THE TOO-PERFECT SAINT T1 - CHAPITRE 2

Le danger qui menace sa terre natale

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Traduction : Calumi
Correction : Opale
Relecture : Raitei

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(Mia)

Jusqu’à récemment, le royaume de Girtonia comptait deux Saintes. J’étais l’une d’elles, et l’autre n’était autre que ma sœur aînée d’un an : Philia Adenauer.

Il ne fait aucun doute que Philia était un prodige. Sa connaissance del a voie sainte et sa maîtrise des sorts sacrés dépassent tout ce qu’aucune Sainte dans l’histoire n’a jamais accompli. Je ne pourrai jamais l’égaler. Pour dire les choses simplement : elle est parfaite. Je refuse de croire qu’il existe quoi que ce soit qu’elle ne puisse faire.

Je sais ériger des barrières, certes, mais je suis loin d’atteindre son niveau. Elle est sans conteste plus puissante que les deux précédentes Saintes du royaume : notre tante aujourd’hui à la retraite, et notre grand-mère. En quelques années à peine comme Grande Sainte de Girtonia, elle s’est forgé une réputation à la hauteur de sa puissance.

Ce qui force le plus l’admiration chez ma sœur, c’est qu’elle ne s’est jamais limitée aux fonctions traditionnelles d’une Sainte. Elle se consacre corps et âme à l’amélioration des conditions de vie de notre peuple, sous toutes ses formes. Elle mène des recherches dans des domaines que je ne comprends même pas, invente de nouveaux remèdes, étudie l’environnement et le comportement des monstres et développe des programmes agricoles.

J’admirais Philia de tout mon cœur. Et lorsqu’elle annonça ses fiançailles avec Son Altesse le prince Julius, le deuxième fils de la famille royale, je fus si heureuse que j’en sautai de joie.

Avec une grande sœur aussi remarquable en passe de devenir reine, je croyais la paix et la prospérité de notre royaume assurées.

Du moins… c’est ce que je pensais.

Un jour, ma sœur disparut soudainement de Girtonia, sans laisser le moindre mot. Et peu après, la rumeur courut qu’elle était devenue la Sainte du royaume voisin de Parnacorta. Lorsque j’interrogeai nos parents à ce sujet, tout ce qu’ils daignèrent répondre fut que Philia était partie à Parnacorta de son plein gré.

Apparemment, ce royaume avait perdu sa seule Sainte, et ils avaient organisé le transfert de Philia en échange d’une somme colossale, en or et en ressources. Nos parents demeuraient évasifs, mais il était évident à mes yeux qu’ils avaient touché une part non négligeable de cette fortune. J’avais peine à y croire.

Très vite, Père entama des négociations avec l’architecte le plus réputé de la capitale pour faire bâtir un immense manoir, tandis que Mère achetait des bijoux et des vêtements de luxe.

Y a-t-il quelque chose que tu voudrais ? me demandaient-ils.

Je devais lutter contre une violente nausée. Comment Philia avait-elle pu consentir à cela ? Comment Père et Mère pouvaient-ils se montrer aussi désinvoltes ? Certes, Philia avait passé la majeure partie de sa vie loin de la maison, à s’entraîner pour se perfectionner. Peut-être n’était-elle pas très attachée à nous. Mais quand même…

Je n’arrivais pas à accepter l’idée qu’une Sainte comme Philia, qui avait œuvré plus que quiconque pour le bien du royaume, ait pu être ainsi traitée comme une marchandise. De temps à autre, nos parents laissaient entendre que son absence leur pesait, mais cela sonnait faux. C’était une facette d’eux que je ne leur connaissais pas, et elle me glaçait le sang.

Quelque chose clochait. Philia avait-elle vraiment quitté le royaume de son plein gré ? Qu’en était-il de ses fiançailles avec le prince ? Moi, je n’étais qu’une Sainte de second rang, sans aucun engagement sérieux, alors pourquoi ne m’avait-on pas proposé à moi d’aller à Parnacorta ? Cela me rappela une chose. Après la disparition de Philia, Son Altesse m’avait confié, l’air accablé, combien il détestait avoir dû laisser partir sa bien-aimée.

Les larmes aux yeux, il m’avait expliqué qu’il avait choisi de privilégier l’avenir du royaume à son propre bonheur.

Il devait savoir ce qui avait conduit Philia à devenir la Sainte d’un autre royaume. Un jour, nos parents reçurent une invitation : Son Altesse viendrait leur rendre visite pour célébrer la promotion de Père au rang de marquis. Je décidai de profiter de cette occasion pour découvrir la vérité.

Si la décision de partir à Parnacorta venait entièrement de Philia, je n’insisterais pas. Je lui ferais serment de suivre son exemple, de devenir une Sainte prête à tout sacrifier pour le bien commun. Je ferais de mon mieux pour enterrer mes doutes et me concentrer sur mes devoirs.

Je voulais croire nos parents… mais le doute me rongeait. Je ne pouvais pas l’ignorer. J’étais bien décidée à aller parler à Son Altesse. Mais avant même que je puisse prononcer un mot, il s’avança vers moi :

Mia Adenauer, veux-tu devenir mon épouse ? Une femme douce et ravissante comme toi est faite pour moi.

Le prince Julius venait de rompre ses fiançailles avec ma sœur. Et voilà qu’à présent, il me demandait en mariage, moi, la sœur cadette de son ancienne fiancée.

Qu’est-ce que cela signifie… ? Non… Qu’a fait le prince Julius à ma sœur ?

Ce soupçon qui me rongeait le cœur ne disparut pas. Au contraire : il s’intensifia.

Me demander ma main, ici, maintenant… Votre Altesse, ce que je ressens pour vous à cet instant, ce n’est rien d’autre que de la méfiance.

* * *

J’essayai de garder mon calme et de réfléchir rationnellement à propos du prince Julius. On s’attendrait à ce qu’un homme ayant perdu celle qu’il prétendait tant aimer ait la décence de ne pas faire une demande en mariage à une autre femme seulement quelques jours plus tard, et encore moins à la sœur de son ancienne fiancée.

Le chagrin et la déception l’auraient-ils poussé au désespoir ? Non… Ce n’était pas l’impression qu’il donnait. Il semblait sûr de lui, presque satisfait. S’il n’y avait pas eu ce passé avec ma sœur, peut-être aurais-je accueilli sa proposition avec joie. Mais dans de telles circonstances, il m’était impensable d’épouser un homme pouvant agir ainsi.

Cependant, le prince Julius détenait peut-être la clé de la vérité sur le départ de Philia. Et nos parents s’étaient efforcés pendant des années de se rapprocher de la famille royale. Philia l’avait mentionné lorsqu’elle avait annoncé ses fiançailles.

En y repensant, c’était justement une autre raison pour laquelle l’indifférence de nos parents m’avait parue étrange. N’étaient-ils pas déçus d’avoir perdu ce rêve qu’ils cultivaient depuis si longtemps, celui de voir la famille s’unir à la royauté ? Ils n’en avaient même pas soufflé un mot.

Se pourrait-il qu’ils aient su que Son Altesse allait me faire sa demande… ?

Dans tous les cas, pour faire la lumière sur cette affaire, je devais obtenir de lui ce qu’il savait. Je devais me rapprocher de lui suffisamment pour lui soutirer la vérité.

Accordez-moi un peu de temps pour y réfléchir. Le départ de ma sœur est encore tout récent, et le mariage est bien loin de mes pensées pour l’instant. Je suis tout de même honorée que vous m’ayez choisie.

Je mentais. Sa proposition ne m’avait fait ni plaisir ni honneur. Elle m’avait au contraire révulsée. Mais si je voulais découvrir la vérité, je ne pouvais risquer de froisser Son Altesse. Je devais taire mes sentiments et jouer la comédie.

Cela dit, accepter réellement sa demande aurait été une catastrophe. Il me fallait le faire patienter, le pousser à baisser la garde, et lui soutirer les informations dont j’avais besoin. La manipulation n’était pas dans ma nature… mais pour savoir ce qui était réellement arrivé à Philia, j’étais prête à devenir un démon. Si le prince me croyait douce et candide, il se trompait lourdement.

Vous avez raison, bien sûr. C’était malavisé de ma part. Je sais combien vous admirez votre sœur. C’était une Sainte remarquable. La perfection incarnée. Je ne la méritais pas.

Ma sœur serait sans doute touchée d’entendre Son Altesse le reconnaître.

Il recula plus vite que je ne l’aurais cru. Peut-être avait-il perçu mon malaise, malgré tous mes efforts pour le dissimuler. Mais quelques secondes plus tard, il relança l’offensive.

Oublions le mariage pour le moment. Et si je vous invitais à sortir ? J’aimerais que vous appreniez à mieux me connaître.

