SotDH T2 - Chapitre 3 : Partie 1

Le Jardin du Bonheur (1)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Bomp… Bomp…

J’entendis un bruit.

Je ne reconnus pas tout de suite qu’il s’agissait d’une balle rebondissant sur le sol, jusqu’à ce qu’une fillette commence à chantonner une comptine, comme dans un jeu pour enfant.

Autour de moi, tout était plongé dans la pénombre, au crépuscule. Je suivis ce son lointain, jusqu’à me retrouver devant un domaine abandonné.

Bomp… Bomp…

Le son se fit plus fort. Je devais être en train de m’en approcher.

La voix de la fillette caressait mes oreilles comme un doux murmure. Elle avait quelque chose de réconfortant mais non sans une pointe d’angoisse.

—Un, nos regards vers Higan[1] se posent

—Deux, la maison s’efface et les pas s’opposent

Attiré par la chanson, je franchis le portail et me dirigeai droit vers le jardin.

J’étais arrivé.

Je regardai autour de moi et aperçus un petit étang, ainsi que de ravissantes jonquilles écloses.

Il flottait dans l’air un parfum délicat, sucré. L’odeur enivrante des fleurs suffisait à me donner le vertige.

J’entendis un éclaboussement. Il devait y avoir des carpes dans l’étang.

—…Trois, Papa, Maman ne sont plus là

 Quatre, on suit les ombres à petits pas

Une petite lumière blanche dansait dans l’air du jardin. Était-ce une luciole ? Ou bien une âme ?

Tout semblait irréel, comme si j’apercevais les rives de Higan, un monde situé au-delà de la mort.

Ce monde… n’était-il plus celui des vivants tel que je l’avais connu ?

…Cinq, les jours deviennent de vieux récits

 …Six, soupirs pour ce qui fut, puis s’enfuit

L’endroit, une demeure traditionnelle de samouraï, était en ruines, mais les fleurs y poussaient encore, éclatantes malgré tout. Le jardin baignait dans un gris vibrant et au centre se trouvait une jeune fille qui faisait rebondir une balle.

C’était une jolie fille aux cheveux noirs et à la coupe carrée. Son expression figée lui donnait des allures de poupée. Elle était seule dans le jardin, lançant la balle au sol tout en chantant sa comptine. Un jeu parfaitement ordinaire pour une fillette, et pourtant… quelque chose sonnait faux, peut-être cette aura de tristesse qui flottait autour d’elle. Elle ne souriait pas et son regard se perdait au loin tandis qu’elle chantait.

Bomp… Bomp…

Le rythme de la balle qui rebondissait s’accordait à celui des battements de mon cœur. Ce jardin désolé possédait toute la beauté d’un monde spirituel. Les émotions habitant mon cœur furent plongées dans un flou.

Je ne pouvais plus bouger. Mon regard fixait cette fille.

L’endroit avait quelque chose de bizarre, non, d’étrange. Et pourtant, je ne ressentais aucune envie de fuir. Ou bien… mon âme avait-elle été attirée dès l’instant où mes yeux s’étaient posés sur elle ?

—Sept, viendra le jour où les larmes sécheront

— Huit, alors enfin—

La chanson s’interrompit brusquement, mais le son de la balle rebondissant continua, imperturbable.

Je me demandai pourquoi elle ne terminait pas la comptine. Je restai là un instant, hésitant, avant d’entendre une voix jeune, marquée d’un léger zozotement.

 C’est ainsi que ça se termine.

Parce qu’il n’y a plus de retour possible.

***

C’était l’automne de la sixième année de l’ère Kaei (1853).

Les saisons de fleurs sauvages envoûtantes et de chaleur accablante étaient déjà passées, et le monde baignait désormais dans les teintes chaudes de l’automne. Par moments, le vent soufflait, emportant une feuille tombée vers une destination inconnue. L’élégance de cette saison évoquait la profondeur d’un haïku[2], mais les habitants affairés d’Edo n’avaient pas le luxe de s’arrêter pour contempler la beauté de l’automne. La ville était aussi agitée que toujours, rythmée par l’agitation de ses passants.

