SotDH T2 - Chapitre 3 : Partie 2
Le Jardin du Bonheur (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Je m’en souvenais encore. J’avais un père aimant et une mère qui toujours souriante. Ce jour-là, je jouais avec ma balle dans le jardin.
—Tu adores la faire rebondir, hein ?
C’était mon père qui me l’avait offerte. C’était un homme sévère, un samouraï exemplaire, si bien que je ne me souviens pas l’avoir vu sourire une fois. Mais je me rappelais très bien avec quelle tendresse il m’avait tendu cette balle. C’était un homme de peu de mots mais je savais que son amour était réel.
Une brise soufflait.
Nous étions encore en janvier. L’air était froid, mais le ciel d’une limpidité éclatante. Dans le jardin, les jonquilles se balançaient au gré du vent, comme si elles jouaient elles aussi.
C’était ma mère qui s’occupait du jardin. Elle tenait tant à planter ses propres fleurs qu’elle avait fini par congédier notre jardinier. Sa détermination mettait parfois même mon père en difficulté. Maman aimait profondément les fleurs et m’en apprenait beaucoup. Ce jardin, son jardin, m’était précieux.
La balle de mon père et les fleurs de ma mère. Tout était lié à cet endroit. Même le vent glacial semblait doux sur mes joues. Ce jardin était mon havre de bonheur, le paradis terrestre de l’enfant que j’étais.
Mais il ne faut pas l’oublier — le temps ne s’écoule jamais à vitesse constante. Les jours de souffrance semblent s’éterniser, tandis que les moments heureux nous échappent toujours trop vite. Toujours.
Plus une chose est précieuse, plus elle se perd facilement
…Nos regards vers Higan se posent, la maison s’efface et les pas s’opposent
***
—Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu sais qu’il est à peine midi, hein ?
C’était le lendemain de la visite de Miura Naotsugu chez Kihee. Un peu après midi, Jinya faisait une pause dans un salon de thé à Fukagawa quand Natsu passa près de lui et l’interpella.
—Je me détends, comme vous pouvez le voir. Vous voulez vous joindre à moi ? répondit-il.
Il comptait se rendre en soirée dans le sud du quartier résidentiel des samouraïs pour rencontrer Naotsugu. En attendant, il s’était arrêté dans ce salon de thé pour tuer le temps, et avait commandé sans hésiter des isobe mochi en les voyant sur la carte. Il s’installa sur le banc devant l’établissement et les savoura en contemplant le ciel clair de l’automne. Cela faisait un moment qu’il n’en avait pas mangé, mais c’était toujours aussi bon que dans ses souvenirs. Il préférait largement ça aux soba.
—Non, ça ira… Tu as vraiment beaucoup de temps libre, dis donc.
—Pas pour longtemps. Je viens justement de décrocher un boulot.
—Ah bon ?
Jinya travaillait comme chasseur de démons. Natsu supposa que c’était lié à un passé difficile avec ces créatures. Elle fronça légèrement les sourcils, mais ne posa pas de questions. À la place, elle demanda :
—Tu aimes les mochi ?
Il ne montrait pas souvent ses émotions, mais elle aurait juré qu’il semblait plus heureux que d’habitude vu à quel point il savourait son mochi.
—En effet. J’ai grandi dans un village sidérurgique, donc c’était le genre de choses difficiles à trouver.
—Du coup tu manges tout ce que tu n’avais pas en étant plus jeune, c’est ça ? Tu préfères les mochi aux soba ?
—Oui, on peut dire ça. J’y suis attaché à cause de certains souvenirs.
Il porta sa tasse à ses lèvres et plissa les yeux, l’air pensif. Il y a longtemps, une jeune fille travaillant dans un salon de thé lui apportait toujours du mochi, sans même qu’il le demande. Il ne la reverrait jamais, mais il ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’elle devenait aujourd’hui.
Un petit sourire se dessina sur ses lèvres en pensant à ces jours lointains. Natsu l’observa, intriguée, puis s’assit à ses côtés. Elle commanda à son tour du thé et des isobe mochi.
—Finalement vous êtes de la partie ? demanda-t-il.
—Hein ?
Elle le regarda, l’air incrédule, puis, saisissant ce qu’il voulait dire avant de répondre non sans maladresse.
—Ah. J’ai changé d’avis. Je comptais aller chez Kihee, mais je n’ai pas trop envie de marcher jusque-là, alors je pense que je vais déjeuner ici.
