SotDH T2 - Chapitre 1 : Partie 2
La Fille du Démon (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Une cour, la nuit.
Un démon mort.
Un homme, sabre à la main.
Le tout, sous les étoiles, ressemblait à une scène venue d’un autre monde.
— Alors, combien voulez-vous me payer pour mes services ? demanda l’homme avec nonchalance.
Il fallut un moment à Natsu pour réaliser qu’il la taquinait pour ce qu’elle avait dit plus tôt dans la journée. Au fait qu’elle n’avait rien à donner à des gens comme lui.
— …Je n’aime pas ce type, dit-elle, maintenant calme.
Mais plus que tout, elle ruminait d’avoir été remise à sa place. Zenji, plus posé lui aussi, la réprimanda gentiment :
— Ce n’est pas une façon de parler, Mlle Natsu. Cet homme vient de nous sauver la mise…Au fait, qu’est-ce que vous faites ici, Jinya ?
— C’est Jyuuzou-dono qui m’a engagé. Je ne pouvais pas me permettre d’abandonner le travail juste parce que vous m’avez dit de ne pas venir.
— Alors vous avez seulement fait semblant de partir, et vous vous êtes caché dans la cour ?
— Exactement.
L’idée que Jinya ait fait mine de s’éclipser, se soit caché, puis ait attendu le démon comme un chasseur embusqué paraissait un peu ridicule à Zenji… mais vu que ça leur avait sauvé la vie, il garda ses commentaires pour lui.
— Bon… bah, peu importe. Merci. Franchement, j’aurais jamais cru que ce monstre apparaîtrait vraiment.
— …Je le savais. Tu m’as pas crue du tout, lâcha Natsu avec un regard noir.
Le soulagement avait sans doute trop délacé la langue de Zenji.
— O-oh, eh bien, je…balbutia-t-il, tentant de bricoler une excuse.
Mais face aux yeux légèrement embués de Natsu, il ne trouva rien à répondre.
— Pff. Je m’en fiche. De toute façon, c’est fini maintenant.
Elle s’essuya brusquement les larmes du revers de la main, mais la déception restait là. Il ne l’avait pas crue. Cette vérité, aussi simple qu’amère, pesait lourdement sur son cœur.
— Mlle Natsu, je…
— Non, ce n’est pas encore terminé.
Cette déclaration sèche interrompit Zenji avant qu’il puisse s’excuser.
Alors que les deux autres commençaient à relâcher la tension, Jinya, lui, était resté en alerte, le regard braqué sur le démon qu’il venait d’abattre.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu viens pas de le tuer ? demanda Natsu.
Le corps du démon gisait au sol, inerte. Mais l’expression de Jinya restait tendue, son sabre toujours dégainé. Sous son regard insistant, Zenji et Natsu posèrent à nouveau les yeux sur la dépouille… et remarquèrent quelque chose d’étrange.
Peu à peu, le sol réapparaissait, en commençant par les extrémités du cadavre. Le corps devenait transparent.
— C’est quoi ce délire… ? murmura Zenji.
Le démon perdait lentement sa couleur, comme s’il se diluait dans la nuit.
Sous leurs yeux hébétés, il disparut totalement. Le tout en moins de trente secondes.
— Il est… vraiment mort ? demanda Natsu.
Jinya secoua la tête avec gravité.
— Les démons se dissolvent en vapeur blanche quand ils meurent. Du moins, c’est ce qui s’est toujours passé, à chaque fois.
Mais cette fois-ci… non.
— Il est donc encore en vie ? demanda Zenji.
— Je ne sais pas comment, mais il semblerait que oui. Ce qui signifie qu’il reviendra… tant qu’il en a après elle.
L’atmosphère, qui s’était apaisée un instant, se chargea de tension à nouveau.
D’un geste souple, Jinya fit voltiger le sang de sa lame et la rengaina lentement. La fluidité de son mouvement semblait suspendre le temps. Mais sa voix, elle, était tranchante comme l’acier :
— Je suis désolé, Natsu-dono, mais je vais devoir assurer votre protection pour un moment… que cela vous plaise ou non.