Parmi eux marchait un homme seul, au visage sombre. Il s’appelait Miura Naotsugu Arimori, et un fardeau pesait sur lui.

Naotsugu allait avoir dix-huit ans cette année. Il était le fils unique de la famille Miura, vassale du shogunat Tokugawa, bien que la famille ne fût pas fortunée. Il travaillait comme scribe au château d’Edo, ce qui n’était pas courant à son âge. Deux catégories de scribes existaient au sein du gouvernement : ceux qui géraient les documents publics, et ceux qui manipulaient les documents confidentiels.

Il appartenait à la première catégorie, et rédigeait principalement des licences ou d’autres documents officiels, ainsi que des papiers à faible importance. Il portait un kimono propre et soigné, et son crâne était rasé de front jusqu’à la couronne, avec un chignon haut, ce qui lui donnait l’allure d’un samouraï strict et sérieux.

Sa vie était plutôt paisible. Son seul regret, peut-être, était que son travail ne lui laissait guère l’occasion de fréquenter des femmes. Ses parents étaient en bonne santé, et il n’avait ni frères ni sœurs. Il devait donc logiquement hériter un jour de la maison familiale.

Les Miura servaient les Tokugawa, mais se situaient en bas de l’échelle salariale, ce qui les tenait loin de l’enrichissement. Malgré tout, le revenu permettait de vivre décemment, et l’on pouvait dire que Naotsugu bénéficiait d’une certaine stabilité financière.

Et pourtant, quelque chose le troublait, le laissant même perplexe. Bien qu’on pût croire qu’il menait une vie bénie, il ne pouvait s’empêcher de sentir qu’un malaise planait sur son existence.

Il ne pouvait pas être l’héritier de la famille Miura.

Natsu termina son bol de soba sans en laisser une miette, puis poussa un soupir.

Après un clac, une nouvelle tasse de thé fut posée sur la table.

—Tenez, en voilà une autre.

—Merci, Monsieur.

Elle remercia l’homme, qui était allé jusque dans la cuisine pour lui chercher le thé, puis jeta un œil autour de la boutique. Les soba n’étaient pas mauvais, mais l’endroit était vide malgré l’heure du déjeuner. C’était curieux qu’un restaurant puisse être aussi peu fréquenté.

—Vous n’avez pas beaucoup de clients, hein ?

—Ha ha ! Tu as raison, mais ce n’est pas la peine de le dire comme ça ! répondit le propriétaire, hilare, comme un petit filou pris en faute.

—Ces temps-ci, on a un peu plus de clients qu’avant, mais on est encore loin de ce qu’on avait…

Le propriétaire ne semblait pas vexé. Il éclata de rire, comme si elle avait mis le doigt sur une vérité évidente. Il eut un sourire espiègle et ajouta :

—Dommage que ce gars-là ne soit pas là, hein ?

—De quoi vous parlez ? Je ne suis pas venue ici en espérant le voir, ou quoi que ce soit.

—Ah oui ? Alors pourquoi t’as demandé s’il était passé aujourd’hui quand t’es entrée ?

—Et ben… il est toujours là, alors j’ai juste trouvé ça bizarre de ne pas le voir.

—Mh-hmm. Si tu le dis. Mais évite de te faire des idées, Jinya doit épouser ma fille. Même pour toi, je ne lui céderais pas !

Un léger froncement parcourut le sourcil de Natsu.

—Oh, lui et Ofuu-san en sont déjà là ?

—J’dirais que oui. Ils ont sûrement des sentiments l’un pour l’autre.

—Uh-huh… fit-elle en soupirant, sachant très bien qu’il n’y avait rien à gagner à s’énerver.

Il la fixa avec insistance, prêt à continuer à la taquiner. Elle évita de répondre et se contenta de siroter son thé. Pour changer de sujet, elle demanda :

—Et votre fille, elle est où ?

—Elle est sortie faire une livraison. Un client de Kyoto qui loge dans le coin commande chez nous de temps en temps.

