pour lui apprendre à boire.
— Une enfant ? Bon, elle a un côté enfantin, mais elle n’en est plus une.
— Si, si. Toi, Cattleya et Petite Lux aussi, vous êtes tous des enfants pour moi. Vous avez tendance à ne pas doser dès que je tourne le dos…
Hodgins expira lentement la fumée de son cigare. Malgré son apparence mature, Benedict percevait en lui une pointe de caprice.
— Tu comptes continuer à nous surveiller comme ça encore longtemps ? C’est impossible, fais face à la réalité, lâcha Benedict, tranchant.
Un silence s’installa.
Benedict n’avait pas tort. La CH Postal connaissait une croissance fulgurante. Le retrait de son concurrent, Salvatore Rinaudo l’année précédente, y avait grandement contribué. Désormais, la compagnie CH occupait une place centrale dans le service postal de Leidenschaftlich. Bientôt, elle prendrait en charge presque toutes les commissions des habitants du pays. Outre la charge de travail toujours plus lourde, des discussions étaient en cours pour un éventuel déménagement du siège social, afin d’améliorer les espaces d’attente et de repos pour le confort des nouveaux employés.
— Toi et moi, on va être sacrément occupés. Le département des poupées restera le service phare du siège, tandis que ma branche s’occupera du courrier classique, pas vrai ? On devra former les nouveaux, et en plus, je continuerai à faire des livraisons. Toi, t’auras le rôle le plus chargé vu qu’on devra tout te rapporter. Maintenir le même niveau de proximité avec tes employés qu’aujourd’hui en gérant tout ça, c’est juste…
Il était naturel qu’une entreprise en expansion procède à une scission et nomme un de ses employés pour gérer la succursale.
Benedict était jeune, mais il avait le don de rassembler. Si un vétéran du siège l’accompagnait pour la transition, la tâche ne serait pas insurmontable. Hodgins en était convaincu, c’est pourquoi il avait fait cette proposition.
— Les réunions habituelles et tout le reste se passent toujours au siège… Ce n’est pas comme si on n’allait plus se revoir.
— Chacun aura un poste et une fonction différente. On ne pourra plus se voir aussi souvent. Toi non plus, Papy.
— Pour le travail, je peux toujours m’arranger. Je ferai en sorte que tout le monde ait un peu de temps pour se détendre comme aujourd’hui…
— Papy, même si tu fais de ton mieux, V sort avec ce foutu officier alors ils finiront bien par se marier un jour, non ? J’en sais rien, mais… c’est pour ça que c’est impossible de toujours veiller sur nous, tu vois ?
Un silence s’installa.
— Hé, dis quelque chose.
Ce que Hodgins se voyait balancer en pleine face, c’était quelque chose qu’il n’avait pas envie d’affronter, bien qu’il s’y était déjà préparé en y réfléchissant. C’est ce qu’on lui disait à cet instant.
— Hodgins… Hé, Papy
C’était quelque chose que Benedict Blue avait le droit de lui dire, précisément parce qu’ils avaient tout traversé ensemble depuis le début.
— Hé, le prends pas mal. Je dis pas ça pour te blesser. T’as laissé le département des poupées au siège parce que tu voulais garder un œil sur V, pas vrai ? Je comprends. Elle est spéciale pour toi.
— C’est pas ça, je…
— Mais elle restera pas gamine éternellement. Elle a changé depuis qu’elle a commencé à bosser ici et que tu lui as tout appris. Un jour, elle lâchera ta main. C’est pas ta fille. C’est pas ta copine mais une employée à la fin. Un jour, vos chemins se sépareront. Si tu te prépares pas maintenant, est-ce que tu arriveras à encaisser le coup quand elle épousera ce gars et quittera l’entreprise pour rejoindre sa famille ?
« Est-ce que tu arriveras à encaisser le coup ? » Ces mots résonnèrent douloureusement dans le cœur de Hodgins. Benedict avait visé là où ça faisait mal, sans pitié. Il était un expert en armes à feu. Son tir était précis, et la douleur qui en résultait était telle que Hodgins avait envie de presser sa poitrine pour atténuer le saignement.
—— M’en remettrai-je, si un jour je dois être séparé de Violet Evergarden ?
Hodgins réfléchit sérieusement à cette question.
