SotDH T2 - Chapitre 2 : Partie 4

Le Dévoreur (4)

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————–

Il existe de nombreuses façons pour un démon de naître.

Parfois, un démon venait au monde lorsqu’un autre démon souillait un humain pour le plaisir. D’autres fois, c’était un humain qui, submergé par des émotions négatives comme la haine, la jalousie ou le désespoir, finissait par se transformer. Il arrivait aussi que des pensées seules, nées du néant, prennent forme et donnent naissance à un « démon ».

Leurs origines pouvaient varier, mais on les appelait tous ainsi.

Mosuke en était un, né de l’union de deux démons.

Il n’avait aucun souvenir de ses parents. Les démons pouvaient avoir de la considération les uns pour les autres mais ils vivaient en solitaire, nombreux à ne penser qu’à leur propre personne. Quand un démon jugeait son enfant encombrant, il n’hésitait pas à l’abandonner. C’était dans leur nature. Les parents de Mosuke l’avaient laissé derrière eux sans même lui donner de nom.

Il ne leur en voulait pas. Il savait que c’était ainsi que vivaient les démons. Il ne leur gardait aucune rancune. Mais cette façon de vivre ne lui convenait pas. Il avait choisi de vivre parmi les humains.

Les humains avaient leurs défauts, eux aussi. Ils trahissaient facilement dès que les choses se compliquaient. Mais à ses yeux, ils étaient encore plus simples à comprendre que les démons, qui vivaient uniquement selon leur désir. Lui, cherchait uniquement des plaisirs simples. Vivre paisiblement et mourir discrètement, Rien de plus.

Il adopta une apparence humaine, se donna le nom de Mosuke, et s’installa dans une maison mitoyenne au fond d’une ruelle. Il vivait modestement, comme n’importe quel habitant du quartier. Il ne roulait pas sur l’or, mais sa vie lui convenait. Les relations sociales qui naissaient naturellement dans ce genre d’environnement l’agaçaient un peu, mais il pouvait les supporter. Du moment que personne ne découvrait qu’il était un démon, cela lui suffisait.

Il croisait parfois une jeune femme. Elle habitait dans cette même maison mitoyenne. Elle arborait toujours un sourire insouciant, et une famille heureuse l’attendait chez elle. Elle s’était intéressée à Mosuke, calme et réservé, et s’était montrée très aimable avec lui. Mosuke fut séduit par sa gentillesse naturelle. Leur relation évolua, et à l’arrivée de leur deuxième printemps, ils étaient devenus amants.

Les autres habitants leur avaient offert leurs félicitations. Mais Mosuke portait en lui un sentiment de culpabilité. Il vivait comme un humain, mais il restait un démon. Les moments de bonheur qu’ils partageaient reposaient sur un mensonge. Ce fait, il ne pouvait l’oublier.

Il décida de lui dire la vérité.

Il voulait l’épouser. Et pour cela, il ne pouvait pas continuer à lui mentir. Lui qui avait toujours caché ce qu’il était, trouva le courage, pour la première fois de sa vie, de se montrer tel qu’il était. Avant de lui faire sa demande, il lui révéla qu’il était un démon.

Il s’attendait à être rejeté. Et s’il l’était, il ne lui en voudrait pas. Après tout, un démon et une humaine n’étaient pas faits pour être ensemble. Mais elle lui répondit simplement :

—C’est juste ça ?

Il avait réuni tout son courage pour lui dire la vérité et elle l’avait accepté, comme si ce n’était rien. Il s’était attendu à bien autre chose, à une réaction, à une discussion, mais sa réponse, simple et directe, rendait tout ça presque irréel.

Il lui fit part de sa gêne et elle éclata de rire.

—Je suis tombée amoureuse de toi, non pas parce que tu es humain ou démon, mais simplement parce que tu es toi.

Il repensa à sa gentillesse naturelle, et se sentit stupide d’avoir tant douté. Elle lui adressa un doux sourire, comme pour lui dire qu’il avait été un peu bête. Et c’est ainsi qu’ils s’unirent.

La vie n’avait pas vraiment changé pour Mosuke. Il passait ses journées dans le calme, comme toujours, mais désormais, sa femme était à ses côtés.