—Ah bon ? Vous commencez à avoir des clients réguliers, alors.

—Mouais, mais ce client repartira à Kyoto tôt ou tard, alors c’est un peu exagéré de dire qu’il est régulier.

—Je vois. Les affaires, c’est plein de hauts et de bas, hein ?

—C’est bien vrai.

Natsu avait grandi en observant son père et Zenji travailler. Elle savait donc à quel point gérer un commerce était instable. Les rideaux de l’entrée s’écartèrent, et une fille de petite taille en kimono rose pâle fit son apparition. Une barrette en forme de camélia retenait ses cheveux.

—Je suis de retour. Oh, Natsu-san. Bonjour.

—Bonjour, Ofuu-san, répondit Natsu en inclinant légèrement la tête.

Ofuu, la fille unique du propriétaire du restaurant de soba, lui adressa un sourire chaleureux.

—Tu viens souvent chez nous, ces derniers temps, pas vrai ?

Elle était plus petite et semblait plus jeune que Natsu, mais son sourire avait une certaine maturité. On ne pouvait pas deviner à quel point elle était maladroite rien qu’en la regardant.

—Bon retour, Ofuu. Tout s’est bien passé ? demanda son père.

—Très bien. Arrête de t’inquiéter pour moi, je suis plus une enfant.

—Allons donc, je m’inquiéterai pour toi peu importe ton âge, répondit-il non sans une pointe de tristesse.

Un peu gênée, elle se mit à rire doucement, les joues légèrement rougies. Elle alla déposer à l’arrière la boîte en bois qu’elle utilisait pour les livraisons, enfila un tablier, puis retourna à son poste. En chemin, elle croisa le regard de Natsu et lui dit, avec un sourire en coin :

—Les pères sont vraiment trop protecteurs, tu ne trouves pas ?

—C’est vrai.

Elles échangèrent un sourire. Même si leurs pères avaient des tempéraments bien différents, elles se ressemblaient sur ce point.

—J’ai comme l’impression qu’on parle mal de moi, là… fit remarquer le patron.

—Mais non, pas du tout, répondit Ofuu. —Je suis fière de t’avoir comme père.

—Heh heh, c’est vrai, ça ?

La vision de cette famille heureuse réchauffa un peu le cœur de Natsu. Ne voulant pas s’immiscer dans ce moment attendrissant, elle déposa l’argent sur la table et se leva.

—Je vais y aller. Je laisse l’argent ici.

—Tu es sûre ? demanda Ofuu. —Tu ne veux pas attendre Jinya-san ?

—Tu t’y mets aussi, maintenant… soupira Natsu.

Le père et la fille avaient vu juste, bien sûr. Natsu était devenue une cliente régulière précisément parce que Jinya venait souvent ici. Et aujourd’hui encore, elle espérait le croiser.

Elle s’était suffisamment assagie depuis le temps pour pouvoir discuter avec lui sans honte, elle qui autrefois fut une vraie peste.

—Bon, j’y vais.

Rester plus longtemps ne ferait qu’inciter à de nouvelles taquineries. Elle se dirigea donc rapidement vers la sortie… et heurta quelqu’un qui entrait juste au même moment.

—Oh, pard… Elle s’interrompit net en voyant sur qui elle venait de tomber.

C’était un jeune homme avec une épée à la taille, le crâne rasé sur le devant et un kimono frais et impeccable, un samouraï en somme. Elle recula aussitôt d’un pas et s’inclina profondément, les épaules tremblantes.

—Je vous prie de me pardonner. C’est entièrement ma faute.

La différence de rang entre un samouraï et une fille du peuple, même issue d’une famille de marchands aisée, était immense. Certains samouraïs de mauvais caractère pouvaient tuer pour bien moins que ça, car la loi les y autorisait.

—Il n’y a pas de mal. C’est plutôt moi qui suis fautif, je ne regardais pas où j’allais. Je m’excuse.

Surprise par cette réponse inattendue, Natsu releva les yeux. Le jeune homme s’inclina légèrement devant elle. Elle en resta bouche bée. Un samouraï d’un rang bien supérieur au sien… en train de s’excuser pour une faute qui, clairement, venait d’elle.