—— Je ne sais pas.
Il n’avait réellement aucune idée. Les liens ne se brisaient pas si facilement une fois noués, et pourtant, la réalité, le temps et les obligations avaient ce pouvoir cruel d’éloigner les gens, même les amis les plus proches.
—— Je n’ai vraiment aucune idée…
Il était certain qu’un jour comme celui-ci ne se reproduirait plus dans cinq ans. Leur refuge sous la pluie serait ailleurs.
—— Et ce ne sera pas juste elle… Toi aussi. Tout le monde.
D’ici là, peut-être que certains d’entre eux ne travailleraient même plus dans l’entreprise. Beaucoup tomberaient amoureux, fonderaient une famille et déplaceraient leur foyer ailleurs. Dans vingt, trente ans, il leur serait peut-être difficile de continuer à travailler. Ou bien… ils ne seraient plus de ce monde. Celui qui en avait le plus conscience, c’était Hodgins, le plus âgé du groupe.
—— C’est moi qui ai le plus d’écart avec eux.
C’était justement pour cela qu’il n’en savait rien.
— Je n’en ai aucune idée.
Il ne voulait pas y penser. Il ne voulait pas voir la réalité.
— J’ai trop de choses qui comptent pour moi, alors ça me fige. Tu sais, tu vas peut-être rire, mais quand tu n’es plus tout jeune, se blesser devient plus effrayant. Avec l’âge, on a peur et on perd l’énergie de faire de son mieux et de guérir. C’est épuisant. Mais…
Hodgins s’attendait à ce que le jeune homme devant lui, qui l’appelait « Papy » à longueur de journée, éclate de rire. Pourtant, Benedict resta impassible.
— Mais…
Il se contentait d’écouter. Son attitude, dans ces moments-là…
—— …me fait penser à Petite Violet.
— Je sais que c’est moi qui dois avancer plus que les autres. Je vous entraîne tous dans mes projets alors j’en prends la responsabilité. Je t’ai aussi confié cette tâche, car tu as ma confiance. J’ai tout laissé entre tes mains. Mais… ça et mes sentiments pour elle, et pour vous tous…
— Je comprends.
— …ce sont deux choses différentes, n’est-ce pas ? Tu sais, t’es… cruel. Je suis comme un père adoptif pour toi, et pourtant… Même si tu comprends ma solitude…
Alors que Hodgins laissait échapper ces mots dans un accès de sincérité, Benedict porta une main à sa bouche, comme pour l’arrêter.
— Je comprends.
Le temps sembla s’arrêter. Cherchait-il à soutenir celui qu’il considérait comme une figure paternelle, malgré son trouble évident ?
— Désolé.
Sans s’en rendre compte, il portait lui aussi un poids. Celui des choses qu’il devait protéger. Peut-être s’en était-il rendu compte en voyant Hodgins vaciller, lui qu’il pensait inébranlable.
— Désolé. J’aurais pas dû dire ça aujourd’hui.
Un silence s’installa.
— Tu trouves que j’ai l’air pathétique, pas vrai ?
— Nah, t’as jamais été très classe de toute façon.
— C’est faux ! Je suis un beau jeune homme… non, un beau trentenaire reconnu de tous.
— C’est justement parce que t’as rien de cool.
Un nouveau silence revint.
— C’est cette facette de mon Claudia Hodgins qui fait son charme.
Puisque Benedict parlait comme s’il consolait un enfant, Hodgins, légèrement agacé, lui lança un « tais-toi ».
Mais, malgré lui, il éclata de rire.
***
La pluie charriait toutes sortes de pensées. Lorsque l’on se retrouvait trempé, incapable d’échapper aux gouttes tombant du ciel, on se perdait inévitablement dans ses réflexions. À l’aube, Claudia Hodgins se redressa, le corps lourd de fatigue après une courte nuit. En jetant un coup d’œil à son lit, il vit Violet et Cattleya, endormies sous la même couverture. Sur le canapé, Benedict était affalé, ronflant si fort qu’il en aurait ri. Hodgins chercha Lux Sibyl du regard. Il descendit du troisième étage au deuxième, puis du deuxième au premier. Elle était introuvable.
