SotDH T2 - Récit parallèle : Partie 1
Le Spectre de Kudanzaka (1)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Nous étions à présent en l’an six de l’ère Kaei (Hiver 1853).
Zenji faisait une pause dans une maison de thé donnant sur la rue, dans le quartier de Nihonbashi. Le matin était particulièrement froid, et le thé chaud qui lui coulait dans la gorge n’en était que plus réconfortant. Pourtant, il n’arrivait pas vraiment à se détendre à cause de l’objet emballé à côté de lui.
Qu’est-ce que je suis censé faire avec ce truc… pensait-il en jetant un coup d’œil au paquet qu’il partageait avec le banc, les épaules affaissées.
Sous le tissu se trouvait une estampe ukiyo-e[1] réalisée en gravure sur bois. Habitué à travailler dans une boutique, il possédait un œil avisé pour évaluer les marchandises. Cette estampe était une production courante, imprimée en plusieurs couleurs, mais d’une qualité plutôt correcte. Malgré cela, il grimaçait chaque fois qu’il repensait aux circonstances qui l’entouraient.
Cet estampe ukiyo-e avait été soigneusement emballée pour éviter que quiconque ne voie de quoi il s’agissait.
Son propriétaire n’était plus de ce monde, assassiné en pleine promenade nocturne. Et l’affaire ne relevait en rien d’un meurtre ordinaire : le corps avait été retrouvé déchiqueté, ce qui laissait penser que le coupable n’était peut-être pas humain. Pour ne rien arranger, l’estampe, intitulée Ukiyo-e de Kudanzaka, avait été découverte juste à côté du cadavre, ce qui avait aussitôt alimenté les rumeurs : il s’agirait d’une image maudite, démoniaque, et l’homme serait mort à cause d’une malédiction.
Comment un objet aussi inquiétant avait-il atterri entre les mains de Zenji ? L’explication était en réalité fort simple : le défunt était un habitué de Sugaya, et comme son épouse ne savait que faire de l’estampe, elle l’avait tout bonnement refilée à Zenji.
Il avait bien eu envie de lui conseiller de la brûler en mémoire de son mari, mais il n’était pas dans ses habitudes de dicter leur conduite aux clients. Il s’était donc contenté de se taire et d’accepter le tableau.
Sérieusement, qu’est-ce que je suis censé faire avec cette horreur ? Je suis pas un exorciste, moi… grommela-t-il-t-il en poussant un soupir. Il réfléchit longuement à la suite des événements, puis finit par se lever lentement.
— Bon. Pour l’instant, je vais aller faire un tour chez le marchand de mochi.
Il décida de remettre cette affaire à plus tard et de s’en remettre à un expert. L’idée lui donna un peu de motivation, et, dans ce moment d’inattention, il heurta l’épaule de quelqu’un en avançant.
— Hé, fais un peu attention ! lança la personne, agacée.
Irrité à son tour, Zenji se pencha aussitôt pour ramasser l’estampe qu’il avait fait tomber. Mais il fut une seconde trop lent.
— Ah.
Par un cruel hasard, l’estampe atterrit pile poil sous le pied d’un passant pressé, et fut impitoyablement écrasée.
***
Chaque fois que le sujet des pères était abordé, Jinya ne pouvait s’empêcher de penser à Motoharu. Le souvenir de ce second père affrontant un démon de toutes ses forces restait gravé dans sa mémoire. Il admirait cet homme, distant, mais aux convictions inébranlables. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il n’aimait pas son véritable père.
Depuis qu’il avait fait l’expérience de perdre un être cher, Jinya comprenait mieux d’où venait la douleur de son père. Mais une chose demeurait : Jyuuzou était à présent le père de Natsu, pas le sien. À vrai dire, Jinya ne savait plus très bien quelle distance adopter avec lui. Même maintenant, alors qu’ils se faisaient face autour d’une tasse de thé, il ignorait comment se comporter.
— Veux-tu boire un peu avant que nous en venions au sujet ?
— Merci.
Jinya porta la tasse à ses lèvres. Le thé, comme les sucreries servies à ses côtés, était d’une grande finesse, digne de la demeure de quelqu’un d’aisé. Il observa son père boire lui aussi, et remarqua que le temps avait creusé davantage de rides sur son visage qu’il ne s’en souvenait. Une piqûre de rappel brutale du temps qui s’était écoulé. Son expression aussi, lui parut plus douce qu’avant.