***
Le démon n’était pas revenu de la nuit alors ils pouvaient raisonnablement espérer que les choses resteraient calmes maintenant que l’aube s’était levé. Mais le démon n’était pas mort. Le danger n’était pas écarté.
Derrière lui, Jinya entendit la porte coulissante s’ouvrir. Natsu devait s’être réveillée. Elle passa devant lui, un air un peu boudeur, sans dire un mot.
— Où allez-vous ? Demanda-t-il.
— Me laver le visage. Ne me suis pas, grogna-t-elle.
Il était tôt, mais le jour était levé. Le danger immédiat semblait écarté.
— Très bien, répondit-il simplement, avant de reporter son regard sur la cour.
Elle était soigneusement entretenue, avec une sobriété presque nostalgique difficile à décrire.Il se laissait apaiser par cette vision, quand Natsu revint et s’assit à côté de lui.
— Avez-vous dormi ? demanda-t-il.
— Un peu.
Ses cheveux étaient en bataille et elle portait encore sa tenue de nuit. Un air sombre se voyait sur son visage. Bien sûr, ce n’était pas parce qu’elle s’était assise à côté de lui qu’elle avait forcément envie de parler. Un silence gênant s’installa entre eux, s’étirant au fil des secondes.
— Vous voilà mademoiselle. Désolé pour l’attente.
Ce ne fut ni Jinya ni Natsu qui rompit le silence, mais un très jeune apprenti de Sugaya portant un plateau.
— C’est pour lui, dit Natsu. — Tu peux disposer.
L’apprenti posa le plateau entre eux avant de s’éclipser. Sur le plateau se trouvaient deux boulettes de riz, des légumes marinés, une petite théière et une tasse à thé. Le riz et le thé étaient encore chauds, sans doute fraîchement préparés.
— Hum…
Jinya était perplexe.
— Petit-déj, dit-elle sèchement.
Il fronça les sourcils, toujours confus. Frustrée, elle ajouta :
— Pour toi ! Tu as faim, non ?
Jinya comprit alors qu’elle était allée se laver le visage pour lui offrir ce repas. C’était sa manière indirecte de le remercier d’avoir monté la garde. Quelle fille pénible ! Pourtant, il lui en était reconnaissant. Il la remercia et inclina la tête, ce qui lui valut un regard surpris.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
— …Je ne m’attendais pas à ce qu’un rônin me remercie si facilement. Ça fait bizarre.
Jinya ne s’en offusqua pas. Les rônins étaient réputés pour être des brutes, et il n’y pouvait pas grand-chose. Il attaqua son repas. Natsu ne s’éloigna pas, restant là tandis qu’il mangeait. Tous deux observaient la cour en silence.
— Tu penses qu’il va revenir ce soir ?
— C’est probable.
— Je vois, dit-elle avec détachement.
Pourtant, elle n’arrivait pas à cacher ses tremblements. Jinya repensa au démon en décomposition. Son apparence était terrifiante, mais ce que Natsu redoutait vraiment n’était sans doute pas son aspect, mais plutôt ce cri glaçant : « RENDEZ… MA… FILLE. »
Ces mots avaient dû la blesser au plus profond d’elle-même.
— Hé… Tu penses que ce démon pourrait être… dit-elle en traînant les pieds.
Il comprit sans qu’elle ait besoin de terminer. Elle avait perdu ses parents très tôt et ne savait même pas à quoi ils ressemblaient. Il n’était pas question d’écarter cette possibilité.
— Détendez-vous, dit-il. — Je suis plus fort que je n’en ai l’air.
Elle fronça les sourcils, devinant qu’il évitait délibérément la question en changeant de sujet. Elle s’en accommoda néanmoins et déclara :
— Bien, j’admets que tu es fort. Je pensais que tous les rônins n’étaient que des lâches parlant beaucoup mais qui prenaient la fuite au premier signe de problème. Il semblerait que père juge bien les gens.