— …Ne me dis pas que…
Saisi d’une inquiétude soudaine, Hodgins ouvrit la porte d’entrée. Et, comme il s’y attendait, il aperçut une silhouette revenant vers lui, marchant dans la rue encore humide de la tempête passée. Ses vêtements, pourtant mis à sécher la veille, étaient sûrement à moitié trempés. Qu’est-ce qui pouvait bien être si important pour qu’elle sorte ainsi sous la pluie ? Il comprit en voyant ce qu’elle portait dans ses bras.
— Ah, Président.
Lux tenait un grand sac en papier rempli de pains. Il y en avait tant que son petit visage disparaissait derrière.
— Petite Lux… tu es vraiment allée nous acheter le petit-déjeuner ?
En y repensant, cette jeune femme était le genre à toujours agir sans tarder lorsqu’elle voulait faire quelque chose pour autrui. C’était là les qualités de toute personne attentionnée. Mais sans une gentillesse véritable, on ne pouvait pas en arriver là. Si Hodgins l’avait choisie comme secrétaire, ce n’était pas seulement parce qu’elle savait tout faire.
— C’est vraiment sympa de ta part.
— Oui, le propriétaire de la boulangerie est très gentil en plus. Je me suis réveillée un peu trop tôt, alors je suis sortie me promener pour voir dans quel état était la ville. La boulangerie était en train d’ouvrir, ils se préparaient… J’ai trouvé ça appétissant, alors je suis allée jeter un œil, et ils m’ont invitée à entrer.
— Ah, hmm…
— Ils m’ont convaincue quand ils m’ont dit qu’ils faisaient du pain pour les affamés du matin. Alors je les ai remerciés chaleureusement et j’en ai acheté plein. C’est la boulangerie au coin de la rue.
— C’est digne de ma secrétaire ça. Tu as bien pris le reçu ?
Lux lui adressa un sourire éclatant, semblable à une fleur en pleine floraison.
— Huhu, bien sûr.
Pour Hodgins, qui avait passé la nuit à ruminer toutes sortes de pensées, ce sourire était comme une eau limpide pour un voyageur assoiffé. Sans un mot, il prit le sac des mains de Lux.
— Petite Lux, je suis vraiment heureux de t’avoir avec nous.
— Juste pour ces moments-là, hein ?
— Non, tout le temps. Pour tous les moments. Petite Lux, tu es encore jeune, et une longue carrière devant toi. Tu es une secrétaire formidable… Je suis le PDG le plus heureux de tout Leidenschaftlich !
— Vous allez m’embaucher à vie ?
— Hein ?
— C’est un refus ?
— Non, je pourrais… Mais ça voudrait dire travailler avec moi jusqu’à la fin de ta vie, tu sais ?
— C’est un problème ? Je n’ai nulle part ailleurs où aller.
Face à cette réponse innocente, Hodgins fut déstabilisé.
— Je ne compte pas prendre la tête de l’entreprise comme Benedict.
— Fais gaffe, je pourrais finir par te la léguer au vu de ta réserve ! Tu n’es pas revendicatif comme lui Hahaha… Bien sûr, continue à travailler avec nous pour toujours et à mes côtés. Oh… on dirait presque des vœux de mariage… Tu veux qu’on en profite pour se fiancer ? Je plaisante…
À peine eut-il prononcé cette plaisanterie qu’il réalisa qu’elle était particulièrement déplacée. Il jeta un coup d’œil à Lux pour voir sa réaction, mais elle le regardait simplement avec un air neutre. Il avait réussi à se transformer en une caricature de vieux lourdingue embêtant une jeune fille.
— Non, c’était une blague ! Mais écoute, Petite Lux, tu es peut-être la seule capable de me supporter, alors c’est pour ça que j’ai… Mais je ne te regarde pas avec des intentions déplacées, vraiment ! On a trop d’écart d’âge de toute manière ! Mais on est assez proches pour se permettre ce genre de plaisanterie, pas vrai ?
Lux fit mine de réfléchir quelques secondes.
— Huhu, je vois quand même c’est une blague. Mais ça n’arrivera pas. On ne se mariera pas.
Et elle le rejeta d’un ton catégorique.
— Ah… d’accord.
Bien que Hodgins aurait été bien embêté si elle avait accepté, il ne put s’empêcher de sentir ses épaules s’affaisser un peu.