Tout en parlant, son regard parcourait lentement mon corps, de haut en bas. J’acquiesçai en silence. Pour découvrir la vérité, il me faudrait me rapprocher du prince. Son Altesse afficha un sourire satisfait. Visiblement, il n’avait aucune idée de ce que je ressentais réellement. D’un geste désinvolte, il s’éloigna pour saluer mes parents. N’avait-il jamais aimé Philia ? Peut-être étais-je en train de me faire des idées, mais mes soupçons ne cessaient de s’approfondir. Après la visite du prince, Père rayonnait.

Eh bien, eh bien, Mia ! lança-t-il en riant. — J’ai entendu dire que Son Altesse t’a demandée en mariage. Tu as bien sûr accepté ?

Ma mâchoire se décrocha. Qui donc, sain d’esprit, pouvait trouver une telle proposition amusante ?

Non, Père. La rupture de ses fiançailles avec Philia est bien trop récente pour envisager un mariage pour l’instant.

Un bref instant, à l’évocation du nom de Philia, les yeux de mon père se plissèrent. Mais son sourire revint aussitôt.

Je vois, je vois. Bon, il est vrai que cette fille est partie depuis peu, alors j’imagine que tu es encore en train de t’adapter. Mais Philia va de l’avant dans sa nouvelle vie de Sainte d’un autre royaume, et je suis sûr qu’elle voudrait que sa petite sœur chérie soit heureuse, elle aussi.

Philia était-elle heureuse, vraiment ? Elle avait atteint des sommets que jamais aucune autre Sainte n’avait touchés dans toute l’histoire, et s’était fiancée à un prince. Mais au moment même où sa bonne fortune atteignait son apogée, tout s’était effondré. Je commençai aussi à percevoir quelque chose d’étrange chez Père. J’essayai de continuer à jouer la comédie, à faire semblant que tout allait bien. Son Altesse semblait encore être la meilleure source d’informations, mais peut-être pourrais-je aussi tirer quelque chose de mes parents.

Je ne pouvais plus continuer à faire la gentille fille. Il était temps d’être rusée et de manipuler les autres pour les pousser à baisser leur garde.

Et ensuite ?

Je n’en avais pas la moindre idée. Tôt ou tard, il me faudrait trouver quelque chose. À partir de ce jour, je me mis à enquêter sérieusement sur les mystères entourant le départ de Philia. J’acceptai d’accompagner le prince Julius à des rendez-vous emplis de malaise et fouillai la maison de fond en comble dès que mes parents s’absentaient.

Mais je ne pouvais pas négliger mes devoirs de Sainte, et ces derniers temps, les attaques de monstres s’étaient faites plus fréquentes qu’à l’accoutumée. Si Philia avait été là, nul doute qu’elle aurait découvert la cause en un clin d’œil. Ma chère sœur Philia, ne pourrais-tu au moins m’écrire… ?

Bravo, Dame Mia !

Elle lance ses sorts encore plus vite que Dame Philia !

On croirait qu’elle a comblé le vide laissé par sa sœur !

Sur ordre du prince Julius, on m’avait affecté dix fois plus de gardes du corps qu’auparavant. Ils m’encourageaient tandis que je dressais une barrière dans une forêt obscure infestée de monstres. Il me faudrait plus d’une journée pour une forêt d’une telle ampleur. Comment pouvait-on me comparer à Philia ?

Si elle avait été là, Philia ne se serait pas contentée de lancer une barrière. Elle aurait cueilli des herbes médicinales, recherché des gisements de minéraux rares, mis en œuvre des rituels anciens ou des sorts oubliés qu’elle avait découverts au fil de ses études. Elle savait lire toutes les langues archaïques conservées dans les bibliothèques de l’église.

Les habitants de Girtonia ne ressentaient peut-être pas encore l’absence de ma sœur, mais cela ne tarderait pas à changer.

Nos parents, comme Philia elle-même, m’avaient toujours dit que j’étais un prodige, mais j’étais encore bien loin d’égaler ma sœur. Elle était parfaite à tous les égards, et si passionnée par son travail…

Au moins, j’étais plus rapide qu’elle pour lancer des sorts. Même ceux qui reconnaissaient Philia comme la plus grande Sainte de l’Histoire s’accordaient à dire la chose en matière d’activation magique.

Mais mes barrières n’étaient pas aussi solides que celles de ma sœur. Une horde de monstres suffisamment massive pourrait les briser. Pour éviter cela, je posais en général deux ou trois couches de barrières superposées.

Le temps passé aux côtés du prince Julius, à tenter de percer à jour ses intentions, me suffit pour comprendre qu’il cherchait à me substituer à Philia. Il ne manquait jamais une occasion de rabaisser ma sœur tout en me couvrant d’éloges.

« Il n’y a rien d’intéressant chez Philia », disait-il au dîner. « Toi, en revanche, tu es charmante, pleine d’esprit. Je passe des moments si agréables avec toi. » Il n’avait aucune idée de la colère que cela m’inspirait de l’entendre rire tout en insultant ma sœur avec autant de désinvolture. Je finis même par me demander s’il ne l’avait pas vendue à un autre royaume simplement pour s’en débarrasser…

Dame Mia, attention !

Les monstres sont partout !

Oh non… J’avais relâché ma vigilance un instant en dressant une barrière, et voilà que gobelins et hommes-lézards surgissaient d’entre les arbres, en pleine charge. Mes gardes du corps, paralysés par la surprise, ne réagirent pas. Je n’avais d’autre choix.

Jugement argenté !

Le sort d’extermination jaillit avec sa redoutable efficacité. Des lames de lumière argentée, en forme de croix, transpercèrent les monstres un à un, les fauchant sur le coup.

Incroyable ! Elle a éliminé toute la horde en un instant !

Elle a lancé ce sort si vite que je ne l’ai même pas vu passer !

Même en plein combat, elle est d’une telle grâce et beauté…

Mes gardes du corps accoururent vers moi, soulagés. Par moments, j’avais l’impression que c’était moi qui les protégeais… Mais au moins, tout le monde allait bien.

Je n’aurais jamais dû baisser ma garde, mais c’était bien la première fois que des monstres m’attaquaient plus vite que je ne pouvais ériger une barrière. Il n’y avait plus à en douter : ces attaques devenaient anormales. Et si même moi je pouvais sentir que quelque chose n’allait pas… Philia, elle, l’aurait déjà compris depuis longtemps.

Quoi que je fasse pour me raisonner, le silence prolongé de ma sœur restait profondément inquiétant. Philia s’était toujours souciée de moi. Au moindre signe de danger, elle aurait rassemblé toutes les informations possibles pour tout m’expliquer.

Ce soir-là, en rentrant à la maison, je demandai à Mère :

Y a-t-il des lettres de Philia ?

Des lettres de Philia ? répondit-elle d’un ton neutre. — Aucune à ma connaissance.

Tu es sûre de ne pas avoir oublié de m’en remettre ?

Je crains que non. Nous n’avons eu aucune nouvelle. Cette fille doit être bien trop occupée par sa nouvelle vie pour songer à écrire. Elle a toujours été un peu froide, tu sais.

Philia n’était pas froide. Elle n’était simplement pas douée pour exprimer ses émotions. Mais sous cette réserve, elle était plus douce que quiconque. Je pensais que nos parents, mieux que personne, auraient su le voir. N’y avait-il vraiment aucune lettre ? Ou me les cachait-on ? Mère avait dû parler à Père, car au dîner, il déclara :

Mia, il est temps d’oublier ta sœur. Philia appartient désormais à un autre royaume, comme elle l’a souhaité. Tu dois avancer, et accepter le fait que tu ne peux plus compter sur elle.

Face à ce front commun, je ne pourrais rien en tirer de plus. Je décidai alors de tenter une autre approche : j’écrivis en secret une lettre à Philia.

Si elle cherchait à me joindre, elle comprendrait ainsi que ses messages étaient interceptés. Le lendemain, un autre rendez-vous m’attendait avec Son Altesse. Ce ne serait qu’une brève entrevue, mais j’espérais enfin obtenir de nouvelles informations.

Tu te débrouilles bien mieux sans Philia, déclara le prince Julius. — Tes gardes du corps ne tarissent pas d’éloges : ton dévouement, ta rapidité, ton talent…

C’était notre troisième repas privé, et je n’avais encore rien obtenu de concret. Il se contentait de flatteries, sans jamais manquer d’y mêler une pique contre Philia. Il savait combien j’adorais ma sœur, et pourtant, il s’obstinait à la dénigrer. Je ne comprenais pas pourquoi.

Le repas touchait à sa fin. Je n’avais plus le luxe d’attendre : il me fallait aller droit au but.

Votre Altesse, ma sœur a-t-elle vraiment choisi de partir à Parnacorta de son plein gré ? Vous êtes certain qu’on ne l’y a pas contrainte ? J’ai du mal à croire qu’une personne qui avait tant donné pour notre royaume puisse simplement tout quitter ainsi.