Les journées qu’il avait appréciées pendant toutes ces années étaient simplement devenues un peu plus douces. Sa vie ne lui offrait pas de grands plaisirs, mais elle lui procurait de nombreuses petites joies. Ses jours paisibles, sans éclat, continuaient de s’écouler.

Du moins, cela aurait dû.

Les terrains du temple Mizuho étaient à l’abandon. Les mauvaises herbes poussaient librement, et il ne restait plus la moindre trace de cette sacralité d’autrefois. L’air printanier portait une fraîcheur piquante. Une brise agitait les herbes. Un son solitaire. L’absence de tout bruit, en dehors du bruissement des herbes folles, ne faisait qu’accentuer la désolation du lieu.

Les frictions du sable sous les pas vinrent rompre le silence. Mosuke avait suivi le démon jusqu’aux abords du temple. Il n’avait plus l’apparence d’un simple villageois chétif. À présent, il arborait son véritable corps : un démon à la peau noire, à l’œil droit difforme et grotesque. Il usait déjà de son pouvoir pour effacer sa présence, et faisait de son mieux pour étouffer le bruit de ses pas en s’approchant du bâtiment principal.

Il tenait en main une dague qu’il avait récemment achetée. Jinya avait brisé sa dernière arme, alors il avait dépensé davantage pour se procurer une lame plus robuste, qui ne casserait pas si facilement. Elle avait été forgée dans un village appelé Kadono, réputé pour produire des armes capables de blesser, voire de trancher, même les démons. Si cette réputation était fondée ou non, il allait bientôt en avoir le cœur net.

Alors qu’il approchait du bâtiment principal, il perçut faiblement la voix d’une femme. Mais il garda son sang-froid. Il n’était pas là pour faire le bien. La mort d’un humain de plus ne l’ébranlait pas. Tout ce qui comptait, c’était de tuer ce démon ici et maintenant. Le reste n’avait plus d’importance. Même sa promesse de retourner auprès de Jinya s’était effacée à l’approche de sa vengeance.

Mosuke posa le pied sur le plancher en bois de la structure du temple sans même prendre la peine d’ôter ses sandales. Peu importe à quel point il tentait de faire taire le bruit de ses pas, le bois grinçait sous lui. Mais il ne pouvait plus s’arrêter maintenant que sa vengeance était si proche.

Le démon ressemblait à une bête, une étrange créature rappelant un croisement entre l’homme et le chien. Ses bras et ses jambes étaient plus humains qu’animaux, peut-être pour lui permettre de marcher sur deux pieds. Il se tenait dans l’ombre, et avec sa peau sombre, il semblait surgir des ténèbres elles-mêmes, comme une ombre sortie du sol.

Crunch… shhhhlip…

Un bruit humide et répugnant se fit entendre. Ce n’est que lorsqu’il vit la bête aux yeux rouges tenant dans ses griffes le cadavre décapité d’une femme plantureuse que Mosuke comprit qu’il s’agissait du son d’une déglutition.

Du sang s’écoulait de sa chair déchirée. Le démon prit une nouvelle bouchée, engloutissant tout son buste. Un bras tomba au sol, arraché à l’épaule. Ne voulant rien laisser derrière lui, le démon ramassa le bras et l’engloutit, les os compris.

Mais rien de tout cela n’a d’importance.

Combien de temps Mosuke avait-il passé à traquer ce démon ? Une éternité, peut-être. Ou alors un simple instant. Peu importait. Il se tenait devant lui à présent.

Le démon continuait de dévorer la femme.

Ça n’a pas d’importance.

Mosuke saisit sa dague et s’avança.

 Je… dois… rentrer… murmura le démon.

Ça n’a pas d’importance.

Le démon semblait à la fois pressé et réticent à dévorer la femme, projetant du sang et des viscères tout autour. On aurait dit un enfant forcé de manger ses légumes après s’être fait gronder.

Rien de tout ça n’a d’importance.

Tu… tu as tué ma femme.

Les yeux de Mosuke s’emplirent de colère. Peu lui importait pourquoi le démon avait tué tant de gens, ou pourquoi il en avait dévoré autant. Rien de tout cela ne comptait. Tout ce qui comptait à cet instant, c’était que ce démon lui avait volé sa bien-aimée.