— Je vais aller droit au but, dit Jyuuzou. — J’ai une requête à te faire.
Jinya n’en fut pas étonné. Il se doutait que Jyuuzou ne l’avait pas invité dans ses quartiers simplement pour partager le thé. Il s’agirait probablement encore d’une affaire liée aux esprits.
— Je travaille dans le commerce et j’ai de nombreuses relations, poursuivit Jyuuzou. — L’un d’entre eux, propriétaire d’une boutique d’estampes à Tenmachou, m’a parlé d’un objet singulier qu’il avait récemment acquis : une image démoniaque.
Son ton était grave, mais il n’exprima aucun dégoût en parlant des démons. Jinya ne savait dire si le vieil homme avait surmonté son passé ou s’il dissimulait simplement ses émotions. Peut-être l’aurait-il su s’ils avaient passé plus de temps ensemble.
— L’œuvre s’intitule Ukiyo-e de Kudanzaka.
Jyuuzou sortit alors l’estampe Ukiyo-e en question. Il s’agissait d’un portrait représentant une femme d’une grande beauté, une figure récurrente dans ce type d’estampe, debout devant une rivière aux flots paisibles. Elle ressemblait à une prêtresse, parée de divers ornements, mais tenait dans ses bras un sabre banal comme une mère tiendrait un nourrisson. Même à des yeux peu avertis, la qualité de l’estampe sautait aux yeux : des couleurs éclatantes, un style raffiné… une pièce remarquable. Mais ce n’était pas cela qui retenait l’attention de Jinya, c’était la femme représentée.
— …Princesse Nunakawa ? Non, ce n’est pas tout à fait ça…
— Oh ? Et qui est cette princesse Nunakawa ? lança Jyuuzou en haussant un sourcil.
Il ne posait pas vraiment la question. Il cherchait à sonder Jinya. Sans détourner les yeux de l’ukiyo-e, Jinya répondit :
— Une ancienne déesse affiliée au jade et liée aux rivières. On la considère comme une divinité du brassage d’alcool. Cette image est un simple portrait de femme, mais on peut aussi l’interpréter comme une représentation de la princesse Nunakawa. Enfin… peut-être que je me trompe, car cette épée n’aurait alors aucun sens.
Le collier autour du cou de la prêtresse semblait fait de jade. Combiné à la rivière en arrière-plan, cette femme élancée évoquait fortement la déesse de Shinano dont il avait entendu parler autrefois.
— C’est une connaissance bien spécifique, fit remarquer Jyuuzou.
— Je la tiens de quelqu’un d’autre.
— Vraiment ?
Par égard pour son père biologique, Jinya s’abstint d’en dire davantage. Il préférait ne pas raviver le souvenir de ce passé. La princesse Nunakawa était une divinité issue du jade. Le jade béni par elle était réputé conférer l’immortalité, et très recherché par les prêtresses. On disait qu’elle régnait sur la province de Koshi, mais sa légende était également connue dans celle de Shinano.
Elle était aussi la mère de Takeminakata-no-kami[2], ce qui faisait d’elle une divinité d’un accouchement sans complication plus d’être celle du brassage d’alcool.
Autrefois, Jinya avait beaucoup appris sur la religion auprès de Motoharu. C’est ainsi qu’il connaissait les récits entourant la princesse Nunakawa, notamment ceux transmis dans la province de Shinano. Voilà pourquoi cette prêtresse, parée de jade, avec une rivière dans son dos, lui rappelait tant la déesse. Seule l’épée, simple et sans ornement, rompait l’harmonie de cette image.
— Vous avez parlé d’une image démoniaque. Ce serait à cause des rumeurs ? demanda Jinya.
— Oui, mais rien de grave. L’artiste qui a réalisé la peinture d’origine de cette estampe serait tombé malade. Alité, il aurait plaisanté en disant que c’était un châtiment divin pour avoir vendu une image démoniaque.
C’était ce détail qui avait piqué la curiosité du propriétaire de la boutique de gravures, jusqu’à ce qu’il en parle à Jyuuzou. Pourquoi ce dernier en avait à son tour parlé à un rônin chasseur de démons ? C’était encore obscur.
— Qu’en penses-tu ? demanda Jyuuzou.
— Tout semble parfaitement normal. C’est une ukiyo-e ordinaire, répondit Jinya avec sincérité.