Je ne m’attendais pas à une réponse honnête, mais peut-être parviendrais-je à le prendre de court… à apercevoir un fragment de vérité. Son Altesse fit lentement tournoyer le vin dans son verre. Le levant vers la lumière, il répondit d’un ton las :

Encore cette histoire ? Tes parents t’ont pourtant dit que ta sœur avait choisi cette voie de son plein gré. Et puis, au fond, qu’a-t-elle vraiment fait pour le royaume ? Avec le recul, il est évident qu’elle cherchait seulement à se faire remarquer, à se hausser au-dessus de sa condition. Tu n’imagines pas à quel point c’était pénible pour moi, crois-moi. Mets-toi un instant à ma place : je devais constamment apaiser les intellectuels du pays que ce soit les apothicaires, les médecins, les architectes à chaque fois qu’elle les éclipsait.

Ma sœur… aurait voulu se faire remarquer ? Philia m’avait toujours dit qu’une Sainte ne se contentait pas de lancer des sorts. Elle devait servir son royaume de toutes les façons possibles, œuvrer à sa paix et à sa prospérité.

Ceux qui se plaignaient n’étaient que des égoïstes, inquiets pour leur statut, pressant la famille royale de lui faire cesser toute aide au peuple parce que cela les faisait mal paraître. Ils voulaient simplement continuer à se reposer sur leurs privilèges. Et puis, Son Altesse avait été le fiancé de Philia. N’aurait-il pas dû la soutenir au lieu d’appuyer de telles exigences absurdes ? Il parlait d’elle comme d’un fardeau, rien de plus. À présent, il révélait son vrai visage. Fini les flatteries sirupeuses : elles ne servaient plus à masquer sa nature.

De ce point de vue, Mia, tu fais honneur à ton titre de prodige. Tu te concentres uniquement sur tes devoirs de Sainte avec aucune activité superflue. Tu es belle, attachante, et tout le monde t’admire pour cela. C’est parfait. Je le sais désormais : tu es la plus grande Sainte de l’Histoire, dans le sens le plus pur du terme.

Je ne pouvais pas supporter une minute de plus. Comment osait-il me couvrir d’éloges tout en piétinant Philia ? À côté de ce que ma sœur avait accompli par le seul fruit de son talent et de son travail acharné, mon œuvre en tant que Sainte ne valait même pas la peine d’être mentionnée. Ses réalisations, comme le rituel de purification qu’elle avait inventé, étaient majeures, révolutionnaires, non seulement pour notre royaume, mais pour le monde entier.

Comment le royaume ne pouvait-il pas s’en rendre compte ? Comment avait-il pu la laisser partir ?

Sa Majesté le roi était âgé et malade, et le prince héritier Fernand, de constitution fragile. Ces derniers temps, le pouvoir décisionnel s’était peu à peu concentré entre les mains du prince Julius. J’étais abasourdie par la désinvolture avec laquelle il traitait les accomplissements de Philia.

Son Altesse porta son verre de vin à ses lèvres.

Je suis sorti avec elle parce qu’elle était censée être exceptionnelle, mais elle avait bien moins d’éclat que toi.

C’en était trop.

Je n’avais plus aucun doute : c’était le prince Julius qui avait écarté Philia. À ses yeux, ma sœur n’était qu’un jouet, un caprice qu’il avait fini par jeter une fois lassé.

Je l’avais poussé à boire pour délier sa langue, et il avait fini par se trahir davantage que je ne l’aurais cru. Ses paroles me soulevaient le cœur. J’avais obtenu les réponses que je cherchais, mais elles ne m’apportaient aucun soulagement.

Le prince Julius se pencha vers moi.

Tu m’as fait oublier jusqu’à l’existence de ta sœur, alors pourquoi hésiter davantage ? Une femme aussi belle et talentueuse que toi mérite de devenir mon épouse ! Épouse-moi, et je t’offrirai tout ce que tu voudras !

Ses déclarations vulgaires ne faisaient que m’écœurer davantage. Dieu merci, Philia n’avait jamais épousé cet homme. Il n’était même pas digne d’embrasser le sol qu’elle foulait. J’ignorais comment elle était traitée à Parnacorta, mais au moins… elle n’était pas devenue l’épouse du prince Julius.

Philia, je suis désolée. Je ne supporte vraiment pas cet homme… C’est justement pour cela que je vais accepter de devenir sa fiancée. Pour me venger en ton nom.

Philia, je sais que ce choix ne te rendra pas heureuse. J’espère seulement que tu pourras pardonner à ta sœur d’être aussi égoïste et irréfléchie.

Lorsque j’annonçai mes fiançailles avec le prince Julius, Père rayonnait de bonheur et de fierté.

Mia, dit-il en riant, — tu as fait le bon choix ! Désormais, la famille Adenauer est assurée d’un avenir glorieux, pour l’éternité !

C’était comme si les fiançailles de Philia n’avaient jamais existé. Père avait même commencé à utiliser sa chambre comme débarras, sous prétexte qu’elle ne reviendrait pas dans tous les cas.

En observant les changements au sein de notre famille, j’eus l’impression d’avoir vécu dans l’ombre jusqu’à présent. On m’avait caché la vérité tout ce temps.

Mère m’enlaça tendrement et déclara qu’elle allait ressentir un grand vide.

Une fois que tu seras princesse, tu auras moins de temps à nous consacrer. Cette grande maison paraîtra bien vide sans toi. Profitons de ces derniers instants ensemble, en famille.

Mais Philia était déjà partie. Nous n’étions plus une famille unie.

Une fois mariée, tu seras bien sûr toujours la bienvenue.

J’étais trop perdue dans mes pensées pour répondre autre chose qu’un vague grognement. Si Philia m’avait réellement écrit, et que mes parents avaient caché sa lettre… je ne savais plus à qui accorder ma confiance.

Mais avant toute chose, il y avait le prince Julius. J’étais convaincue que c’était lui qui avait lancé l’idée de vendre ma sœur à Parnacorta.

J’avais accepté sa demande sous le coup de la colère, persuadée que je pourrais m’en servir pour me venger… mais jusqu’à présent, je n’avais pas encore trouvé de bon moyen de passer à l’action.

J’aurais peut-être dû le faire patienter encore un peu…

Tu dis quelque chose, Mia ?

Non. Je pensais juste au travail. Depuis que Philia est partie, j’ai beaucoup plus à faire.

Oh, je vois.

À vrai dire, je n’avais pas une minute à moi. Je me battais sans relâche pour contenir les attaques de monstres, mais combler le vide laissé par Philia était une tâche impossible.

Mes gardes du corps me répétaient sans cesse « Ne vous épuisez pas, reposez-vous un peu. On veille sur vous ».

Mais depuis le départ de Philia, les décès ne cessaient d’augmenter. Ce n’était pas le moment de se relâcher. C’était peut-être de l’arrogance que de vouloir toujours donner plus… mais Philia m’avait appris qu’une Sainte devait faire tout ce qui était en son pouvoir, même si elle doutait d’en être capable.

Je travaillais selon l’emploi du temps le plus chargé de toute ma vie. Demain encore, comme tous les jours, mes tâches commenceraient dès l’aube.

Vous avez dressé des barrières dans plus de dix zones, mais votre technique reste toujours aussi irréprochable !

Peut-être que Son Altesse a raison : la plus grande Sainte de l’Histoire, ce n’est pas Dame Philia… mais Dame Mia !

Dame Mia est toujours aussi ravissante aujourd’hui ! Son Altesse est bien chanceuse…

Ouf… Quelle fatigue. Pourquoi mes gardes ne pouvaient-ils pas me tendre une serviette, plutôt que de me couvrir de compliments ? Un peu d’eau aurait été apprécié aussi.

Les hommes… Serait-ce trop leur demander d’être un peu plus attentifs ?

Un soldat particulièrement petit s’approcha de moi.

Dame Mia, je vous ai apporté une serviette et du thé glacé.

Merci. Ah, mon infusion préférée !

Il était bien rare qu’un garde se montre aussi prévenant. Et à en juger par sa voix, il était très jeune.

Attends…

Il y avait quelque chose sous la serviette. Une lettre ? Était-ce possible… ?

Je le savais, soufflai-je.

Mon nom était écrit avec une calligraphie soignée et élégante que je reconnaissais entre toutes : celle de Philia. Elle m’avait bel et bien écrit ! Elle avait dû recevoir ma lettre, comprendre que je n’avais rien reçu d’elle, et trouver un moyen de me faire parvenir un message. Elle avait envoyé quelqu’un de Parnacorta jusqu’ici, un allié assez habile pour s’infiltrer parmi mes gardes… au risque de sa vie, rien que pour m’apporter cette lettre.

Dieu merci…

Savoir que Philia avait des alliés fidèles à Parnacorta me soulagea d’un poids que je portais depuis trop longtemps. Ce message n’aurait jamais pu me parvenir sans des personnes talentueuses, prêtes à tout pour lui venir en aide.