C’était un compliment, mais teinté de condescendance. Il semblait que Zenji n’était pas loin de la vérité en la qualifiant d’« effrontée ». Pourtant, Jinya ne s’en offusqua pas. D’une part, elle était encore jeune, mais surtout, il comprenait que c’était simplement sa manière d’être.
— …Pourquoi n’es-tu pas en colère ? demanda-t-elle.
— À propos de quoi ?
— Pour tout ce que j’ai dit. Je ne me suis pas retenue hier non plus, mais tu n’as pas l’air de t’en soucier.
— Vous étiez donc consciente que c’était gratuit.
— Oh, tais-toi. Réponds à ma question.
Au moindre petit pic, elle repartait à l’attaque. Mais sa question semblait surtout venir d’un mélange d’agacement et de curiosité. Il prit une gorgée de thé, puis répondit posément :
— C’est en partie un rôle ou une mise en scène. Montrer ses émotions lors d’un combat peut offrir une ouverture à l’adversaire, c’est pourquoi j’essaie de rester calme et lucide.
— Donc cacher ses émotions, c’est une technique de combat ?
— Oui, on peut dire ça comme ça.
Ce n’était pas comme s’il était constamment sur le qui-vive, prêt à dégainer son sabre. Il s’efforçait simplement de maîtriser son tempérament vif pour les moments où cela comptait vraiment.
En ces temps de paix, rares étaient ceux qui se consacraient encore à l’épée avec autant d’ardeur. L’idée parut étrange à Natsu. Elle l’observa avec un mélange de crainte révérencielle et de doute.
— …Attends, dit-elle. — Ça veut dire que tu étais en colère, mais juste à l’intérieur ?
— Plus ou moins, répondit-il avec légèreté, comme s’il ne s’agissait que d’une conversation banale.
Elle grimaça, visiblement troublée. Si elle l’avait réellement agacé, peut-être devrait-elle s’excuser… Mais elle se ravisa aussitôt, trouvant que cela serait trop bizarre. Elle hésita, son expression fluctuante trahissant le tumulte de ses pensées. Jinya préférait de loin cette hésitation à la tension qui l’avait habitée toute la nuit.
— Pas d’inquiétude, dit-il. — Il est normal qu’un étranger comme moi soit accueilli avec méfiance.
— Peut-être, mais quand même…
Incapable de trouver les mots justes, elle fit la moue. Ce geste enfantin le fit sourire, sincèrement. Elle lui lança un regard noir, agacée d’être prise à la légère.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
Mais à treize ans, une fille n’est pas si menaçante.
Son regard ne faisait qu’alléger encore davantage l’ambiance.
— Rien. Je me disais juste que vous aviez du mal à vous exprimer.
— …Hmph.
Elle tourna la tête en soupirant, incapable de formuler des excuses.
Mais Jinya n’allait certainement pas la traiter de gamine pour ça.
Il savait trop bien ce que ça faisait d’avoir quelque chose à dire et de rester bloqué par ses émotions.
— Vous n’êtes pas la seule dans ce cas. Il y a des choses que l’on n’arrive pas à faire, même quand on y réfléchit longuement.
— …Toi aussi ?
— Absolument. Même à mon âge, y a encore plein de choses sur lesquelles je reste hésitant.
— Mais… t’es pas beaucoup plus vieux que moi, non ?
Il se figea. Une légère douleur lui traversa la poitrine.
— …Peut-être.
Elle pencha la tête.
— J’ai dit un truc bizarre ?
L’apparence de Jinya n’avait pas changé depuis son départ de Kadono, dix ans plus tôt. Il avait cessé de vieillir à l’âge de dix-huit ans, tout comme sa sœur était restée une enfant. Cette simple conversation amicale le ramenait brutalement à sa propre nature démoniaque.
Mais peut-être que cette douleur dans sa poitrine était la preuve qu’une part de lui restait humaine. Alors qu’il cherchait encore une réponse, un homme au visage sévère s’approcha : le propriétaire des lieux, Jyuuzou
— Tiens donc. On dirait que vous avez fait connaissance.
— Père !
Natsu se leva d’un bond et courut vers lui. Une bouffée d’air bienvenue car son regard troublé passa inaperçu.