—Je vois.
Natsu et Zenji venaient souvent chez Kihee ces derniers temps. Et vu le peu de clients qu’avait le restaurant, cette journée n’annonçait rien de mieux.
D’un sourire léger, Natsu récupéra le thé et les mochi que la serveuse venait de lui apporter, et la remercia. Le fait qu’elle puisse remercier correctement quelqu’un prouvait qu’elle avait mûri.
—Mmmh, c’est encore meilleur quand on n’en a pas mangé depuis longtemps, dit-elle en grignotant son mochi, les épaules enfin détendues.
Elle était si nerveuse, à l’époque où elle lui avait apporté des boulettes de riz sur la véranda de sa maison. Aujourd’hui, elle semblait presque une autre personne, plus posée et plus mûre. Le temps a vraiment le pouvoir de changer les gens.
—Au fait, c’est pour quand votre mariage avec Zenji ? lança Jinya nonchalamment, comme s’il demandait la météo.
C’était aussi ça, grandir : ce genre de sujet finissait par devenir banal. La question était si soudaine qu’elle manqua de s’étrangler avec son mochi.
Elle but son thé de force pour faire passer le tout, prit un moment pour se reprendre, puis le fusilla du regard.
—…Elle sort d’où, cette question ?!
— Vous avez déjà seize ans, si je ne me trompe pas. C’est le moment ou jamais, non ?
À cette époque, l’âge idéal pour une femme en vue d’un mariage tournait autour de quinze ou seize ans. Il n’y avait rien d’étrange à ce qu’une fille de l’âge de Natsu ait un amant ou qu’on lui présente un ou deux prétendants. Jinya trouvait sa remarque parfaitement naturelle, mais Natsu, elle, sembla le prendre mal. Visiblement contrariée, elle répliqua :
—Pas question. Et surtout pas avec Zenji.
Jinya en resta surpris. Il avait toujours cru qu’ils formaient un couple.
—Vraiment ? Même Jyuuzou-dono n’aurait pas son mot à dire avec un homme comme Zenji, vous savez.
—Ce n’est pas ça, répondit-elle. —Zenji est… comme un grand frère pour moi. Et mon père m’a bien parlé de prétendants potentiels, mais il m’a dit que j’étais libre d’épouser qui je voulais.
Elle hésita un instant, puis sourit timidement.
—…Même si ce serait sans doute mieux pour la boutique si j’épousais un autre marchand, ou même un samouraï.
Même si elle ne le disait pas clairement, il était évident qu’elle était reconnaissante envers son père. Jinya se mit à sourire. Cela le réconfortait de voir qu’elle avait une famille qui prenait soin d’elle.
—Et toi alors ? demanda-t-elle. —Tu as une famille ?
—Eh bien… Il n’y a pas beaucoup de femmes assez excentriques pour épouser un rônin sans revenus stables.
—Ah… je vois.
Sa colère s’était apaisée, et le coin de ses lèvres s’arqua légèrement dans un sourire. Elle leva les yeux vers le ciel et balança doucement ses jambes, étrangement heureuse. Jinya, lui aussi plutôt guilleret, sirota son thé.
—Je suppose qu’on est tous les deux célibataires, pour le moment, fit-elle remarquer.
—En effet. Quel dommage, dit-il avec tout le sérieux du monde.
—Héhé, c’est bien vrai.
Jinya n’avait ni épouse, ni famille vers qui s’appuyer. Mais préféra garder ça pour lui, ne voulant pas gâcher ce moment.
—Mais j’imagine que je suis bien à un âge où il faut commencer à vraiment penser au mariage… Dis, quel âge tu as ? demanda-t-elle.
—Trente et un ans.
—Quoi… trente et un ?! Tu es plus vieux que Zenji ?!
Ses yeux s’écarquillèrent. Mais qui pourrait l’en blâmer ? Jinya n’avait pas changé d’apparence depuis ses dix-huit ans.
—Sérieusement ?
—Je ne mens pas.
—Bon sang… Tu as presque deux fois mon âge, en fait. Maintenant que j’y pense, tu avais dit que tu ne faisais pas ton âge. Tu as un secret ou une routine spéciale pour rester aussi jeune ?
—Pas vraiment.