Évidemment. Quelle que fût la façon dont elle s’était retrouvée à Parnacorta, quelqu’un du calibre de ma sœur ne pouvait qu’être accueillie avec chaleur et bienveillance. Peut-être que mes inquiétudes à son sujet n’étaient pas fondées. Comme s’il avait deviné mes pensées, le mystérieux messager prit la parole :

N’ayez crainte, Dame Mia. Ma maîtresse, Dame Philia, se porte bien à Parnacorta.

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Écrire à Philia avait été la meilleure idée que j’aie eue. Autour de moi, j’entendais les murmures des gardes :

Ce soldat qui parle à Dame Mia… On a quelqu’un d’aussi petit dans nos rangs ?

Jamais vu auparavant.

Dame Mia a un si beau sourire… Il doit lui faire du charme.

C’est qui, un genre d’enfant soldat ?

En un rien de temps, tous les gardes alentour nous fixaient. Impossible de poursuivre notre échange ici. Je baissai la voix :

Heu… Je laisserai ma fenêtre entrouverte cette nuit. Si possible, j’aimerais qu’on puisse discuter un peu plus longuement.

C’était peut-être égoïste de lui demander de prendre encore plus de risques, mais j’étais avide de la moindre nouvelle concernant Philia.

Très bien. Si telle est la volonté de la sœur de Dame Philia, je m’en chargerai sans difficulté.

La façon qu’avait cette personne de s’exprimer était vraiment unique. Sur ces mots, le petit « soldat » s’enfonça dans les bois… et disparut comme s’il n’avait jamais été là.

Aux questions de mes gardes du corps, je répondis simplement que ce soldat m’avait rapporté un objet que j’avais oublié, et que je le remerciais. Ils finirent par ne plus y prêter attention.

En y repensant plus tard, je doutais que mes gardes m’auraient été d’une quelconque aide si ce messager s’était avéré être un assassin. Heureusement, je n’étais pas si facile à tuer.

Ce soir-là, le petit « soldat » réapparut dans ma chambre. C’est ainsi que je fis la connaissance de Himari, une domestique et garde du corps au service de Philia, dans sa résidence de Parnacorta.

Euh… Himari, c’est bien ça ? Je ne m’attendais pas à ce que tu passes par le grenier. J’avais pourtant laissé la fenêtre ouverte pour toi…

Cette fenêtre est visible depuis la grille d’entrée. Je n’avais d’autre choix que d’emprunter une voie alternative.

Les gardes avaient sans doute remarqué que ma fenêtre était ouverte et avaient décidé de la surveiller. Heureusement, cela n’avait pas causé trop de difficultés à Himari. Quelle personne remarquable… Comment se faisait-il que je sois entourée de tant de gardes du corps, et qu’aucun d’eux n’ait été capable de l’arrêter ?

Dame Mia, dit Himari, — Dame Philia souhaite que vous sachiez ceci : nous menons une course contre la montre. En vérité, elle craint qu’il ne soit déjà trop tard pour qu’une seule Sainte parvienne à contenir la menace.

Himari avait raison. Je frissonnai en lisant la lettre de Philia.

Ma sœur supposait que le Royaume Démoniaque, le lieu d’origine des monstres, était en train de s’élever peu à peu vers la surface du monde. Cette prédiction sinistre me glaça le sang. Elle décrivait les pires scénarios : les barrières qui tomberaient face à des vagues de monstres, la destruction et les massacres perpétrés par ces créatures plus féroces que jamais. Si cela survenait à grande échelle dans le royaume, je ne pourrais certainement pas tout gérer seule.

Philia avait apparemment eu recours à un ancien rituel appelé le Grand Cercle de Purification pour protéger Parnacorta. Elle était la personne qui possédait les connaissances les plus approfondies sur les rituels anciens et modernes. Elle seule aurait pu concevoir une telle solution.

Malheureusement, cela dépassait mes compétences. Philia me suggérait plutôt de tirer parti de ma vitesse d’incantation pour ériger autant de barrières que possible, même si elles étaient moins résistantes, une stratégie misant sur la quantité plutôt que sur la qualité.

En parallèle, les monstres devaient être neutralisés. Philia espérait que je pourrais convaincre notre tante, la Sainte précédente, de sortir de sa retraite. En résumé, le royaume de Girtonia ne pourrait surmonter cette crise qu’en lançant immédiatement une guerre totale pour contenir le danger.

Le royaume devrait déployer tous les efforts possibles, hein ? murmurai-je. — Plus facile à dire qu’à faire…

Dame Philia craignait en effet que sa sagesse ne soit ignorée.

Elle a dit cela ? Comment a-t-elle pu penser que l’on ne l’écouterait pas ?

Philia avait-elle réellement des raisons de croire qu’elle ne serait pas prise au sérieux à Girtonia ? Alors c’était vrai… On l’avait traitée avec mépris avant même de l’éloigner.

Quoi qu’il en soit, je devais me dépêcher. Il y avait tant à faire : avertir les gens du danger imminent, préparer le royaume au pire…Non. C’était trop. Je n’arrivais à élaborer aucun plan viable. Et si le prince Julius rejetait l’avertissement de Philia, le royaume était perdu.

Souhaiteriez-vous quitter cet endroit ?

Hein… ?

Il ne me serait guère difficile de vous emmener à Parnacorta. Dame Philia craint pour votre sécurité. Il serait avisé de chercher refuge tant qu’il en est encore temps.

Fuir à Parnacorta… ?

Je n’y avais jamais pensé. Cela semblait si tentant. Je pourrais me délester du fardeau accablant de la Sainteté, retrouver ma sœur, et m’assurer que nous étions en sécurité, toutes les deux.

Mais…

Je suis une Sainte, déclarai-je. — Je protège ce royaume. Si un hiver rigoureux s’abattait sur notre terre, je ne pourrais pas simplement partir en vacances dans un pays tropical. Vous le savez. Vous n’auriez jamais proposé cela à ma sœur, n’est-ce pas ?

J’étais fière d’être une Sainte, tout comme Philia. J’étais peut-être inexpérimentée, incompétente, complètement dépassée… mais je ne pouvais pas abandonner mon poste. Même si le royaume était envahi par les monstres, je devrais faire tout ce qui est en mon pouvoir, si minime soit-il, pour limiter les dégâts.

Philia, je sais que la situation est critique. Mais je ferai de mon mieux pour aider ce royaume.

Vous me rappelez Dame Philia. Elle peut se montrer particulièrement obstinée.

C’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire.

Si seulement je pouvais devenir une Sainte digne de Philia…

Sans elle, je devrais avancer seule. Je serrai les poings, déterminée à tenir bon.

La résolution de Dame Mia m’apparaît limpide. Souhaitez-vous adresser un message à Dame Philia ?

Un message pour ma sœur ? Oui. Dites-lui : « Un jour, retournons à l’opéra ensemble. »

Les yeux d’Himari s’écarquillèrent légèrement, mais elle se contenta de répondre :

Comme vous le souhaitez.

Puis, avant même que j’aie pu hocher la tête, Himari avait disparu.

Philia, je n’ai pas encore abandonné. Je crois de tout cœur qu’un jour, nous nous reverrons.

Avec le recul, fuir aurait sans doute été le choix le plus raisonnable. Quelle chance Girtonia avait-elle vraiment… ?

(Philia)

Mia avait-elle l’air en bonne santé ?

Cinq jours après que j’eus envoyé Himari en mission, elle revint saine et sauve, ayant remis ma lettre à ma sœur. J’en fus soulagée. À ce stade, les préparatifs que Mia pourrait entreprendre seraient tardifs… Mais si elle parvenait à convaincre le prince Julius et d’autres figures du royaume d’agir avec détermination, peut-être parviendraient-ils à éviter le pire. Restait à savoir si Son Altesse daignerait écouter mon conseil.

Dieu merci, murmurai-je à Himari.

J’avais suggéré à Mia de faire passer mes paroles pour les siennes. Si ma sœur affirmait avoir elle-même découvert l’imminente remontée du Royaume Démoniaque, ce serait plus facile à faire accepter pour des hommes comme le prince Julius. Mais en apprenant que Mia avait refusé la proposition de Himari de fuir à Parnacorta, une grosse angoisse me noua l’estomac.

Vous êtes inquiète pour Dame Mia ? demanda Himari.

Elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Bien sûr que j’étais inquiète ! Le danger approchait à grands pas, et je ne pouvais rien faire pour elle.

Je pensais pourtant bien dissimuler mes émotions, répondis-je. — Vous êtes vraiment douée pour repérer les failles chez les gens.

Depuis mon enfance, j’ai appris l’art de lire sur les visages. Certains diraient que c’est une forme de télépathie. Quoi qu’il en soit, je peux enlever votre sœur de Girtonia en un instant, si tel est votre désir.

Himari avait ce don troublant de prononcer les phrases les plus déconcertantes d’un ton parfaitement neutre. Je savais qu’elle pensait avant tout à Mia et à sa sécurité… mais si nous faisions cela, Mia serait furieuse. Je ne pouvais pas bafouer son honneur.

Mia ne souhaite pas être secourue, rappelai-je.