Il était à bout. Poussé par sa haine, toujours invisible, il se rua vers le démon.

La créature mangeait encore. Il comptait lui transpercer le crâne par derrière, l’ouvrir et réduire ce qu’il contenait en bouillie. Il tenait sa dague en prise inversée, prêt à frapper.

Il n’était plus qu’à un pas quand le démon se retourna brusquement. Aveuglé par la haine, Mosuke avait oublié que son pouvoir n’effaçait que sa forme, pas le son de ses mouvements. Il avait couru à toute allure. Évidemment qu’il avait été entendu.

Il se figea, le sang quittant son visage, tandis que les yeux cuivrés du démon se posaient sur lui.

Reste calme, se dit-il. Il ne se doute de rien, il a juste entendu un bruit. Je peux bouger, attaquer de nouveau. Son esprit se calma, et il réfléchit posément à son prochain geste.

Le démon ne bougea pas. C’était la preuve qu’il ne savait pas qu’il était là. Préparant son attaque par-derrière, Mosuke avança lentement d’un pas.

Le plancher grinça et le démon avait disparu.

—Gah… ?!

Dans la même seconde, la moitié du torse de Mosuke fut arrachée. La plupart de ses organes s’étaient volatilisés, y compris son cœur. Il tomba à genoux, puis s’écroula complètement au sol.

Un goût métallique se répandit dans sa bouche. La douleur était telle qu’il en rit, mais en même temps, elle lui paraissait étrangement lointaine. Sa vision s’obscurcissait comme si un voile de brume recouvrait ses yeux.

Il comprit qu’il ne pouvait plus échapper à la mort. Il le sentait au froid qui l’envahissait et au sang qui s’écoulait.

De son point de vue, le démon avait semblé se volatiliser. En réalité, il s’était simplement élancé droit devant, tout en balayant l’air de ses griffes. Le mouvement avait été bien trop rapide pour Mosuke. Le démon ne savait même pas qu’il était là. Pas vraiment. Il avait juste attaqué dans la direction d’un bruit, et avait frappé au hasard.

Sans la force de maintenir son invisibilité, le corps monstrueux de Mosuke apparut entièrement, gisant sur le sol, baignant dans son sang. Une vapeur blanche s’élevait de lui. Il allait bientôt disparaître. Non, le démon allait probablement l’achever avant cela.

Il allait mourir sans avoir pu venger sa femme. Ce regret surpassait même sa peur de mourir. Peut-être que les choses se seraient passées autrement s’il était resté calme. Mais il était déjà trop tard. Il serait tué d’un instant à l’autre, sans pitié.

Il serra les dents avec amertume, mais les secondes passèrent… et le coup final ne vint pas. Il leva les yeux, confus, et vit le démon, retourné à son festin.

Crunch… crunch…

Il bourra sa bouche d’entrailles ce qui gonfla ses joues, puis avala les jambes tout entier. Une fois qu’il eut dévoré le cadavre de la femme jusqu’au moindre morceau, il passa tranquillement à côté de Mosuke et s’éloigna, repu. Mosuke ne put que le regarder partir.

Peut-être n’avait-il vu aucun intérêt à l’achever alors qu’il était condamné. Ou peut-être n’avait-il jamais vu d’intérêt à tuer Mosuke.

—Ha ha… Bordel… murmura-t-il en riant faiblement.

Oui, c’était ici que sa haine prendrait fin avec sa vie, rien de plus.

***

…C’est sûrement ici.

Jinya arriva tardivement au temple Mizuho. Le lieu tombait en ruine, seulement éclairé par une faible lueur lunaire. Tout y était silencieux comme la mort. Ce calme aurait dû l’apaiser, mais il ne ressentait qu’un malaise grandissant. Il affûta ses sens et s’avança lentement vers l’intérieur. S’il y avait bien un endroit où le tueur pouvait se trouver, c’était sûrement dans le bâtiment principal du temple.

Il monta sur le plancher de bois sans retirer ses sandales et entendit le craquement typique des vieilles bâtisses. Une fine couche de poussière, accumulée par des années de négligence, recouvrait les planches. Et dessus, il distingua des empreintes. Quelqu’un utilisait régulièrement cet endroit.