Il avait un peu honte de ne rien pouvoir ajouter alors que Jyuuzou s’était donné la peine de le faire venir, mais il n’y avait rien de particulier à signaler.
— Donc, l’artiste est tombé malade par simple coïncidence ?
— Je ne peux pas l’affirmer. Les phénomènes surnaturels ne se manifestent pas toujours de manière évidente. Mais à cet instant précis, rien ne me semble suspect.
Jyuuzou baissa les yeux sur l’estampe et l’examina attentivement. Malgré sa réputation d’image démoniaque, elle ne représentait qu’une belle femme. Même à ses yeux, elle n’avait rien d’étrange.
— Vous voulez que je découvre ce qui se cache derrière cette estampe, c’est bien cela ? demanda Jinya.
— Exact. S’il n’y a rien, tant mieux. Mais si jamais cela devait poser problème, je veux que tu t’en charges.
— Entendu. J’accepte la requête.
Il n’hésita pas une seconde. Même si cette image ne représentait aucun danger immédiat, rien ne disait qu’elle ne deviendrait pas un problème plus tard. Les phénomènes surnaturels étaient imprévisibles par nature. Mieux valait faire preuve de prudence que d’optimisme et le regretter ensuite. Et puis… cette estampe le troublait.
— Je suis soulagé de t’entendre dire ça. Bien entendu, tu seras rémunéré pour tes efforts.
— Merci bien.
Jyuuzou hocha la tête, le regard sérieux, et la conversation prit fin. Du début à la fin, ils n’avaient pas échangé en père et fils, mais comme un commanditaire et son exécutant. Cela attristait un peu Jinya, mais il savait que c’était mieux ainsi. Jyuuzou avait fondé une nouvelle famille, tandis que lui avait perdu la sienne. Mais il lui restait les souvenirs de son second foyer. Il aurait été indigne de courir après un lien désormais révolu.
— Une fois l’affaire réglée, pourquoi ne pas partager un verre ? proposa Jyuuzou.
Jinya fut touché par cette intention, mais aussi légèrement pris de remords. Il avait accepté cette demande, non pas pour son père biologique, mais par pur intérêt personnel. Non pas à cause de la rumeur d’image démoniaque, mais parce que l’estampe représentait une prêtresse d’une grande beauté, portant un collier de jade. Le fourreau au métal terne de l’épée qu’elle tenait, révélait une courbure caractéristique des tachi. Or, le seul endroit qu’il connaissait où l’on fabriquait ce type de fourreau métallique, sans ornement, c’était Kadono.
Les hivers d’Edo étaient rudes avec ses vents glacés tels des morsures sur la peau au point d’engourdir les membres. Les passants pressaient le pas, grelottants dans les rues balayées par le froid. Jinya avançait au milieu d’eux, tenant dans les mains l’Ukiyo-e de Kudanzaka, soigneusement enveloppé dans un tissu.
Lorsqu’on entendait le mot « Kudanzaka », c’était à une colline du quartier d’Iidamachi que l’on pensait. Il tirait son nom de ses neuf marches de pierre, le « col de Kudan ». Sur cette hauteur se dressait aussi le manoir officiel du gouvernement, le domaine de Kudan. Et pourtant, rien, absolument rien, dans l’estampe qu’il observait ne rappelait cette colline-là.
Et puis, il y avait cette femme. Cette prêtresse, tenant un tachi dans un fourreau d’acier… Cela évoquait fortement Kadono, son village natal. Pourtant, il ne parvenait pas à faire le lien avec cette colline de Kudanzaka. Perdu dans ses pensées, il poursuivit sa route, les doigts si engourdis qu’il ne les sentait plus. Bientôt, il arriva devant son refuge habituel : le restaurant Kihee.
— Ah, Jinya-kun. Bienvenue.
Comme toujours, Ofuu l’accueillit en soulevant le noren[3] de l’entrée. Elle lui avait toujours réservé un accueil chaleureux, mais depuis l’affaire du jardin du bonheur, elle s’était montrée encore plus bienveillante. Peut-être le surveillait-elle, malgré sa position de simple serveuse et lui celle de client, parce qu’ils partageaient une même nature démoniaque. Et pourtant, jamais elle n’avait franchi la moindre limite. Elle gardait entre eux cette juste distance qui convenait parfaitement à Jinya.
— Tiens, bois ça. Il fait froid dehors.
— En effet, oui. Merci.