Je la connaissais suffisamment pour savoir qu’il fallait respecter sa volonté.

Si ce plan ne vous convient pas, préférez-vous que je parte à Girtonia pour veiller sur elle ? Je pourrais éliminer discrètement tout misérable qui tenterait de lui nuire. Mais je dois vous avertir que, selon mon jugement, les soldats actuellement affectés à sa protection ne sont pas dignes de confiance.

Himari n’avait visiblement pas été impressionnée par les forces militaires de Girtonia. En comparaison avec Parnacorta, qui comptait parmi les meilleurs chevaliers du monde, les soldats girtoniens devaient lui paraître bien faibles. Mais une Sainte était censée pouvoir se protéger par elle-même, après tout. Les gardes affectés à Mia faisaient davantage office d’assistants.

C’est une offre généreuse, Himari… mais pourquoi vous donner autant de peine ? Cela dépasse sûrement largement le cadre de vos fonctions.

Je trouvais étrange qu’elle se soucie à ce point de Mia. Quel genre de personne irait jusqu’à risquer sa vie pour protéger une Sainte d’un autre royaume ?

Dame Philia, ne dépassez-vous pas vous-même largement les limites de vos devoirs de Sainte ? De plus, je vois bien que Dame Philia et Dame Mia se portent un profond respect mutuel. J’avais quatre petits frères et sœurs… mais ils ont tous péri dans une guerre de clans. Je ne souhaite pas que ma maîtresse connaisse une perte semblable.

Dans ses yeux noirs brillait une profonde tristesse, mêlée à une tendresse infinie. Himari n’avait pas tort. Je respectais le courage et la détermination de Mia, mais plus que tout, je voulais qu’elle vive. En cet instant, j’oubliai mon rôle de Sainte. Égoïstement, je ne souhaitai qu’une chose : que Mia survive.

Himari, j’ai une requête. Protégez, je vous en prie, ma précieuse sœur Mia. Et si la situation devait empirer, emmènez-la en lieu sûr.

Comme vous le souhaitez, Dame Philia. Je protégerai Dame Mia, quoi qu’il en coûte.

Et veillez aussi à rester en vie, d’accord ? Revenez saine et sauve.

Est-ce un ordre, Dame Philia ?

Non. C’est une requête personnelle.

À ces mots, Himari disparut sans un bruit. Presque aussitôt, je regrettai cette demande égoïste. N’y avait-il rien d’autre que je puisse faire pour ma sœur ?

Pardonnez-moi, Dame Philia, mais vous avez de la visite.

En entendant la voix de Lena, je me retournai.

De la visite ? De qui s’agit-il ?

Eh bien…

Cela faisait longtemps, Mlle Philia. Grâce à vos efforts, des jours paisibles sont revenus sur Parnacorta.

Debout sur le pas de la porte, un bouquet de freesias jaunes à la main, se tenait Son Altesse le prince héritier Reichardt de Parnacorta. Je ne l’avais pas revu depuis le rituel du Grand Cercle de Purification.

Votre Altesse ! m’exclamai-je, surprise.

Mais je me hâtai de retrouver mes manières et inclinai la tête avec respect.

Pardonnez-moi de ne pas m’être présentée convenablement la dernière fois. Je vous souhaite la bienvenue, et vous remercie de vous être déplacé. Son Altesse aurait-il un sujet d’importance nationale à évoquer avec moi ?

Ah, non, rien de tel. Pardonnez-moi cette visite impromptue. Je viens aujourd’hui non pas en tant que prince… mais avec une requête.

Une requête ?

Je demeurai perplexe. Que pouvait-il bien me vouloir ? Rien ne me venait à l’esprit. Son Altesse planta son regard dans le mien.

Mlle Philia, accepteriez-vous de devenir mon épouse ?

Hein ? V-votre épouse ?!

Comme s’il parlait de la météo, le prince Reichardt me tendit le bouquet d’une main, d’un geste parfaitement naturel. J’en restai muette de stupeur.

Quoaaah ?! Le prince Reichardt a demandé Dame Philia en mariage ?!

Le visage de Lena s’empourpra. Elle était manifestement encore plus bouleversée que moi.

Évidemment, j’étais sous le choc, moi aussi… mais plus fort encore que la surprise, un doute s’insinua en moi. Pourquoi une telle proposition ? J’étais une étrangère, récemment arrivée à Parnacorta, sans attache véritable avec ce royaume. J’étais une parfaite inconnue.

En tant que prince héritier de Parnacorta, le prince Reichardt était le premier dans l’ordre de succession. Ce qui signifiait que la femme qu’il épouserait deviendrait un jour reine. Qu’avait-il donc à gagner en épousant une femme achetée au royaume de Girtonia ?

Votre Altesse… bredouillai-je. — Vous plaisantez, n’est-ce pas ? Comment une personne comme moi pourrait-elle épouser le prince héritier ?

Il devait s’agir d’un mauvais tour. Je n’en comprenais pas la raison, mais c’était la seule explication plausible à mes yeux. Mais le prince ne sourit pas.

Je ne suis pas du genre à plaisanter sur de telles choses. Et je n’ai pas le temps de perdre mes journées en enfantillages. Je souhaite que vous restiez dans ce royaume, et ce, en tant que reine. C’est pourquoi je vous demande votre main.

Ses yeux ambrés, d’une beauté troublante, brillaient de clarté. Il semblait sûr de lui. Aussi incroyable que cela paraisse, sa proposition était entièrement sérieuse.

Je mentirais si je disais que je n’étais pas flattée. N’importe qui serait touché par une telle demande. Mais en même temps, j’étais terrifiée. Je ne pouvais pas oublier ce qui s’était passé avec mes précédentes fiançailles…

Le prince Reichardt et le prince Julius étaient deux hommes très différents, je le comprenais bien. Mais je ne serais jamais aussi attachante que Mia.
Une femme froide, sèche, insipide, sans charme, voilà ce que j’étais vraiment. Le prince Reichardt ne m’avait rencontrée que deux fois, il ignorait tout cela. Il était probablement simplement intrigué par la nouveauté. Une fois qu’il connaîtrait mon véritable moi, cette curiosité disparaîtrait… et lui aussi.

Pardonnez-moi, Votre Altesse… mais je ne peux pas songer au mariage pour l’instant.

Son Altesse répondit avec un sourire :

Vous faire une telle proposition, alors que des affaires plus urgentes réclament notre attention, était sans doute bien malavisé de ma part, n’est-ce pas ? Il n’y a aucune raison de se presser. Je patienterai. Prenez tout le temps qu’il vous faudra pour y réfléchir.

Au moins eut-il la délicatesse de reconnaître qu’il m’avait mise dans l’embarras.

En attendant, je vais me retirer. Lena, je compte sur toi pour continuer ton excellent travail.

Bien sûr, Votre Altesse ! Je suis prête à risquer ma vie pour protéger Dame Philia !

Après un salut plein de respect, Son Altesse et sa suite quittèrent la demeure. M’avait-il vraiment demandé en mariage… ? Je n’arrivais toujours pas à y croire.

Dame Philia, pourriez-vous me passer ces fleurs ? dit Lena. — Je vais en faire un joli arrangement pour égayer un peu le manoir.

Même après avoir tendu le bouquet à Lena, je restai figée, le regard perdu en direction de là où le prince Reichardt était parti. J’étais encore plongée dans ma stupeur lorsqu’un autre carrosse s’arrêta devant le manoir. Son Altesse avait-il oublié quelque chose ?

Reichardt… enfin, mon frère… Il est venu ici, n’est-ce pas ?

Le prince Osvalt, frère cadet du prince Reichardt et deuxième prince de Parnacorta, accourut vers moi, l’air contrarié. Je lui répondis que oui.

Zut ! Je suis arrivé trop tard. Ce crétin de frère m’avait dit qu’il allait vous faire une demande en mariage. Ça vous a paru acceptable ?

Je ne dirais pas que c’était « acceptable », mais oui, il m’a bien demandé en mariage.

Éberlué, le prince Osvalt se gratta la tête.

Mais qu’est-ce qu’il avait en tête ? Je lui avais pourtant dit de ne pas vous mettre dans une situation pareille. Ça va lui retomber dessus, à lui aussi…

J’imaginai qu’il désapprouvait le fait que son frère songe à épouser quelqu’un d’aussi peu approprié que moi.

Désolé qu’il vous ait imposé ça alors que vous commencez à peine à vous habituer à la vie ici. Il vous a mise dans une position difficile, pas vrai ? N’hésitez pas à refuser.

Heu…

Vous n’êtes pas venue ici de votre plein gré, alors je veux que vous puissiez vivre votre vie aussi librement que possible. Quoi qu’il en coûte, je protégerai votre liberté !

Le prince Osvalt me saisit par les épaules et plongea son regard dans le mien. Son visage exprimait une sincérité totale. Je n’avais jamais été aussi proche d’un homme auparavant, et je me sentis légèrement troublée. Mais il changea brusquement de sujet.