Il ne pouvait tout de même pas lui dire que son apparence restait jeune parce qu’il était un démon. Jugeant qu’il valait mieux s’éclipser, il posa quelques pièces sur le banc et appela la serveuse :
—Je laisse l’addition ici.
—Tu pars déjà ?
—Oui. J’ai du travail.
—…Des démons, encore ?
Il hocha la tête et se leva, mais se figea en voyant l’air inquiet de Natsu.
—Dis… Pourquoi tu chasses les démons, au juste ? demanda-t-elle. —Tu es fort, tu pourrais trouver un autre travail.
—Vous me surestimez.
—Réponds sérieusement, répliqua-t-elle, un peu boudeuse.
Mais il devinait bien que ce ton était dicté par l’inquiétude. Il ne pouvait pas éluder plus longtemps les choses. Ce serait malhonnête de sa part.
—…Je ne sais pas trop moi-même pourquoi je chasse les démons, répondit-il.
Il esquissa un faible sourire, conscient qu’il n’avait pas de vraie réponse à lui offrir. Sa voix, douce et chargée de tristesse, tranchait avec sa manière habituelle, froide et rigide.
—Il m’arrive souvent de me demander à quoi tout cela sert. Quel est le but derrière tout ça…
—Tu es sérieux là ?
—Je le suis. Même si… oui, peut-être que je fais ça justement parce que c’est tout ce qu’il me reste.
Humain, dans quel but manies-tu ta lame ?
Même après tout ce temps, il n’avait toujours pas de réponse à cette question.
—Je vois… Eh bien, ça me rassure, quelque part, répondit-elle en soupirant avec un large sourire de soulagement.
Jinya fronça les sourcils, un peu perplexe. Elle reprit :
—Tu as toujours cet air calme et détaché, comme si rien ne pouvait t’atteindre. Ça te rend un peu difficile d’accès, tu sais ? Du coup, c’est vraiment rassurant de voir que même quelqu’un comme toi… a ses propres soucis.
—C’est même plutôt mon quotidien. Je n’ai que ça, du souci.
—Et c’est très bien comme ça. Tu es juste une personne normale.
Elle faisait joyeusement balancer ses jambes, un geste enfantin. Mais son regard, lui, contrastait au vu du calme profond qu’il dégageait.
—Natsu-dono… dit-il, touché par une émotion qu’il ne savait pas nommer.
—Dis juste « Natsu », voyons. Arrêtons avec ces formalités, on se connaît depuis assez longtemps, non ? Tu peux me tutoyer.
—Très bien. Natsu, alors.
Elle acquiesça, satisfaite.
—Bien. Je devrais y aller moi aussi, il est temps que je retourne à la boutique. Ah, et ne te prends pas trop la tête, d’accord ? Tu vas sinon finir par avoir des rides sur le front.
Ses mots, même s’ils pouvaient être superficiels, n’en restaient pas moins réconfortants. Il aurait aimé la remercier, mais les mots ne sortaient pas.
Elle lui adressa un sourire, visiblement amusée par sa gêne, et il lui rendit le sien. Puis ils quittèrent le salon de thé, chacun de leur côté.
Sa poitrine lui paraissait plus légère, plus chaude. Peut-être à cause du thé.
Le pas plus vif, il se mit en route vers la demeure des Miura.
***
Près de quatre-vingts pour cent des terres d’Edo étaient occupées par des résidences de samouraïs. Celles-ci encerclaient les douves du château d’Edo, et avaient résisté à de nombreux tremblements de terre au fil des années. La famille Miura habitait dans la partie sud du château.
Le lendemain de sa visite chez Kihee, Naotsugu se prépara à quitter la maison pour partir, une fois encore, à la recherche de son frère. L’angoisse qu’il ressentait à l’idée de sa disparition le paralysait, mais il se força malgré tout à avancer. Il attacha son uchigatana[1] à sa hanche, enfila ses sandales de paille, et prit la route, l’esprit vidé.
—Encore, Arimori ? l’interpela sa mère alors qu’il passait le portail. Combien de fois faudra-t-il que je te le dise ? Tu es le seul fils de cette famille. Tu n’as pas de frère.
Ses mots étaient durs. Elle en avait assez de le voir sortir ainsi chaque soir. Et lui en avait assez d’encaisser ses piques. Un brin agacé, il haussa le ton.
—J’ai un frère aîné.
Elle l’ignora et soupira.