— Bonjour ! Pourquoi tu es parti de la boutique ?
— Je voulais juste voir comment tu allais. Tu as pu dormir cette nuit ?
— Oui, grâce à toi, et au garde que tu m’as assigné. Merci beaucoup !
En présence de son père, elle n’était plus du tout insolente. Il était clair qu’elle l’adorait, et il était évident, à la vue de son visage, qu’il l’adorait aussi. Tous deux formaient un tableau attendrissant, père et fille unis.
— Je vois, dit-il visiblement soulagé.
Mais il reprit rapidement son air sévère. Son expression était cependant plus douce qu’auparavant. D’un seul signe de tête, il regarda Jinya.
— Beau travail.
— Mon travail n’est pas encore terminé.
— Je vois. Alors assure-toi de le mener à bien.
— Entendu.
Leur échange fut terriblement sec. Jinya s’en tenait à des réponses brèves et directes, ne croisant même pas le regard de Jyuuzou alors qu’il sirotait son thé. Ce n’était pas une façon de traiter un client, mais Jyuuzou n’en dit rien. En fait, il évitait également de regarder Jinya. Natsu réprimanda Jinya à la place de son père.
— Hé ! C’est pas une attitude à adopter envers son client !
— Ce n’est rien, Natsu.
— Père… ?
— Je fais suffisamment confiance à cet homme pour fermer les yeux sur un peu d’impolitesse.
Pour un homme d’ordinaire pointilleux sur les bonnes manières, ce fut une réponse étonnamment indulgente. Il retourna dans la boutique sans un mot de plus. Natsu, stupéfaite, le regarda s’éloigner. Mais avant qu’il ait totalement disparu, Jinya l’interpella.
— Jyuuzou-dono.
Jyuuzou s’arrêta, mais ne se retourna pas. Jinya n’en fit pas cas. Ce qu’il avait à dire ne méritait pas qu’on se retourne. Il voulait juste le dire tant qu’il en avait l’occasion.
— Je compte bien m’acquitter de ma dette envers vous.
Cela dit, Jinya reporta son regard sur la cour et porta sa tasse de thé à ses lèvres. Natsu, bien sûr, ne comprenait absolument rien à ce que cela signifiait. Mais Jyuuzou, lui, comprit aussitôt et baissa les yeux.
— …Je vois. C’est tout à ton honneur.
Sa voix avait une teinte presque apaisée. De son côté, un mince sourire naquit au coin des lèvres de Jinya. Ils n’échangèrent pas un mot de plus, et Jyuuzou s’en alla.
— Qu’est-ce que c’était que ça à l’instant ? demanda Natsu, pressant Jinya de répondre à son agacement.
Jinya n’avait pas envie de dire quoi que ce soit. Il prit une dernière gorgée de son thé, puis posa la tasse sur le plateau avec un bruit sourd intentionnel.
— Merci pour le petit déjeuner.
Il se leva et commença à s’éloigner à son tour.
Il n’avait plus besoin de monter la garde, maintenant qu’il faisait jour. Elle le comprit mais fut contrariée par son absence de réponse.
— Hé ! Où crois-tu aller comme ça ?
- Dormir. Je reviendrai durant la nuit.
Il fit un signe de la main en guise d’au revoir et sortit de la cour, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil en arrière. Grâce au thé, il parvint à ravaler les émotions qui menaçaient de remonter à la surface.
Il entendit une dernière plainte derrière lui…
— C’est quoi son problème à ce type ?
Il partit sans se retourner.
***
En sortant, Jinya s’arrêta au magasin et vit Zenji donner des instructions à un apprenti. Les préparatifs pour l’ouverture de la boutique semblaient bien avancés, mais Jinya avait une question à poser. Lorsque Zenji eut les mains libres, il alla lui parler et fut accueilli par un sourire chaleureux.
— Oh, Jinya. Tu rentres maintenant ?
— Oui. Mais il y a quelque chose dont je voulais te parler d’abord.