— Mais Président, si un jour vous devenez incapable de travailler, je serais prête à m’occuper de vous.
— Ne… me balance pas une réalité aussi cruelle, comme ça, d’un coup.
— Eh, vraiment ? À mes yeux… c’est une forme d’amour très profonde. Président, vous êtes le premier adulte décent à m’avoir acceptée. Je vous consacrerai ma vie entière.
— Petite Lux, tu m’aimes à ce point ? Tu veux m’épouser, finalement ?
Cette fois, Lux afficha un large sourire avant de répondre :
— Je vais emporter ça chez moi et y réfléchir.
— Incroyable, on dirait une négociation d’affaires.
— Vous me taquinez… alors que vous savez parfaitement que je ne connais même pas encore l’amour.
« Ne pas encore connaître l’amour. » La puissance dévastatrice de ces mots fit légèrement regretter à Hodgins sa plaisanterie lancée à la légère.
— Dans ce cas, je reposerai la question dans cinq ans. Je devrais être un bel homme mûr d’ici là.
— Vous dites ça, Président, alors que je sais parfaitement que vous avez un voyage de prévu avec une beauté la semaine prochaine.
Ce duo, qui semblait destiné à rester ensemble d’une façon ou d’une autre, retourna au bureau en échangeant de petites plaisanteries.
***
Afin de préparer le petit-déjeuner pour tout le monde, Hodgins et Lux se retrouvèrent seuls dans la cuisine. En plus du pain déjà acheté, il leur fallait des boissons et quelques légumes. Ce n’étaient que des préparatifs simples, mais Hodgins trouvait cela étonnamment agréable, bien plus que lorsqu’il faisait ce genre de choses seul.
— Président, c’est un sucre et une lamelle de citron, n’est-ce pas ?
— Et pour Petite Lux, c’est deux sucres avec du lait, hein ?
Tout en disposant le pain sur une assiette, ils versèrent de l’eau chaude sur les feuilles de thé et les laissèrent infuser. Peut-être était-ce parce que le paysage visible depuis la petite fenêtre de la cuisine s’étalait sous un ciel d’un bleu immaculé, mais tout lui paraissait incroyablement lumineux.
— Bonjour.
La prochaine personne à apparaître sous la lumière du matin fut Violet. Ses doux cheveux blonds étaient légèrement ébouriffés. Naturellement, la main de Hodgins se leva vers elle.
— Bonjour… Tu as les cheveux en bataille, Petite Violet.
— Excusez-moi…
Violet baissa les yeux, un peu gênée, tandis qu’Hodgins lui caressait la tête. Ses paupières étaient légèrement rouges. Peut-être n’avait-elle pas bien dormi.
— Bonjour, Violet. Cattleya et Benedict sont déjà réveillés ?
— Benedict était éveillé tout à l’heure, mais quand je me suis levée, il s’est recouché à côté de Cattleya.
— Moralement parlant, ce n’est pas très convenable. Je vais aller lui rappeler les règles.
Hodgins eut un léger rire en regardant Lux s’éloigner, roulant ses petites épaules. Puis, il reporta son attention sur Violet. Les mèches qu’il avait tenté d’arranger s’étaient déjà rebellées.
Pour une raison inexplicable, le fait qu’ils soient seuls tous les deux, dans cette cuisine baignée par la lumière matinale, lui parut soudainement étrangement singulier.
Juste eux, partageant ce moment de douceur. Combien d’occasions comme celle-ci leur restait-il encore ? Puisqu’ils en étaient là, il aurait dû dire quelque chose. C’est ce que Hodgins pensa. Pourtant, aucun mot ne lui vint.
Non pas qu’il n’ait aucun sujet de conversation. Il pouvait en trouver autant qu’il voulait : évoquer les fleurs à mettre sur la table, ou bien le fait que, sans doute, de nombreux clients viendraient aujourd’hui après avoir été empêchés de sortir hier à cause de la tempête.
Mais il ne voulait pas gâcher cette matinée. Il sentait que le moindre mot pourrait faire s’effondrer cette atmosphère fragile. Violet était là. Ses yeux bleus étaient tournés vers lui, l’observant. Ce silence entre eux n’était plus pesant depuis longtemps. C’était leur relation.