—J’ai entendu dire que tu étais allé jusque dans les bas-fonds et au quartier des plaisirs pour retrouver ce frère qui n’existe pas. Tu imagines ce que ça fait à la réputation de notre famille ?
—J’arrêterai dès que je l’aurai retrouvé.
Ils avaient déjà eu ce genre d’échange des dizaines de fois. Sa mère était obsédée par les apparences. Si le père de Naotsugu dirigeait la maison Miura, c’était sa mère qui en imposait les valeurs, plus encore que lui. Elle lui avait enseigné la justice, le courage, la bienveillance, le respect, la loyauté envers le clan Tokugawa, et le devoir de combattre au nom du shogun.
Pour elle, l’honneur d’une famille de samouraïs reposait sur sa fidélité, quel qu’en soit le prix en sang versé.
Bien que vassale du shogunat, la famille Miura n’était ni riche, ni bien placée socialement. Cela n’empêcha pas la mère de Naotsugu de lui inculquer les valeurs d’un samouraï avec la plus grande rigueur. C’est pour cela que le voir traîner dans les quartiers chauds, à ses yeux, relevait de la trahison. Naotsugu avait toujours été celui qui suivait scrupuleusement ses enseignements, à la différence de Sadanaga, son frère aîné.
Sadanaga disait souvent : « Le foyer, ce n’est pas là où vit la famille ; c’est là où on se sent en famille. »
Une telle vision des choses était rare chez les samouraïs, qui mettaient généralement le clan familial au-dessus de tout. Pour le meilleur et pour le pire, Sadanaga était un homme de principes, bien ancré dans sa propre identité. Il comprenait ce que signifiait vivre pour le shogun et pour la famille, mais il refusait de le faire au détriment de ses désirs. Il était libre. Naotsugu, droit, rigide, tout l’inverse de son frère, l’admirait pour cela.
Naotsugu restait profondément attaché aux valeurs traditionnelles inculquées par sa mère. Il savait l’importance de l’honneur, et comprenait ses avertissements.
—Ça suffit. Arrête donc de chercher ce frère imaginaire.
Mais il ne pouvait plus suivre ses préceptes. Il respectait la voie qu’avait choisie son frère, une voie qu’il ne serait jamais capable d’emprunter lui-même, mais qu’il ne pouvait pas trahir. Pourquoi son frère avait-il disparu ? Pourquoi personne ne se souvenait-il de lui ? Il avait besoin de réponses, même si cela devait l’humilier en tant que samouraï. Pour la première fois de sa vie, il choisit de s’opposer à ce qu’on lui avait appris.
—J’y vais, Mère.
—Arimori !
Il ignora le cri de colère de sa mère et quitta la maison. La lune automnale était dissimulée derrière les nuages tandis que les ténèbres enveloppaient les alentours.
Seule une lueur diffuse d’étoiles traversant les nuages éclairait son chemin. Alors qu’il marchait en direction du pont menant hors du quartier résidentiel des samouraïs, il réfléchissait longuement à l’endroit où commencer ses recherches pour la nuit. En chemin, il croisa un homme immense, proche des six shaku de haut.
—Vous partez seulement maintenant ?
Les yeux de Naotsugu s’écarquillèrent en reconnaissant l’homme qui se tenait dans l’ombre.
—Vous êtes…
—Jinya. Un humble rônin.
Cet homme, le visage impassible, s’était présenté avec une voix aussi dure que l’acier.
***
Jinya se rendait à la résidence des Miura lorsqu’il croisa un samouraï visiblement tendu. Il reconnut Naotsugu et le salua. Le jeune homme parut surpris de le voir, mais Jinya poursuivit sans détours.
—J’ai entendu ça chez Kihee. Vous cherchez votre frère aîné, c’est ça ?
—O-oui, mais…
—Mais tous ceux qui vous entourent disent qu’il n’existe pas, non ?
Des impossibilités pareilles cachaient souvent l’intervention de forces inhumaines. Peut-être un démon. Dans ce cas…
—J’ai changé d’avis. Je vais vous aider.
Jinya n’agissait pas seulement parce qu’on le lui avait demandé chez Kihee. Si un démon était réellement derrière tout ça, cela valait bien la peine d’enquêter. Naotsugu était stupéfait, un peu sous le choc.
—Vraiment ?
—Oui. Je ne peux pas vous promettre que je réussirai, cela dit. Vous voulez toujours mon aide ?