—Ha ha, ne t’en fais pas, Natsu-chan, dit le patron. Voici Miura Naotsugu-sama, un samouraï qu’on connaît surtout pour être une vraie crème.

Comme elle s’en doutait, le samouraï ne s’était pas fâché. Il arborait même un sourire, quoique fatigué. Ofuu expliqua que Naotsugu appréciait la gentillesse de son père et venait manger chez Kihee de temps à autre. La famille semblait parfaitement à l’aise en présence du samouraï.

À en juger par sa manière de parler et son comportement, Natsu conclut qu’il devait être quelqu’un de bien.

—Ha ha, moi, une crème ? C’est un peu fort. Bref, ne t’en fais pas, jeune fille, dit-il.

—D-d’accord, répondit Natsu. —Mais je suis vraiment confuse.

Elle s’inclina encore une fois, puis quitta les lieux.

***

Naotsugu entra dans le restaurant et s’assit, sans se formaliser de l’incident précédent. De toute façon, il n’était pas du genre à s’énerver pour si peu, et encore moins aujourd’hui, alors que son esprit était occupé ailleurs.

—Un Kake soba, s’il te plaît, dit-il.

—Tout de suite. Un Kake, Papa !

—Entendu !

Le patron, désormais de retour en cuisine, se mit aussitôt à l’ouvrage. Naotsugu, lui, resta figé sur sa chaise, soupirant avec un air soucieux.

—Quelque chose ne va pas ? demanda Ofuu en lui apportant une tasse de thé.

—Oh… répondit-il, réalisant seulement maintenant à quel point son humeur maussade était visible. —Ce n’est rien. J’ai juste l’esprit un peu préoccupé.

Naotsugu avait toujours été poli avec tout le monde, même avec les petites gens. Le système de classes sociales commençait à se fissurer et on voyait désormais des marchands plus riches que bien des samouraïs. Beaucoup de ces derniers continuaient malgré tout à regarder le peuple de haut, mais Naotsugu n’y parvenait pas. Sa mère lui reprochait souvent de manquer de fierté, mais sa nature décontractée le rendait plus accessible, ce n’était donc pas forcément un défaut.

—Rien de grave, j’espère, dit Ofuu.

Il lui adressa un sourire, reconnaissant de son inquiétude, mais ce qui le tourmentait n’était pas quelque chose qu’il pouvait lui confier. Ofuu comprit, baissa les yeux avec un petit air triste, puis recula en silence.

—Ofuu, le Kake est prêt !

—J’arrive ! Elle posa le bol sur un plateau et l’apporta.

Elle manquait encore un peu d’assurance dans ses gestes, mais elle s’améliorait. Il lui a suffide reprendre l’équilibre à quelques reprises avant de réussir à poser le bol sans causer un bruit sourd cette fois.

—Voilà, un Kake soba.

—Merci beaucoup, répondit Naotsugu.

Pourtant, il ne toucha pas à ses baguettes. Il resta là, à fixer la vapeur qui s’élevait du bol, et soupira à nouveau.

—Qu’est-ce qu’il y a, Naotsugu-sama ? Pas trop d’appétit ?

Après avoir vérifié qu’il n’y avait plus aucun client, le patron sortit de la cuisine et s’approcha de Naotsugu. Gentil comme il l’était, il ne pouvait supporter de voir quelqu’un d’abattu sans rien faire.

Naotsugu était un client régulier de chez Kihee, justement à cause de cela. Les soba n’étaient rien d’extraordinaire, mais la façon dont le patron discutait avec ses clients, sans se soucier du statut social, plaisait énormément à Naotsugu.

Il avait confiance en lui. Il se dit donc qu’il pouvait lui parler. Après un court instant pour rassembler ses pensées, il dit :

—En fait… Il y a quelque chose qui me tracasse, et j’aimerais avoir ton avis, si tu le permets.

Il n’était pas certain que son sérieux ait été perçu, mais le patron hocha la tête sans broncher.