Peut-être encore ensommeillée, elle semblait flotter dans un doux brouillard. Il voulait la regarder ainsi, baignée dans cette tranquillité, encore un peu plus longtemps.
Comme elle semblait d’ordinaire toujours parfaitement éveillée, Hodgins en conclut que si Violet paraissait si détendue à cet instant, c’était parce qu’elle était entourée de personnes en qui elle avait une confiance absolue. Parce qu’elle pouvait être pleinement elle-même. Parce qu’il avait, lui aussi, contribué à lui offrir ce sentiment de sécurité.
—— M’oublieras-tu un jour ?
Un jour viendrait où la place de Claudia Hodgins dans la vie de Violet Evergarden s’amenuiserait.
—— Pourtant, toi, tu prends de plus en plus de place dans la mienne.
Les allers-retours à l’hôpital. Pousser son fauteuil roulant. Lui offrir un carnet et lui apprendre à écrire.
—— Ça, je ne pourrai jamais l’oublier. Ces instants, ces journées, tout ce que j’ai vécu avec toi.
Le fait qu’il ne l’ait pas empêchée de combattre pendant la guerre. Qu’il ait pensé qu’ils pouvaient se servir d’elle.
—— Je ne peux pas oublier.
Lui offrir une tenue dissimulant ses bras mécaniques et la mettant en valeur.
—— Je suis sûr que je n’oublierai pas non plus cette matinée…
Ce matin paisible, semblable à celui d’avant que l’orage éclate et que tout le monde envahisse les lieux. Hodgins effleura à nouveau les cheveux de Violet. Alors qu’elle avait refusé que Benedict y touche, avec lui, elle se contenta de laisser une mèche glisser entre ses doigts, presque comme un chat cherchant une caresse.
—— Aah, j’aimerais pouvoir te prendre dans mes bras.
Ce n’était pas de l’amour. Ça ne le serait jamais. Mais si elle était sa véritable fille, en cette matinée, en cet instant, il aurait tout simplement pu lui dire la chose suivante : « Bonjour, mon trésor » et l’enlacer tendrement.
— J’ai fait un rêve, Président Hodgins…
Sa voix, encore légèrement voilée par le sommeil, s’éleva dans un murmure.
— Un rêve… ?
La jeune femme resplendissante, qui n’était plus une enfant, raconta son rêve comme une fillette le ferait :
— Oui. Dans mon rêve… vous étiez le propriétaire d’une boutique de vêtements.
— Huhu, vraiment ?
— Je ne sais pas coudre. Et vous m’avez dit que si j’en étais incapable alors vous n’aviez pas besoin de moi, Président Hodgins…
— Je suis cruel, dis donc.
— Même en ayant proposé de cirer les chaussures, de faire le ménage ou n’importe quelle autre tâche, vous n’avez rien voulu entendre…
Dans ce rêve, le Hodgins qu’elle connaissait avait fini par la rejeter.
— Petite Violet, qu’as-tu fait alors ?
— J’ai insisté, encore et encore. Mais vous avez refusé autant de fois. J’ai alors pensé à rester devant la boutique jusqu’à ce que vous acceptiez, mais il s’est mis à pleuvoir, comme hier…
— Hm. Et ensuite ?
— Le Major Gilbert est venu me chercher et m’a dit de rentrer avec lui, mais…
— Hm.
— J’ai continué à attendre que le Président sorte de la boutique, même après l’extinction des feux.
— Hm.
— J’ai attendu, attendu, et puis… quelqu’un qui passait par là m’a dit que la boutique avait déménagé ailleurs.
— Alors qu’elle était encore ouverte juste avant ?
— C’était un rêve, après tout… Et alors j’ai demandé où elle se trouvait et je suis partie à sa recherche. Benedict et Cattleya sont apparus en cours de route, mais ils avaient d’autres choses à faire et m’ont dit qu’ils viendraient plus tard… Quant à Lux, elle, elle avait été embauchée par vous dès le départ, alors elle vous a aussi demandé de me reprendre, mais au final, vous avez refusé.
— Hm…
Soudain, Hodgins ressentit une douleur si vive qu’il en eut du mal à respirer.
— Et ensuite, Petite Violet… qu’as-tu fait… ?