—Oui ! Je vous en prie ! Honnêtement, je suis déjà soulagé de rencontrer enfin quelqu’un qui me croit !
Naotsugu était submergé par l’émotion. Rechercher son frère alors que tous affirmaient qu’il n’avait jamais existé l’avait épuisé. À force, il en était venu à douter, à se demander s’ils n’avaient pas raison, s’il ne devenait pas fou. Mais à présent, il souriait, soulagé : au moins une personne croyait en lui.
—Je déteste presser les choses, mais pourriez-vous me dire ce que faisait votre frère avant de disparaître ? demanda Jinya.
—Bien sûr. Allons chez moi pour en parler… Enfin, non. Ma mère va me harceler. Mieux vaut aller ailleurs.
Il croisa les bras et réfléchit.
—Je crois que je connais un bon endroit.
Ils s’assirent face à face sur des chaises.
—Vous avez mentionné être un rônin, Jinya-dono ?
—C’est exact.
—Je vois. C’est un beau sabre que vous avez là, pour un rônin. Êtes-vous issu d’une famille de samouraïs ?
—Je ne le suis pas.
Naotsugu lui lança un regard. Certains privilèges étaient réservés aux samouraïs : comme le droit d’avoir un nom de famille ou celui de porter un sabre. Autrement dit, un non-samouraï n’avait pas le droit de posséder une arme. Le regard insistant de Naotsugu trahissait ses doutes. Jinya n’eut d’autre choix que d’expliquer :
—Je vivais autrefois dans un village sidérurgique de montagne. À cause des esprits et des brigands, certains d’entre nous étaient autorisés à porter des sabres pour défendre le village.
À l’époque d’Edo, les seigneurs féodaux accordaient parfois des permissions spéciales permettant à des non-samouraïs de porter des armes. Ils récompensaient aussi des marchands qui avaient transformé des terres en rizières ou fait d’importantes contributions financières au shogunat, en leur accordant nom de famille et droit au port du sabre. Étant donné l’importance vitale de ces villages miniers pour le gouvernement, il n’était guère étonnant qu’on leur permette de se défendre en l’absence de samouraïs. Les prêtresses armées en étaient un autre exemple.
—J’étais l’un d’entre eux, et j’ai reçu le droit de porter le sabre de la part du shogunat.
Ce droit lui avait été accordé il y avait bien longtemps, mais il n’avait aucune raison d’entrer dans les détails. Comme le disait un ami : les démons ne pouvaient pas mentir, mais ils pouvaient tout à fait cacher la vérité.
—Votre village natal, c’est Kadono, alors ? demanda Naotsugu.
Jinya fut surpris, même s’il ne le montrait pas.
—Comment l’avez-vous deviné ?
—Eh bien, vous avez dit que vous veniez d’un village sidérurgique et vous avez un fourreau en fer. J’ai juste fait le lien.
Kadono était un village situé à environ cent trenteri[2] d’Edo. On y forgeait des sabres réputés capables de trancher même les démons. Les lames de Kadono se distinguaient par leurs fourreaux de fer et leurs grandes robustesses. Ces sabres remontaient à l’époque des Royaumes combattants. Ils étaient déjà rares et l’étaient encore plus aujourd’hui. Peu d’endroits consacraient encore leur art à la fabrication d’armes destinées au combat réel. On ne pouvait se prétendre connaisseur en armes sans avoir entendu parler de Kadono.
—C’est un peu embarrassant à avouer, mais je suis un passionné de sabres, confessa Naotsugu en se grattant la joue, un brin gêné. —J’adore apprendre des choses sur les armes, ce genre de choses. J’avais entendu dire que les sabres de Kadono étaient connus pour leurs fourreaux en fer, sans ornements. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que le vôtre est vraiment… simple.
—Ah… Ce sabre était autrefois conservé dans un sanctuaire de mon village, comme une lame sacrée. On me l’a confié pour certaines raisons, répondit Jinya.
—Je vois. J’imagine que l’apparence d’un sabre conservé dans un sanctuaire a de l’importance. Est-ce que je peux connaître son nom ?
Naotsugu enchaînait les questions, sa timidité s’évanouissant au fil de son intérêt grandissant pour l’arme. Jinya fut surpris par l’enthousiasme sincère du jeune homme et se demanda si tous les passionnés étaient ainsi.
—Il se nomme Yarai.
