SotDH T2 - Récit parallèle : Partie 3

Le Spectre de Kudanzaka (3)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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« Rien n’est immuable ». C’était une leçon que Motoharu avait enseignée à Jinya, bien des années plus tôt. Pourtant, comme pour défier ces mots, la morosité de Jinya ne l’avait pas quitté, même après une nuit entière de repos.

Il vivait dans une maisonnette délabrée de Fukagawa. Ce logement n’était rien de plus qu’un endroit pour dormir : seules quelques nécessités de base s’y trouvaient, accompagnées de quelques bouteilles d’alcool. Il se rinça le visage au puits voisin, s’habilla rapidement, puis reprit le chemin de Sakaimachi. Son corps lui semblait un peu engourdi, sans doute à cause d’un mauvais sommeil, ou bien de son humeur toujours aussi morose.

— Tiens donc, Jinya-kun ?

Un peu après midi, il croisa deux jeunes filles qu’il connaissait : Ofuu et Natsu. Il n’était pas rare de les voir ensemble, mais les croiser à ce moment précis avait de quoi surprendre.

— Que faites-vous ici, toutes les deux ? demanda-t-il.

— On est allées faire un peu de lèche-vitrine ensemble.

Ofuu expliqua que son père l’avait incitée à s’aérer un peu, plutôt que de rester à travailler. Natsu, qui se trouvait justement dans les parages, avait proposé qu’elles sortent toutes les deux pour faire un tour.

— Au départ, on pensait aller voir une pièce de théâtre, mais on a finalement décidé de rester dans le coin. Après avoir pris un petit thé ici, on ira sûrement regarder des épingles à cheveux, des peignes… puis des livres, et des estampes ukiyo-e. Et toi, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? demanda Natsu.

— Comme d’habitude. répondit Jinya en tapotant la garde de son sabre.

— Au fait, tu étais justement en train d’enquêter sur une estampe ukiyo-e, non ? dit Ofuu.

— …Oui.

Elle pencha la tête face à sa réponse sèche. Leurs regards inquiets le mirent quelque peu mal à l’aise.

— Il s’est passé quelque chose ? demanda Ofuu.

— Eh bien… J’ai appris que mon père adoptif pourrait être impliqué dans l’affaire que j’enquête, et… je ne sais pas trop quoi en penser.

Touché par leur sollicitude, il décida de leur révéler un peu de ce qu’il traversait. Leurs visages s’assombrirent. Leur situation n’était pas exactement la même, mais toutes deux avaient aussi un père adoptif. Elles comprenaient l’inquiétude que cela pouvait susciter.

— Je suis désolée, c’était peut-être déplacé de ma part, murmura Ofuu.

— Pas du tout. Rien n’est encore confirmé. Ce n’est qu’une possibilité.

C’était difficile à exprimer, bien sûr. Mais le passé ne pouvait être changé. Il adopta un ton détaché, comme s’il n’y prêtait pas grande importance. Son jeu sembla fonctionner, car Natsu, sereine, lui demanda :

— C’était quel genre d’homme, ton père ?

Il esquissa un sourire, trouvant la situation ironique à cause du « ton père ».

— C’était un homme distant. Je ne l’ai jamais vu s’inquiéter pour quoi que ce soit. Il était le protecteur de la prêtresse de mon village, et peut-être le meilleur épéiste que le village n’ait jamais connu.

Parler de Motoharu en tant que père lui inspirait de la fierté mais aussi un peu de culpabilité. Peut-être était-ce légitime. Lui, qui avait tourné le dos à sa famille, ne pouvait se permettre de parler de Motoharu sans remords.

— Alors je suis sûre que tout ira bien, déclara Ofuu avec un doux soupir.

Avait-elle perçu son trouble intérieur, ou l’ignorait-elle ? Il ne le savait pas. Il fronça légèrement les sourcils, ne comprenant pas tout à fait ce qu’elle voulait dire. Mais elle lui répondit avec ce sourire éclatant qui lui était propre.

— Tu parles de lui avec tant de fierté… Ton père doit être un homme bien. Même s’il est lié d’une manière ou d’une autre à l’incident que tu cherches à élucider, je suis certaine qu’il n’a rien fait de mal.

Elle parlait avec assurance, sans avoir la moindre preuve. Et pourtant, ses paroles restaient convaincantes.