Ah, ça me fait penser ! Je crois que j’ai trouvé une nouvelle méthode pour fabriquer de l’engrais.

Ah… vraiment ? Puis-je voir vos notes ?

Le prince Osvalt s’intéressait passionnément à l’agriculture et s’était entièrement consacré à l’étude des engrais et des méthodes de culture. Pour ma part, j’avais aussi quelques connaissances en la matière, si bien que nous avions pris l’habitude d’échanger nos idées. Mais cette fois, le moment semblait étrangement choisi : jamais il n’était venu me parler d’agriculture à une heure aussi matinale.

Au fait, j’ai discuté avec Leonardo. Il m’a dit que la situation pourrait devenir difficile pour votre sœur.

Je vous remercie de vous en soucier.

Et voilà qu’on parlait à présent de Mia… Moi qui commençais à peine à me concentrer sur les engrais. Le prince Osvalt devait se douter que je m’inquiétais pour elle, et il avait voulu me rassurer. Allez savoir pourquoi… mais cela me réchauffa le cœur.

Je pense que Parnacorta porte une part de responsabilité dans cette situation. J’ai décidé d’essayer de tendre la main et d’apporter toute l’aide possible. Sache que tu peux compter sur moi.

Je restai sans voix devant une déclaration aussi inattendue. Le prince Osvalt trouvait toujours les mots justes pour apaiser mes angoisses les plus profondes.

Son sourire insouciant dissipait mes inquiétudes comme la lumière chasse les ombres.

Était-ce pour cela que je ressentais toujours une douce chaleur au fond de moi quand je lui parlais ?

Je dus lutter pour trouver ne serait-ce qu’un mot de remerciement.

(Osvalt)

Alors, Reichardt, Osvalt. Comment se porte notre Sainte ?

Mon père, le roi Eigelstein de Parnacorta, ne mâchait jamais ses mots. Quelqu’un avait dû lui rapporter que nous étions tous deux allés voir Dame Philia.

Philia Adenauer avait récemment été nommée Sainte de Parnacorta, bien qu’elle n’ait, techniquement, ni été intronisée, ni prêté serment. La vérité honteuse, c’était que notre royaume l’avait achetée à un autre pays.

Dans ces circonstances, j’éprouvais une certaine gêne à me présenter devant Dame Philia. Toutefois, ne pas la rencontrer en personne aurait été profondément irrespectueux et irresponsable. C’est pourquoi je me rendis auprès d’elle le jour même de son arrivée, et lui jurai que, si un jour elle souhaitait retourner dans son pays natal, je ferais tout mon possible pour le lui permettre.

Si je devais décrire Dame Philia en un seul mot, ce serait sage. Vive d’esprit, érudite, elle incarnait l’intelligence sous sa forme la plus pure. Elle n’était pas très bavarde, mais semblait tout savoir sur tout. Pas étonnant qu’on la considèrait comme la plus grande Sainte de l’Histoire. Elle semblait dénuée du moindre défaut, ce qui rendait d’autant plus absurde le fait que Girtonia ait accepté de l’échanger contre de l’or.

La plupart des gens auraient eu du mal à s’adapter après avoir été envoyés brusquement à un poste dans un royaume étranger. Je lui avais donc conseillé de prendre son temps avant de se lancer dans ses nouvelles fonctions.

Et pourtant, j’appris qu’elle était déjà partie travailler dès l’aube.

Leonardo et Lena, deux anciens serviteurs de confiance que j’avais envoyés auprès de Dame Philia, m’avaient confié qu’elle accomplissait trois fois plus de travail que la précédente Sainte. Et ce n’était pas tout : elle prenait d’elle-même des initiatives pour améliorer la vie des habitants et enrichir le royaume d’autres façons, en développant de nouveaux remèdes, en proposant des plans pour cultiver davantage de terres, et bien plus encore.

En tant que membre de la famille royale, j’avais honte de la voir œuvrer davantage pour le bien du royaume que je ne le faisais moi-même. Il fallait que je me ressaisisse.

Depuis le jour de son arrivée, Dame Philia s’était entièrement consacrée à son rôle de Sainte de Parnacorta, ce qu’on ne pouvait pas attendre de n’importe qui. Dans sa situation, la plupart des gens auraient été accablés par l’attachement à leur patrie ou déchirés par des conflits intérieurs. Il fallait une force d’âme peu commune pour débarquer dans un environnement inconnu et se mettre aussitôt en marche, sans fléchir.

Peu de temps après son arrivée, Dame Philia nous avertit d’un désastre imminent qui ne menacerait pas seulement Parnacorta, mais tous les royaumes du continent. Lorsque je vins lui demander conseil, elle me proposa une solution remarquable. Elle se porta volontaire pour protéger l’ensemble du royaume à l’aide de sa magie de purification, bien qu’un tel sort l’obligerait à rester confinée dans la capitale royale de Parnacorta. Autrement dit, même si sa terre natale était elle aussi en danger, elle plaça la sécurité de Parnacorta au premier plan.

Comprenez-vous maintenant pourquoi je la considère comme une personne exceptionnelle ? La voir s’efforcer d’accomplir son devoir de Sainte avec une telle perfection inspirait en moi une profonde admiration. C’est pour cette raison que je me suis juré de toujours la placer en priorité. Un jour, j’espérais que nous deviendrions assez proches pour qu’elle ose enfin me confier un souhait purement égoïste que je m’empresserais d’exaucer. Mon frère Reichardt répondit rapidement à notre père :

Mlle Philia m’a semblé en bonne santé. Elle a aussi été ravie du bouquet que je lui ai offert.

Il avait parlé avec son ton posé habituel.

En tant qu’héritier du trône de Parnacorta, Reichardt avait reçu une éducation complète, digne d’un roi en devenir. De cette formation était née chez lui une forme de nationalisme profond : il plaçait les intérêts du royaume au-dessus de tout… y compris de sa propre vie.

Il avait ainsi demandé Dame Philia en mariage car il se souciait de l’avenir de Parnacorta. C’était, après tout, ce qui motivait chacun de ses actes. Mais je commençais à croire qu’il existait peut-être une autre raison.

Reichardt, j’ai appris que tu avais demandé la main de Dame Philia. Tu ne l’as rencontrée que deux fois.

À en juger par le ton réprobateur de mon père, lui aussi avait été surpris par cette soudaine proposition. Reichardt répondit avec assurance :

En effet, je ne l’ai vue que deux fois. Mais il est naturel que je souhaite faire d’une Sainte parfaite comme elle ma future reine.

Il n’y voyait visiblement rien à redire.

Tu sais pourtant que Dame Philia n’est pas Elizabeth, n’est-ce pas ?

Bien sûr.

Cela ne me surprit pas que Père évoque Elizabeth, l’ancienne fiancée de mon frère.

Pourquoi ancienne ? Parce qu’elle était décédée.

Elizabeth avait été la précédente Sainte de notre royaume. Malgré sa santé fragile, elle s’était battue vaillamment, protégeant Parnacorta par ses prières et ses enchantements. À mes yeux, c’était une héroïne. Toujours douce, toujours une source de réconfort pour ceux qui l’entouraient, elle était comme un second soleil pour notre royaume. Mon frère l’aimait profondément. Oui, même lui, si pragmatique et rationnel, n’avait pas échappé à l’amour.

Ce n’était qu’après l’avoir rencontrée qu’il avait commencé à dire qu’il incombait à un souverain de protéger sa Sainte, comme il revenait à une Sainte de protéger son royaume. Lorsqu’elle succomba à la maladie, mon frère se blâma. Comment pouvait-il prétendre devenir roi, s’il n’avait même pas su sauver une vie ?

Puis, environ trois mois après la disparition d’Elizabeth, Reichardt proposa que nous accueillions Dame Philia comme nouvelle Sainte. Il était difficile de ne pas y voir une tentative de remplacer Elizabeth.

Avec Philia, il pourrait accomplir les devoirs qu’il n’avait jamais pu remplir auprès de sa défunte fiancée. Cela ne me plaisait guère… mais la situation était tragique à tous points de vue.

Reichardt, tu n’es pas seul. Dame Philia n’est pas un substitut à Elizabeth.

En tant que frère cadet, c’était à moi de faire face à l’entêtement de mon aîné et de le confronter à cette vérité.

Fort bien, dit Père. — Passons à un autre sujet.

Nous avons reçu une requête de la famille Mattilas, dans le royaume septentrional de Bolmern : ils souhaitent que Dame Philia enseigne la magie de purification à leur quatrième fille, Dame Grace. Dame Philia a accepté, et Dame Grace arrivera demain matin. Comme vous le savez, cette jeune fille est la cousine d’Elizabeth. J’attends de vous deux que vous la traitiez avec la plus grande considération.

La famille Mattilas était une lignée influente de Bolmern, royaume lié d’amitié avec Parnacorta. Leur sang avait donné naissance à de nombreuses Saintes. Si je me souvenais bien, les quatre sœurs l’étaient déjà toutes.