Sa main se tendit vers Violet.
— Je suis restée à observer l’intérieur de la boutique depuis la vitrine.
Non pas vers sa tête, mais vers ses yeux, où ses cils dorés battaient comme les ailes d’une fée.
— À l’intérieur, il y avait tant de monde. Des gens que je connaissais et d’autres qui m’étaient inconnus. La boutique était animée, pleine de vie.
Une petite mer silencieuse s’y était formée, qui se dissipa dès que l’index de Hodgins l’effleura.
— Le Major est venu me chercher pour la énième fois et m’a dit que vous lui aviez confié que ma présence devant la boutique vous causait du tort. Mais, pour une raison que j’ignorais, je savais au fond de moi que si je m’éloignais ne serait-ce qu’un instant, vous ne me laisseriez plus jamais entrer… alors je ne pouvais pas obéir. Pourtant, je ne voulais pas non plus vous causer d’ennuis, Président, alors j’étais incapable de prendre une décision… J’ai essayé de demander des instructions au Major, mais il avait disparu avant même que je ne m’en rende compte.
La mer, cette larme, prit la forme d’une perle et coula le long de sa joue.
— J’ai… j’ai fini par pleurer.
Violet leva les yeux vers le ciel, comme si la scène de son rêve s’y reflétait encore à cet instant.
— À un point que je n’aurais jamais imaginé…
— Hm…
— Je me suis dit que c’était pour ça que vous ne vouliez pas m’embaucher… Et que le Major était parti, lassé de mon attitude.
— Hm…
— Puis, sans que je m’en aperçoive, vous êtes sorti. Vous aviez exactement le même visage que le jour où vous étiez venu me voir à l’hôpital, après la guerre. Vous étiez très surpris par mon apparence, parce que j’étais couverte de boue et trempée par la pluie. Et alors, vous avez dit : « Bon, on va commencer par t’apprendre à tenir une aiguille. »
— …
— Vous m’avez expliqué que vous ne m’aviez pas proposé ce nouveau travail parce que, avec mes mains, ce serait sûrement difficile… J’ai été extrêmement soulagée en l’entendant. Et puis, et puis…
Les mots de Violet s’interrompirent brusquement. Incapable de se retenir, Hodgins la prit dans ses bras, comme s’il voulait enfouir sa petite tête contre sa poitrine. Alors qu’il l’étreignait, Violet, les yeux encore plongés dans son rêve, murmura :
— …Si je faisais un effort, je pouvais encore être utile. C’est ce que j’ai compris, au moins.
L’entendre soupirer de soulagement dans ses bras fit oublier à Hodgins tout rôle et toute hiérarchie entre eux. Il la serra très, très fort contre lui.
— Tu es bien plus qu’utile…
Il se rendit compte que sa voix tremblait sous l’émotion, et avant même de pouvoir l’arrêter, les larmes dévalèrent ses joues.
—— Bon sang, je suis vraiment idiot. J’ai fini par pleurer aussi.
Il pleurait, tout simplement. Comme un enfant. Parce que cette jeune femme, qu’il considérait comme sa propre fille, même si elle était une adulte, venait de verser des larmes devant lui.
— As-tu déjà ressenti ça, jusqu’à maintenant… ? Tu as fait ce rêve parce que tu étais inquiète.
— « Inquiète »… C’est peut-être bien le cas. Hier soir, j’ai appris que beaucoup de choses avaient changé en mon absence… J’ai l’impression que cela m’a plus travaillé que je ne l’aurais cru.
— Désolé, on a fait ça de notre côté, sans te prévenir… Alors qu’on est ensemble depuis le début.
— Non… Je suis souvent absente, il est normal que certaines décisions soient prises. Je ne suis qu’une employée après tout et en tant que telle, on doit s’adapter aux évolutions de l’entreprise. Vous n’avez pas tort.
Elle marqua une pause.
— Mon environnement est sur le point de changer radicalement. Je vous suis reconnaissante, Président, de me permettre de rester ici comme toujours. Cependant…
— Cependant ?
— Cependant, je ne sais pas si je pourrai suivre.
— …
— Avec le Major, avec le siège… Avec le fait que Benedict va être affecté dans un autre bureau.
— Ça ira.