— …Tu le penses vraiment ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle avec un sourire aussi radieux qu’une fleur en pleine floraison.

Il sentit ses doutes se dissiper peu à peu.

— Enfin bref, tu dois avoir du travail. On ne va pas te retenir plus longtemps, dit-elle.

— Oh…

Il aurait voulu la remercier, mais aucun mot ne lui venait. Elle sourit doucement, comme si le voir ainsi hésitant lui réchauffait le cœur.

— Hé hé. C’est rare de t’entendre parler de toi, fit remarquer Natsu avec malice. — En tout cas, ça fait plaisir. À plus tard, Jinya.

— La prochaine fois, parle-nous encore de toi, d’accord ? lança Ofuu.

La conversation prit fin naturellement, et les deux filles s’éloignèrent après un simple salut. Jinya resta un moment figé au bord du chemin, puis reprit sa route en direction de Sakaimachi. Sa lassitude avait disparu. Il atteignit Sakaimachi, puis la maisonnée de Saga Dôshu. En entrant dans la chambre du vieil homme, il constata que celui-ci s’était un peu rafraîchi entretemps.

— Désolé de t’avoir fait venir une deuxième fois.

— Ce n’est rien. Vu tout ce que vous faites pour moi, c’est bien la moindre des choses.

— C’est bien aimable. En tout cas, j’ai pu tout préparer.

De son côté, Jinya était aussi prêt à entendre la vérité. Voyant la tension sur son visage, Dôshu hocha la tête d’un air grave. L’atmosphère s’alourdit. Ce qui allait suivre allait être sérieux.

— Je vais te raconter la malédiction de cette estampe. Mais détends-toi, je ne suis qu’un vieillard qui ne fait que ressasser ses souvenirs.

Et sur ces mots, le vieil homme se mit à parler de ses souvenirs liés à l’Ukiyo-e de Kudanzaka.

C’était désormais une vieille histoire.

Plus jeune, Saga Dôshu vivait dans cette maisonnée avec l’ambition de devenir le plus grand artiste d’Edo, bien qu’il ne fût affilié à aucune des écoles renommées. Autrement dit, c’était un rêveur sans le sou. Il vivait dans la pauvreté, ses seuls bons repas venant de la générosité de ses voisins. La vie dans ce type d’habitation était en quelque sorte communautaire, et il avait donc appris à bien connaître ses voisins, prenant soin d’entretenir de bonnes relations avec eux.

— Pfiou, encore une journée à trimer. Et toi, ça avance ta peinture ?

Parmi tous, celle qui le traitait le mieux était surnommée « Anonyme ». Elle affirmait qu’elle ne pouvait donner son nom, mais qu’en échange, jamais elle ne mentirait. Anonyme, pour le dire franchement, était un bijou dans un tas de boue. Même vêtue d’un kimono usé, elle possédait une beauté qui n’avait rien à faire dans une humble demeure comme celle de Dôshu.

Elle était franche et appelait parfois les gens par un « Hé, toi » grossier, et jurait comme un homme. Mais ce contraste ne faisait que rehausser encore davantage son éclat. Le cœur du jeune Dôshu battait toujours plus vite lorsqu’il lui adressait la parole.

— Je suis Motoharu, gardien de la prêtresse. Sur ordre d’Itsukihime, je vous remets cette lettre.

Un homme nommé Motoharu vint d’un lointain village nommé Kadono pour rendre visite à Anonyme. Celle-ci rayonna de joie en le voyant, ce qui, à l’époque, rendit Dôshu affreusement jaloux. Mais sa jalousie ne dura pas longtemps.

— Bon sang, pourquoi diable un gardien de prêtresse comme moi doit-il jouer les coursiers ?! C’est quoi, le problème avec cette femme ?!

Motoharu fulminait. À peine venait-il d’être nommé à un poste prestigieux qu’on l’envoyait déjà loin de son village natal pendant des mois, uniquement pour porter un message. Dôshu l’entendit se plaindre par hasard et ce fut là le début d’une longue amitié entre eux.

Motoharu ne nourrissait aucun sentiment amoureux pour Anonyme, mais il n’avait rien contre elle non plus. Il venait à Edo pour remplir sa mission, puis passait déverser son fiel à Dôshu avant de repartir au village. C’est ainsi que ce répéta cette routine durant un long moment.