— Tout de suite ? Heu, d’accord…
Il se tourna vers ce que Jinya supposa être le gérant, un homme d’une trentaine d’années qui se trouvait à l’arrière, en train de tenir un registre.
— Hé, je dois sortir une seconde ! Désolé !
— C’est à propos de Mlle Natsu, n’est-ce pas ? Sois de retour à midi.
— Entendu !
Le gérant semblait être au courant des détails, du moins en partie. Un sourire en coin se dessina sur son visage, comme s’il voulait dire : « Tu as été entraîné dans les ennuis à cause de ses caprices, hein ? Force. »
Zenji sortit du magasin en trottinant.
— Désolé de te déranger alors que tu es bien occupé, dit Jinya.
— Pas du tout, c’est nous qui avons besoin de ton aide, après tout. Et puis… j’ai aussi envie de parler de la nuit dernière.
Il devait avoir beaucoup de choses en tête après avoir vu un vrai démon de ses propres yeux. Il souriait et parlait d’un ton léger, mais il y avait une légère morosité en lui.
— Tu veux manger quelque chose ?
— Allez.
— Prenons le thé alors. J’ai une envie de dango.
Ils se rendirent dans un salon de thé voisin et passèrent rapidement commande. Il y avait peu de clients à cette heure matinale, ce qui leur permettait de discuter tranquillement.
— Au fait, merci beaucoup pour hier. Je sais que je t’ai déjà remercié, mais une seule fois ne suffit pas.
Zenji posa ses mains sur ses genoux et inclina profondément la tête. C’était un geste important, surtout si l’on considère que Jinya n’était qu’un rônin sans le sou. Zenji n’était pas du genre à se soucier du statut des autres. Jinya accepta les remerciements, mais ne sourit pas. Rien n’était encore terminé.
— De rien, mais mon travail n’est pas terminé.
— Ah, c’est vrai… Nous aurons besoin de toi ce soir aussi, hein ?
— Sans aucun doute, répondit fermement Jinya.
À sa grande surprise, l’expression de Zenji sembla se ternir.
— Tu l’as quand même crue, hein ? dit-il faiblement.
On aurait dit qu’il s’excusait. Le serveur apporta leur thé, mais il ne sembla même pas le remarquer, son regard se perdant dans un sourire maussade.
— Tu as vraiment attendu qu’un démon apparaisse.
— En effet.
— Je ne l’ai pas crue du tout. Je pensais qu’elle voulait faire son intéressante pour son père.
Il était donc vraiment désolé. Jinya entendit le regret dans sa voix et décida de faire preuve de politesse en écoutant sans rien dire.
— Mais finalement, elle disait la vérité. J’aurais dû la croire. Pourquoi ne l’ai-je pas crue ?
S’il avait vraiment tenu à Natsu, il aurait dû lui faire confiance, plus qu’à un rônin étrange, du moins. Mais il ne l’avait pas fait, et cela l’avait blessée. Le regret se lisait sur son visage, tandis qu’il grimaçait.
— Désolé. Oublie ce que j’ai dit.
Jinya resta silencieux, sirotant son thé comme s’il n’avait rien entendu. Zenji répéta un « Désolé » avant de tenter de changer l’ambiance.
— Ah oui, tu as dit que tu voulais me parler de quelque chose ?
Il était évident qu’il se forçait à être positif, mais il serait impoli de le souligner. Jinya fit semblant de ne pas remarquer la raideur du sourire de Zenji et alla droit au but.
— En effet. C’est à propos de ce que le démon a dit, le « Rendez… moi… ma fille ».
Lors de leur première rencontre, Zenji avait mentionné que les parents de Natsu étaient morts lorsqu’elle était petite, après quoi Jyuuzou l’avait recueillie. Elle ne savait pas qui étaient ses parents, il y avait donc une chance qu’elle pense que le démon était l’un d’entre eux, bien que cela fût peu probable. La question de Jinya n’était pas seulement liée à son inquiétude pour Natsu. Il avait l’impression qu’il devait en savoir plus sur ses parents pour résoudre cet incident.