—Je ne sais pas si je pourrai aider, mais allez-y.

—Merci. En fait, j’ai un grand frère, mais…

—Oh là, attendez une seconde, le coupa aussitôt le patron. —Vous plaisantez, là, non ? C’est vous l’héritier de la famille Miura alors vous ne pouvez pas avoir de grand frère.

Naotsugu ne se formalisa pas de cette réaction. Il comprenait bien à quel point ce qu’il disait pouvait sembler absurde. L’aîné seul pouvait hériter alors il ne pouvait avoir de frère plus âgé. Et c’était précisément cette logique-là qui le troublait tant.

—C’est ça, le problème. J’en suis certain. J’ai bel et bien un grand frère.

Il se souvenait de lui : son nom public était Sadanaga, son vrai prénom, Hyouma. Il avait deux ans de plus que Naotsugu et était toujours joyeux. Ce n’était ni une blague, ni une divagation de sa part. Pour lui, son frère existait bel et bien. Il en était sûr… Les choses ne pouvaient pas être autrement.

—Pourtant, Père et Mère disent que je me trompe. Est-ce que je deviens fou ?

Sa voix était empreinte de douleur. Mais qu’aurait bien pu faire un humble restaurateur pour l’aider ? Il n’avait aucun moyen de confirmer ou d’infirmer l’existence de ce frère inconnu, et cela se lisait sur son visage troublé. Tout ce qu’il put dire fut :

—Hé, il ne faut pas trop se torturer avec ça. Les nouilles vont finir par ramollir.

Naotsugu fut déçu, mais il s’y attendait un peu. Il avait questionné beaucoup de gens, et tous avaient réagi de la même façon. Frustré, il ravala ses mots et serra les dents.

Son frère aîné avait disparu au moment même où l’hiver avait pris fin, cette année. Le printemps, puis l’été avaient défilé, jusqu’à l’actuelle ambiance mélancolique de l’automne, et pendant tout ce temps, il n’avait trouvé aucun indice. Pas une seule trace de l’endroit où son frère avait pu aller… ni même s’il avait vraiment existé.

Naotsugu avait interrogé ses proches, les connaissances de son frère, même de parfaits inconnus, tous semblaient ignorants de l’existence d’un tel homme. Même sa propre mère affirmait avec insistance qu’il n’avait jamais eu de frère, et que lui seul avait toujours été l’héritier. Pourquoi personne ne se souvenait-il de son frère ?

—Ofuu-san… murmura Naotsugu.

—O-oui ?

—J’ai un grand frère. Il s’appelle Miura Sadanaga. Tu le connais ? demanda-t-il, s’accrochant à un dernier espoir.

Le visage d’Ofuu s’assombrit.

—Je suis désolée…

Il s’attendait à cette réponse, et pourtant, elle le bouleversa. Peut-être qu’il perdait vraiment la tête… Peut-être que ce frère n’était qu’une illusion. Accablé, ses épaules s’affaissèrent. Touchée par sa détresse, Ofuu s’exprima.

—Euh… Je veux pas être trop directe, mais… je connais peut-être quelqu’un qui pourrait vous aider.

—Vraiment ? dit-il en relevant la tête, une lueur revenant dans son regard.

—Ah, oui, c’est vrai ! intervint le patron, hochant la tête, un sourire aux lèvres. —Vous tombez bien, justement, on a un client qui s’occupe de ce genre d’histoires étranges.

Par habitude, il porta son pouce droit à ses lèvres, un tic qu’il avait lorsqu’il réfléchissait. Quelqu’un qui s’occupait de ce genre de choses… Un chasseur d’esprits ? Un devin ? Un exorciste, peut-être ?

—C’est un devin ? Quelqu’un qui fait des exorcismes ? demanda-t-il.