Jinya s’assit à une table au hasard, et à peine posé, il se vit servir du thé chaud. La jeune fille qui autrefois peinait à porter un plateau de soba était bien loin. Ofuu était désormais une serveuse accomplie.
Le Kihee n’avait toujours pas de clients, mais elle, au moins, semblait avoir trouvé le moyen de grandir malgré tout.
— Le Kake soba habituel ? demanda-t-elle.
— Ah, heu…
Il était venu au Kihee dans l’espoir de glaner quelques pistes sur l’estampe, pas pour y manger. Mais repartir sans rien commander lui pesait sur la conscience. Après tout, il pouvait considérer cela comme un simple droit d’assise. Il s’apprêtait à acquiescer quand Zenji fit irruption dans la salle, affolé.
— Est-ce que Jinya est ici ?!
— Zenji-dono ? fit Jinya, surpris.
— Ah, te voilà, merci ! J’ai besoin de ton aide !
Jinya ne recevait pas souvent des demandes aussi soudaines et paniquées, mais ça lui arrivait, donc il y était relativement habitué. Cela dit, quand il entendit les détails de la requête, son visage se tendit visiblement. Il ne s’attendait pas à entendre ce même nom que Jyuuzou avait mentionné.
— Tu as dit que ça s’appelait Ukiyo-e de Kudanzaka ?
— Oui. Son propriétaire est mort dans des circonstances étranges, alors les gens disent qu’il a été victime d’une malédiction, et que cette image est démoniaque.
— Pourquoi est-elle déchirée ?
— Ah, ça… Je me suis foiré.
Zenji expliqua ce qui s’était passé avec l’ukiyo-e prétendument maudit, sans rien dissimuler. À l’origine, il n’y avait que du sang dessus, mais il l’avait ensuite fait tomber, et quelqu’un avait marché dessus. L’estampe s’était retrouvée dans un état encore plus misérable. Fidèle à lui-même, Zenji n’était pas très adroit. Le patron du restaurant fit une grimace.
— Euh… Tu pourrais éviter d’apporter des objets maudits dans mon établissement ?
— Oh, pardon ! Je n’ai pas réfléchi, désolé !
— Ça ira, je sais que tu ne l’as pas fait exprès, mais essaie d’y penser la prochaine fois.
Jinya ne prêta aucune attention à l’échange et tendit la main vers l’ukiyo-e. Malgré la déchirure, il pouvait encore reconstituer ce qu’elle représentait. Son regard se fit plus vif. Il sortit alors l’ukiyo-e qu’il avait reçu de Jyuuzou et dit :
— Regarde ça, Zenji.
— Hein ?
— C’est une nouvelle estampe vendue dans une boutique de gravures de Tenmachou. Elle porte, par coïncidence, le même nom que celle que tu as ramenée. Et elle aussi a la réputation d’être une image démoniaque.
Sur l’ukiyo-e que Jinya présenta figurait une belle prêtresse parée de jade, tenant une épée, avec une rivière en arrière-plan, exactement comme sur celle que Zenji possédait. Alignées côte à côte, les deux estampes étaient identiques, autant dans les couleurs que dans la composition.
— C’est exactement la même, constata Zenji. — Pour une image démoniaque, elle est sacrément bien foutue, hein ?
Les yeux plissés, plein d’attention, Zenji examina les deux estampes avec minutie. En raison de son métier, il savait reconnaître et apprécier la qualité d’un ukiyo-e, bien qu’elles restassent impressionnantes même pour des yeux profane. La silhouette de la femme, à la fois envoûtante et gracieuse, témoignait du talent de l’artiste. Pourtant, il paraissait déplacé de faire l’éloge de ces œuvres, compte tenu des rumeurs inquiétantes qui les entouraient.
La technique de l’estampe polychrome était très en vogue à Edo en ce moment, ce qui signifiait qu’un certain nombre de tirages similaires devaient exister. Le fait que lui et Jinya aient mis la main sur la même illustration relevait peut-être du pur hasard… mais il n’était pas impossible non plus que cela ait un lien avec la mort de cet homme.
Comme s’il partageait les mêmes inquiétudes, Zenji murmura :
— C’est quand même flippant de penser qu’il pourrait y avoir d’autres images maudites comme ça.
— En effet, répondit Jinya, tout en jetant un coup d’œil vers Ofuu.
— Quelle jolie estampe, dit-elle en croisant son regard.