De tels souvenirs précieux ne s’effaçaient jamais, même avec le temps. Quand Dôshu fermait les yeux, il revoyait encore les jours bruyants de sa jeunesse, passés à peindre.

— Avec le temps, reprit-il, l’attitude de Motoharu envers sa prêtresse a changé. Je suppose qu’il s’était passé beaucoup de choses que j’ignorais, mais au fond, c’était un bon gars, incapable de garder rancune.

Il avait retrouvé l’allure du vieillard qu’il était, les paupières mi-closes sous l’effet de la nostalgie. Son expression devint toutefois sérieuse, il allait enfin entrer dans le vif du sujet.

— C’est à cette époque qu’il m’a demandé de peindre un tableau…

Celui-là même : l’Ukiyo-e de Kudanzaka, né de l’apparence d’Anonyme, des indications de Motoharu et de la main de Dôshu. Autrement dit, Motoharu voulait un portrait d’Anonyme. Jinya se tendit légèrement en entendant cela.

— Apparemment, poursuivit Dôshu, Anonyme était originaire de la province de Shinano, mais elle y avait eu quelques ennuis et elle s’était enfuie jusqu’à un village de montagne de la province de Harima. Un village que tu connais bien, en fait : Kadono.

Jinya s’était préparé à entendre la vérité, mais le vieillard s’écartait une fois encore du sujet. Frustré, il fronça les sourcils et demanda d’un ton plus sec :

— Désolé, mais… et le tableau ?

— J’y viens, ne t’inquiète pas. C’est important aussi.

Ce lien inattendu le surprit, mais ce n’était pas ce qu’il voulait entendre. Il voulait en savoir plus sur l’image démoniaque. Pourtant, le vieil homme s’obstina et poursuivit ses souvenirs.

— Anonyme finit par quitter Kadono pour s’installer à Edo. J’imagine que si Motoharu a été envoyé ici comme émissaire de sa prêtresse, c’est parce qu’elle-même ne pouvait pas quitter le village. Mais je n’en sais rien avec certitude.

Jinya se moquait bien de ces détails. Son impatience grandissait, quand soudain, comme s’il attendait ce moment précis, Dôshu planta son regard dans le sien.

— Mais écoute ça : par un drôle de hasard, Anonyme et cette prêtresse se ressemblaient trait pour trait. C’est en tout cas ce que m’a dit Motoharu.

Jinya comprit enfin où il voulait en venir. Si Anonyme et Yokaze se ressemblaient, alors la demande de Motoharu prenait un tout autre sens. Comprenant l’implication, il demanda :

— Vous voulez dire que l’Ukiyo-e de Kudanzaka est en réalité un portrait de dame Yokaze, la prêtresse ?

— Exactement. Malgré toutes ses jérémiades, il en est tombé fou amoureux. Il voulait que je fasse un portrait de sa prêtresse, tu vois ? Mais je ne savais pas à quoi elle ressemblait. C’est pour ça que j’ai utilisé Anonyme comme modèle, puisqu’elle lui ressemblait, et j’ai complété le reste avec les indications de Motoharu et mon imagination. Voilà le secret de Kudanzaka.

Dans ce cas, la première impression de Jinya n’était pas si éloignée de la vérité. La femme représentée n’était ni la princesse Nunakawa ni une figure idéalisée, mais Itsukihime, devant la rivière Modori. L’épée qu’elle portait devait être Yarai, transmise de prêtresse en prêtresse, les différences physiques s’expliquaient simplement par l’interprétation de l’artiste.

— Mais alors… pourquoi avoir parlé d’une image démoniaque ?

— Parce qu’à l’époque, Motoharu ne cessait de dire que sa prêtresse était plus démoniaque que les démons eux-mêmes. J’ai appelé Kudanzaka ainsi juste pour le taquiner… au début, en tout cas. Mais plus tard, quand je l’ai repeinte pour Senkendô, un peu par nostalgie, j’ai commencé à me faire vieux. Et parfois, je me dis que c’était peut-être vraiment une image démoniaque, et que je suis maudit d’avoir vendu les sentiments de quelqu’un comme un objet…

Quand Dôshu avait déclaré à moitié en plaisantant, à moitié par remords, à la boutique d’estampes que cette image était démoniaque, on l’avait pris au pied de la lettre, ne connaissant pas le fond de l’histoire. On crut vraiment que l’estampe était maudite et l’avait rendu malade. Le meurtre mystérieux n’avait fait que renforcer cette réputation.