Étant une illustre famille de Saintes, ils devaient forcément avoir perçu la menace que représentait l’approche du Royaume Démoniaque. Ils voulaient sans doute apprendre le Grand Cercle de Purification de Dame Philia afin de le déployer sur leur propre territoire.

Une cousine d’Elizabeth allait venir ? Quelles que soient mon avis sur le sujet… comment Reichardt allait-il réagir ?

Et Philia ?

J’eus le pressentiment qu’un événement d’ampleur était sur le point de se mettre en marche.

(Philia)

Dame Philia, dit Leonardo, êtes-vous certaine de vouloir enseigner votre magie de purification à la jeune fille de la famille Mattilas ?

Leonardo semblait stupéfait que je veuille partager les secrets de mon Grand Cercle de Purification avec une Sainte venue de Bolmern. Comme les Adenauer, la famille Mattilas produisait des Saintes depuis des générations. Elle paraissait entretenir des liens étroits avec la famille royale de Bolmern, ce qui lui conférait, dans son royaume, bien plus d’influence que n’en possédait la mienne. Et aujourd’hui, Grace, la quatrième fille des Mattilas, devait arriver à mon manoir afin d’apprendre à ériger un Grand Cercle de Purification.

Cela requiert des connaissances en rituels anciens, ce qui le rend un peu difficile à maîtriser, mais ce n’est pas un secret à proprement parler, expliquai-je.

Le Grand Cercle de Purification ne nécessitait aucun don particulier. Je l’avais simplement mis au point en approfondissant mes recherches sur les anciens rites. Ma sœur cadette Mia était incapable de lancer ce rituel, mais uniquement parce qu’elle ne maîtrisait pas les langues anciennes. Avec le recul, je regrettais de ne pas lui avoir davantage enseigné. Si je l’avais fait, elle aurait pu, elle aussi, invoquer ce rituel.

La famille Mattilas, en revanche, incluait l’étude des langues archaïques dans l’éducation de base. Selon le niveau de Grace, il lui serait peut-être très facile d’apprendre à ériger un Grand Cercle de Purification.

Ah ! Dame Philia, elle est arrivée !

À la voix de Lena, je tournai les yeux vers le portail où une grande calèche venait de s’arrêter.

Je pouvais sentir que de multiples barrières avaient été apposées autour du véhicule. Sans surprise, la sécurité mise en place par les Mattilas était irréprochable.

Escortée par un homme aux cheveux sombres vêtu d’un uniforme de majordome, une jeune fille aux boucles châtain descendit de la calèche.

Il ne pouvait s’agir que de Grace. Elle semblait avoir environ quinze ans, à peu près l’âge de Lena.

Dame Philia ! Dame Philia Adenauer ! s’écria-t-elle, rayonnante, les yeux brillants d’excitation. — C’est un immense honneur de vous rencontrer ! Je m’appelle Grace Mattilas. Avoir mon idole, la plus grande Sainte de l’Histoire comme professeur, c’est un rêve qui devient réalité !

V-vraiment… ?

J’ignorais totalement ce que Grace pensait de moi. Recevoir des louanges aussi démesurées m’embarrassa profondément. Le majordome s’inclina.

Veuillez nous pardonner cette agitation. Dame Grace est votre fervente admiratrice. Elle se consacre jour et nuit à l’étude et à la magie pour devenir une Sainte aussi remarquable que vous.

Arnold ! Je t‘avais dit que je voulais le dire moi-même !

Toutes mes excuses. Dame Philia m’a paru un peu déconcertée par l’enthousiasme de Mademoiselle.

Cette jeune fille était une admiratrice de mon travail ? Il était vrai que les Saintes des autres royaumes pouvaient me connaître grâce aux recueils de mes recherches publiés. J’avais entendu dire que mes livres circulaient dans le monde entier. À l’époque de mes fiançailles avec le prince Julius, je travaillais déjà sur le troisième volume. C’est à peu près à ce moment-là que l’on commença à me gratifier de ce titre si pesant : la plus grande Sainte de l’Histoire.

Eh bien, dis-je, — puisque la glace est brisée, pourquoi ne pas prendre un thé ensemble ? Leonardo, Lena, pourriez-vous vous occuper de nos invités ?

Bien sûr, Dame Philia !

Recevoir des invités m’avait toujours rendue nerveuse. Ces derniers temps, le prince Reichardt et le prince Osvalt me rendaient visite de plus en plus souvent, si bien que j’étais peu à peu en train de m’habituer à ce battement effréné dans ma poitrine.

En y repensant, je réalisai que je n’avais jamais passé autant de temps chez moi.

Chez moi...

À ma grande surprise, demander à ce que l’on prépare du thé était désormais devenu naturel.

En voyant Grace sourire tout en parlant avec ferveur de ses idéaux de Sainte, je pensai à Mia. Si nous avions pu passer plus de temps ensemble quand j’étais moi-même dans la fleur de l’adolescence, j’aurais peut-être pu être davantage une véritable grande sœur pour elle. J’aurais dû chérir les rares moments que nous avions partagés.

Grace et Arnold finirent par s’installer quelque temps au manoir. Tout à coup, la maison se retrouva pleine de vie.

C’est difficile…

Grace était venue pour apprendre à lancer le Grand Cercle de Purification. Je lui enseignai d’abord un rituel basique pour entamer sa formation à la magie ancienne.

Apparemment, quelle que soit leur aisance naturelle, tous les enfants de la famille Mattilas recevaient la même éducation, suivant un cursus rigoureux alternant théorie et pratique.

Et chez les Adenauer ? Les filles comme moi, qui avaient du mal à apprendre, subissaient un entraînement sévère. Quant aux prodiges naturels comme Mia, on leur gavait l’esprit du maximum de savoir possible à travers une éducation intensive.

De ce fait, Mia maîtrisait un large éventail de techniques, allant de la magie contemporaine à l’art d’ériger des barrières. Avec un peu plus de savoir, j’étais certaine qu’elle deviendrait une Sainte d’un talent si inégalé que je ne pourrais jamais lui arriver à la cheville, à condition, bien sûr, qu’elle accepte de fournir les efforts nécessaires.

Il ne me fallut guère de temps pour comprendre que, si Grace n’atteignait pas tout à fait mon niveau, elle possédait néanmoins une excellente formation.

Elle m’expliqua qu’après avoir appris les bases des langues archaïques, elle avait poursuivi l’étude de son propre chef. En dehors des leçons officielles, elle s’était constitué un solide vocabulaire. Elle remplissait sans peine les conditions minimales pour apprendre à invoquer des rituels anciens. Mais lancer un sort ne consistait pas seulement à comprendre une langue.

Dame Philia… Est-ce que le mana existe vraiment ? Je n’arrive pas à le percevoir…

Grace butait sur la première étape de l’invocation d’un rituel ancien : ressentir la présence du mana.

Les rituels anciens impliquaient généralement des procédés consommant une grande quantité de magie, ce qui les rendait difficiles à invoquer par la seule force intérieure. Toutefois, on pouvait en soutenir l’effet en puisant dans une autre source d’énergie : le mana, c’est-à-dire des particules de magie naturelle.

La nature, dans sa richesse, nous offrait la vie. Et pourtant, nombreux étaient ceux qui peinaient à se connecter à cette source primordiale. Grace faisait partie de ceux-là.

Venez au jardin, Grace.

Le jardin ?

Je la menai dans le jardin, foisonnant d’arbres, de fleurs et vibrant des bourdonnements d’insectes. Le soleil brillait haut dans le ciel, diffusant une douce chaleur tempérée par une brise fraîche. En un lieu comme celui-ci, il suffisait d’aiguiser ses sens pour se sentir en parfaite harmonie avec le monde naturel.

Je comprends la puissance de la nature, dit Grace, — mais je ne ressens toujours pas le mana…

C’est déjà très bien. Ce respect, cette émotion que vous ressentez devant la grandeur de la nature… Ce frémissement intérieur, c’est précisément cela, la sensation du mana. Concentrez-vous sur cette impression, et peu à peu, vous percevrez naturellement le mana qui vous entoure.

Je lançai un sort ancien très simple afin de révéler à Grace les flux de mana qui l’enveloppaient.

De petites particules blanches, plus légères que des flocons de neige, s’échappèrent de mon corps en une lumière scintillante. Il s’agissait d’un sort défensif appelé la Robe de Lumière. Il formait une armure contre les forces du mal, utile notamment pour repousser les attaques de monstres lorsqu’il était lancé rapidement.

Dame Philia, vous êtes magnifique ! On dirait un ange.

Allons, Grace, vous exagérez.

Je suis parfaitement sincère ! Plus je passe de temps avec vous, plus je vous admire !

Je n’avais lancé ce sort que pour l’aider à visualiser le mana. Et voilà que je me retrouvais dans l’embarras, ne sachant que répondre à tant d’éloges. Je ne me considérais pas du tout comme quelqu’un digne d’être idolâtrée.