— Ah…
Zenji comprit immédiatement où Jinya voulait en venir. De manière inattendue, cependant, il répondit avec une certaine nonchalance.
— Les vrais parents de Mlle Natsu sont morts depuis longtemps. Je comprends ce que tu penses… mais ce n’est probablement pas ça. Je doute que mon patron l’aurait accueillie autrement.
— Que veux-tu dire par là ?
Zenji hésita, peut-être par respect pour le propriétaire de Sugaya et sa fille. Mais finalement, il marmonna quelque chose qui indiquait que c’était pour le bien de Natsu.
— La femme de Jyuuzou-sama a été tuée par un démon.
Sans le savoir, Jinya serra sa main droite. Entendre parler du passé de Jyuuzou et de la raison pour laquelle il détestait les démons le mettait mal à l’aise.
— J’ai entendu cela de la part de notre gérant. C’est pourquoi Jyuuzou-sama n’aime pas entendre parler de démons et est encore plus nerveux que Mlle Natsu en ce moment.
— Donc, tu dis qu’il n’aurait jamais adopté Natsu-dono s’il y avait la moindre chance qu’elle soit la fille d’un démon ?
— C’est exactement ce que je dis, confirma Zenji. — Les parents de Mlle Natsu étaient aussi des proches de Jyuuzou-sama, il les connaissait très bien. Je ne peux pas dire avec certitude que ta supposition est fausse, mais c’est très peu probable.
Jinya fut pensif. Il avait une théorie sur la véritable identité du démon, mais elle lui fit plisser des yeux à cause du dégoût que cela engendrait.
— Tu penses que je fais erreur ? demanda Zenji.
— Non, pas du tout. Une dernière question : est-ce que Jyuuzou-dono déteste vraiment les démons à ce point ?
— Je dirais que oui, quand même. Oh, c’est vrai… J’ai entendu cela de la bouche de Jyuuzou-sama lui-même, mais apparemment, il avait un fils qui s’est enfui il y a longtemps à cause d’un démon.
Zenji se gratta maladroitement la joue.
— À vrai dire, je n’en sais pas plus. C’est un peu difficile de poser des questions à ce sujet avec Mlle Natsu dans les parages.
Ce détail montra à Jinya que Zenji se souciait vraiment de la jeune fille.
— Honnêtement, continua-t-il, — je n’ai pas forcément envie d’en savoir plus. Mais il est évident qu’il a perdu sa femme et son fils à cause des démons. Il est donc logique qu’il les considère responsables de la perte de sa famille.
— …Je vois. Il a donc aussi eu sa part de souffrance avec les démons, répondit Jinya.
— Oui. C’est sans doute pourquoi il est toujours aussi peu aimable. Alors, sois indulgent avec lui, dit Zenji, un peu gêné.
Jinya acquiesça d’un signe de tête, et la conversation s’interrompit. Un silence gênant s’installa entre eux. Incapable de le supporter plus longtemps, Zenji choisit un sujet au hasard.
— Alors, heu, que devient ton père ?
— Il est décédé il y a longtemps, répondit Jinya, la voix raide.
Même après toutes ces années, il n’arrivait pas à en parler sans ressentir une douleur vive. Cette sensation de vulnérabilité le frappait toujours.
Le visage de Zenji s’assombrit.
— Ah… Un démon ?
— Oui. C’est lui qui m’a appris à manier l’épée. Le meilleur épéiste du village, mais… oui.
Jinya se perdit dans les souvenirs de son ancienne maison. Il y avait Motoharu, qui les avait recueillis, lui et sa sœur, et Yokaze, sa femme, qui avait accepté des étrangers comme eux. Il leur devait tellement. Mais ils étaient partis avant qu’il ne puisse jamais leur rendre la pareille.
— Désolé d’avoir évoqué tout ça, dit Zenji.
— Ce n’est rien, c’est moi qui souhaitais te parler, répondit Jinya.
L’ambiance gênante persista. Les deux hommes échangèrent quelques mots de plus, puis se séparèrent.
L’aube n’avait rien changé à leur situation, et la nuit approchait à nouveau.