— C’est tout ce qu’il y a à en dire. Toute cette histoire de mort, c’est sûrement une triste coïncidence. Il n’y a rien d’effrayant dans ce tableau.

Et ainsi, l’affaire était résolue. L’Ukiyo-e de Kudanzaka ne représentait aucun danger, et mise à part l’inquiétude d’un vieil homme, elle pouvait être vendue sans souci.

— Si c’est la vérité, alors pourquoi avoir dit que j’allais regretter de la connaître ? demanda Jinya.

Dôshu avait laissé entendre qu’il valait mieux ignorer la vérité sur l’image, mais ce n’était au final qu’une histoire nostalgique. Alors, à quoi rimait cet avertissement sur un secret capable de le hanter ?

— Kudanzaka est vraiment belle, pas vrai ? dit Dôshu avec un petit sourire en coin.

— Je suppose.

— Hé hé, tout ça, c’est parce que Motoharu n’arrêtait pas de me rabâcher les oreilles pendant que je peignais. Il disait que ceci n’allait pas, que ça ne rendait pas assez le charme de sa prêtresse. Un vrai pinailleur, ce type. Bref, ce que je veux dire, c’est que Kudanzaka, c’est la prêtresse de Motoharu, embellie telle qu’il la voyait dans son esprit.

— …Hein ?

Pour Jinya, Motoharu était un homme bon, qui avait recueilli lui et sa sœur, et un héros qui s’était battu jusqu’à la fin contre un démon. Il n’était pas rigide, certes, mais apprendre qu’il pouvait aussi se montrer puéril le mettait quelque peu mal à l’aise.

— Ah, mais attends, c’est pas fini. Tu m’as dit que la femme sur Kudanzaka te faisait penser à la princesse Nunakawa, pas vrai ? Eh bien, Motoharu voyait les choses autrement. Pour lui, elle ressemblait à Yasakatome-no-kami. Tu connais ?

— Oui.

Jinya avait appris beaucoup de choses sur les croyances religieuses quand il était plus jeune, grâce à Motoharu. Yasakatome-no-kami était une déesse originaire de Suwa, dans la province de Shinano. On ne savait pas grand-chose de ses origines, mais elle était l’épouse de Takeminakata-no-kami. Cela faisait de la princesse Nunakawa sa belle-mère, si bien que les deux divinités étaient parfois vénérées ensemble. Peut-être Motoharu s’était-il mis cette idée en tête parce qu’Anonyme venait de Shinano et ressemblait à Yokaze. Quelle étrange coïncidence que Jinya ait comparé la femme peinte à une déesse, tout comme son père adoptif avant lui.

— Parfait, ça va simplifier mon explication. Donc, je termine le tableau, et Motoharu en est si content que je le laisse choisir le nom. D’abord, il propose « Yasaka », comme raccourci pour Yasakatome-no-kami, mais il change aussitôt d’avis.

Dôshu éclata d’un large sourire, comme s’il allait se mettre à rire aux éclats.

— Sans la moindre gêne, il me sort : « Ma femme est plus belle qu’une déesse. Huit collines, c’est pas suffisant pour la décrire. Il faut monter d’un cran. Alors appelons-la Kudanzaka, les neuf collines ![1].

Ce fut à ce moment-là que Jinya comprit à quel point Dôshu avait eu raison. Il allait bel et bien regretter d’avoir appris la vérité.

Le rire du vieil homme résonna contre les murs de la pièce.

— Je te l’avais dit, non ? Tu aurais mieux fait de ne pas savoir ! L’Ukiyo-e de Kudanzaka, ce n’est rien d’autre que ton père qui se vante de la beauté de sa femme !

Rouge de honte, Jinya se prit la tête entre les mains.

Il comprenait maintenant ce que le vieil homme voulait dire quand il parlait d’une vérité qui le hanterait. Il n’y avait rien de plus accablant que d’apprendre que son propre père s’était comporté comme un benêt transi d’amour. Son second père avait été si épris qu’il avait osé proclamer que Yokaze était plus belle qu’une déesse… Il aurait voulu disparaître sous terre. Et pour couronner le tout, il n’apprenait pas cela à Kadono, mais à Edo.