Le message était clair : elle ne percevait rien d’anormal dans ces images. À ses yeux, ce n’étaient que de simples œuvres d’art.
— Aussi honteux que cela puisse paraître, je ne m’y connais guère en art. Zenji, pourrais-tu me dire si quelque chose t’interpelle ici ? demanda Jinya.
Zenji observa de nouveau les ukiyo-e.
— Eh bien, c’est de la polychromie, et l’encre est vraiment vive. Il n’y a aucune décoloration ni détérioration du papier, donc je dirais qu’elles ont été imprimées il y a moins d’un an. Et puis, je connais bien cette boutique d’estampes de Tenmachou dont tu parlais. Si tu veux, je peux t’y accompagner pour demander qui est l’artiste.
— Ce serait d’une grande aide.
— C’est la moindre des choses, après tout ce que tu as fait pour Mademoiselle Natsu.
Malgré sa maladresse et son franc-parler, Zenji restait un homme respectable. Il n’était pas du genre à imposer une requête aussi soudaine à Jinya sans se retrousser un minimum les manches lui aussi.
Les deux hommes se rendirent chez Senkendou Kuzaemon, un grossiste en livres situé à Nihonbashi, dans le quartier de Tenmachou.
L’établissement était spécialisé dans les ouvrages destinés au grand public, allant des petits romans satiriques moquant les riches clients des quartiers de plaisirs, jusqu’aux récits d’amour entre gens du peuple. Mais les produits les plus populaires de la boutique restaient, de loin, les estampes ukiyo-e. Leur qualité était telle que le lieu était plus souvent considéré comme une boutique d’estampes que comme une librairie.
— Tiens donc, Zenji-san ! Que viens-tu chercher aujourd’hui ? lança le propriétaire, un vieil ami de Zenji en raison de son travail chez Sugaya. Si tu veux de l’érotique, t’arrives au bon moment. On vient de recevoir du beau matériel.
— Euh, une autre fois peut-être. Je suis là pour autre chose aujourd’hui, répondit Zenji.
Jinya se dit que cela ressemblait bien à Zenji de se faire ainsi exposer aussi directement plutôt que pour les excuses qui le poussaient d’ordinaire à fréquenter l’endroit. Il attendit patiemment que les deux hommes échangent quelques banalités avant d’entrer dans le vif du sujet.
— Ah, l’Ukiyo-e de Kudanzaka, oui. Nous ne le vendons plus, à cause de sa réputation d’estampe démoniaque, expliqua le propriétaire.
— Ah bon ? J’ai entendu quelques rumeurs, mais n’est-ce pas un peu exagéré de retirer un article juste parce que l’artiste a eu des propos étranges ? demanda Zenji.
— Eh bien, l’artiste est alité, et un client qui avait acheté l’estampe a été tué… Donc, tu comprends, difficile de sauver sa réputation à ce stade.
Et voilà que Jinya et Zenji obtenaient une double confirmation : non seulement l’artiste à l’origine de l’estampe l’avait bien qualifiée de démoniaque, mais il était réellement malade… Et la mort de l’homme qui avait possédé l’exemplaire remis à Zenji ne faisait plus aucun doute.
— Oh, vraiment ? C’est terrible. Par simple curiosité…
Jinya observait avec étonnement Zenji soutirer habilement les informations souhaitées au marchand sans jamais révéler ses véritables intentions. Il comprenait désormais pourquoi l’homme travaillait dans le commerce : il avait du talent. En un rien de temps, Zenji parvint à identifier la source de l’Ukiyo-e de Kudanzaka.
— L’artiste, hein ? Oh, il vit à Sakaimachi. Depuis bien longtemps, d’ailleurs. Un original, celui-là : il a choisi de vivre dans une maison mitoyenne, au cœur d’un quartier misérable.
Maintenant qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, Zenji mit fin à la conversation avec une aisance naturelle, sans éveiller le moindre soupçon. Jinya comprenait mieux pourquoi Jyuuzou avait de l’estime pour cet homme : il était assurément doué.
— On dirait que l’artiste habite à Sakaimachi. Tu peux t’en charger à partir de là ? demanda Zenji.
— Oui. Merci pour ton aide.
Jinya savait qu’il n’aurait jamais pu obtenir ces renseignements avec la même finesse, pas avec son visage toujours impassible. Sa spécialité à lui, c’était plutôt le lourd sabre accroché à sa hanche.