—Yarai… répéta Naotsugu, captivé. —Je vois… On appelle parfois « oni-yarai » le rituel pour repousser les esprits. C’est peut-être un jeu de mots ? Kadono est connu pour ses sabres capables de trancher les démons… Le sabre lui-même est peut-être célèbre pour ça. Y a-t-il des légendes autour de cette lame ?
—Pas à ma connaissance. Le chef de mon village disait qu’elle ne rouillerait jamais, même après mille ans, mais je ne saurais dire si c’est vrai.
—Incroyable… souffla Naotsugu, peut-être un peu trop enthousiaste.
Il marmonna quelques mots pour lui-même, puis finit par rassembler son courage. Il regarda Jinya dans les yeux.
—Est-ce que je pourrais… la voir, juste un instant ?
—Non, répondit froidement Jinya.
Il lui lança un regard glacial, comme pour dire : N’étiez-vous pas censé chercher votre frère ?
—Ah… fit Naotsugu, captant le message.
Il sourit, un peu penaud. Dès qu’il était question de sabres, il avait tendance à s’emballer. Il s’inclina profondément.
—Pardon, je me suis un peu égaré dans la conversation…
—Ce n’est rien, mais commençons, je vous prie.
—D’accord. Comme vous le savez déjà, je suis à la recherche de mon frère aîné, Miura Sadanaga, déclara Naotsugu.
Son visage se durcit tandis qu’il abordait enfin le cœur du problème, et sa voix se fit plus grave. Jinya se redressa légèrement, le regardant droit dans les yeux. Naotsugu poursuivit :
—Je le cherche depuis longtemps maintenant, mais je n’ai fait aucun progrès. Bien au contraire, personne ne semble se souvenir de lui.
—Personne ?
—Même mes parents ne s’en souviennent pas. Ils insistent sur le fait que je suis fils unique, qu’ils n’ont jamais connu quelqu’un nommé Sadanaga. J’ai posé des questions autour de moi, et certains en ont un vague souvenir, mais personne ne se rappelle vraiment… sauf moi.
L’atmosphère s’alourdit. Naotsugu s’apprêtait à reprendre la parole, quand ils furent interrompus.
—Heu, je déteste couper la conversation… intervint le patron de Kihee.
Jinya et Naotsugu s’étaient encore laissés distraire. Le restaurateur, l’air perplexe continua…
—Mais pourquoi avoir choisi de discuter d’un truc aussi important ici ?
L’endroit où ils avaient décidé de parler n’était autre que Kihee, le restaurant de soba.
—Eh bien, ma mère n’aurait pas arrêté de me harceler si j’en avais parlé chez moi, répondit Naotsugu. —C’est pour ça que Jinya a suggéré que l’on vienne ici.
—Je comprends… mais vous n’auriez pas dû avoir ce genre de conversation dans un endroit plus privé ? fit remarquer le patron, en lançant un regard vers Jinya.
—Vu le peu de clients, j’ai pensé que ça revenait au même, dit Jinya.
—…J’peux pas croire que tu l’aies vraiment dit, dit le restaurateur, se prenant la tête d’un air abattu. Il savait bien que son affaire n’était pas florissante, mais se le faire rappeler si crûment, ça faisait mal.
—Papa… soupira Ofuu.
—Je sais, je sais. Je vais pas lui crier dessus, pas à lui, pas quand il va devenir mon futur gendre.
Jinya resta bouche bée. Il ne s’attendait pas à ce que le vieil homme continue de miser sur cette romance. Il préféra ne rien dire pour ne pas empirer la situation. Mais Ofuu finirait probablement par faire passer le message à son père plus tard…Ou maintenant, visiblement. Ce père et cette fille ne changeraient jamais.
—Blague à part, dit Jinya, j’ai amené Miura-dono ici parce que vous sembliez inquiets à son sujet.
Ofuu cessa de réprimander son père et se tourna vers Jinya avec un regard chaleureux.
—Il y a un problème ? demanda-t-il.
—Non, c’est juste que je suis contente de te voir plaisanter. Le fait que tu arrives à te détendre au point de faire des blagues me rassure, répondit-elle avec un sourire attendri.
Elle était sincèrement heureuse qu’il ait pensé à eux en emmenant Naotsugu ici. Cela lui rappelait la fierté d’une grande sœur voyant son petit frère grandir. C’était touchant, bien que Jinya fut un peu mal à l’aise devint ce regard si doux. Il avait beau avoir la trentaine, être traité comme un enfant restait un peu humiliant.