Mais sa question fut couverte par un éclat de rire du patron. Même Ofuu se couvrit la bouche, pouffant de rire. Voyant Naotsugu décontenancé, le patron expliqua :

—Non, non, c’est juste un rônin. Enfin… il paraît qu’on l’appelle le « gardien Yasha » ou quelque chose comme ça, pour ce que ça vaut. Il traîne dans le coin à l’affût de rumeurs sur des démons ou des esprits, s’en occupe, puis revient manger ici comme si de rien n’était. D’après ce qu’on dit, il tue les démons d’un seul coup… enfin, je l’ai jamais vu en action, mais il doit être bon.

Les yeux de Naotsugu s’écarquillèrent légèrement. Il avait entendu parler d’un sabreur capable d’éliminer les démons d’un seul coup. Peut-être à cause des troubles récents, de nombreuses rumeurs circulaient sur des démons qui rôdaient la nuit dans les rues d’Edo. Et parmi elles, celle d’un Yasha qui les pourchassait, un gardien du peuple.

—En tout cas, ce type s’y connaît en esprits, reprit le patron. — Bon, il bosse pas gratuitement, hein. Et moi, je parle que de ce que j’ai entendu, mais j’ai le sentiment que c’est peut-être ce qu’il vous faut.

Peut-être que ces rumeurs n’en étaient pas. Et pourtant, Naotsugu avait du mal à y croire. Comme pour dissiper ses derniers doutes, Ofuu lui adressa un doux sourire et dit :

—Il a l’air un peu froid au premier abord, mais en réalité, c’est quelqu’un de très gentil. Il peut même se montrer un peu gamin, parfois. Je pense que ça vaut le coup de le rencontrer.

—Il devrait passer aujourd’hui ou demain, ajouta le patron. Il vient tous les jours pour son kake soba… Ah, justement, le voilà.

Naotsugu suivit son regard, vers les rideaux de l’entrée qui s’écartaient.

Un homme immense entra, six shaku de haut, avec un regard perçant. Il semblait avoir le même âge que Naotsugu, et portait un kimono soigné. Contrairement à lui, il n’avait ni crâne rasé ni chignon. Ses cheveux longs, attachés à la va-vite, retombaient sur ses épaules. Son visage avait beau être intensément expressif, il ne dégageait pas la brutalité d’un homme rustre mais plutôt une sorte de rudesse naturelle. À sa taille pendait un tachi dans un fourreau aussi austère que lui.

C’était clairement un rônin. Pourtant, sa démarche attira l’attention de Naotsugu. En tant que samouraï, il avait un minimum de connaissance dans le maniement du sabre, et il comprit tout de suite que la façon dont cet homme marchait, droit, sans balancer son poids d’un côté ou de l’autre, rappelait les maîtres d’armes vétérans, ceux qui avaient consacré des décennies à leur art. L’Art du Déplacement, élément fondamental des arts martiaux, mais difficile à appliquer hors combat. Cet homme n’était pas ordinaire. Naotsugu sentait bien à quel point il était impressionné par cette présence écrasante. Essayant de masquer son trouble, il demanda :

—Heu, c’est lui… ?

Ofuu lui adressa un sourire empreint de douceur.

—Oui. C’est Jinya-kun… celui qu’on appelle Yasha-sama.

***

Jinya fit sa visite habituelle chez Kihee et, pour une fois, trouva un autre client que lui. Un seul, cela dit. Les affaires restaient mauvaises pour le restaurant, ce qui signifiait qu’il pouvait encore s’y restaurer sans problème, du moins pour l’instant.

—Un kake soba, dit-il.

—Tout de suite. Heh, toujours la même chose, hein ? lança le patron avec un sourire.

Jinya venait presque tous les jours, et commandait toujours le même plat.

—C’est que mon kake soba est si bon que ça ?

—Non, pas vraiment.

—Aïe. Tu mâches toujours pas tes mots, toi. Tu pourrais faire preuve d’un peu plus de gentillesse, tu sais ?

—…D’accord.  Vos soba sont moyens, mais ils ont leur petit charme.

—Ha ! Je prends quand même, répliqua le patron.

Il avait seulement feint de se vexer, et adressa un sourire en coin face à la tentative maladroite de flatterie de Jinya. Même ce dernier trouva ses propres mots pathétiques, il n’était pas doué pour ça.