Alors qu’il s’éloignait, un souvenir lui revint en tête. Le passé restait hors d’atteinte, mais il lui arrivait encore d’en entrevoir des fragments. Il se remémora le sourire d’un homme lui parlant avec enthousiasme de commerce.
Le théâtre kabuki à Edo tirait ses origines d’une prêtresse d’Izumo du nom d’Okuni. Elle avait mêlé les danses rituelles aux éléments du théâtre nô[4] pour créer le kabuki, une forme de spectacle avec un rythme plus accessible. Le genre gagna rapidement en popularité à Kyoto, avant d’arriver à Edo où il connut un véritable engouement. Mais les danses kabuki, jugées contraires à la morale, furent interdites[5].
Le théâtre, en revanche, ne fut pas touché par cette interdiction. Une seule troupe venue de Kyoto monta un théâtre près de Nakabashi, et à partir de là, le kabuki prospéra à Edo. Sakaimachi, la destination de Jinya, avait autrefois connu l’effervescence, animé par de nombreux théâtres. Mais après les réformes Tempo, les salles furent déplacées à Asakusa, et Sakaimachi déclina. Et pour ne rien arranger, une rumeur inquiétante circulait, assombrissant les visages dans les rues.
D’après ce que Jinya avait entendu, l’homme retrouvé mort, propriétaire d’un exemplaire de l’Ukiyo-e de Kudanzaka, avait été tué à Sakaimachi, ce qui coïncidait avec le lieu de résidence de l’artiste alité à l’origine de cette estampe démoniaque. Il n’était pas étonnant que le marchand d’estampes ait décidé de retirer l’œuvre de ses rayons. Une telle coïncidence était troublante. Mais pour Jinya, elle était de bon augure : cela signifiait qu’il était sur la bonne piste.
Il arpenta les rues silencieuses de Sakaimachi, jusqu’à parvenir à une maison mitoyenne reculée, nichée dans une ruelle. L’endroit était misérable, et contrairement au reste du quartier, animé par les bruits du quotidien. Peu de visiteurs s’y rendaient, à en juger par les regards furtifs que lui lançaient les femmes en train de bavarder près du puits.
— Excusez-moi, c’est bien ici où réside Saga Dôshu-dono ? demanda Jinya en s’arrêtant devant une porte.
Saga Dôshu était le nom de l’artiste ayant réalisé l’illustration originale de l’Ukiyo-e de Kudanzaka. C’était lui, le créateur de l’estampe démoniaque, que l’on disait alité. Restait à savoir si c’était réellement la conséquence d’une malédiction. Quoi qu’il en soit, Jinya espérait au moins en apprendre davantage sur l’œuvre en question.
— C’est moi. Entrez, la porte est ouverte.
La voix qui lui répondit de l’intérieur était bien plus animée que ce à quoi Jinya s’était attendu. En jetant un œil à l’intérieur, il aperçut un vieil homme maigre qui se redressait péniblement sur son futon.
— Et toi, qui es-tu ? demanda-t-il.
— Je me nomme Jinya. Pardonnez-moi cette visite soudaine, Saga-dono.
— Allons, ne sois pas si formel. Entre donc, et prend place.
Jinya s’exécuta, puis observa les lieux. Il aperçut des dizaines de pinceaux, des palettes, des pigments, des colles et bien d’autres outils encore. Tous étaient entassés dans un coin de la pièce et semblaient n’avoir pas été utilisés depuis un bon moment. Il était évident que l’artiste était trop affaibli pour pouvoir travailler.
— Je m’excuse de ne pas être dans un état plus… présentable. Comme tu le sais sans doute, je suis un artiste Ukiyo-e connu sous le nom de Saga Dôshu. Je ne suis plus qu’un vieil homme têtu désormais, incapable de tenir un pinceau.
Dôshu se présenta depuis son lit avec un sourire. C’était un homme maigre, au visage profondément ridé.
— Je ne crois pas t’avoir déjà vu. Qu’est-ce qu’un vieillard comme moi peut faire pour toi ?
— J’aurais quelques questions à vous poser. Pourrais-je vous déranger un instant ?
— Mais bien sûr. Je ne peux pas t’offrir le thé, mais ta visite me fait plaisir. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu de compagnie.
Jinya s’attendait à trouver un homme obstiné, un peu excentrique, comme souvent chez les artistes dévoués à leur art. Mais Dôshu, malgré l’âge, se montrait étonnamment aimable, allant jusqu’à traiter avec bienveillance un jeune comme lui. Cet homme devait être charismatique durant sa jeunesse.