— D’ailleurs, je me disais… T’as pas cessé de prononcer “Kudanzaka” comme si de rien n’était. Tu crois que tu pourras continuer à dire ce mot maintenant que tu sais qu’il veut littéralement dire : « Ma mère est plus belle qu’une déesse » ?

Jinya n’y avait pas pensé, mais à présent que cela avait été formulé à haute voix… il baissa la tête, vaincu. Même prononcer le nom de cette estampe devenait humiliant. En un sens, cette image était plus maudite que n’importe quel objet vraiment maudit. Il se sentait profondément stupide d’avoir été aussi abattu pour une vérité aussi ridicule.

— Ha ha ! J’ai enfin réussi à créer une ouverture dans ton air renfrogné ! Ah, j’en avais bien besoin, quelle rigolade !

Dôshu était hilare, tout sourire, savourant pleinement la détresse de Jinya. C’était sa petite vengeance pour l’absence de réaction du jeune homme quand il l’avait taquiné au sujet des visites de Motoharu à Anonyme. Une fois calmé, Dôshu ajouta :

— Bref, comme Motoharu ne t’a jamais parlé de Kudanzaka, je me suis dit que je te montrerais ceci.

Il tira de sous ses affaires une estampe. Elle n’était pas coloriée, mais sa composition était sans équivoque : c’était bien l’Ukiyo-e de Kudanzaka.

— C’est…

— Un croquis que j’ai fait à l’époque, oui. Un peu sale, mais ne fais pas attention.

Selon Dôshu, il l’avait conservé parce qu’il n’avait jamais eu le cœur de s’en séparer. C’était l’un de ses meilleurs croquis d’entraînement. Le papier était jauni, taché, et les traits bien plus frustes que dans la version finale imprimée en gravure sur bois. Et pourtant, Jinya ressentait une certaine chaleur à le regarder.

— Bon, c’est moi qui t’ai raconté tout ça, mais ne va pas en vouloir à ton vieux père pour autant. Il était peut-être un peu simplet, mais c’était un simplet qui aimait profondément les siens. Il a commencé à se faire plus rare à Edo après la naissance de sa fille. Et quand il a recueilli deux autres enfants, il n’est revenu qu’une seule fois… puis plus jamais.

Jinya sentit une chaleur lui monter au cœur, et ce n’était plus la gêne.

Les visites de Motoharu à Edo faisaient partie de ses devoirs en tant que protecteur de la prêtresse, ce qui signifiait que c’était probablement Yokaze qui lui avait ordonné d’y mettre un terme. En tout cas, il était heureux d’entendre son père complimenté de la sorte. Il n’avait aucun doute : Motoharu aimait sa fille, et il avait aimé Suzune, tout comme lui.

— Oui. Il a été un bon père. Il trouvait toujours le temps de m’enseigner des choses importantes.

Même aujourd’hui, Jinya ne comprenait pas encore tout ce que Motoharu avait cherché à lui transmettre. Mais son cœur débordait de fierté. Ils n’étaient peut-être pas liés par le sang, mais cet homme… était bel et bien son père.

— Je vois, je vois… murmura Dôshu avec un doux sourire, comme s’il reconnaissait en face de lui le fils de son vieil ami.

Ainsi se termina l’affaire de l’Ukiyo-e de Kudanzaka, sans véritable complication. Dôshu proposa de lui céder le croquis original, mais Jinya refusa poliment. Le vieil homme y était trop attaché. Jinya n’aurait jamais osé le lui enlever. Les estampes polychromes restèrent retirées du marché quelque temps, mais aucun incident ne se produisit ensuite. Le décès n’avait été qu’une malheureuse coïncidence. L’estampe elle-même n’était pas maudite.

Il ne restait plus à Jinya qu’à aller faire son rapport à Jyuuzou.

— Voilà, un Kake soba.

Avant cela, Jinya s’était arrêté chez Kihee pour manger un morceau. Il avait besoin de temps pour remettre ses idées en place. Le fait que l’Ukiyo-e de Kudanzaka n’ait été, au fond, qu’un éloge un peu trop enthousiaste de la part de son père adoptif à l’égard de sa femme l’avait pris de court… mais c’était le genre de vérité qu’il ne pouvait absolument pas partager avec son véritable père. En toute franchise, Jinya ne savait plus trop quoi penser.