—Et un Kake ! annonça le patron, qui avait déjà commencé à le préparer dès que Jinya avait franchi la porte.

—Voilà, dit Ofuu en déposant le bol devant lui.

—Tu t’en sors de mieux en mieux, observa Jinya.

—Bien sûr ! Je fais de mon mieux pour progresser chaque jour.

Il n’y a pas si longtemps — vers le milieu du printemps, Ofuu pouvait à peine transporter un seul bol de soba. Désormais, elle pouvait le servir sans maladresse. Fière, elle eut un hochement de tête pleine de satisfaction. Sa propre maladresse avait dû lui peser bien plus qu’elle ne le laissait paraître.

—En parlant de progrès, tu te souviens de ce que je t’ai appris ? demanda-t-elle.

—Oui. L’automne est la saison de l’osmanthe. L’osmanthe dégage un parfum doux et sucré, et il ne tardera pas à fleurir.

—Bien, répondit-elle, comme une maîtresse qui félicite son élève.

Et ce n’était pas si loin de la vérité. Depuis cette fameuse nuit de printemps où elle lui avait dit qu’il devait apprendre à se détendre, Ofuu enseignait à Jinya des choses sur les fleurs. Il faisait consciemment des efforts pour élargir ses horizons, pas seulement parce qu’elle le souhaitait.

—C’est étonnamment intéressant, dit-il. —Je me surprends à observer les fleurs au bord des chemins, maintenant.

—Vraiment ? répondit-elle avec un doux sourire.

C’était ce même sourire léger et furtif qu’il avait aperçu quand elle avait admiré les saules des neiges, bien des nuits auparavant. Il avait commencé à le voir plus souvent sur son visage, un sourire sincère, bien loin de celui qu’elle affichait en service. Ils se connaissaient depuis un moment déjà, et avaient appris à se comporter plus naturellement l’un envers l’autre.

—Tu souris plus, dernièrement, fit-elle remarquer.

—Ah bon ?

Il n’en avait pas conscience, mais si elle le disait, c’était sûrement vrai. Cela dit, cela ne changeait rien au fait que la haine qu’il portait en lui restait bien présente, tapie au fond de son cœur. Il ignorait toujours pourquoi il maniait le sabre, pourquoi il cherchait la puissance sans but véritable. Tant d’années étaient passées, et il ne savait toujours pas ce qu’il voulait faire au final. Il était le même homme qu’autrefois : figé, incapable de s’éloigner de cette voie de vie qu’il suivait.

—Bon, on a fait le tour des fleurs de toutes les saisons alors je me disais qu’on pourrait passer à leur histoire, proposa Ofuu.

Comme cette fameuse nuit, elle cherchait à le réconforter en partageant ses connaissances. Mais cette fois, Jinya pouvait se permettre de recevoir cette gentillesse sans se refermer.

—Je ferai de mon mieux pour apprendre, répondit-il.

Il ne le montrait pas, mais il se sentait en paix. Il n’était toujours pas capable d’abandonner la voie qu’il poursuivait, mais son cœur n’était pas entièrement gelé non plus. Peut-être trouverait-il un jour la force de pardonner à Suzune. Cette haine, qui sommeillait en lui, contenait désormais une petite étincelle d’espoir.

—Ah, au fait, dit-elle. —Il y a quelque chose que je voulais te demander, ou plutôt te proposer, Jinya-kun…

—Excusez-moi de vous interrompre… L’autre client se leva, coupant la parole à Ofuu.

Jinya l’avait déjà vu dans le restaurant à plusieurs reprises, et se souvenait que son nom était Miura quelque chose. Ils ne s’étaient jamais adressé la parole, mais Jinya lui lança un regard méfiant. L’homme s’inclina profondément, gêné.

—Oh, pardon… excusez-moi. Où sont passées mes manières ? Je suis Miura Naotsugu et, eh bien… j’ai entendu dire que vous vous occupiez de rumeurs de démons, de ce genre de choses…

Jinya savait que sa réputation le précédait, et qu’elle lui valait pas mal de clients. Il supposa que c’était un de plus, et répondit franchement, sans détour :

—Oui. Je gagne ma vie en tuant des démons.