— J’ai entendu dire que vous étiez souffrant, dit Jinya pour commencer.
— Oh, rien de bien méchant. C’est juste la vieillesse. Hélas, mon corps ne me permet plus de dessiner comme avant.
Ce n’était pourtant pas ce qu’on lui avait dit à la boutique d’estampes. Et à bien y regarder, Dôshu n’avait pas l’air malade ; son teint n’était pas si mauvais, et sa voix était claire. Il était simplement amaigri. Il était difficile de croire que le vieil homme fût victime d’une malédiction.
— Ce n’est donc pas la malédiction de l’estampe démoniaque ? dit Jinya.
— Oh, tu es un de ces gamins de Senkendô, hein ? lança le vieil homme en plissant les yeux. — Quelle bêtise !
Il semblait donc bien qu’il avait parlé de punition divine en lien avec l’estampe, mais il y avait une nuance. Jinya sortit son exemplaire de l’Ukiyo-e de Kudanzaka.
— Non, mais j’ai entendu dire que c’était vous qui l’aviez peinte.
— Kudanzaka… Voilà un nom qui me rappelle des souvenirs.
Cette remarque parut étrange à Jinya. Selon l’expertise de Zenji, l’estampe avait été imprimée il y avait moins d’un an. Pourtant, Dôshu la contemplait avec un mélange de nostalgie et de surprise, comme s’il venait de retrouver un objet ancien, longtemps perdu et cher à son cœur.
— Senkendô Kuzaemon semble avoir pris très au sérieux ce que vous avez dit à propos de cette estampe démoniaque. Je cherche à comprendre les circonstances autour de sa création.
Dôshu continua de fixer l’estampe, comme s’il n’avait pas entendu. Puis il jeta un œil à Yarai, le sabre à la ceinture de Jinya, avant de fixer son visage. Il poussa un long soupir. Jinya ne ressentait aucune hostilité émanant du vieil homme, mais il n’arrivait pas à le cerner.
— Je vois, dit enfin Dôshu.
— Accepteriez-vous de me parler de cette estampe ?
— Oh, bien sûr. Je ne sais pas si j’ai les réponses que tu cherches, mais il est clair que c’est ce sabre à ta ceinture qui t’a mené jusqu’ici.
Jinya lui en était reconnaissant, même si cette dernière remarque le déconcerta. Mais le vieil homme enchaîna sans plus d’explications.
— Hm… Par où commencer… Bien, parlons du nom de l’œuvre : Kudanzaka. Ce n’est pas une référence à la colline de Kudanzaka à Edo. Ce nom désigne en réalité la femme représentée.
— C’est donc son nom ?
— Pas tout à fait. C’est un homme du nom de Motoharu qui a simplement choisi de l’appeler ainsi.
Jinya en resta figé. Il ne s’attendait pas à entendre ce nom ici. Le vieillard sourit.
— Ce sabre à ta ceinture est une lame de Kadono, pas vrai ? Il y avait autrefois un homme portant une lame semblable qui venait me rendre visite de temps en temps… Ah, tu me fais replonger dans mes souvenirs, maintenant.
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[1] L’ukiyo-e est un mouvement artistique japonais d’Edo (1603-1868) et signifie « image du monde flottant ». On retrouve notamment le fameux artiste Hokusai.
[2] Takeminakata (建御名方神, Takeminakata-no-Kami) est une divinité (kami) majeure de la mythologie japonaise, vénérée principalement au Grand sanctuaire de Suwa (Suwa Taisha) dans la préfecture de Nagano. Domaines : Le vent, l’eau, la chasse, l’agriculture et la guerre.
[3] Un noren (暖簾) est un court rideau fendu en tissu que l’on accroche à la porte d’entrée des magasins, des restaurants ou des maisons au Japon.
[4] Théâtre traditionnel japonais lyrique venant d’une conception religieuse et aristocratique de la vie. Les acteurs, accompagnés d’un petit orchestre et d’un chœur, jouent essentiellement pour les shoguns et les samouraïs.
[5] Le théâtre kabuki a été créé par une femme mais dès 1629, la pratique des femmes sera interdite. Ainsi, sous ce maquillage excessif, ce ne sont que des hommes qui jouent les rôles sur scène qu’ils soient masculins ou féminins.