— Un problème, Jinya-kun ? Tu n’arrêtes pas de me fixer, fit remarquer le patron.

Jinya ne s’en était même pas rendu compte. L’homme et sa fille le regardaient avec curiosité.

— Non… Je me disais juste que vous étiez vraiment un bon père.

Ofuu fit un grand sourire.

— D’où ça sort, ça ?

Jinya le pensait sincèrement. Le patron avait renoncé à une grande partie de sa vie sans jamais se plaindre, et malgré tout, il continuait à traiter sa fille avec amour, chaque jour. Lui-même n’avait pas cette force-là, et c’est pourquoi il le respectait. Mais en cet instant, il en était plus que jamais conscient, pour une tout autre raison.

— Tu avais parlé de cette estampe, non ? demanda Ofuu. — Je crois que tu avais dit que ton père y était mêlé ?

— Finalement, c’était pas grand-chose. Disons que j’ai découvert un côté de lui que j’aurais préféré ignorer. Mais je le respecte quand même… d’une certaine manière.

Jinya restait évasif. Il avait encore du mal à digérer la vérité derrière l’Ukiyo-e de Kudanzaka. Avec le recul, il réalisait que cette estampe était désormais populaire dans tout Edo, ce qui voulait dire que bien des gens possédaient la preuve matérielle de l’humiliation de son père adoptif. Cette pensée le hantait bien plus encore que l’idée d’une éventuelle malédiction.

— Tu sais, il n’est pas parfait, dit Ofuu dans un sourire.

Jinya releva la tête, un peu déconcerté, sans comprendre où elle voulait en venir. Doucement, presque comme une berceuse, elle ajouta :

— Mon père. Tu ne vois que ses bons côtés, alors tu ne t’en rends pas compte, mais en réalité, c’est un vieux râleur qui s’inquiète pour tout et qui peut être incroyablement bête, parfois.

— Aïe. Tu n’y vas pas de main morte, dit le patron.

— Bah, c’est vrai, non ? Évidemment, tu es bien plus que ça.

— Oh ? Vraiment ? Ehe heh.

Qu’elle puisse parler ainsi à son père montrait la force de leur lien. Ses paroles avaient d’autant plus de poids quand on connaissait leur passé.

Bien sûr, Jinya restait fier du lien qui l’unissait à Motoharu, et ce lien-là ne serait jamais éclipsé par celui d’Ofuu et de son père. Il admirait toujours son père adoptif, dont les derniers mots et le dernier combat restaient gravés en lui. La seule chose qui avait changé, c’était qu’il comprenait désormais qu’il n’avait jamais vu l’homme dans toute sa complexité.

Quelle tristesse… Si seulement Jinya s’en était rendu compte plus tôt, peut-être n’aurait-il pas laissé passer sa chance de mieux connaître son père.

— Je laisse l’argent ici.

— Merci !

Voir Ofuu taquiner son père avait apaisé l’esprit de Jinya. Il était prêt à présent. Après avoir réglé l’addition, il se dirigea vers Sugaya.

En chemin, il pensa à Jyuuzou. Ils ne pourraient sans doute jamais redevenir père et fils, mais peut-être existait-il une autre forme de lien à nouer entre eux, un lien qui permettrait à Jinya d’apprendre à le connaître avant que l’occasion ne lui échappe pour de bon.

— Il n’y a aucun problème avec Kudanzaka. Si l’artiste l’a qualifiée d’image démoniaque, c’est uniquement parce qu’il y associait certains regrets personnels. Il n’y a aucun danger à la vendre ou à la posséder.

Tard dans la soirée, dans la pièce de Jyuuzou, Jinya lui exposait les faits tels qu’il les avait découverts. Il omit volontairement de mentionner l’implication de Motoharu, mais Jyuuzou sembla tout de même satisfait du travail accompli.

— Et la mort ?

— Une coïncidence, bien que malheureuse. L’homme possédait l’estampe lorsqu’il est mort, mais elle n’a pas été la cause de son décès.