Je ferai de mon mieux pour être une Sainte comme vous, un jour !

Eh bien, au moins, elle était motivée.

Une Sainte comme moi…

Mia aussi m’avait dit quelque chose de similaire. Ce souvenir me rappela qu’on m’observait, qu’on apprenait de moi, et cela renforça ma détermination à faire toujours mieux.

Le soir venu, Grace accomplit un bel exploit : après plusieurs heures de méditation, elle parvint enfin à percevoir le mana qui l’entourait. La persévérance portait ses fruits. En continuant ainsi, elle finirait par atteindre son véritable potentiel.

Je demandai à Lena de préparer une seconde tournée de thé pour que nous puissions nous accorder un moment de détente. Ce fut alors que Grace m’annonça qu’il y avait un lieu, non loin d’ici, qu’elle souhaitait visiter.


Bien sûr. Où cela se trouve-t-il ?

C’est la tombe de ma cousine Liz… enfin, Elizabeth.

Grace m’expliqua qu’Elizabeth avait vécu à Parnacorta avant sa mort. Cela ne me surprit pas vraiment. Les relations entre Parnacorta et Bolmern étaient cordiales, et les échanges de population entre les deux royaumes n’étaient pas rares.

Si vous la connaissiez, dis-je, — vous êtes donc déjà venue à Parnacorta.

C’est exact. Elizabeth était une Sainte issue d’une autre branche de la famille Mattilas. Elle était née avec une constitution fragile, ce qui inquiétait souvent mon oncle.

Une Sainte ? Vous voulez dire que… ?

Comme vous l’avez deviné, intervint Leonardo, — Dame Elizabeth était notre précédente Sainte. Dame Grace, permettez-moi de vous conduire jusqu’à sa sépulture.

Elizabeth Mattilas, l’ancienne Sainte de Parnacorta, était décédée environ trois mois avant mon arrivée. Je ne savais pas grand-chose d’elle, sinon qu’elle était morte de maladie. J’ignorais totalement que Grace lui était apparentée.

Leonardo nous guida jusqu’à la tombe d’Elizabeth. Après quelques minutes de marche, nous nous arrêtâmes devant un grand mémorial. Des fleurs fraîches y avaient été déposées.

Était-ce le même type de fleurs que celles que le prince Reichardt m’avait offertes ?

Mlle Philia ? L-Liz… je veux dire, Grace ?

Le prince Reichardt s’approchait, entouré de ses soldats, un nouveau bouquet à la main.

Une tristesse que je ne lui avais encore jamais vue était gravée sur son visage.

Son Altesse est-elle venue, elle aussi, se recueillir sur la tombe de Mlle Elizabeth ?

Qui aurait cru que je tomberais sur le prince Reichardt en ce lieu ? Et les fleurs encore fraîches indiquaient qu’il venait régulièrement. Avait-il été proche de feue Sainte Elizabeth ?

Oui, elle était ma fiancée, répondit Son Altesse d’un ton plus grave qu’à l’accoutumée.

Oh… je vois…

Son ancienne fiancée avait donc été une Sainte. Lorsqu’il m’avait demandé en mariage, avait-il imaginé que je prendrais la place d’Elizabeth ? Alors qu’il déposait le nouveau bouquet devant la tombe d’Elizabeth, le prince Reichardt se remémora ses souvenirs.

Elle adorait les freesias jaunes. J’aurais voulu lui offrir des présents plus somptueux, mais elle disait que le parfum de cette fleur me convenait à merveille. Sur le moment, je n’avais pas su quoi lui répondre.

Tout comme moi, le prince Reichardt semblait avoir du mal à exprimer ses émotions, mais ses paroles sincères révélaient sans détour l’amour profond qu’il portait à Elizabeth.

Je tenais à ce que vous sachiez pourquoi je vous ai offert ces fleurs, ajouta-t-il. C’est parce qu’à force de les voir, sans m’en rendre compte… j’ai fini par les aimer moi aussi.

Je restai muette. C’était comme lorsqu’il m’avait soudainement demandée en mariage : je ne parvenais pas à saisir le sens véritable des paroles du prince Reichardt.

On vantait sans cesse les Saintes pour leur compétence, et pourtant… j’étais incapable de déchiffrer des sentiments humains aussi simples.

Son Altesse se tourna vers Grace :

Mlle Grace, avez-vous rencontré la moindre difficulté depuis votre arrivée ?

Mes excuses, Votre Altesse. Dame Philia et les autres m’ont traitée avec beaucoup de bienveillance. Je n’ai aucune plainte à formuler.

Voilà qui me rassure. Il n’existe nulle part ailleurs dans le monde une Sainte comme Dame Philia. Apprenez tout ce que vous pourrez d’elle, et mettez ce savoir au service du bien commun de Bolmern, dit-il avec un regard empreint d’affection.

Lorsqu’il nous avait aperçues pour la première fois, Son Altesse avait accidentellement appelé Grace « Liz ». Elle devait ressembler à sa défunte fiancée.

Peut-être que le prince Reichardt se sentait seul. Le prince Osvalt disait que son frère aîné n’hésiterait pas à donner sa vie pour le royaume. Mais à mes yeux, il portait ce courage en apparence pour dissimuler son chagrin.

Nous bavardâmes encore un peu, puis nous échangeâmes des salutations polies avant de nous séparer. Une fois de retour au manoir, je mis fin à la journée et laissai à Grace quelques devoirs à faire pour le soir. C’était une jeune fille charmante, sérieuse et attentionnée. Si Mia avait été ici, j’étais certaine qu’elles seraient devenues de grandes amies.

Le lendemain matin, je rejoignis Grace pour sa séance d’entraînement. La regarder s’appliquer à perfectionner sa capacité d’invocation des rituels me rappelait ma propre formation. Celle qui avait été mon mentor, et avait toujours tenu mon talent en haute estime, n’était autre que Sainte Hildegarde Adenauer, la Sainte précédente de Girtonia, et ma tante.

Tante Hildegarde avait été une enseignante sévère, mais elle me félicitait toujours lorsque je franchissais un cap. Elle disait que si elle me grondait, c’était pour m’aider à développer une force mentale capable de me faire tenir bon face à l’éducation rigide que m’imposaient mes parents.

Un jour, après avoir un peu bu, elle m’avait confié :

Je suis désolée, Philia. Ce que te font subir tes parents, ce n’est pas de ta faute. Je ne me suis jamais bien entendue avec eux, et tu me ressembles tellement quand j’étais jeune… Je suppose qu’ils ont fini par te détester aussi.

En y repensant, je ressemblais bien plus à ma tante qu’à mes parents.

À leurs yeux, je n’étais pas seulement froide et inintéressante, j’étais le portrait craché d’une personne qu’ils méprisaient. Il n’était guère étonnant qu’ils me trouvent impossible à aimer.

Ces derniers temps, pour être honnête, je me disais que c’était peut-être une bonne chose d’avoir quitté mon royaume. Tandis que j’étais perdue dans mes pensées, un carrosse royal s’arrêta devant le portail.

Le prince Osvalt en descendit.

Oh ! C’est un entraînement aux rituels anciens, ça ? lança Son Altesse d’un ton jovial.

Il tenait une boîte à gâteaux d’une pâtisserie réputée de la capitale. Lena accepta le présent avec une joie non dissimulée.

En effet. Grace est une élève assidue. Elle est volontaire et progresse vite. C’est un plaisir de l’enseigner.

Tant mieux. Mais si vous voulez mon avis, tout cela, c’est grâce à son enseignante. Dame Philia, vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais vous avez un vrai don pour l’enseignement. Vous m’avez déjà appris tant de choses sur les engrais, par exemple.

Vous êtes pourtant très instruit en matière d’agriculture, Votre Altesse, mais vos compliments m’honorent.

Le prince Osvalt me complimentait chaque fois que nous nous croisions. Je ne faisais que transmettre ce que je savais, et pourtant, il trouvait toujours le moyen de me féliciter pour ma pédagogie. C’était d’une gentillesse rare.

Cela dit, sa visite en matinée était inhabituelle.

Pardonnez ma curiosité, dis-je, — mais qu’est-ce qui vous amène ? J’ai le sentiment que vous n’êtes pas venu ici uniquement pour observer l’entraînement de Grace.

Il émit un petit rire.

Vous êtes décidément très perspicace. Ce ne sera pas facile à dire, mais…

Que se passe-t-il… ?

Argh… C’est délicat… Écoutez-moi jusqu’au bout, d’accord ? Voilà : le prince Julius de Girtonia a proposé de vous… reprendre.

Me reprendre… ?

Un frisson me parcourut l’échine.

Jamais je n’aurais imaginé cela de la part du prince Julius. Que pouvait-il bien avoir en tête ? Une inquiétude grondante s’éveilla en moi, difficile à contenir.

Mia, est-ce que tout va bien de ton côté ?

Incapable de saisir pleinement la situation, je ne pouvais qu’en redouter le pire.

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