— Quand j’y pense… Je réalise que le nombre de choses que je dois prioriser devient bien trop grand.
— Petite Violet…
— L’ordre des priorités…
— Ça ira, ne t’en fais pas.
— Je dois faire face à toutes sortes de situations de vie, et pourtant…
—— Si Violet Evergarden ne faisait pas ça, elle ne serait sûrement plus en vie.
Toujours, à chaque instant.
Son existence avait cheminé en s’adaptant à son environnement, tout en étant perdue face à lui, mettant à profit tout ce qu’elle pouvait faire, cherchant un endroit où appartenir et un adulte qui prendrait soin d’elle. Elle n’avait pas le droit d’hésiter. Pour une bête, l’hésitation signifiait la mort.
Violet ne connaissait pas l’amour inconditionnel. Aujourd’hui enfin, elle avait obtenu cette chaleur avec ses propres efforts, mais le fil du temps menaçait de la lui arracher, dans un changement soudain et inévitable.
Après avoir couru, couru et couru encore, Violet, jadis une bête, voyait le nid qu’elle avait enfin trouvé s’effondrer sous ses yeux. Même en sachant qu’il fallait se préparer à repartir, il arrive un moment où l’on est à bout de souffle, incapable d’avancer.
Violet était passée du statut d’animal à celui d’être humain.
Ses facettes de bête et d’humaine coexistaient, se manifestant tour à tour. Lorsqu’elle était animale, tant qu’elle pouvait survivre, peu lui importait que son environnement change. Mais vivre en possédant quelque chose de meilleur, quelque chose de précieux, compliquait tout.
À présent, alors que ses émotions s’étaient multipliées et qu’elle était devenue pleinement humaine…
— Je lutterai. Je peux toujours être utile. Président Hodgins, je vous prie d’oublier ce que vous venez de voir de moi.
…elle n’était plus qu’une jeune fille, un peu effrayée par l’avenir.
— S’il vous plaît… oubliez cela.
Qui l’avait changée ainsi ? Gilbert fut sans doute le premier, mais ceux qui avaient achevé cette transformation étaient sans conteste toutes les personnes ici présentes.
— Pas question, je n’oublierai pas.
En entendant ces mots, Violet fronça légèrement les sourcils, l’air troublé.
— Ne fais pas cette tête-là, je ne me moque pas. Je veux dire que tu n’as pas besoin de t’inquiéter. Peut-être que tu es devenue plus faible. Mais est-ce un mal ? Lors de notre première rencontre, tu n’avais rien. Même pas une broche. Mais là, tu as tant de choses. Tu as voyagé longtemps et tu as accumulé du poids supplémentaire. C’est normal d’être tiraillée.
Bien qu’il ait conscience du regard stupéfait de Cattleya, Benedict et Lux, postés dans l’ombre de l’embrasure de la porte, Hodgins poursuivit :
— Tu sais… la vie est un voyage. Petite Violet, tu le continueras, hein ?
Il avait déjà oublié son inquiétude. La frustration et le désir écrasant de s’accrocher à quelqu’un s’étaient dissipés.
— Tu as commencé ton voyage avec moins de bagages que la plupart des gens. Et maintenant qu’ils se sont alourdis, tu les regardes, sans savoir ce qu’il s’est passé. Tu ne sais pas quoi jeter pour t’alléger.
Tout en l’enlaçant, elle, encore jeune et perdue en plein voyage, Hodgins sentit qu’il était enfin redevenu lui-même.
— Il te faut des vêtements et de l’argent, bien sûr, et surtout de bonnes chaussures. Ah, et un parapluie aussi. Et si, en fouillant tes affaires, tu te rends compte qu’il n’y a rien dont tu puisses te débarrasser, c’est un problème, oui. Mais si ce poids est trop lourd, alors que dois-tu faire ?
Il pouvait encore être utile.
— M’entraîner… améliorer mes prothèses…
Il était encore nécessaire.
— Idiote… Tu confies ces bagages à quelqu’un ou alors tu trouves une personne pour t’aider à les porter.
Ne serait-ce que pour un temps.