—…Bref. Trêve de bavardages. Miura-dono, pourriez-vous m’en dire plus sur votre frère aîné ? Quand a-t-il disparu ?
—Oh, euh, oui… Il a disparu au début du printemps, je crois. Vers la fin du mois de janvier, il me semble.
—Ça remonte à plus d’un mois avant les attaques du tueur en série… Il s’est passé quelque chose d’inhabituel avant sa disparition ?
—Pas vraiment. Il n’a même pas dit s’il comptait aller quelque part en particulier, il a juste disparu du jour au lendemain… Ah. Pardon, ce n’est pas tout à fait exact. Il a bien dit qu’il allait rendre visite à sa fille.
Naotsugu se mordit le pouce, profondément plongé dans ses pensées. Le propriétaire du restaurant et Ofuu écoutaient en silence. L’atmosphère devenait trop tendue pour qu’ils osent intervenir. Naotsugu poursuivit :
—Et puis… Il y avait une fleur dans la chambre de Sadanaga.
—Une fleur ? Quelle sorte ?
—Je ne sais pas. Je ne m’y connais pas vraiment en fleurs, désolé. Elle avait une forte odeur, des pétales blancs autour d’un cœur jaune, des feuilles fines et une tige. Elle était plutôt petite, si je me souviens bien. Mon frère n’a jamais été très porté sur les fleurs, donc j’ai trouvé ça bizarre quand je l’ai vue dans sa chambre.
Jinya tenta d’imaginer la fleur d’après sa description. Parmi les nombreux noms qu’il avait appris d’Ofuu, un en particulier lui revint.
—Un narcisse, peut-être ? dit-il en regardant Ofuu.
Elle acquiesça doucement. Un parfum agréable, une longue tige, des feuilles fines, c’était bien là les caractéristiques du narcisse. Et leurs pétales pouvaient aussi être blancs. Tout correspondait à ce que Naotsugu venait de décrire, sauf peut-être la taille de la fleur.
—Mais vous avez dit qu’elle était petite ? Hmm…
—Eh bien, je ne saurais dire avec certitude. De ce que j’en comprends, elle paraissait plutôt petite, répondit Naotsugu, hésitant.
— Ça pourrait aussi être un gardénia, un houttuynia cordata ou encore un stewartia. Difficile à dire avec aussi peu de détails, ajouta Ofuu.
Il semblait qu’il n’y avait aucun moyen d’en avoir le cœur net.
—Quand est-ce que vous avez trouvé cette fleur ? demanda Jinya.
—Juste après sa disparition. Je suis le seul à être entré dans sa chambre depuis, alors je pense qu’il l’a laissée lui-même.
Vu que plus personne ne se souvenait de lui, personne n’avait de raison pour passer le voir, et encore moins pour y déposer une fleur. Il y avait de fortes chances que ce soit bien le frère aîné, comme le disait Naotsugu. Mais Jinya, lui, s’intéressait à cette fleur pour une tout autre raison.
—Cette fleur est toujours là ? demanda-t-il.
—Non, mais j’ai pressé les pétales et les feuilles dans du papier, avant qu’elle ne se fane. Je me suis dit que ça m’aiderait à prouver que mon frère avait bien existé.
—Bien vu.
Si elle pouvait se faner, alors c’était une fleur normale. La description donnée par Naotsugu correspondait au narcisse… ce qui, si c’était confirmé, risquait de compliquer les choses.
—Pourriez-vous l’apporter ici ? Non, en fait, je préférerais que vous m’emmeniez directement au domaine des Miura, si cela ne vous dérange pas, proposa Jinya.
Maintenant qu’il tenait une piste, il afficha un air résolu.
Pourvu que ce ne soit pas un narcisse, pensa-t-il.
Il hésita à partager ce scénario catastrophe avec Naotsugu.
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[1] L’uchigatana (打刀) ou « épée de combat » est un sabre japonais utilisé à une main, fabriqué pendant la période Muromachi. Sa lame est fortement courbée près de la tsuka (poignée) et fait entre 60 cm et 90 cm. L’uchigatana est le remplaçant du Tachi pour les troupes combattant à pied. L’uchigatana est le katana le plus populaire.
[2] 1 ri = 3,9km (approx). 30 ri = 117,8 km