Il dégaina sa lame de son fourreau, prêt à s’en servir, et se concentra sur les alentours, prêt à réagir à la moindre attaque. Il avançait au rythme d’un escargot. Plus il pénétrait dans le cœur du temple, plus il sentait l’air lourd et humide s’accrocher à sa peau.

Cette odeur, il la connaissait bien. C’était celle des cadavres, un mélange de fer et de soufre. Il balaya les environs du regard et aperçut des éclaboussures de graisse et de sang un peu partout, il sentit son estomac se retourner. Un peu plus loin, il vit un démon grotesque allongé au sol : Mosuke.

Mosuke avait repris sa forme démoniaque. La moitié gauche de son corps avait été arrachée. Il tressaillit légèrement, tandis qu’une vapeur blanche s’élevait de lui. Il était encore en vie, mais à peine conscient.

Jinya ne se précipita pas. Après tout, le tueur pouvait très bien l’attendre, prêt à frapper dès qu’il se pencherait sur Mosuke. Il s’approcha donc pas à pas, prêt à dégainer son sabre à tout moment.

Mais il atteignit Mosuke sans que rien ne se produise. Ce n’était pas un piège. Rien ne le laissait paraître, mais au fond de lui, il se sentait mal. Autrefois, il aurait couru sans réfléchir pour aider Mosuke. Il n’en était plus capable. Désormais, il se méfiait de tout, au point d’hésiter même devant un homme en train de se vider de son sang. Il se demanda non sans amertume à quel point il était devenu insensible.

—Mosuke, appela-t-il à voix basse.

Dans un souffle saccadé, Mosuke parvint à se tourner et leva les yeux vers Jinya, le regard vide.

 Hé. Désolé de devoir te montrer ça…

Il esquissa un sourire, mais la douleur était visible sur son visage. Tout ce qu’il avait en tête, c’était venger sa femme, non, il vivait uniquement pour la venger. Et pourtant, il avait échoué. Et maintenant, il allait mourir, de la main même du tueur. Il fallait être fou pour croire comprendre l’ampleur de sa souffrance.

—C’était le tueur ?

 Ouais. Je l’ai vu… en train de dévorer une femme. C… c’est bien l’enfoiré… qui a tué ma femme…

Chaque mot lui coûtait. Son regard amer fixé dans le vide.

Mais ces mots troublaient Jinya. Le tueur… a dévoré quelqu’un ? Cette image restait coincée dans son esprit, comme un poids dans la gorge, impossible à dissiper.

 Désolé, Jinya-san. Est-ce que je peux te demander une dernière faveur ?

La voix de Mosuke se raffermit un instant, comme s’il avait rassemblé les bribes de sa conscience. Jinya sortit de ses pensées. Ce n’était pas le moment de réfléchir, mais d’écouter.

 Qu’est-ce que c’est ?

La vapeur blanche continuait de s’élever du corps de Mosuke. Sa fin approchait, et sa voix faiblissait. Jinya se pencha, approchant son visage du sien, de peur de perdre un seul mot de cet homme qui n’avait vécu que pour sa vengeance.

Ce qui suivit fut une supplique en larmes, pleine de regret et de chagrin :

 S’il te plaît… je t’en supplie… Venge-la à ma place… !

Il lui tendit la dague.

Jinya aussi était de ceux qui remettaient leur vie entre les mains de la haine. C’était insensé, mais il pensait pouvoir comprendre la profondeur de la douleur qui rongeait Mosuke d’avoir échoué à accomplir sa vengeance. Ils ne s’étaient connus que brièvement, mais ils s’entendaient bien. Peut-être même que Jinya espérait une amitié durable. C’était le moins qu’il puisse faire pour honorer sa dernière requête.

Il posa sa main gauche sur le corps de Mosuke et déclara :

 D’accord. Mais en échange, je veux que tu me prêtes ta force.

Il s’attendait à ce que Mosuke questionne sa demande. Après tout, comment un homme mourant pouvait-il encore l’aider ? Mais après une brève pause, sans la moindre hésitation, Mosuke répondit :

 Bien sûr. Prends tout ce qui pourra t’être utile, mon ami.

Jinya hocha la tête avec un air grave. Il serra fermement la dague dans sa main droite et, d’une voix sans expression ni émotion, déclara :

 Ta requête a été entendue.

error: Pas touche !!