— Gilbert en portera sans doute une partie. Moi, je peux garder ici ce que tu ne pourras pas emporter avec toi. Je resterai à Leidenschaftlich pour toujours, après tout. Petite Violet, où que tu ailles, je serai ici à t’attendre. Peu importe quand tu reviendras, je t’accueillerai. Et je prendrai soin de ce que tu laisses derrière avec plaisir.
—— Même si, un jour, tu ne te souviens de moi que quelques fois par an…
— Souviens-toi de ça : à chaque fois que tu seras perdue, rappelle-toi que je suis là. Et alors, tu pourras toujours reprendre ton voyage.
—— …Je serai prêt à t’accueillir à tout moment, quelle que soit la saison.
— Suis-je vraiment censée vous confier mes bagages… ?
—— Je suis l’homme qu’il te faut pour cela. Et toi, tu en as besoin.
— Hm-hm, non. Il s’agit de souvenirs. Sache juste que je suis là. Ça te rendra plus légère. À chaque souci, bam, souviens-toi de moi. Si tu fais ça, tes inquiétudes se feront moindres. Tu sais finalement, le véritable foyer ce n’est pas un lieu mais des « personnes ». Tu devrais le savoir, non ? Tu aurais été prête à aller sur n’importe quel champ de bataille si Gilbert s’y trouvait, pas vrai ? Un jour, oui, il se peut que tu cesses d’être une poupée. Il se peut que tu ne reviennes pas à Leidenschaftlich.
—— Mais ce serait bien si ce « un jour » n’arrivait jamais.
— Mais je suis le gardien de tes souvenirs pour que tu puisses les retrouver à tout moment, ma chère.
. Quand cet instant deviendra nostalgique pour toi, viens me voir. Je serai toujours ici à t’attendre. Ce que tu ressens en ce moment, c’est de la solitude. Mais… Petite Violet. Tu m’as moi. Tu n’es pas seule.
—— Je veux que tu te souviennes.
— Je ne comprends pas très bien… cependant…
—— Je veille toujours sur toi.
— …vous m’avez toujours guidée.
—— Tout en attendant ton retour.
— Je ne doute jamais de votre parole.
—— Je serai là, à attendre encore et encore.
— Mais, Président Hodgins, j’ai un seul souhait.
—— Je veux que tu viennes me voir quand ton voyage se termine.
Décidant de s’occuper plus tard des sanglots qui provenaient de derrière la porte, Hodgins choisit de rester ainsi encore un peu. Son bien-aimé risquait de se mettre en colère s’il voyait ça, mais il avait bien le droit d’agir ainsi, dans une certaine mesure. Après tout, elle était la chère employée de Claudia Hodgins. D’un ton particulièrement doux, Hodgins demanda :
— Quel est-il, Petite Violet ?
Violet cligna des yeux et leva son regard vers Hodgins. La dernière larme coula de ses yeux.
— Si… et seulement si… un jour vous quittiez la compagnie CH pour faire autre chose…
— Hm.
— …appelez-moi. Peu importe où vous êtes, je viendrai à vous.
— Hm.
— Je pourrai forcément vous être utile… Et même si ce n’est pas le cas, si votre fardeau devient trop lourd, appelez-moi quand vous aurez besoin de quelqu’un pour le porter à votre place. J’accourrai aussitôt.
— Pour de vrai ?
— Oui. Moi aussi, je porterai vos bagages, Président. Vous le savez, n’est-ce pas ? Je suis forte pour ça.
— Huhu, ça, c’est sûr. Un jour, tu comprendras ce que je veux dire par « bagages ». Hé…
Nul n’aurait pu imaginer qu’une simple goutte puisse être le commencement de quelque chose d’aussi grandiose.
Pourtant, avec le temps, elle finirait par revêtir une signification profonde. Si elle venait à tomber encore et encore, elle pourrait tout aussi bien appeler à elle des bénédictions infinies que de cruelles malédictions.
— Salut, moi c’est Hodgins. Et toi, quel est ton nom ?
Silence.
— Cette gamine est vraiment taciturne.
— Elle… n’a pas encore de nom. C’est une orpheline sans éducation. Elle ne sait même pas parler.
— C’est terrible. Elle est si belle en plus. Donne-lui quand même un nom qui soit digne de sa beauté au moins.
— Petite Violet, merci d’être venue jusqu’à moi.
L’amour ressemblait presque à s’y méprendre à la pluie