—Alors vous pouvez m’aider pour cette affaire surnaturelle ? s’exclama le jeune samouraï, les yeux plein d’espoir.

Jinya fronça légèrement les sourcils, non à cause de son insistance, mais parce qu’il comprenait mal la nature de son travail.

—Pas exactement, répondit-il.

Le visage de Naotsugu se figea. Bien qu’il éprouvât de la sympathie pour lui, Jinya devait corriger le malentendu.

—Désolé si je vous ai donné de faux espoirs, dit-il. Mais je ne chasse que les démons. Je ne m’occupe pas d’incidents surnaturels, sauf s’ils impliquent la traque de démons. Ce dont vous parlez ne relève pas de mon domaine.

Les phénomènes surnaturels pouvaient avoir de nombreuses causes : esprits, malédictions, autres entités… Mais même si un démon était impliqué, il était probable que Jinya ne puisse rien faire pour réparer les dégâts ensuite. Avec un certain cynisme, il se dit que manier le sabre était tout ce qu’il savait faire, même après tout ce temps.

—Je… je vois… dit Naotsugu, les épaules baissées, abattu.

Il déposa plusieurs pièces sur la table et quitta le restaurant d’un pas incertain. Son bol de soba était resté intact.

Un silence gênant s’abattit sur la salle tandis qu’on le regardait passer les rideaux.

Un peu hésitant, le propriétaire finit par prendre la parole.

—Hé, Jinya-kun… Tu pourrais peut-être donner un coup de main à Naotsugu-sama ? dit-il doucement.

Il était assez proche de Naotsugu, l’un de ses rares clients réguliers, et ne supportait pas de le voir dans un tel état.

—Son idiot de frère a disparu, tu vois, et ça le ronge d’inquiétude. Moi aussi, je m’en fais pour Naotsugu-sama, dit le patron.

—J’aimerais que tu l’aides, ajouta Ofuu. —Miura-sama a perdu quelqu’un de cher… Alors, je t’en prie…

Elle ne put terminer sa phrase.

Jinya ne pouvait qu’imaginer ce qui lui traversait l’esprit, alors que son sourire s’effaçait et que ses yeux s’emplissaient de tristesse. Il y avait là quelque chose de plus profond que de la simple compassion.

Peut-être avait-il eu tort de repousser Naotsugu. Ces deux-là avaient tant fait pour lui, il était juste, à présent, de leur rendre la pareille.

—Très bien, dit-il en baissant les yeux.

Les deux laissèrent éclater leur joie.

—Merci, vraiment, dit le patron. —Ah, tu peux trouver la famille Miura dans le sud du quartier résidentiel des samouraïs. Leur maison est assez ancienne, même pour le coin, donc tu ne devrais pas avoir de mal à la repérer.

—Jinya-kun… Merci, mille fois merci, dit Ofuu.

Leurs remerciements de concert mirent Jinya un peu mal à l’aise. Beaucoup d’attentes reposaient sur lui… et il n’était même pas certain de pouvoir être utile.

—Ce n’est pas grand-chose. Je me suis juste dit que ce serait l’occasion de vous rendre un peu ce que vous avez fait pour moi cette année. Mais pourquoi vous souciez-vous autant de ce Miura-dono, au juste ?

—C’est un de nos rares habitués, tu sais, répondit le patron avec un sourire en coin, peut-être pour masquer autre chose. — J’aimerais vraiment le voir sourire, si possible.

Il haussa les épaules et afficha un sourire un peu gêné.

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[1] Higan (彼岸) : Terme bouddhique japonais désignant l’« autre rive », symbole de l’au-delà ou du monde des morts. Il est souvent associé à la période de l’équinoxe et aux prières pour les défunts.

[2] Haïku (俳句) : forme de poésie japonaise brève, traditionnellement composée de trois vers de 5, 7 et 5 syllabes, souvent centrée sur la nature, l’instant présent ou un sentiment éphémère.

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