Au mieux, l’ukiyo-e aurait pu constituer un mobile. Peut-être y avait-il eu une lutte pour s’en emparer. Ou alors, quelqu’un détestait à ce point les œuvres de Saga Dôshu. Peut-être encore quelqu’un avait-il été épris d’Itsukihime au point de tuer dans un accès de passion. Toutes les hypothèses étaient envisageables, bien que peu probables.

— Une coïncidence, hein ? Cela se tient. Je n’ai pas entendu parler d’autres incidents liés à cette estampe. J’imagine que le malheur peut frapper n’importe qui.

Jinya crut percevoir une brève hésitation dans la voix de Jyuuzou… ou peut-être l’avait-il simplement imaginée. Ce cas n’avait effectivement été qu’un malheureux concours de circonstances. Sans ce décès, nul n’aurait prêté attention à une rumeur aussi absurde qu’une « estampe démoniaque ».

— Beau travail. Je te paierai avant ton départ. Mais d’abord, buvons.

La discussion s’acheva. Devant Jinya, un plateau avec du saké et des mets délicats choisis avec soin. Rien de fastueux, mais Jyuuzou avait tenu parole.

— Permettez que je vous serve.

Plutôt qu’un remerciement, Jinya se proposa de lui remplir sa coupe. Jyuuzou l’avala d’une traite, puis poussa un léger soupir.

— Laisse-moi t’en servir une aussi.

Jinya se laissa faire avant de boire à son tour. La chaleur de l’alcool lui réchauffa agréablement la gorge. Les deux hommes continuèrent ainsi à se verser mutuellement à boire, dans la lumière vacillante d’une lanterne en papier. Ni l’un ni l’autre n’était bavard, et peu de mots furent échangés. Après un moment à boire en silence, Jinya se risqua à une question banale.

— Vous buvez souvent ?

Dans ses souvenirs, Jyuuzou n’était pas amateur d’alcool. Mais la manière dont il se comportait à présent semblait trahir une certaine habitude.

— J’ai commencé pour fuir mes peines. Et puis, sans m’en rendre compte, j’ai fini par y prendre goût.

Il répondit brièvement, sans développer, ni chercher à observer la réaction de Jinya. Il se contenta de vider à nouveau sa coupe.

— Et toi ? Tu aimes boire ? demanda-t-il en remplissant celle de Jinya.

Après tout, le fils qu’il connaissait était encore ce Jinta de cinq ans.

— J’aime bien. Il m’arrive de boire en contemplant la lune.

Une pratique peu commune, mais qui revêtait pour Jinya une signification toute particulière. Il ne l’explicita pas. Cette signification resta donc perdue pour Jyuuzou. Mais ni l’un ni l’autre ne chercha à en savoir plus. Ils n’en ressentaient pas le besoin. Il y avait des choses qu’ils ne pourraient plus jamais vraiment comprendre l’un de l’autre. Le temps les avait trop éloignés. Ils ne pourraient plus redevenir père et fils, ils le savaient tous deux.

— Et si on buvait à nouveau, un jour ?

Jyuuzou fit cette proposition sans détour. Même s’ils ne pouvaient revenir en arrière, peut-être leur lien pouvait-il prendre une nouvelle forme. Venant tout juste de réaliser cette possibilité lui-même, Jinya esquissa un sourire apaisé.

— J’en serais honoré.

Et ce ne fut pas une promesse en l’air. Bientôt, tous deux se retrouveraient autour d’une nouvelle affaire, liée à l’alcool, cette fois. Mais ceci est une autre histoire. Ce soir-là, ils burent, non pas comme père et fils, ni comme client et exécutant, mais comme deux ivrognes ordinaires, se servant à tour de rôle.

— Pas mal.

Qui avait prononcé ces mots ? Nul ne saurait le dire. À ce moment-là, ils avaient déjà trop bu pour s’en souvenir. Peu à peu, ils s’abandonnèrent à l’ivresse.

À suivre dans Sword of the Demon Hunter : Kijin Gentôshô – Arc d’Edo II : Songes d’ivresse dans la blancheur éternelle

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[1] Dans Yasakatome-no-kami, les kanjis permettent une lecture symbolique et poétique de « Divinité des huit pentes/collines ». Dans Kudanzaka, il y a le chiffre neuf comme symbole d’élévation ou de cran supérieur. Ainsi, il y’a l’idée que sa femme est plus belle qu’une déesse avec ce jeu de mot poétique.

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